La double réfraction du spath d'Islande

Page 1

BÉATRIX BECK

LA DOUBLE

RÉFRACTION

nouvelles et autres textes inédits et retrouvés

DU SPATH

D’ISLANDE


2


“Quand j’étais enfant, mon écriture était pompeuse ou archaïsante. Après, ç’a été le style qu’on appelle blanc et que j’appelle incolore. Maintenant c’est n’importe quoi pourvu que ça me plaise.”

La double réfraction du spath d’Islande donne à lire quarante-trois nouvelles et textes autobiographiques inédits ou parus en revues, écrits sur près de cinquante années et dresse en creux le portrait d’un écrivain incontournable dont la vie et les livres sont intimement mêlés. Le lecteur familier de l’auteur de Léon Morin, prêtre, de La décharge ou de L’enfant-chat retrouvera les thèmes obsessionnels qui parcourent son œuvre et découvrira des textes qui prégurent certains de ses romans les plus célèbres. Le lecteur moins familier de Béatrix Beck se verra offrir un ensemble d’écrits qui, dans sa progression chronologique, met en évidence l’évolution de son style et la permanence des sujets qui la préoccupent. Gouailleuse, émouvante, d’une lucidité étonnante, Béatrix Beck n’en nit pas de nous émerveiller.



LA DOUBLE

RÉFRACTION

nouvelles et autres textes inédits et retrouvés

DU SPATH

D’ISLANDE


Cette édition de La double réfraction du spath d'Islande a été tirée à mille deux cents exemplaires et imprimée sur Sirio Celeste 115 g. Le texte est composé en Walburn, la maquette et les collages sont conçus par renaud buénerd, l'édition est établie par François Grosso. L’édition originale de cet ouvrage est constituée de cent exemplaires numérotés de 1 à 100, réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer. L'éditeur remercie Béatrice Szapiro de sa précieuse collaboration.

Ouvrage publié avec le soutien du Conseil régional de Bourgogne. © Les éditions du Chemin de fer, 2014 www.chemindefer.org ISBN : 978-2-916130-63-7


BÉATRIX BECK

LA DOUBLE

RÉFRACTION

nouvelles et autres textes inédits et retrouvés

DU SPATH

D’ISLANDE



“Ma pierre était aussi sensationnelle que Pompéi elle-même, comme si celle-ci avait créé celle-là : le spath d’Islande à la double réfraction. Ce caillou, transparent comme la vitre à travers laquelle j’avais vu l’amour – posé sur quelques mots de mon cahier, les multipliait par deux, leur donnait une ombre, à la manière du soleil. J’ai souhaité depuis écrire un livre intitulé La double réfraction du spath d’Islande, sans savoir qu’y mettre.” Béatrix Beck, lui, un instant



Nouvelles



La ancée

Patricia Delécluse était anormalement belle. Haute, le port seigneurial, le front doucement bombé, les yeux sages et resplendissants, la bouche voluptueuse, les dents violemment blanches, le chignon énorme, ténébreux, les seins escarpés, la hanche abrupte, le ventre concave, la cuisse longue, le mollet dur et fuselé, la main eflée, le pied cambré, elle semblait créée pour la course et le bond, pour l’amour et la méditation. Ses vêtements tristes et médiocres ne parvenaient pas à ternir sa sombre splendeur. Elle avait beau marcher vite et se taire assidûment, Patricia ne passait nulle part inaperçue, pas plus en ville que dans cette classe de première mixte où elle était la plus âgée de tous : dix-neuf ans, et aussi la plus bizarrement cultivée. Elle avait pour amis Ruysbroek l’Admirable et Kierkegaard, Augustin, Thomas, Thérèse d’Avila et Jean de la Croix. Sur son sternum brillait une épaisse croix d’or au bout d’une forte chaîne. Ce symbole de foi ne réussissait pas à donner à la jeune lle, pourtant si fervente, l’air d’une bonne paroissienne. Elle changeait le bijou en talisman et en arme. Patricia était ancée, ce qui pouvait expliquer son extrême réserve vis-à-vis des autres. Elle ne consentait jamais à s’asseoir à côté de qui que ce fût, occupant seule un long banc au fond de la classe. Si l’un ou l’une insistait pour qu’elle vînt lui tenir compagnie, l’adolescente secouait la tête sans rien dire, comme si on lui demandait l’impossible, et s’excusait par un sourire étincelant et nostalgique, qui découvrait très haut l’éclair de ses dents, mais où ses yeux de nuit tropicale continuaient à contempler une scène lointaine. Les deux autres lles et les quatorze garçons se tutoyaient tous. Patricia n’employait que le voussoiement.

13


“Tu ne nous aimes vraiment pas, ma belle enfant, lui dit le gros Bassetombe. Autrement, tu nous dirais tu comme un frère. – On ne peut pas reprocher à Saint Louis de ne pas avoir aimé les autres et jamais il n’a dit tu à personne. – Devons-nous en inférer, aimable pucelle, que tu descends de Sa très gracieuse Majesté Louis IX ? – Parle-nous de ton ancé. – Pourquoi vous en parlerais-je ? – Pour qu’on sache un peu comment il est, tiens ! Comment est-il ? – Il est parfait, répond Patricia avec une passion contenue. – Mais encore, ô pythonisse ? – Je ne vous dirai rien de plus.” Christiane Mantelon-Tégumier, afigée d’une un peu trop bonne âme, prend bruyamment la défense de Patricia : “Fichez-lui la paix, la pauvre. Vous voyez bien qu’elle ne sait pas quoi répondre. Vous êtes tous là à l’embêter. T’en fais pas, Patricia, tu es ma protégée. J’ai toujours eu la vocation de marraine.” Christiane se dépense, se multiplie, fait l’impossible pour aider, acclimater, apprivoiser, consoler et mettre au courant la nouvelle, qui aimerait qu’on l’ignore. Christiane commet des kyrielles de bonnes actions, elle est récidiviste du bien et apporte à Patricia des pavés de chocolat : “C’est ma petite mère qui les a faits pour vous, ils sont à se mettre à genoux devant. C’est vrai, on parle tout le temps de vous à la maison et comme vous devez pas être trop gâtée chez vos bonnes sœurs, j’étais sûre de vous faire plaisir en vous apportant une petite chatterie. Moi, ça me fait toujours plaisir de faire plaisir à ceux qui sont moins gâtés que moi. Je suis comme ça, que voulez-vous, on ne me changera pas. – Vous êtes vraiment trop aimable, répond Patricia d’un air de reine à qui un sujet présenterait un don grotesque et touchant. J’en prendrai un pour ne pas vous faire de peine, mais rassurez-vous, je suis très bien chez les Dames de la Rédemption.” Christiane déborde de pensées philanthropiques : “Même chez les pauvres il peut y avoir de beaux sentiments !” s’écrie-t-elle. Dans un grand élan généreux, elle clame :

