La main dans le sac

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Violette Leduc

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Pour la première fois, La main

Dans une lettre à Simone de

dans le sac donne à lire le début

Beauvoir, Violette Leduc affirme

du manuscrit de Ravages, resté

que cet épisode est l’un des trois

jusqu’alors inédit.

événements les plus importants

Il s’agit du souvenir du pre-

de sa vie. Il disparaît pourtant

mier émoi érotique de Thérèse

de Ravages, son roman autobio-

(le prénom d’état civil de Vio-

graphique paru en 1955. Quand

lette Leduc) adolescente : lorsque

elle en propose le manuscrit à

mademoiselle Godfroy la

Gallimard, l’éditeur lui impose

désigne pour aller chercher son

en effet la suppression pure et

sac à main dans la bibliothèque

simple de toute la première par-

des professeurs, Thérèse, en

tie qu’il juge “d’une obscénité

glissant sa main dans le sac, en

énorme et précise”. Violette

l’explorant sans pouvoir résister

Leduc ne s’en remettra jamais

à cette attirance, vit une véri-

vraiment, qui écrit des années

table scène initiatique.

plus tard : “Ils ont refusé le début de Ravages. C’est un assassinat. […] La censure tranche vos feuillets. C’est une guillotine cachée.”

Texte inédit Édition établie par Catherine Viollet





Cette édition de La main dans le sac a été tirée à mille deux cents exemplaires & imprimée sur Sirio Celeste 115 g. Le texte est composé en Caecilia, la maquette est conçue par renaud buénerd. L’édition originale de cet ouvrage est constituée de cent exemplaires numérotés de 1 à 100, réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer.

Ouvrage publié avec le soutien du Conseil régional de Bourgogne. © Les éditions du Chemin de fer, 2014 www.chemindefer.org ISBN : 978-2-916130-64-4


Violette Leduc

ĂŠdition ĂŠtablie par Catherine Viollet



Violette Leduc n’a jamais publié l’épisode de “La main dans le sac”. Le titre que je propose, simple description de l’épisode, n’apparaît évidemment pas dans le manuscrit : il s’agit d’un extrait, inédit, des manuscrits de son roman autobiographique intitulé Ravages. Dans une lettre à Simone de Beauvoir, Violette Leduc affirme que l’épisode de “La main dans le sac” de mademoiselle Godfroy constitue l’un des trois événements les plus marquants de sa vie. Pas plus que l’épisode “Thérèse et Isabelle”, celui de “La main dans le sac” – véritable initiation érotique de la narratrice adolescente – n’a donc été conçu au départ par Violette Leduc comme un texte autonome. “La main dans le sac” fait en effet partie intégrante du manuscrit de Ravages (Gallimard, 1955) dont l’éditeur a refusé de publier la première des quatre parties, cent cinquante pages environ, obligeant Violette Leduc à la sacrifier, ce qui l’a profondément et durablement affectée : un “assassinat”, s’écriera-t-elle dans

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La Chasse à l’amour (Gallimard, 1973) dernier volume de sa trilogie autobiographique : “la censure a fait tomber ma maison du bout du doigt”. Il existe plusieurs versions de cet épisode, minutieusement travaillées et retravaillées sur des dizaines de pages, et nous ignorons quelle forme aurait pris le texte si Violette Leduc l’avait publié de son vivant. La version que nous présentons ici est celle qui nous a semblé la plus aboutie, à laquelle sont jointes en annexe des versions précédentes – qui donnent à voir différentes facettes de cet épisode et mettent en perspective le processus d’écriture. Catherine Viollet (ITEM, CNRS-ENS)




Violette Leduc 20 rue Paul Bert Paris XIe

à Jacques Guérin avec mon affection que je souhaite éternelle son amie Violette Leduc

à Simone de Beauvoir



Le bruit de la plaque de tôle devant la cheminée m’avait éveillée. Une chose remuée par le vent imitait une révolte. S’éveiller… S’arracher de l’inconnu, être lancé en météore pour reconnaître sa peau, son usure, son carcan. Reconnaître le mur, l’objet, le double rideau. Le jour est filtré puisque nous devons parachever cette résurrection de nous-mêmes. S’éveiller… Se dégager d’un bloc de brouillard, être un minéral à transfigurer, faire d’un embryon une personne achevée, le faire dans l’instantané. Recommencer, chaque matin, le début de la genèse. Se replacer dans le monde. Il y a tant de matins à redevenir un homme et son train. S’éveiller… Retrouver ses esprits dans une boule de ronces noires. Je m’éveillais dans l’obscurité, dans la tourmente. Le bousculeur d’espace, les grandes ouvertures de l’élément déchaîné forcèrent ma lucidité. Si présent, que je ne pouvais pas imaginer ma ville non secouée par le vent. L’époque de la rafale était commencée. J’étais une retardataire. La nature, qui s’exaltait pendant que je dormais, m’avait frustrée. Ce qui est insolite est un noyau de temps dans le temps ordinaire. 15


