L'ecorce et la chair

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Éric Pessan

L’écorce et la chair Patricia Cartereau Vu par



L’enfance est un oiseau mort dans une mare. Pourquoi le cacher, le remiser, refermer le capot. Pourquoi ne pas dire que l’enfant a peur du noir, que l’enfant est une proie qui se perd dans la forêt, que l’enfant ne sait pas retrouver son chemin. Une femme et une fillette roulent de villes en villages à travers les collines piémontaises. Un lien singulier les unit. Cette errance et la contemplation des paysages italiens sous-tendent la véritable quête de la femme : se libérer enfin des silences d’une enfance meurtrie. Éric Pessan retrace avec pudeur ce long et douloureux travail de réparation, tandis que Patricia Cartereau fait remonter à la surface du texte les images enfouies de l’enfance : bestiaire et herbier de formes diffuses qui hésitent entre la violence et l’émerveillement, la peur et l’innocence.



Éric Pessan

L’écorce et la chair

vu par

Patricia Cartereau



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1 Conduire.

1 Rouler.

2 Trop longtemps.

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3 Mal au dos. 5 Douleur combattue, rouler sans trêve. 8 Chercher l’animal en soi, savoir s’il est mort. 13 C’est sous les pas que se forme le chemin. Quelle blague, rit-elle ! 21 Tenir dans sa main fermée les bris de verre de son enfance, les sentir lacérer la peau sans ouvrir ses doigts. 34 Elle attend. Elle ne sait pas encore ce qu’elle va dessiner. Elle ne veut pas se forcer à. Pas s’imposer de. Je suis plutôt lente, rit-elle. Il me faut du recul, de la maturation.

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55 L’épreuve du Fréjus est derrière : quatre kilomètres de boyaux avec les fantômes sertis dans le béton. L’Italie enfin, les tunnels moins inquiétants jusqu’à Turin, la voiture qui semble rouler d’elle-même. Étirant son dos, la femme se tait, l’enfant ne l’écoute pas. L’enfant s’en fout de savoir ce que la femme va dessiner ou non.

89 Elles roulent, elles ont le temps, des proportions invraisemblables de temps, à en éprouver le vertige. La femme tourne à gauche, quitte l’autoroute et lance la voiture sur un chemin escarpé. Un peu de la force et de la patience des Alpes gagne son cœur, estompe les doutes. Venir ici permet ça : ne plus attendre chez soi, se retrouver dans l’inconfort d’être en prise avec le chemin, avec un tas de cailloux, se dégager de l’horloge. C’est beau, dit la femme. L’enfant, elle, comme toujours, ne répond pas.

144 La femme se souvient du cri, hier, un long cri de douleur ne s’arrêtant, elle suppose, qu’à la mort d’un

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animal. Ce cri entendu de l’hôtel, en France, de l’autre côté des montagnes, au moment où elle s’émerveillait de la qualité du silence. Où elle appelait l’enfant pour lui montrer la masse noire des Alpes. Paniquée, la femme avait refermé la fenêtre, avait demandé à l’enfant d’aller dormir, expliquant qu’elle avait trop mal au dos. Rapidement le cri s’était tu, entrouvrant de nouveau l’épaisseur du silence. Aujourd’hui, sous le ciel bleu, le souvenir du cri réveille celui d’une nouvelle de Dino Buzzati, lue à l’adolescence, au titre oublié, racontant justement combien le calme perçu par les hommes n’est que la guerre des bêtes et des insectes. Combien une paisible nuit d’été est une défaite de chairs, de pelages, de mandibules, d’élytres et de carapaces.

233 Sans carte ni repère, la femme craint de se perdre. Elle redescend vers la plaine, rejoint la sécurité de l’autoroute. Il commence à faire chaud, la femme a soif. Pour l’enfant, elle ne sait pas. La femme sait si peu s’occuper d’une enfant. Il faudrait s’arrêter pour aller aux toilettes. Manger, boire. Parfois, dit-elle, sa voix très faible peinant à couvrir le bruit du diesel, il y a des choses dont nous restons inconsolables. La femme se tait longtemps, l’enfant ne

