Dans les rues de Londres, une aventure

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Virginia Woolf

Dans les rues de Londres Une aventure Vu par

Antoine Desailly


Le nombre de livres au monde est infini et il faut se contenter d’un aperçu, hocher la tête et poursuivre après un instant de conversation, un éclair de compréhension, tout comme, dans la rue, on attrape un mot au passage et d’une phrase au hasard, on fabrique toute une vie. Sous prétexte d’aller acheter un crayon, Virginia Woolf sort de chez elle un soir d’hiver pour errer dans les rues de Londres. Cette promenade est l’occasion de diverses rencontres étonnantes, et dans le flux de la ville, au long même des phrases, le réel se mêle à l’imaginaire, les souvenirs se confondent avec le présent. Dans son journal, le 26 mai 1926, Virginia Woolf note : “Un de ces jours j’écrirai quelque chose sur Londres pour dire comment la ville prend le relais de votre vie personnelle et la continue sans le moindre effort”. Dans les rues de Londres, une aventure paraît un an après dans la Yale review. La traduction d’Étienne Dobenesque serre au plus près l’écriture de l’auteur de Mrs Daloway, et donne comme rarement au lecteur français l’occasion de se plonger dans le stream de Virginia Woolf, ce flot de langage, ce discours qui avance vers son inconnu comme elle-même dans les rues de Londres. Antoine Desailly a choisi de s’attarder sur des bribes d’objets, auxquels habituellement nul ne prête attention, glanés aux cours des ses promenades urbaines. Ces bouts de rien deviennent le sujet précieux des dessins méticuleux qu’il égrène au fil des pages traçant une cartographie personnelle du périple de Virginia Woolf Traduit par Étienne Dobenesque

2 ISBN : 978-2-916130-62-0

14 Euros




Dans les rues de Londres une aventure


Cette édition de Dans les rues de Londres, une aventure a été tirée à mille deux cents exemplaires et imprimée sur Arco design 120 g. Le texte est composé en Joanna. L’édition originale de cet ouvrage est constituée de cent vingt-six exemplaires numérotés : de 1 à 100, réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer ; de A à Z, avec une couverture sur papier Sirio Arpa Paglierino, accompagnés chacun d’une estampe numérique unique d’un des vingt-six dessins réalisés pour le livre, signée par l’artiste.

Titre original : Street Haunting, A London Adventure

© Les éditions du Chemin de fer, 2014 www.chemindefer.org ISBN : 978-2-916130-62-0


Virginia Woolf

Dans les rues de Londres une aventure vu par

Antoine Desailly

traduit par Étienne Dobenesque



Peut-être nul ne s’est-il jamais pris de passion pour un crayon à papier. Mais il est des circonstances où il peut devenir suprêmement désirable d’en posséder un ; des instants où nous sommes déterminés à trouver un objet, une excuse pour traverser la moitié de Londres à pied entre le thé et le dîner. Tout comme le chasseur de renards chasse pour préserver la race des renards et le golfeur joue au golf pour que les grands espaces soient préservés des bâtisseurs, ainsi, quand nous prend le désir d’aller flâner dans les rues, le crayon est un bon prétexte et nous disons en nous levant : “Il faut vraiment que j’achète un crayon”, comme si à la faveur de cette excuse nous pouvions nous laisser aller sans danger au plus grand plaisir de

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la vie urbaine en hiver – flâner dans les rues de Londres. L’heure doit être le soir et la saison l’hiver, car l’hiver, l’éclat champagne de l’air et la socialité des rues sont plaisants. Nous ne sommes pas tourmentés alors comme en été par des envies d’ombre, de solitude, de douceur de l’air des champs de foin. Le soir nous donne également cette désinvolture que concèdent l’obscurité et la lumière des lampes. Nous ne sommes plus tout à fait nous-mêmes. Comme nous sortons de la maison un beau soir entre quatre et six, nous perdons le moi par lequel nos amis nous connaissent et rejoignons cette vaste armée républicaine des piétons anonymes, dont la société est si agréable après la solitude de sa propre chambre. Car nous y sommes entourés d’objets qui ne cessent d’exprimer l’étrangeté de nos propres inclinations et d’imposer les souvenirs de notre propre expérience. Cette coupe sur la cheminée, par exemple, fut achetée à Mantoue un jour de vent. Nous quittions la boutique quand la vieille femme sinistre nous retint par la jupe et nous