14


“Moi, je ne suis pas raciste ! – Ah, vous n’êtes pas raciste, Christiane Tégumier ? réplique Patricia avec indignation. Eh bien moi, je le suis. Vous n’allez tout de même pas prétendre que les noirs sont les égaux des blancs. Une case est aussi belle que la Sainte-Chapelle, n’est-ce pas ? Et c’est un Zoulou qui a écrit le Discours de la méthode ?” Patricia ajoute une phrase dont certainement elle devra se confesser : “On n’a pas le droit d’être aussi bête”, dit-elle d’une voix non chantante comme d’habitude, mais rauque de colère. Et elle tourne le dos à sa camarade bien intentionnée. L’autre lle, Marie-José Lagrange, est plus garçonnière que les garçons. Ses cheveux couleur de serin sont déchiquetés au sécateur et xés à la colle forte. Dans le petit écran pâle qui semble dissimuler plutôt qu’être son visage, deux déchirures s’ouvrent sur un ciel usinier. Le cou sanglé d’un “gavroche” noir et tomate, la taille guêtrée de porc, les poignets entubés dans des cylindres métalliques alourdis de monolithes, dés à jouer, cornes, scalps et pinces à linge, les pieds embarqués dans des arches mi-phoque, mi-serpent, Jo Lagrange affronte la vie sur un air de boogie et avale les cocktails comme un condamné son petit verre. Elle presse dans ses mains enfantines malgré le vernis couleur de sang le monstrueux et magnique chignon de Patricia, élastique comme une balle. Patricia rit de sa chevelure, prétend qu’elle doit la laver au bois de Panama, la sécher avec une essoreuse, la démêler avec un peigne à carder et maintenir sa torsion par des nœuds de marin, renforcés de quelques douzaines de crampons. Jo crie d’une bouche archipeinte : “Pas de fausse modestie, lle de mon cœur. Tu le sais, que tu es vachement bien, ma petite Patatipatata. Si j’avais ce qui ne manque pas à mon père, je t’emmènerais à l’hôtel, foi de championne de judo.” Patricia répond sévèrement : “Votre grossièreté ne m’amuse pas, Marie-José. Tout le monde va croire que vous êtes une malade. Vous feriez mieux de réviser votre chimie. – Ce n’est peut-être pas hôtel h-o qu’elle a voulu dire, intervient le pitre Foujart, c’est autel a-u.

15


– Tu ne sais donc pas qu’il n’y a plus d’autels a-u, rétrograde ? lance X2. On les a supprimés faute de clientèle, ces hôtels de nième catégorie.” Tous s’intéressent à Patricia, l’admirent, la critiquent, la désirent, la raillent ou l’affectionnent. Seul Hervé Baselier, malgré ses seize ans, l’aime comme un homme aime une femme, c’est-à-dire avec l’avidité du collectionneur, l’obsession du maniaque, la simplicité de l’innocent de village et la résolution du criminel. On prépare Hervé au concours général de mathématiques, c’est dire qu’il est poète et compare sa bien-aimée à un cyprès, une église gothique, un génie des mille et une nuits, une pirogue dont la croix d’or serait l’ancre, à un secret, à un psaume et au parfum de l’œillet pourpre. Elle est une fée guerrière, une druidesse, un séraphin justicier, une déesse et un enfant qui vient de grandir. Le foisonnement de sa chevelure de paradis terrestre a sur les tempes des douceurs d’agneau noir. Hervé décide que le ancé de la jeune lle est un mythe destiné à écarter les importuns. Il voit en Patricia, sans la moindre simplicité, sa femme à jamais et la mère de ses enfants. Vient un inspecteur qui demande à mi-voix au professeur, en désignant du regard Mlle Delécluse : “Cette jeune lle bronzée comprend-elle le français ?” La burlesque question déclenche stupeur, colère, hilarité auxquelles, par égard pour Patricia, on donne libre cours autant que le permet la prudence. La jeune lle se lève nonchalamment et dit d’une voix caressante : “Monsieur, je ne suis pas seulement bronzée, je suis une négresse cent pour cent. Jusqu’à présent, j’ai fait mes classes à Port-Louis. Le français est ma langue maternelle.” Elle se rassied avec lenteur, au milieu d’un silence atterré. La classe ne pardonne pas à l’imbécile qui a offensé son fétiche, sa mascotte, son objet d’art. Seuls ses condisciples ont le droit de blesser Patricia. Hervé songe à envoyer sa carte (il n’en a pas) à l’inspecteur. Son amour pour la lle à la croix d’or est si immense qu’il imprime des traits africains à la légende et à l’histoire. Sa couleur d’ébène n’empêche point Patricia d’être à la fois Jeanne d’Arc et Marianne, Vénus et Marie. Elle est tout et toutes. Périsse le monde, Hervé parlera à sa souveraine. Cet élève remarquable établit un plan d’une précision toute scientique, qui otte