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pose aucune question, observe le bloc incroyable des Alpes refluer, attend le prochain tunnel, compte les aqueducs ou joue à on ne sait quoi comme seuls les enfants savent jouer. Il faut, reprend la femme, il faut en refuser la consolation… Ces choses-là, nous les portons, nous pouvons nous reconstruire sur leurs ruines, mais jamais en refusant d’en réutiliser les matériaux. Parfois, la consolation n’est pas possible, tu comprends ? demande la femme et l’enfant regarde au loin, les sinuosités de l’autoroute, l’ouverture de la plaine où Turin les attend. Pas même envisageable ni souhaitable, reprend la femme sans se soucier de savoir si l’enfant écoute ou non. La piqûre doit rester vive, comme un autel bâti au cœur de soi. Refuser d’ensevelir les sentiments, conclut-elle. Et l’enfant n’a pas détaché son regard de la route monotone. Rien n’a plissé son front si lisse, aucune lueur n’a traversé ses yeux verts.

377 De Turin, elles voient le quadrillage maniaque des rues désertées au mois d’août, l’agencement précis du centre. La ville immense encombrée de travaux et comme vidée de son entière population. À Turin, elles ne visitent rien de précis. La femme hésite pour le

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fameux suaire. La gamine a besoin d’air, suppose-t-elle, elles voyagent depuis plusieurs jours déjà. Et puis, elle n’est pas croyante. Elles s’offrent un gelato énorme, que l’on mange ici sur le cornet avec une petite cuillère en plastique. Nouvel hôtel, nouvelle chambre : les deux lits séparés d’une table de nuit, les interrupteurs pour les lumières. Elles n’ont pas dîné. Assise sur le lit, la femme se demande encore une fois si elle ne devrait pas faire un effort pour la fillette. Elle réfléchit en regardant par la fenêtre les volets fermés d’une autre fenêtre en vis-à-vis. Elle se retourne et l’enfant lui sourit, interrompue dans ses jeux silencieux et mystérieux. L’enfant se déshabille, la femme détourne les yeux, elle ira dans la salle de bain pour ôter ses vêtements, délacer le corset, cacher son corps sous une chemise de nuit à manches longues. L’enfant n’a pas ces pudeurs, elle est nue, se lève, fouille son sac, en retire un pyjama. La femme s’est retournée vers l’enfant, vers ce qu’elle ne doit pas voir. Elle a surpris le serpent de la colonne vertébrale sous la peau lorsque la fillette était penchée, l’axe déformé au niveau des épaules, scoliose nette courbant ce dos si neuf. Bientôt elles s’endormiront en se souhaitant buonanotte. Auparavant, la femme aura un instant regardé la télévision sans saisir un seul mot, juste pour la musique de la langue, dira-t-elle à l’enfant qui ne

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posera pourtant pas de question et se tournera de manière à ne pas voir l’écran. La femme regardera la télévision sans rien comprendre, ou plutôt si : en comprenant qu’il n’y a rien à voir, rien d’autre que des cuisines équipées à vendre, des émissions de variétés, des clips, les mêmes téléfilms qu’en France, des jeux, des vieux films aux couleurs passées, des grimaces vulgaires, des présentatrices aux seins refaits, des sousentendus grivois et de pauvres intrigues essoufflées. La femme regardera tout cela pour mieux écraser ses pensées, les endormir sans les brusquer, les étouffer dans l’œuf.

610 Turin : elles quittent l’hôtel et prennent le temps d’arpenter le centre, d’explorer les rues perpendiculaires. Plus personne en ville, a dit la dame de la réception dans un français sans accent, c’est comme ça au mois d’août, les vacances. Puis : vous visitez l’Italie avec votre fille ? Et, sans laisser à la femme le temps de répondre : è bellissima la ragazzina. La femme a souri, n’a rien répliqué, a rendu la clé, a payé et, depuis, elles marchent au hasard. Elles sont disponibles, elles barbotent dans le temps plutôt que de se laisser mener par son flot. Elles étirent la journée, flânent, sans autres nécessités que celles, biologiques, de manger, boire et

