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Interview Thomas Kelley

Interview

Basée à Chicago et à la Nouvelle Orléans, Norman & Kelley est une agence collaborative d’architecture et de design émergente. Fondés en 2012 par Carrie Norman et Thomas Kelley, leurs travaux professionnels et théoriques améliorent la compréhension de la culture matérielle en se concentrant sur deux ou trois dimensions. Entre rénovations audacieuses, nouvelles programmations et design de mobilier, nous pouvons dire que c’est une agence touche à tout.

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Kelley est professeur adjoint à l’Université de l’Illinois à la Chicago School of Architecture et membre de l’American Academy of Rome. Norman est une architecte agréé dans l’État de New York et un professeur à Tulane University of Architecture à la Nouvelle Orléans. Ceci montre une balance constante de leur travail entre pratique en agence et enseignement.

Norman & Kelley a collaboré à la 14e Biennale d’architecture de Venise (2014), à la Biennale d’architecture de Chicago (2015, 2017) et est récipiendaire du prix Young Architects de la Ligue d’architecture de New York (2014). Leur travail de conception a été exposé par Volume Gallery à Chicago. Les deux partenaires sont diplômés de l’Université de Virginie et ont une maîtrise en architecture de l’Université de Princeton. Entre travaux expérimentaux et collaboration, Norman & Kelley représente une nouvelle facette de la discipline.

Pratiques

DH : Votre agence a réalisé beaucoup de projets divers à Chicago. Vous avez collaboré avec des artistes, des marques dont Nike. Qu’est-ce que Norman Kelley ? Comment définir l’approche de l’agence ?

Thomas Kelley : Norman Kelley est un collectif d’architecture et de design fondé par Carrie Norman et moi même, Thomas Kelley, en 2012. On est basé à Chicago et tout récemment à la Nouvelle-Orléans. Ensemble, nous prenons en compte une large gamme de projets et d’échelles. Cela inclut le design de mobilier, le design d’intérieur, l’architecture, la conception d’expositions, des collaborations avec des artistes. Ce qui définit vraiment notre pratique est le “Work in Progress”. On aime penser qu’on est intéressé par le fait de redécouvrir et de réinventer le quotidien. Et je sais que souvent, ça peut être pris comme un cliché parce que c’est un peu l’obsession des artistes et des architectes de tout temps. On a convenu que c’était un ethos qui nous permettait de prendre des décisions différentes en terme d’esthétique pendant le processus de conception. Spécifiquement, je dirais que l’investigation du quotidien se fait par la manière de percevoir les objets, les espaces et les interactions sociales. Nous essayons d’offrir une nouvelle façon de voir les choses du quotidien. Souvent, dans nos projets, nous aimons prendre l’avantage sur la manière dont les yeux peuvent nous jouer des tours. Nous utilisons beaucoup d’astuces visuelles. Des astuces et des stratagèmes qui permettent à tous de participer et d’aliéner l’audience pour créer une distance entre créateurs et consommateurs. Actuellement, on est vraiment investi dans les académies. Je suis moi-même assistant-professeur à l’Illinois University of Chicago (UIC) où j’enseigne et ma partenaire, Carrie, est assistante-professeur à Tulane University of Architecture à la Nouvelle-Orléans.

DH : En regardant les bâtiments autour de nous, nous pourrions dire qu’ils ont une “date de péremption”. Au bout de dix, vingt ans ou plus, la fonction principale du bâtiment perd de sa qualité, voire est laissée à l’abandon. Quelle est l’importance des nouvelles programmations aujourd’hui ? En pratique, comment se concrétise l’idée de retoucher une oeuvre obsolète afin de lui trouver un nouveau but, une nouvelle dynamique ?

Thomas Kelley : Je pense que ce que vous décrivez se définit chez les praticiens comme “la réutilisation adaptative”. En académie, c’est un mauvais mot parce qu’il y a un intérêt plus accru pour l’esthétique ou la conception elle même. Nous investissons beaucoup la réutilisation adaptative ou nouvelle programmation, pour les raisons que vous venez de mettre en avant. Nous comprenons très bien que les bâtiments et les programmes ont des dates d’expiration. Nous sommes intéressés par le fait de réinvestir le bâtiment, sa forme, ses priorités sociales avec une manière qui nous permettrait d’allonger sa durée de vie. Pour nous c’est important d’être à la fois projectif ; c’est à dire appréhender le futur ainsi que de prendre en compte le contexte historique. Pour chaque projet que nous approchons, nous essayons toujours de trouver un point de balance entre l’ancien et le nouveau. Le but est que le résultat de ces projets parlent à deux publics, l’ancien et le nouveau évidemment. Cela peut signifier faire un espace accessible pour les handicapés ou faire des espaces plus grands que ce qu’ils doivent être. Je pense aussi que chaque projet est différent. Les projets sur lesquelles nous réfléchissons actuellement à Chicago, par exemple, portent un nouveau regard sur l’architecture du 19ème siècle. Mais nous recherchons une manière de balancer cela avec la vision de ceux qui associent Chicago au modernisme et Mies Van der Rohe. Notre travail consiste en grande partie à faire ombre et lumière sur des aspects de l’Histoire qui ne sont pas toujours liés. C’est une des leçons que nous devons apprendre à l’école ; l’architecture est un marathon de disciplines et nous devons éviter les modes afin d’anticiper de nouvelles attentes.