16


sur ses rêves comme une bouée de corps-mort sur un océan démonté. Il convient de réduire au maximum la part du hasard, de mettre toutes les chances de son côté et surtout de ne jamais reculer. Pour rentrer à sa pension, Patricia traverse le parc de la Sourdre. “J’ai une course à faire rue du Cheval-d’Arçon, lui dit Hervé d’un ton crispé. Nous pourrions faire route ensemble. – Si vous voulez”, répond Patricia sans dissimuler son déplaisir. Hervé fonce dans une analyse pédante et à peu près inintelligible des littératures dialectales. Patricia répond à peine, son visage se ferme de plus en plus, mais sa démarche est à son insu d’une grâce lascive. Tout son corps, malgré le triste carcan de drap, suggère la volupté. Ses vêtements vont s’évaporer et elle se mêlera à ces nymphes de bronze qui bercent des jets d’eau. Elle est sur le point de pénétrer au cœur d’un arbre, dryade, hamadryade. Je cueillerai deux de ces tulipes rouges et les glisserai derrière ses oreilles, serrures de la nuit. Le garçon et la lle sont seuls dans une allée resserrée et silencieuse comme une allée de cimetière. Il y a un banc verdâtre. Hervé dit (troisième point du plan) d’une voix saccadée : “Je voudrais bien que vous m’expliquiez la version latine pour la prochaine fois. Il y a une phrase où je nage complètement. – Je ne l’ai pas encore faite. – Ça ne fait rien, vous êtes forte, vous allez comprendre tout de suite. Asseyons-nous.” Patricia hésite une fraction de seconde avant de consentir. Elle dit avec un peu de vanité : “Vous n’avez pas le sens du ridicule. Vous faire expliquer Tacite par une négresse !” Hervé veut sortir son livre de sa serviette, mais il se produit un phénomène non prévu dans le plan : ses mains se jettent dans les cheveux de Patricia comme des oiseaux dans la vigne, il agrippe de toutes ses forces la toison lardée de piques. Son visage heurte un visage assez proche pour n’être que l’ombre du sien. Il ne voit plus, il est emmuré. Avec la certitude d’accomplir l’irréparable, il écrase férocement de sa bouche triste une bouche triste : cela s’appelle “premier baiser”.

17


Une terrible gie le rend à la vie : la jeune lle l’a frappé avec la vigueur d’un bûcheron qui lance sa cognée. La main noire laisse une main rouge sombre sur la joue rosée. Le geste s’achève en signe de croix. Négresse gie, signe de croix noir. Patricia court, s’enfuit, s’envole, disparaît à jamais derrière un massif de lauriers. Hervé reste seul sur le banc verdâtre avec un baiser, une gie et un signe de croix. Ce sont là ses biens désormais. Patricia marche dans la ville à longues foulées. Vous, ma joie, arrachezmoi à ceux qui m’environnent. Revenez, désiré des collines éternelles, et délivrez mon âme. De tout péché, de l’esprit de fornication, de la mort éternelle, du mépris de vos divines inspirations, délivrez-moi. Ma mère et ma patronne, je me jette avec conance dans le sein de votre miséricorde, tige à la eur divine, toison de Gédéon, rayon de miel de Samson, palmier de patience, cèdre de chasteté. Aux prières de Patricia se mêlent des pensées ricanantes : “baiser de nègre” et “nègre en chemise” sont des noms de gâteaux, “tête de nègre” un nom de couleur, de laide couleur. Mon nom est de fraîche date, je m’appelle Delécluse parce que mes grands-parents habitaient à côté d’une écluse. Delécluse, calembour, nom trop clair, fabriqué comme celui d’un enfant trouvé. Ha ha ha ! Le grand-père maternel qui s’était choisi pour patronyme Vercingétorix ! L’orgueil et l’amour de Patricia ne seront comblés, sa rancune contre elle-même apaisée que lorsque enn elle aura livré sa vie à celui qui seul la mérite. Elle ne peut plus attendre : demain sera la libération des esclaves. On ne vit plus reparaître au collège Patricia Delécluse. Le bruit courut qu’elle était tombée malade ou retournée à la Guadeloupe. Hervé Baselier travaillait ferme, maigrissait et ne disait mot. Au bout de quelques mois, Christiane Mantelon-Tégumier, ivre d’importance, annonça l’absurde nouvelle : la négresse avait pris le voile, là tout près, chez les Carmélites de la Palue. Un couvent de banlieue qui n’est ni beau, ni ancien, ni pittoresque ; une caserne de briques rouges, mal située, coincée entre des immeubles de rapport. “Une si belle lle ! Se faire béguine ! crie rageusement Marie-José. – Il en faut bien aussi des belles pour le Bon Dieu.

18


– Elle était bien pour une négresse, mais enn, c’était tout de même pas Miss Monde. – Les harems du Seigneur se sont donc enrichis d’une unité. – Papa griot et maman chocolat, y en a être venus pou prise voile lle mam’selle ?” Hervé suit chaque propos avec une extrême attention. Tout à l’heure, il se lèvera d’un air modeste et enverra son poing dans la mâchoire du plus spirituel. Hervé excelle en boxe ; on saignera convenablement et on dira en s’essuyant : “il était sérieusement mordu”. Son appartenance au beau sexe et son bon cœur ne protégeront pas Christiane : sous les regards complaisants de l’assistance et malgré ses cris, Baselier lui administrera avec un extenseur une étonnante raclée. En attendant, elle s’assied sur le bord de la fenêtre pour mieux dominer son auditoire : “Les murs de leur jardin sont beaucoup trop bas, ce n’est pas réglementaire, des maisons voisines on peut les voir. Elles jouent à des petits jeux, je vous assure, elles ne s’en font pas. – Infantilisme navrant, dirons-nous, plutôt que retour à la voie d’enfance. – C’est vrai, on les voit qui tournent en rond, il y en a une qui jette un mouchoir par terre, elles s’amusent à la chandelle, aux aiguilles de bois. Elles ont pas mal de récréations. – Est-ce qu’elles jouent à saute-mouton ? – Ainsi, ses cheveux crépus sont tombés sous le couteau du sacricateur ? – Mais non, voyons, ce sont ses cheveux qui ont coupé le couteau. – Son frais minois de cirage et son voile feront ton sur ton. On ne pourra plus voir si elle est de dos ou de face. – C’est vraiment une lle d’anthropophages : il lui fallait sa ration d’hosties. – C’était bien la peine d’être un crack en latin pour rabâcher toute la journée du latin d’église qui est, comme chacun sait, du latin de cuisine. – Oh mais, elle ne prie pas plus que ça, détrompez-vous. Elle fait la lessive, elle astique le plancher, elle butte les pommes de terre.