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se reposer. Pas d’horaires, de contraintes, de contrats. Une vacuité, étale, sans horizon, une liberté naïve et nonchalante. Elles visitent Turin sans voir grandchose, comme si elles repoussaient juste l’instant où il faudrait reprendre la voiture, redémarrer et encore rouler. Il fait très chaud, l’enfant marche devant, décide de l’itinéraire, chantonne. La femme la suit, trop lourdement vêtue pour la saison, les lacets et sangles du corset mordent sa peau. Peu à peu les démangeaisons deviennent des irritations, les irritations des brûlures. Elle fait beaucoup d’effort pour ne pas se gratter jusqu’au sang. Ses ongles la tiraillent. Tout de même, pour s’inventer des occupations, la femme propose de visiter la fondazione Merz. La femme dit à la fillette qu’elle aime beaucoup cet artiste, même si son propre travail ne ressemble absolument pas au sien. L’enfant ne répond rien, regarde poliment le grand igloo en verre sans paraître ni s’ennuyer ni s’intéresser à ce qu’elle voit. À force d’errer, la journée se passe et la gamine paraît heureuse. La femme est heureuse de ce que l’enfant le soit. Très vite, pourtant, la ville agace la femme, elle ne peut s’empêcher de se retourner dans les rues, comme si quelqu’un les suivait, pensée ridicule et irréaliste. L’inquiétude de la femme, l’enfant la perçoit et finit par proposer de repartir. Un vent venu de

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l’ouest a rassemblé quelques nuages, il est tard mais la femme accepte avec gratitude. Au moment de monter dans la voiture, elle réalise qu’elle ne sait absolument pas où aller. Que l’Italie avait été un prétexte facile, un alibi irréfutable. Elles laissent Turin par l’est, se dirigent vers les collines. Guiseppe Penone vit par là, dit la femme, sans expliquer à l’enfant qui il est. S’il faut un but, celui-ci convient autant qu’un autre : suivre la piste d’artistes de l’arte povera. C’est tout aussi bien que de venir à Turin pour voir le suaire, ou pour voir les lieux où Primo Levi est né, où Cesare Pavese s’est suicidé, où Nietzsche est devenu fou. En tentant de rallier la tangenziale, la femme observe l’enfant à la dérobée, s’étonne une nouvelle fois de leur ressemblance : les mêmes cheveux blonds et épais, les mêmes yeux verts, une minceur qui confine à la maigreur. Jusqu’à l’architecture de leur épine dorsale qui trahit les mêmes déviations. Elle repense aux mots de la réceptionniste : oui, elles sont une mère et une fille en vacances. La banalité de la situation la rassure. La femme ne reconnaît aucune direction sur les panneaux routiers, prend des routes sans jamais ralentir, sans paraître hésiter sur la direction à suivre. Une mère qui emmène sa fille en vacances n’hésite pas, croit-elle. Et l’espace d’un instant elle envie la certitude qui anime les parents, la méthodologie

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dont ils usent pour planifier leur vie et aplanir les difficultés. Elle aurait dû acheter une carte. Dans le rétroviseur, à l’arrière où elle a pris place, l’enfant suçote sa lèvre supérieure de sa lèvre inférieure.

987 La femme a cru voir un oiseau, ordinaire, sans signe particulier, perché ailes dépliées sur un buisson. Elle dit alors qu’elle est triste de ne pas savoir nommer cet oiseau, elle ignore par paresse une telle quantité de mots. L’enfant ne répond rien, c’est déjà l’habitude entre elles, l’une parle, l’autre écoute. Le jour décline, complique encore la lecture des panneaux routiers. Pour couvrir son angoisse montante et le bourdonnement du moteur, la femme raconte ses admirations pour certains artistes, elle redit deux trois choses sur Mario Merz, parle de Guiseppe Penone qui creuse des poutres pour retrouver des arbres en leur cœur, qui fait pousser des légumes dans les moulages de son corps. Elle parle de la nature et du corps, des arbres qui sont comme nos squelettes, qui se tordent mais continuent à croître. Des arbres qui trouvent la force de pousser on ne sait jamais trop comment. La femme cite un long titre d’une œuvre de Penone, un titre en italien qu’elle connaît par cœur : continuera a crescere tranne