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dit qu’un jour elle finirait par mourir de faim, mais “Prenez-la !” s’écria-t-elle, et elle nous mit brutalement la coupe de porcelaine bleue et blanche dans les mains comme si elle voulait se défaire à jamais du rappel de sa chimérique générosité. Alors, non sans culpabilité, mais soupçonnant néanmoins de nous être fait sérieusement escroquer, nous la rapportâmes au petit hôtel où, au milieu de la nuit, l’aubergiste se disputa si violemment avec sa femme que nous sortîmes tous à la fenêtre pour regarder dans la cour, et nous vîmes les vignes enlacées parmi les colonnes et les étoiles blanches dans le ciel. L’instant fut stabilisé, estampé comme une pièce de monnaie indélébilement parmi un million d’autres qui filèrent imperceptiblement. Il y avait là, également, l’Anglais mélancolique, qui se leva parmi les tasses de café et les petites tables en fer et révéla les secrets de son âme – comme font les voyageurs. Tout ceci – l’Italie, le matin de vent, les vignes enlacées aux colonnes, l’Anglais et les secrets de son âme – s’élève en un nuage au-dessus de la coupe de porcelaine sur la

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cheminée. Et là, comme nos yeux tombent sur le sol, il y a cette tache brune sur le tapis. C’est M. Lloyd George qui l’a faite. “Cet homme est un démon !”, avait dit M. Cummings, en posant la bouilloire avec laquelle il s’apprêtait à remplir la théière, et elle dessina un anneau brun sur le tapis. Mais quand la porte se referme sur nous, toutcela disparaît. L’enveloppe que nos âmes ont secrétée comme une coquille pour s’y loger, pour s’y faire une forme distincte des autres, est brisée, et il ne reste de tous ces plis et ces aspérités qu’une huître centrale de clairvoyance, un œil énorme. Comme une rue est belle en hiver ! Elle est à la fois révélée et cachée. Ici, confusément, on peut tracer de droites avenues symétriques de portes et de fenêtres ; ici, sous les lampadaires flottent des îlots de lumière pâle où brillent brièvement des hommes et des femmes qui, malgré leur misère et leur pauvre mise, revêtent une apparence d’irréalité, un air de triomphe, comme s’ils avaient faussé compagnie à la vie, et la vie, abusée par sa proie, poursuit tant bien que

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mal sans eux. Mais en somme, nous ne faisons que glisser délicatement à la surface. L’œil n’est pas un mineur, un plongeur, un chercheur de trésor enseveli. Il nous fait flotter délicatement au fil d’un courant ; au repos, à l’arrêt, peut-être le cerveau dort-il tandis qu’il regarde. Comme une rue de Londres est belle alors, avec ses îlots de lumière et ses longs bosquets d’obscurité, et sur un de ses côtés peut-être un espace émaillé d’arbres, couvert de pelouse, où la nuit se replie sur elle-même pour dormir naturellement et, en passant devant la grille en fer, on entend ces petits crépitements et frémissements de feuilles et de brindilles qui semblent supposer le silence des champs tout autour, le hululement d’une chouette et au loin, le bruit d’un train dans la vallée. Mais c’est Londres, nous y voici rappelés ; haut dans les arbres nus sont suspendus des cadres oblongs de lumière jaune rouge – des fenêtres ; il y a des points de brillance qui brûlent fixement comme des étoiles basses – des lampadaires ; ce terrain vide, qui tient en lui la campagne et sa paix, ce n’est qu’un square