19


– C’est malin. – Elle fait ses coups en dessous, la matoise. – Pourtant, ça crevait les yeux qu’elle avait un tempérament du tonnerre de Dieu. – De Dieu, comme tu dis si bien. – Je me demande comment elle va s’en tirer. – Elle sublimera : il y a toujours un moyen de s’arranger. – Tu crois que cette primitive assaisonnée d’instruction et badigeonnée de christianisme fera une carmélite potable ? – Les autres la dresseront. – Mais au fait, toi, Tégumier, tu l’as vue ? – Oui, quelques minutes. Je vous garantis que j’ai eu plutôt peur. – Pourquoi ? – Eh bien, j’attendais toute seule devant la grille avec le rideau noir fermé et j’ai entendu des éclats de rire, des éclats de rire, des éclats de rire. Ils résonnaient et ils se rapprochaient. Jamais je n’ai entendu rire à ce point-là. Elle rit vraiment comme une sauvage, elle était déchaînée. – Déchaînée est certainement le mot juste pour quelqu’un de cloîtré à vie. – Le rideau s’est ouvert. Moi, ça m’a fait un choc de la voir toute changée dans son espèce de capuche blanche. Elle continuait à se tordre, elle avait vraiment le fou rire, ça jurait avec son costume qui autrement ne lui aurait pas été trop mal. – Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? – Presque rien. Entre deux éclats de rire, elle m’a demandé pardon pour les méchancetés qu’elle m’avait dites. Elle souhaite le bonjour à tout le monde. Oh, j’oubliais le principal, elle m’a passé sa croix entre les barreaux. Tiens, Marie-José, elle te la donne.” Jo hausse les épaules et accroche la croix à son bracelet, entre un dé à jouer et un crabe. “C’est tout ce qu’elle t’a dit ? Aucune envolée mystique ? Pas de monacale effusion ? – Penses-tu ! Au contraire, elle m’a dit avec enthousiasme qu’avec l’eau de vaisselle et les épluchures on arrivait à nourrir…

20


– Quarante petits orphelins posthumes, adultérins, incestueux, sourdsmuets, analphabètes et calvinistes. – Que tu es bête ! Un cochon. – Cochon, moi ? – Oui, je me tue à te dire qu’elles engraissent un cochon, imbécile. – Cette soigneuse de porcs et aspirante à la vision béatique a sans doute reçu le nom de sœur Patricia du Vaudou ? – Les parents, soit dit en passant, ont été vraiment bien inspirés de donner à leur bébé réglisse un nom aussi courant, simple et modeste que Patricia. – Il n’y a plus de Patricia. Elle s’appelle sœur Sainte-Espérance.”



Œil vert, œil bleu

Alors que le couple Godron-Mèchevin dînait, la vieille bonne, Flavienne, t irruption, prononça deux mots incompréhensibles puisqu’on n’attendait personne : “C’est mademoiselle.” Et s’effaça pour laisser passer une adolescente inconnue aux cheveux couleur de amme, aux yeux vairons et vêtue d’une robe vaporeuse dans les tons changeants. La jeune lle t une profonde révérence. Hubert Godron-Mèchevin rougit jusqu’aux yeux, ce qui ne lui était pas arrivé depuis une vingtaine d’années, et les lèvres de sa femme se mirent à trembler. “Je suis désolée d’être en retard, dit la singulière créature d’une voix mélodieuse. – Ça ne fait rien, dit Flavienne. La part de mademoiselle est au chaud.” Hubert leva très haut ses épais sourcils et Cécile se prit à pétrir nerveusement sa mie de pain. Flavienne avança une chaise entre les deux époux et déposa devant la non-invitée une assiette de vieux Limoges, les couverts de vermeil et un verre de cristal tirés du service des grands jours. Les yeux du cadre supérieur lui sortaient de la tête, son épouse ferma à demi les siens. Flavienne revint avec un triangle de vol-au-vent. “Oh merci ! s’écria la jouvencelle en sautant au cou de la servante qui se laissa embrasser sans embarras. – Vraiment… dit M. Godron-Mèchevin. J’aimerais… J’aimerais bien… J’aime… – Nous expliquerez-vous ?”, demanda Mme Godron-Mèchevin. Au lieu de répondre, l’inconnue détacha du bout d’un ongle orange le couvercle de pâtisserie de son vol-au-vent, d’où s’envola un becgue à la longue queue. Direct comme une èche, il alla se percher sur le lustre, puis se mit à voltiger çà et là.

23


“Vous êtes prestidigitatrice ? demanda Hubert. – À peine, répondit l’énigmatique convive en tendant vers l’oiseau un grappillon de raisin prélevé dans le compotier. – Voulons-nous passer au salon ?”, balbutia Cécile. Coup de foudre, constatait, comme s’il s’agissait d’autrui, le numéro deux de la Mondial Oil Company en Europe. Ainsi, ce phénomène invraisemblable existe bel et bien. Les Godron-Mèchevin s’installèrent chacun dans son fauteuil à un coin de la cheminée. La presque prestidigitatrice s’assit en tailleur à leurs pieds sur une peau d’ours qu’elle caressa affectueusement. “Qui êtes-vous, mon enfant ? demanda Hubert. – Je ne me suis jamais posé la question. – Mais moi je vous la pose, si vous permettez. Quel est votre nom de famille et que faites-vous dans la vie ? – Mon nom de… ? Je m’appelle Grâce.” Elle a un sourire d’ange de Reims, pensa le quadragénaire bouleversé. Sourire d’une innie malice, sans qu’on sache s’il faut donner au terme un sens léger ou inquiétant. Grâce se leva et dit : “Il faut que je vous quitte.” Sur le seuil, les deux époux suivirent des yeux l’adolescente. Elle s’éloigna sous les arbres de l’avenue d’une démarche presque aérienne. “Elle doit être échappée d’un établissement psychiatrique, dit Cécile. Le becgue, au fait, qu’est-il devenu ? Flavienne semble à tu et à toi avec cette… cette aventurière.” Le lendemain, la maîtresse de maison demanda à la servante : “Vous semblez en très bons termes avec l’énergumène qui est venue hier soir ?” La bonne se mit à chantonner : Œil vert voit le ciel ouvert Œil bleu a pitié des malheureux.