DH : Architecture et design sont liés par la manière d’amener de la texture, du volume, de la puissance aux espaces et aux formes. Votre agence d’architecture est l’une des seules à Chicago qui porte un réel intérêt pour le design d’objet, les chaises en particulier. Vous aviez fait la Wrong Chairs Collection qui revisite le travail de John Kassay, mais de manière assez déconstruite. Avec ce travail, vous avez pensé la chaise comme une collection et non comme un objet unique. Finalement, peut-on raisonner également comme cela en terme d’architecture, un espace aux multiples programmes et usages ?

Thomas Kelley : Je dirais que peu importe l’architecte à qui vous vous adressez, nous portons tous le mobilier en grande estime. Le mobilier en effet est le standard pour du corps humain et permet de donner une échelle aux espaces. Pour notre pratique de l’architecture, c’est ainsi central.

Quand on a conçu la Wrong Chair Collection, on était pour un mobilier qui donnait l’idée d’un bâtiment. Il y a une intention pour l’artisanat, la matérialité, l’histoire. La réinvention d’objets familiers est une dimension que nous essayons d’inclure dans notre travail architectural. Je dirais que le mobilier a la force de reconfigurer l’intention des espaces par la disposition, la quantité, l’orientation par rapport aux autres objets du mobilier . Il nous renseigne sur la façon dont un espace peut être utilisé. Cela me rappelle des architectes comme Le Corbusier ou Wright qui intégraient certaines pièces du mobilier directement dans leurs constructions. Aussi, ce qu’on a appris avec le style international, c’est que le mobilier peut refléter une sorte de liberté dans l’espace. Ceci veut dire qu’il faut trouver un point de balance. Dans certains de nos projets, nous recommandons du mobilier libre aux clients. Ainsi, ils peuvent définir l’intention de l’espace. La majorité de nos clients veulent des espaces qui combinent le changement ; c’est-à-dire des espaces aux programmes multiples. Nous aimons beaucoup contribuer à cela.

Etudes de Cas : NotreShop

DH : Nous ne pouvions pas avoir une conversation avec Norman Kelley sans parler de «Notre». Notre est donc un magasin situé dans le West Loop de Chicago que vous aviez totalement rénové avec une nouvelle approche. C’est plus qu’un magasin de sneakers finalement. De la «stramp» aux espaces articulés, en passant par la bibliothèque et la lumière, on s’y sent comme à la maison. Comment avez-vous approché ce projet ? Qu’est-ce qui rend «Notre» si unique ?

Thomas Kelley : Je dois vous dire que l’envie que la boutique ressemble à une maison vient entièrement du client. Plus qu’un détaillant, je crois que Notre est un organisateur de communauté. On était très excité à l’idée que la maison comme type la maison est un endroit de confort, un endroit qui permet des utilisations multiples. C’était un challenge de faire tout ce travail avec un espace aussi différent et qui n’a jamais été traité comme une maison. L’espace qu’occupe Notre en ce moment à servi autrefois d’usine et par la suite de galerie d’art.

Pour imaginer ce lieu comme un espace de confort, il fallait d’abord penser au-delà de la fonction traditionnelle d’une boutique : c’est-à-dire acheter et vendre. Il fallait plutôt imaginer Notre comme un espace de conversation, d’engagement communautaire, un espace pour des ateliers, un espace de lecture ; vous avez mentionné la librairie. Il fallait une variété de choses.

Par rapport à l’accessibilité, on a pensé à une rampe qui puisse permettre d’entrer facilement dans l’espace. Avec le temps, est venu l’idée de combiner des escaliers avec une rampe : d’où la “stramp”. Cette stramp permet aussi aux gens de s’asseoir, de discuter, de se rencontrer. C’est une partie de l’espace qui est non productive. Ceci permet d’apporter l’esprit de la maison à Notre. On a aussi rendu accessible les proportions. Ainsi, contrairement aux magasins traditionnels, le plafond est très bas. Nous avons aussi retirer les éléments architecturaux qui montraient que l’espace original est très ancien. Tout ceci transporte le visiteur dans un autre monde : le monde Notre. Il y a aussi un réel travail sur la matérialité qui provoque tactilité et chaleur. Nous travaillons beaucoup avec la brique commune de Chicago qui est un matériau durable apparu à la fin du XIX° siècle et qui semble toujours actuel. C’est une manière de mettre en avant l’Histoire. Tout cela permet à Notre de ressembler à une maison.

DH : Finalement cet espace de “boutique expérimentale” s’inspire-t-il du modèle français qui est à l’origine initié par exemple par la boutique “Colette” à Paris ?