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de Londres, cerné de bureaux et de maisons où à cette heure farouche, les lumières brûlent audessus de cartes, de documents, de pupitres où des employés assis font défiler de leur index mouillé des liasses de correspondances infinies ; ou, plus diffusément, la lumière du feu vacille et la lumière de la lampe tombe sur l’intimité d’un salon, ses fauteuils profonds, ses journaux, sa porcelaine, sa table marquetée et la silhouette d’une femme, dosant soigneusement le nombre exact de cuillères de thé qui – Elle regarde vers la porte comme si elle avait entendu sonner en bas et quelqu’un demander, est-elle là ? Mais ici nous devons nous arrêter péremptoirement. Nous risquons de creuser plus profond que ne consent l’œil ; nous entravons notre voyage au fil du courant délicat en nous accrochant à une branche ou une racine. À tout instant, l’armée endormie peut s’animer et éveiller en nous mille violons et trompettes ; l’armée des humains peut se soulever et proclamer toutes ses étrangetés et ses souffrances et ses sordidités. Musardons un peu plus longtemps, contentons-nous encore

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des seules surfaces – la brillance laquée des omnibus à moteur ; la splendeur charnelle des boucheries avec leurs flanchets jaunes et leurs steaks pourpres ; les bouquets de fleurs bleus et rouges qui brûlent si fièrement derrière la vitre du fleuriste. Car l’œil a cette propriété curieuse : il ne se pose que sur la beauté ; comme un papillon il recherche la couleur et se plaît à la chaleur. Une nuit d’hiver comme celle-ci, quand la nature s’est employée à se polir et à se parer, il rapporte les plus jolis trophées, détache des petits morceaux d’émeraude et de corail comme si la terre toute entière était faite de pierre précieuse. Ce qu’il ne peut faire (on parle ici de l’œil inexpert moyen), c’est composer ces trophées de manière à faire ressortir les angles et les rapports plus cachés. Aussi, après un régime prolongé de cette chère simple, sucrée, de beauté pure et non composée, nous prenons conscience de notre satiété. Nous faisons halte à la porte d’un bottier et trouvons une petite excuse, qui n’a rien à voir avec la raison réelle, pour replier le brillant

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bric-à-brac des rues et nous retirer dans quelque cavité plus sombre de l’être où nous pouvons demander, en posant docilement le pied gauche sur le tabouret : “Alors, qu’est-ce que cela fait d’être une naine ?” Elle entra escortée de deux femmes qui, étant de taille normale, paraissaient des géants bienveillants auprès d’elle. Souriant aux vendeuses, elles semblaient décliner toute responsabilité quant à sa difformité et l’assurer de leur protection. Elle affichait cette expression maussade mais contrite habituelle aux visages des difformes. Elle avait besoin de leur bonté, pourtant elle en était fâchée. Mais lorsqu’on eut appelé la demoiselle de magasin et que les géantes, souriant avec indulgence, eurent demandé des chaussures pour “cette dame” et que la demoiselle eut poussé le petit tabouret devant elle, la naine allongea son pied avec une impétuosité qui semblait solliciter toute notre attention. Regardez ça ! Regardez ça ! semblait-elle exiger de nous tous, en tendant brutalement son pied, car voilà que c’était le pied harmonieux, parfaitement proportionné, d’une

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femme bien développée. Il était cambré ; il était aristocratique. Toute son attitude changeait maintenant qu’elle le regardait posé sur le tabouret. Elle paraissait soulagée et contente. Son attitude se fit pleine d’assurance. Elle envoya chercher chaussure après chaussure ; elle essaya paire après paire. Elle se leva et tournoya devant un miroir qui ne reflétait que le pied avec des chaussures jaunes, des chaussures fauves, des chaussures en lézard. Elle remontait sa petite jupe et exhibait ses petites jambes. Elle pensait qu’en somme, les pieds sont la partie la plus importante d’une personne ; des femmes, se disait-elle, ont été aimées pour leurs seuls pieds. Ne voyant plus que ses pieds, elle s’imaginait peut-être que le reste de son corps était assorti à ces beaux pieds. Elle était pauvrement mise mais elle était prête à dépenser sans compter pour ses chaussures. Et comme c’était la seule occasion où elle ne craignait pas d’être regardée mais où au contraire, elle avait soif d’attention, elle était prête à employer tous les moyens pour prolonger le moment du choix et de l’essayage. Regardez mes