24


“Qu’est-ce que vous racontez ? – C’était dans mon jeune temps pour jouer à chat-volant. – Qu’est-ce que c’est que ce jeu-là ? – On volait, pour ainsi dire, révérence parler. – Vous voulez dire en l’air ? – Dame !” Hubert glissa un billet dans la main de Flavienne en disant : “Vous en savez plus que vous ne voulez bien le dire. – Qu’est-ce que je pourrais bien savoir, monsieur ? – Vous êtes de mèche. – Je ne suis de mèche avec personne, même pas avec moi.” Cécile, je lui offre une croisière, tour du monde et d’ailleurs, projetait son mari. Posséder la belle enfant égale posséder l’univers. Après un déjeuner d’affaires, il alla s’asseoir sur un banc du parc voisin. Un attroupement le t s’approcher. À trois mètres de haut, sur une corde tendue entre deux marronniers, un arlequin dansait, cabriolait, pirouettait, faisait le saut de carpe, les ailes de pigeon, le double saut périlleux, le grand écart. Il était coiffé d’un serre-tête noir, le visage couvert d’un masque blanc. Une voltige t tomber le serre-tête, libérant un tourbillon de mèches amboyantes. Le baladin ôta son masque, promena sur l’assistance le double regard de son œil bleu, de son œil vert, sauta sur le sol, presque dans les bras d’Hubert, et s’enfuit. Son adorateur essaya de la poursuivre, malgré l’étonnement des promeneurs. Sans prendre d’élan, Grâce sauta, les jambes en ciseaux, par-dessus la palissade d’un enclos indiqué comme “Interdit au public” : Hubert contourna le terrain, découvrit sa bien-aimée dans l’aire des enfants, debout sur une balançoire qu’elle faisait monter de plus en plus haut. La balançoire t un tour complet : Grâce fut projetée dans les airs où elle nagea avec aisance. Bientôt elle n’apparut plus que comme un point brillant. Hubert se précipita à l’entrée de l’aire de jeux, où la préposée l’arrêta : “Les grandes personnes ne sont pas admises. – Ma lle, costumée en Arlequin, se balançait sur la grande balançoire. Il est arrivé un accident.

25


– Il n’arrive jamais d’accident. Tous les appareils sont de sécurité. – Ma lle a été projetée. – Votre lle, mon œil, vieux cochon. Vous feriez mieux de ler avant que j’appelle un gardien.” Le numéro deux de la Mondial Oil Company s’éloigna en pensant : “Mon arlequin, ma sylphide et mon tout, je te retrouverai.”

“Flavienne est fatiguée, dit Hubert à sa femme, je vais la conduire dans son patelin. Moi je séjournerai dans un hôtel de la région, j’ai besoin de détente.” Cécile ne répondit que par un soupir.

Assise à l’arrière, Flavienne risqua une plainte : “Monsieur conduit à tombeau ouvert. Il est pourtant toujours temps de mourir.” Hubert ralentit en pensant : “C’est peut-être vrai que je cherche l’accident par crainte de ne pas trouver Grâce.” “Monsieur ne va pas bien aimer notre campagne, reprit la servante. N’y a rien, pour dire. – Ce qui m’intéresse, c’est les sources. – Macache, on n’a plus que l’eau des tuyaux, calcaire comme tout. Les casseroles en tiennent une couche. – Je parlais au guré. Œil bleu, œil vert. Chat-volant. – À présent qu’ils sont de cujus, peut-être qu’ils en savent plus long mais ça m’étonnerait.”

Questionné sur chat-volant dans le parloir du presbytère, le curé répondit avec réticence :

26


“Il y a peut-être eu quelques petits phénomènes de lévitation parmi les enfants du village autrefois. Les enfants les moins évolués, notez bien. – Et les comptines ! Œil vert œil bleu plaît à Dieu. Ou plutôt : les amoureux sont malheureux par l’œil vert et par l’œil bleu ? – La version exacte est : Œil vert toujours espère. Œil bleu va-t-à Dieu. Œil vert sauve Lucifer. Œil bleu fait mieux. Ce qui n’a d’ailleurs pas grand sens.”

Le maire, vieillard sans âge, était assis au coin d’un feu de brandes. Il répondit aux questions de son visiteur par un rire toussotant : “Vous faites fausse route. On fait toujours fausse route. De vraie route n’y a point. Y a même pas de route du tout. Pas besoin de route. Pourquoi se déplacer ?” Le feu s’éteignit. Le bonhomme semblant sommeiller, Hubert se retira sans prendre congé et pensa : “Peut-être a-t-il dit que point n’était besoin de chemin parce que je touche au but.”

Godron-Mèchevin s’assit avec la jeune institutrice sur un banc, dans la cour de récréation, après la classe. “Vous connaissez ces formulettes sur l’œil bleu, l’œil vert ? – Que les yeux soient verts, bleus, bruns ou noirs n’a aucune espèce d’importance. Je serais incapable de vous dire la couleur des yeux de mes élèves, mais leurs aptitudes je les connais comme ma poche. – Chère mademoiselle, dit Hubert, vous avez une bien charmante robe, mais elle n’a pas de poche.”

27


Le pensionnaire de l’hôtel Bellevue longeait un sentier où un petit garçon coupait de l’herbe pour les lapins. Il marmottait une fabulette où Hubert crut distinguer les mots : Aie l’œil ouvert Pour la grâce qui passe. “Tu veux répéter ce que tu récites là, je te donnerai quelque chose.” Pour toute réponse, le gamin la au grand trot avec son sac d’herbes. Au-dessus d’une aque, une libellule bleue et une libellule verte se poursuivaient, en un pas de deux aérien. L’une est mâle, l’autre femelle, se dit Hubert, mais je ne me souviens plus… Une douleur fulgurante le précipita à genoux. Aussitôt le contact du sol le t se sentir moins mal. Avec précaution il s’allongea. Son cœur lui faisait l’effet d’un soleil en éruption d’où irradiaient des èches. Il essaya de presser une main contre ce muscle, mais il n’était plus maître de ses mouvements. Revoyant le sourire ambigu qui lui avait tourné la tête, il pensa avec un rien d’humour : “Terrassé par l’ange de Reims” puis “Rien n’est vain”. Ses ongles griffèrent la terre comme pour s’y enraciner. Ses paupières, les coins de sa bouche remontèrent, donnant à son visage massif une expression semblable à celle de la statue ailée.

Chemin des Vœux-Boissard Les Grignes par Saint-Bonaventure-de-Vasteuil Madame, Je prends la plume pour une bien triste corvée. Le bon Monsieur que Madame aimait tant et qui le lui rendait bien est décédé. On a entreposé

28


Monsieur dans le caveau où est enterrée la famille Pigart qui veut bien. Le menuisier avait une bière prête comme par un fait exprès pour le maire qui n’est pas mort. Monsieur porte son costume de chasse, c’est regrettable pour un défunt, mais il n’en avait plus d’autres, ceux de Bellevue lui auront barboté. Je me suis permis de faire dire une absoute. Attendant des instructions pour les obsèques, je prends la liberté de présenter à Madame mes sincères condoléances. Votre dévouée Flavienne Baillart

Cécile essayait de lire la lettre exprès. Avant même d’avoir compris, elle sentit, aussi irrépressibles que les règles, ses larmes couler avec une lourdeur de caillots. Elle relut la missive calligraphiée comme une page d’écriture, se vit dans la glace, une feuille de papier tremblant dans la main et le visage décomposé, étranger. Par la fenêtre ouverte, un chat roux bondit dans la pièce et vint se frotter contre ses jambes en ronronnant de façon assez singulière. Malgré sa peine, Cécile se pencha pour le caresser et s’aperçut qu’il avait un œil bleu, l’autre vert. Une formulette lui vint aux lèvres : Œil bleu va-t-à Dieu. Œil vert sauve Lucifer.