Le bruit des tuiles qui tombaient des toits me donna la notion de trois heures du matin. Il y avait communication entre cet écrasement et la première faiblesse de la nuit. J’entrouvrais mes lèvres pour qu’il s’introduise en moi, le vent et sa vitesse. Je suis l’alliée de ce carnage dans l’air. Quand le souffle empanaché cessait, je me raidissais dans mon lit pour qu’il revienne. Il revenait. Ce violeur d’espace dévoilait les plaines, perçait des trouées. Il revenait avec ses troupeaux de cavales traversant les arbres, fustigeant les nuages, avec ses furies sifflant dans les dormants des portes, avec ses spectres appelant dans les cheminées, avec sa fantasia soulevée de terre, avec ses clapotis dans les volets, avec ses cruautés dans les chaînes, avec ses gigues sur les mers. Il faisait frissonner les eaux, les monts, les terres. À perte de vue, ce chambardement était une ondulation frivole. Il intervertissait mes sens. Mes oreilles voyaient. J’entendais la souplesse des lianes et celle des éclairs. Ma porte hoquetait, la plaque de tôle martelait les poussées. Les arrêts valaient des spasmes. Pendant que la rafale s’évanouissait, je voyais dans le noir le soleil noir de la sérénité. Quand il avait propagé dans les arbres la transe, la supplication, l’échevèlement, la révérence des branches, il trahissait le calvaire des arbres en s’en allant. Les feuillages qui se remettaient babillaient. Il revenait avec sa hargne, sa passion. Il fonçait sur les arbres en leur faisant jouer 16


la pantomime d’un plus grand désespoir. Quand il n’était qu’une bouffée de rage, je l’éperonnais pour qu’il rugisse jusque dans les gouffres du Tarn. Je lui offrais le terrain vague de la Sibérie sur mon atlas de poche. Son sifflement partait jusqu’à la pointe du Raz. Il attaquait et se calmait avec la même soudaineté. Il hurlait, il assommait, il persiflait, il pleurait, il fraudait, il comblait, il décoiffait les cimes, il abattait les champs de blé, il secouait les greniers interloqués. Une fourche plantée tombait et se reposait. Dans l’arbre qu’il ne brisait pas, le tumulte se répercutait. Qu’il se dresse avec la cohorte des chevaux emballés. Je l’ai excité. J’ai dirigé sur lui les brombys d’Australie. Ils sont venus avec le sinistre de leur hennissement. Le vent et les chevaux sont partis ensemble. Puis il s’est échappé sans eux. Il a détroussé les steppes, il a chevauché jusqu’en Asie. Tout à coup il n’a pas craché plus loin qu’un chat. Je me levai, j’ouvris ma fenêtre, je m’offrais à lui comme on offre sa poitrine au peloton d’exécution. Je n’ai pas reçu l’armée obstinée en pleine poitrine parce que je n’étais pas dans le sens du vent. Je désirais être sculptée par lui, être caressée de froideur, je désirais le souffle de l’aventurier sur mes paupières. Il passait devant ma fenêtre ouverte. Les façades des maisons de trois heures du matin avaient des méplats qui annonçaient que l’aube venait avec son cortège de lenteur, de lueurs et son œil rose écarquillé. Il tournait en 17


dément sur la place publique. Un chiffon de papier dans le vent est un martyr indécis. Il va dans le ruisseau, il n’y va pas ; il va dans l’égout, il n’y va pas. Un chiffon de papier est enjôlé, roulé, repris, délaissé. Après le départ du vent, on entendait un tintement d’argenterie dans le feuillage d’un jardin privé. J’ai attendu de lui d’autres folies. J’avais plus soif d’espaces que lui. Il avait été anéanti. Debout devant la fenêtre ouverte, témoin de la docilité d’une ville éventée qui revenait à ellemême, je décidai de passer ma prochaine nuit au collège, ce qui avançait ma rentrée de Pâques d’une soirée. Le vent m’avait poussée hors du toit familial. Ma mémoire s’aérait. Ce parasite du présent immobilise ma vie et stérilise mon avenir. J’ai beau comprendre les façades olympiennes des maisons de trois heures du matin, j’ai beau surveiller les façades des théâtres avec des tragédies enfouies dans les pierres, j’ai beau attendre le renouvellement de clarté sur les murs, j’ai beau pressentir l’étonnement et la progression dans l’aurore qui va venir, j’ai beau fixer les édifices méditatifs, un souvenir a besoin d’éclore. Maisons de trois heures du matin, vous vous suffisiez et j’étais seule… Horsbord de la nuit et du sommeil, briques, mortiers assemblés, mirages de la profondeur… On avait accroché une carte d’Europe sur le tableau noir. Nous les internes, nous pensions à respirer l’odeur de pous18


sière d’été du boulevard, l’odeur de liberté par les fenêtres ouvertes. La brise de ce boulevard soulevait la carte glacée. Les externes arrivaient le matin et l’après-midi dans la classe en boutonnant leur tablier pendant que la cloche sonnait. J’enviais leur affairement. J’appartenais à la race des élèves emprisonnées qui boutonnaient le même tablier à sept heures et demie du matin pour l’enlever à neuf heures du soir. Quoique partageant un même pupitre, la race des externes ne se mélangeait pas à celle des internes. Il y avait un barrage de nostalgie, de haine et de mépris entre les élues et les sacrifiées. Quand les élèves quittaient l’étude surveillée en glissant sur le carrelage du couloir, quand je reconnaissais leurs voix par les fenêtres ouvertes donnant sur le même boulevard, je les voyais s’envoler jusqu’au Béloutchistan dans un déploiement de liberté. Quand j’étais couchée et que je croisais mes bras sous ma tête et que le sommeil ne venait pas, je voyais le souffle de dormeuse libre des externes. Plus tard, j’ai revu le même souffle avant l’orage sur une campagne aride. “Prenez mon sac à main dans la bibliothèque des professeurs, je vous prie…” Il y a trois ans que Mademoiselle Godfroy me donna cet ordre avant le cours de géographie. Elle disait : “Regardez mon sac, c’est le soleil… regardez mon sac, c’est la terre…” Elle disait : “Qui peut me lancer une mandarine ? Je lui expliquerai 19


ce que fait le soleil pendant la journée…” Elle disait : “Qui a pensé à regarder Cassiopée hier soir ?” Il y a trois ans j’avais quatorze ans.


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