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pieds, semblait-elle dire, en faisant un pas à gauche puis un pas à droite. Il faut que la demoiselle de magasin, joviale, ait dit une chose flatteuse car soudain son visage s’illumina de ravissement. Mais en somme, les géantes, aussi bienveillantes fussent-elles, avaient leurs propres affaires à traiter ; il fallait qu’elle se décide ; il fallait qu’elle fasse son choix. Enfin, la paire fut choisie et, lorsqu’elle sortit entourée de ses protectrices, le paquet oscillant au bout de son doigt, le ravissement s’évanouit, le savoir revint, la vieille maussaderie, la vieille contrition réapparurent, et le temps de regagner la rue, elle était devenue une naine seulement. Mais elle avait changé l’humeur ; elle avait fait naître une atmosphère qui, comme nous la suivions dans la rue, semblait véritablement créer les bossus, les tordus, les difformes. Deux barbus, des frères, apparemment, complètement aveugles, se guidant en posant une main sur la tête d’un petit garçon entre eux, descendaient la rue. Ils avançaient du pas ferme mais tremblant des aveugles, qui semble prêter à leur démarche

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un peu de la terreur et de l’inévitabilité du sort qui les a frappés. Comme ils passaient, tenant leur cap, le petit convoi semblait déchirer le flot des passants sous l’effet de son silence, de sa simplicité, de son désastre. En effet, la naine avait commencé une danse boitillante grotesque à laquelle tout le monde dans la rue se conformait désormais : la grosse dame boudinée dans une peau de phoque luisante ; le jeune demeuré suçant le pommeau argenté de sa canne ; le vieil homme accroupi sur le pas d’une porte comme si, soudain paralysé par l’absurdité du spectacle humain, il s’était assis pour le regarder – tous entraient dans la danse de claquettes boitillante de la naine. Dans quelles fissures et quelles failles se logeait-elle, demandera-t-on, cette compagnie estropiée des boiteux et des aveugles ? Ici, peutêtre, dans les mansardes de ces vieilles maisons étroites entre Holborn et Soho, où les gens portent des noms si bizarres et exercent tant de curieux métiers, sont batteurs d’or, plisseurs en accordéon, couvre-boutons, ou vivent, de manière plus

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fantastique encore, d’un trafic de tasses sans soucoupes, de manches de parapluies en porcelaine et d’images rutilantes de saints martyrisés. C’est là qu’ils logent, et il semble qu’il faille que la dame à la veste en peau de phoque trouve la vie tolérable, en bavardant avec le plisseur en accordéon, ou l’homme qui couvre des boutons ; une vie si fantastique ne peut être totalement tragique. Ils ne nous reprochent pas, songeonsnous, notre prospérité ; quand soudain, au coin de la rue, nous croisons un juif barbu sauvage, ravagé par la faim, dont le regard nous accable de sa misère ; ou passons devant le corps bossu d’une vieille femme abandonné devant la porte d’un édifice public avec sur elle une cape comme la couverture jetée à la hâte sur un cheval ou un âne mort. À de tels spectacles, les nerfs de l’échine semblent se raidir ; une flamme soudaine est brandie dans nos yeux ; une question est posée, qui n’a jamais de réponse. Bien souvent, ces épaves choisissent de s’étendre à deux pas des théâtres, à portée de souffle des orgues de barbarie, pratiquement, à mesure que la nuit

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