30


L’arbre aux mots

“Pour toi, quel est le plus beau mot de la langue ?”, demanda, tout en feuilletant le dictionnaire, Ariel à sa sœur Stéphanie qui, à l’autre bout de la table, dessinait la carte de l’Afghanistan. L’adolescente pensa “amour” et s’écria : “Solidarité !” “Tu n’as rien compris, comme d’habitude, dit son frère. Le sens est bien, pas le son. C’est long et lourd. Brou et brume, par exemple, voilà des mots qui font plaisir à l’oreille. – À l’oreille peut-être, à tes oreilles décollées. (Haussant les épaules, le garçon posa les mains sur ses oreilles, pourtant déjà dissimulées par ses longs cheveux ottants, en contraste avec la coupe sauvage à laquelle s’étaient soumises les mèches de sa sœur.) Mais ils ne font pas plaisir à l’esprit. – Ne parlons pas des absents. Du grand absent. – Pauvre idiot, crois-tu que je serais contente d’avoir les doigts tachés de brou de noix ou d’être perdue dans le brouillard ?” Amorçant un compromis, Ariel pontia : “Pour qu’un mot soit vraiment réussi, il faut la signication, d’accord, mais aussi la musique. Arbre, arbrisseau, eur, givre, aurore, quelles merveilles dans la gueule et dans l’imaginaire ! Vraiment le R donne de l’air et le L a des ailes.” Après un match où le frère et la sœur se lancèrent des vocables délectables comme on jouerait au ping-pong : “Fifre ! – Folie ! – Source ! – Sourdre !”, ils nirent par convenir que le terme le plus magnique du français était “Noël”, sons ouverts et suspendus, nom propre et commun,

31


fête et cri de joie séculaires. Peut-être tombèrent-ils d’accord parce qu’on se trouvait à quelques jours du 25 décembre. “Dommage que Paul et Virginie (c’est ainsi que le garçon et la lle, par l’effet d’une indulgence mitigée, désignaient leurs parents. Quand tes-père-et-mère-honoreras ne s’entendent pas, les enfants souffrent horriblement, mais si les époux restent épris l’un de l’autre, s’ils se laissent prendre en agrant délit d’étreintes, leur progéniture crève de jalousie. Pour Ariel et Stéphanie, la vie amoureuse et sexuelle devait commencer à treize ans et se terminer avant la quarantaine. Stéphanie ne permettait pas à sa mère les décolletés trop profonds et Ariel dissuadait son père de faire du jogging. Leurs parents ne savaient pas vieillir), bien dommage que Paul et Virginie ne veuillent pas faire d’arbre pour l’Idiot (surnom décerné à leur petit frère Julien parce qu’il était toujours le premier de sa classe). – Hypocrite, immature et puéril, tu en voudrais bien un pour toi, de conifère, oh pardon Nini, de ifère.” Les injures faisaient partie pour les deux jeunes de l’étiquette ; c’était un rituel, une pudeur, un défoulement. L’agressivité entre frère et sœur est une défense contre l’inceste. “Débile. Tu n’en voudrais pas, d’arbre, toi, peut-être ? – Paul est fauché, Virginie à sec et nous sans un.” Gaspard Louvetier était cadre moyen à la Sheperd’s Floyd in France et sa femme Magali, née Brune, bibliothécaire au Temps retrouvé. Ils réussissaient à vivre la première quinzaine de chaque mois au-dessus de leurs moyens, et la seconde au-dessous. Magalie commençait toujours par faire des comptes, à un bouquet de persil près, mais ne tardait pas à renoncer en disant : “L’ination galope si vite qu’on a beau se dépêcher, elle vous rattrape.” “La schizophrénie est le charme des femmes”, murmurait Gaspard. Dans la salle de séjour qu’ils monopolisaient, sa lle traçait d’un crayon incertain le cours de l’Amou-Daria tandis que son ls continuait à épiloguer : “Noël, bon, parfait, alléluia, bravo, chapeau, mais c’est quand même la n du mois.

32


– Un sapin toto nudo toto crudo, au marché c’est bon marché, surtout s’il est moche. – Un laissé-pour-compte ? Il faudrait le camouer. Si seulement tu n’avais pas fracassé les boules de l’année dernière et balancé les anges. – Si seulement tu n’avais pas paumé les étoiles et brûlé les bougies jusqu’au trognon. – Si tu n’avais pas laissé l’Idiot faire un lasso avec les guirlandes pour capturer des chevaux sauvages. L’appartement n’est quand même pas une pampa. – On pourrait décorer un arbre avec rien. – Ce serait dans nos prix, mais je vois mal… – Comme toujours. Mentalement, tu es une taupe. – Bref ? – Les mots. Tu fais assez de foin avec les mots. Ils pourraient garnir, orner, enluminer, illuminer notre arbre. Des mots faits par nous. – Comment pourrions-nous. Ils sont déjà tout faits. – On les écrira en lettres magniques, peintes, scintillantes, métallisées, découpées dans du carton, du contre-plaqué, des emballages. Des lettres gigantesques, minuscules, gothiques, design, tout ce que tu voudras. Des mots cadeaux. – Exemple ? – Ils devront, en plus de leur musicalité, s’appliquer à des trucs désirables. Tel ou tel sera destiné spécialement à chacun de nous.” On s’affaira. L’Idiot fut rudement réquisitionné pour participer à l’élaboration de la surprise qui l’attendait : “Colle, mon bonhomme, peinturlure et ne fais pas de bavures. – Et pourquoi je me livrerais à ce travail de jardin d’enfants ?, demanda l’Idiot, qui venait d’avoir huit ans. – Tu n’as pas besoin de comprendre. Obéis. – Et pourquoi je vous obéirais ? – Pour pas qu’on te casse la gure. – Ah, si vous me prenez par les grands sentiments.” En fait Julien, petit garçon transcendant, avait deviné de quoi il retournait, mais jugeait plus amical de feindre l’ignorance. De ses mains encore