Thomas Kelley : Il y avait plusieurs références introduites par le client dès le départ. Colette était l’une d’entre elles ; Céline aussi. J’argumenterai qu’il y a une longue tradition chez les boutiques dans le fait d’engager le consommateur et non de faire tout simplement des transactions. Ces magasins se présentent par leur palette de couleur, leur chorégraphie. Ils transcendent le programme avec une manière qui leur permet d’accueillir un public ainsi que d’être un espace de vente. Ces modèles sont très important pour nous. Regrouper ces inspirations et les assembler d’une autre manière nous a permis de toucher une nouvelle audience. Ceci était très important pour le client.

DH: A l’heure d’internet, tous les magasins se trouvent en ligne et le marché de la vente physique s’écroule. Est-ce que «Notre» représente le futur des magasins de ventes? Devrait-on ne plus venir en magasin pour acheter mais pour vivre des expériences que le digital seul ne permettrait pas ?

Thomas Kelley : Oui ! Est-ce que Notre est le futur ? Oui ! Finalement, Notre fait plus que vendre des produits. Il accueille des rencontres, conférences, des show DJ, centre de donation...etc. Tout ça est excitant. Ce que Notre essaye de produire est un espace où on essaye de comprendre les produits, où peut faire des produits et comprendre l’intention du produit. C’est totalement contraire au fait de surfer rapidement sur internet pour acheter. Le challenge des magasins comme Notre est de continuer connecter à la mode car elle tient une place importante dans la culture. Coupler cette vision avec le bon goût architectural permet d’élever la culture.

Questions pour les étudiants

DH : Votre collègue Carrie et vous-même vous êtes rencontrés à l’école d’architecture . Vous êtes aussi tous deux professeurs aujourd’hui. Quel est aujourd’hui votre modèle d’enseignement, et votre rapport avec vos élèves ?

Thomas Kelley : Oui ! J’ai rencontré Carrie à University of Virginia à Charlotteville. On a exploré l’architecture comme quelque chose qui devait trouver une balance entre académie et pratique. De plus, les professeurs que nous idolâtrions et pour qui nous avions travaillé, partageaient aussi leur temps entre une pratique conventionnelle et enseignement. Cette double approche vous permet en fait d’intellectualiser et de prendre du recul par rapport à votre travail. Quand on choisit tout simplement l’un ou l’autre, je pense que c’est compliqué.

On pense qu’une bonne conception, que ce soit un bâtiment ou un simple verre, requiert l’évaluation de plusieurs sujets. Cela va du professionnel à l’académie en passant par les pratiquants. On fait comprendre aux élèves que discuter d’un projet le rend culturellement important. Ce qu’on enseigne souvent aux étudiants, c’est l’importance de la représentation. C’est-à-dire savoir dessiner et produire des imageries photoréalistiques comme les rendus 3D ou les expériences en réalité virtuelle. Il s’agit tout simplement de prétendre avant même d’arriver au bâtiment réel. C’est une expérience d’apprentissage expérimental. Il y a beaucoup à apprendre dans le fait de prétendre.

DH : Auriez-vous une anecdote lorsque vous étiez étudiant qui vous aurait permis de tirer une leçon ?

Thomas Kelley : Pendant mes années à l’école, j’ai fait face à plusieurs personnages. L’une de mes histoire préférées est celle avec un professeur qui essayait de trouver un équilibre entre sa pratique personnelle et l’enseignement. C’était à l’école d’architecture de Princeton. Sir David Adjaye prenait des avions, venait de New York à chaque fois pour corriger nos projets. Pour moi, c’était très important d’être près de David et de lui montrer mon travail à chaque fois même si les corrections étaient optionnelles. Certains de mes camarades ne profitaient pas de ce temps de correction et ne se présentaient jamais. Je pense qu’il fallait profiter de ce temps le plus possible. J’encourage et je pousse les étudiants à prendre vraiment ce temps de rencontre avec les professeurs au sérieux. En dehors de l’école, c’est vraiment compliqué de trouver cette complicité et cette intimité avec quelqu’un qui vous connait plus que vous. C’est du bon temps pour montrer son travail et avoir de bonne discussion, développer, progresser. Pour moi, c’était tout simplement insensé de ne pas rencontrer David à chaque fois ; surtout qu’aujourd’hui, il est devenu l’un des architectes les plus intéressants à l’international.

La question DH

DH : En un mot, à quoi vous renvoie le terme Double Hauteur ?

Thomas Kelly : Je pense d’abord qu’il faut se demander ce que veut dire “Hauteur”. Pour moi c’est une conversation avec la proportion. Ça va de l’approche égoïste, de la proportion de Frank Lloyd Wright et ses espaces compressés liés à sa petite taille ; aux espaces publics qui sont conçus pour s’adapter à toutes les dimensions. Double Hauteur pour moi serait alors la balance entre l’ego et le public.

Interview assurée par Larry Tchogninou

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