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che in quel punto. Il poursuivra sa croissance sauf en ce point. Elle explique qu’il s’agit d’un arbre où une branche sectionnée a été remplacée par un moulage de la main de l’artiste. Qu’elle ressent cette œuvre comme une métaphore de sa propre histoire. Que ce qu’elle aime chez Penone n’est pas un idéal de fusion avec la nature, mais plutôt l’idée d’une confrontation, d’une violence toujours suggérées. L’enfant semble écouter avec attention. La femme se garde bien d’en dire trop, elle-même est peintre, explique-t-elle à l’enfant qui le sait déjà. Elle ne travaille pas directement avec les éléments ramassés dans la nature, elle les réinvente en les dessinant. Nouveau carrefour, les panneaux indiquent les mêmes villages dans des directions opposées. La femme tourne à droite, les collines par là sont belles, la femme se souvient d’avoir vu plus haut un panneau indiquant la direction d’Asti, elle propose à l’enfant de dormir là-bas ce soir. Comment s’appelle ce film, de Wim Wenders, où un homme se retrouve forcé de prendre en charge une fillette ? se demande la femme. Un film en noir et blanc, beau et lent. Elle a oublié. Tout ça, les arbres et les os, l’écorce et la chair, c’est bien beau, c’est peut-être d’ailleurs trop beau, si beau que ce n’est plus qu’une idée… ou de l’art, dit la femme après un très long silence. Un si long silence,

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la voiture a eu le temps de s’enfoncer encore plus dans le labyrinthe complexe des collines. L’enfant, dans le rétroviseur, a détourné la tête et regarde l’or du soir s’estomper sur les hautes crêtes. Elles dépassent un hameau sous les aboiements menaçants d’un chien. Le goudron de la route se craquelle, une herbe maigre pousse le long des fissures, de vastes pans de revêtement pelé dévoilent le sol qui devrait être caché. Aucune voiture ne les dérange. La route ne monte que peu, elle serpente dans une vallée couturée de hautes collines vert sombre. La route se noue, se dénoue. La femme réajuste une sangle de son corset au travers du tee-shirt. Elle ne reconnaît aucune direction, commence à s’énerver. Le ciel n’est plus qu’une étendue d’eau noire. Les sinuosités du chemin les renvoient éternellement vers un village dont il semble impossible de s’échapper. L’énervement fait place à la peur, la peur à un sentiment de claustrophobie aiguë qu’il faut combattre en s’énervant encore plus. La femme roule rageusement, croit s’être enfuie et aboutit toujours à l’entrée de ce village. Elle a beau tourner à gauche ou à droite, une boucle perverse la renvoie au même endroit. Des phares, depuis plusieurs minutes la suivent à distance. Cette présence la menace, elle repense à l’enfant, à un doute qu’aurait pu avoir la dame de l’hôtel ce matin. Et si elle avait enlevé la gamine ? Son enfant dont la garde aurait été

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refusée par un tribunal, la chose est banale, dans les journaux souvent revenue. Ou pire : la dame aura compris que l’enfant n’est pas celle de la femme, et l’histoire devient sordide. La femme n’aura pas pour elle les circonstances atténuantes qu’un jury accorde au cœur d’une mère blessée. Les phares bifurquent. La femme se raconte n’importe quoi. Ce sont les hommes qui enlèvent les petites filles. N’en pouvant plus, elle gare la voiture sur le gravier, sort, claque la portière et part, tremblante, sur un chemin de campagne, trébuchant dans la nuit, laissant l’enfant qui a détaché sa ceinture de sécurité pour mieux s’allonger sur la banquette arrière. L’abandonnant, cette gamine mutique qui n’est même pas sa fille. L’enfant dort et son sommeil exaspère la femme qui s’éloigne péniblement, heurtant du pied l’obscurité du sentier. L’enfant s’est abandonnée aux rêves, l’enfant s’est abandonnée à la femme qui peste en titubant, qui manque de tomber, qui n’y voit pas à un mètre, qui ne supporte pas la confiance que lui voue l’enfant, qui ne veut pas être responsable de qui que ce soit, qui pousse un petit cri alors que son pied s’enfonce et que sa cheville vrille, qui lève les yeux et ne voit rien puisque le peu qu’elle voit : des lumières au loin, l’éclat d’une enseigne, l’entrée d’un village, tout ça n’est rien, ne l’aide en rien, ne lui apporte rien, ne la console en rien.

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La colère est trop forte pour céder la place aux larmes, la femme fait demi-tour. Elle ravale chaque pas en arrière comme une défaite ou une humiliation. Sa cheville est douloureuse. Dès qu’elle pose le pied au sol, un tiraillement remonte la jambe, s’entortille le long de sa colonne et décharge son électricité au niveau des omoplates. La femme rouvre la portière, elle serre la poignée comme si la briser pouvait la soulager de quelque chose. Elle se glisse côté passager, renverse le dossier et attend un sommeil qui ne viendra pas, écoutant le souffle régulier, confiant et agaçant de l’enfant.

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