33


menues, il coloria des alphabets volants tout en se récitant à voix basse le dernier tercet du sonnet des Voyelles : “O, suprême Clairon plein de strideurs étranges, Silences traversés des mondes et des Anges : O, l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !” “Tout à fait les yeux de maman, se dit-il. Ils ne sont pas bleu sombre comme croient les gens qui ne font pas attention, ils sont violets comme les pensées qui ne sont pas chaudron. Riri et Nini ont raison d’appeler maman Virginie, elle est sûrement vierge. Les hermaphrodites se marient avec eux-mêmes, l’enfant d’une femme peut grandir dans le ventre de quelqu’un d’autre et, chez les hippocampes, c’est les mâles qui sont femelles.” Les deux aînés s’étaient réservé la tâche d’assembler les lettres en noms qui ressembleraient à l’objet désigné. Personne ne peut nier que le mot “maison” n’a pas du tout la même touche qu’une maison, mais un poète s’était aperçu que “locomotive” était le portrait tout craché d’une locomotive. Le but d’Ariel et Stéphanie : trouver des mots-locomotives. Eh bien, ils ont réussi. Les fruits de leurs efforts, dissimulés dans un coufn, n’attendent plus que d’être accrochés à l’arbre. Quel arbre ? Il n’y en a pas. Il ne saurait y en avoir sans espèces sonnantes ou crissantes, à moins de recourir à quelque déracinement dans un parc public, vol chez un euriste ou mendicité dans le métro. “Couper des sapins de Noël, c’est mal, dit Ariel, faisant de nécessité vertu écologique. Fabriquons-en un. – Fabriquer un arbre ! s’indigna Stéphanie. Ce ne serait pas un vrai. Quelquefois on se demande si tu ne deviens pas fou. – Il ne singera pas les arbres de la réalité. Ce ne sera pas une essence, mais une quintessence. – Je serais curieuse de voir. – Tu vas faire plus que voir, tu vas m’aider.” Une tringle disparut, suivie de près par l’ombrelle japonaise de Virginie. Elle et Paul se virent interdits de séjour dans le séjour. Des serpentins verts serpentèrent çà et là. Une caisse fut métamorphosée en potiche par

34


la grâce de quelques dragons et d’un pont suspendu. Le sable des grèves, dérobé sur quel chantier ? gravit les cinq étages et se déversa Dieu sait où. Des portes s’entrouvrirent et se refermèrent aussi sec, des imprécations s’étouffèrent, des coups de pied s’échangèrent sous la table familiale, tandis que l’Idiot imperturbable discutait avec son père des quasars. 24 décembre au soir : Paul enchemisé de eurettes, Virginie pantalonnée d’or et Julien arborant un tee-shirt à l’efgie de deux léopards luttant, furent introduits dans le living par Ariel et Stéphanie endimanchés respectivement de plastique cerise et de plastique azur. L’ombrelle ouverte, surgissant d’entre les dragons, portait, suspendu à chacune de ses pointes, un vocable aux caractères amboyants ou suaves. “Pas mal, laissa tomber Paul, ce qui, dans sa bouche, était le comble de l’approbation. – J’adore, déclara Virginie. – Vous voyez, dit l’Idiot à ses parents, Riri et Nini ne sont pas si bêtes que ça.” La mère reçut dans ses mains en coupe les mots fourrure, iris, psyché. Le père rangea dans son portefeuille le jour, le sol, le feu. Julien eut droit à un koala, à un wigwam, à un zèbre. Les deux aînés se donnèrent l’un à l’autre un quatuor, un western, la lumière – un rire, une yeuse, une drupe. “Comme dans les pièces du temps de Shakespeare, apprécia Gaspard Luvetier. Le décor se composait d’écriteaux : Ici forêt. Ici château. – N’est-ce pas ? exulta Ariel. Ce ne sont pas de ces cadeaux bassement réalistes de la société de consommation. – Quelqu’un a écrit, dit Magali, que le mot chien n’avait jamais mordu personne et que personne n’avait jamais couché dans le mot lit. C’est selon. Une fois satisfaits les besoins élémentaires, certains mots peuvent apporter la joie. – Oh oui, approuva l’Idiot. Valéry a bien dit qu’on ne faisait pas les poèmes avec des sentiments, mais avec des mots. – On devrait quand même bien passer à table, grogna Ariel.

35


– Oui, approuva Gaspard, votre mère et moi nous avons préparé un râble de lièvre à la crème et aux morilles. – Tant de R, ce sera vachement savoureux. – Il faudrait boire du xerxès, dit Julien. – Xérès, mon pauvre ami. Tu en es à prendre le roi de Perse pour un vin andalou, on a bien raison de t’appeler l’Idiot. – Comme c’est par antiphrase, je suis d’accord”, répondit l’enfant.


Drupe

Dès mes premières années, la famille me surnomma Drupe, à cause du noyau dur qu’elle croyait déceler en moi. Ils peuvent parler : Grand-mère, sorcière obèse qui t fortune dans le commerce des cuirs et des peaux, possédait un ange qu’elle avouait sans vergogne avoir pétrié sous une source pétriante. Tels étaient ses loisirs : elle séchait les eurs, empaillait ses proies, taupes, lièvres, choucas, tapait les poires, plastiait les lettres d’amour, détourait les photos et changeait en pierre la douce terre cuite. Talonnée par la mort, il lui fallait tout faire durer, fût-ce sous la plus hideuse carapace. Elle aurait certainement aimé pouvoir s’empailler elle-même. Mes parents, macache. Suis posthume. Comble de déveine, j’ai trouvé le moyen de coûter la vie à ma mère au moment précis où elle me la donnait. En revanche, suis nantie de cinq oncles Vendredieu qui gagnent leur vie comme le nom l’indique. Mon enfance morcelée s’est passée tour à tour chez chacun qui, l’un dans l’autre, retombait sur ses pieds ou sur ceux de son frère : du premier de l’an au mardi gras, dans la maison d’Octave qui habite le 93. Jusqu’à Pâques dans le pavillon d’Adéodat et Fatime, à Saint-Maur-des-Fossés. Jusqu’à la Pentecôte, Écluse n° 6, dans le Nord, chez Abel, Aimée, Ulysse, Urbain, Balbine et Micheline. L’année peu scolaire se terminait quai des Antilles, dans l’appartement de ClémentGermaine et Bérénice, leur unique. À la fois si anglomanes et si humbles qu’ils avaient prénommé leur chien Master. Des vacances je ne dirai rien : ineffables, parmi des inconnus. Ma famille déclarait à qui voulait l’entendre qu’elle se sentait bien dans sa peau. L’expression n’a pour moi aucun sens. C’est dans la peau des autres que je me trouve bien, qu’il s’agisse d’un pelage, d’un plumage

37


ou d’une écorce. Quand les vaches broutent une herbe verte et juteuse, l’eau m’en vient à la bouche. Leurs robes blanches et noires sont des tests de Rorschach, où je lis mes âmes. Parfois elles allongent le cou sous les barbelés pour déguster l’herbe du chemin, pareille à celle de leur enclos, mais qui a goût de liberté. Le vol immense d’un papillon, un grand élan vers l’est, un grand élan vers l’ouest, enn très haut, verticalement, à perte de vue, m’entraîne à ses côtés, grisée d’altitude. L’envergure des corbeaux est étonnante : ils sont grands comme des poules naines. Il fait bon s’abattre sur les labours, y déterrer sa pitance. Je réponds d’une voix croassante à la voix humaine du coucou. Ce n’est pas pour rien que les enfants crient “Chat !” à l’instant de la victoire, presque de la métamorphose. Quant à moi, je fais mes griffes sur les troncs ou je pétris doucement le foin. La famille désapprouve ces identications et préconise le quant-à-soi. Le quant-aux-autres me paraît plus captivant. La famille voudrait que je garde mes distances. Quelles distances ? Vingt centimètres comme entre les choux-raves, trente comme entre les choux cabus, soixante comme entre les choux rouges ? Soixante-quinze centimètres comme entre les artichauts ou même, comble d’éloignement, un mètre comme entre les cardons ? À ce propos, j’ai appris que tous les membres de la famille contenaient 90 % d’eau, ce qui ne m’étonne pas. Qui qu’en grogne, j’ai mystiquement épousé l’arbre foudroyé et euri au fond du pré. Bérénice Vendredieu, si snob, déclare qu’il ne peut s’agir que d’une union morganatique. Moi je crois que c’est l’arbre qui se mésallie. On me reproche de me commettre avec l’araignée Aurélie, créature mystérieuse qui me regarde xement pendant des soirées entières, et disparaît comme elle était apparue, aussi sec. La famille voudrait me faire hospitaliser, heureusement, grâce à maintes années de travail acharné comme représentante en almanachs au fond des campagnes, j’ai pu me faire construire dans le riant 85 un petit chez-moi qui tient à la fois du nid et du terrier, avec plusieurs issues. Au jardin, crucifères, tubercules, racines pivotantes et bulbes me permettent d’envisager l’avenir sans angoisse, bien que je répugne à sacrier

38


ces vies paisibles. À la Caisse d’Épargne, une somme rondelette n’attend qu’un mot de moi, le dernier, pour m’assurer des obsèques sinon décentes, du moins plaisantes. Ma place est retenue au cimetière des Nèes. L’ange pétrié de Grand-mère trouverait avantageusement place sur ma tombe, s’il ne s’était égaré dans quelque foire aux puces. Je désire être inhumée avec ma blouse gorge-de-pigeon, ma jupe lilas, ma veste prune, ma cape bleu nuit, mes souliers feuille-morte, mon collier de graines et mon passe-muraille. Je lègue mes instruments de jardinage au cantonnier et mes livres au facteur, sauf le Dictionnaire Universel qui sera placé entre mes mains.



Le vice sacré et son voyeur

Assise à une table de café, une jeune personne qui semble dénuée de toute coquetterie, avec ses cheveux dans le cou, son écharpe enroulée comme si elle avait mal à la gorge, sur la tête une sorte de poêlon, penche son visage attentif vers le livre qu’elle maintient ouvert de la main gauche, enserrant du bout des doigts le texte sans doute déjà lu, tandis que l’index de sa main droite suit les mots, à mi-hauteur de la page. Extrême concentration et geste enfantin de qui saurait à peine déchiffrer. Ouvrage en langue étrangère ou peut-être la lectrice est-elle étrangère ? Cette créature austère et mystérieuse se croit sans doute enfermée dans la solitude protectrice des lieux publics ; pourtant, tout près, presque à la toucher, penché sur elle comme elle est penchée sur son livre, quelqu’un lit avec elle, en même temps, ou essaye. Il porte des lunettes d’intello, un mince sourire fait remonter ses lèvres minces. En équilibre sur sa main gauche, un plateau attend qu’il ait rassasié sa soif de culture. C’est un garçon de café mais aussi tous ceux qui participent avec une émouvante indiscrétion au festin des mots écrits, Charlot faisant siennes, par-dessus l’épaule d’un camarade, les émotions provoquées chez celui-ci par une missive sûrement très personnelle, jusqu’à ce que le destinataire s’aperçoive du procédé, s’indigne et que Charlot se résigne à regarder ailleurs. Si le camarade avait été un saint, il aurait partagé la provende affective puisque, paraît-il, nous sommes tous frères. Que lis-tu, ma belle enfant, dominée par le regard de l’ofciant au manuterge, à la patène et aux burettes ? Que lisait cette dame clocharde, sous ses noirs oripeaux, sous un pont de Paris, dans ce gros ouvrage toilé de noir ? Nous ne saurons jamais non plus ce que Jésus, en face de la femme adultère, écrivit du doigt sur le sable.

41


Pas davantage ce qu’enseignait le petit livre ouvert donné à saint Jean déporté dans l’île de Patmos par l’ange coiffé de l’arc-en-ciel, vêtu d’un nuage, au visage de soleil, aux jambes de feu et qui t le grand écart, le pied droit sur la mer, le gauche sur la terre. Cet être surnaturel ordonna à l’apôtre de dévorer le petit bouquin, non au guré comme les adeptes du “vice impuni” mais physiquement, d’où un goût délicieux dans la bouche, suivi d’un mal d’entrailles, comme avec certains médicaments enrobés de sucre. Bien qu’il s’agisse d’une histoire mythique, on aurait aimé que le donataire lise son cadeau avant de l’avaler tel un message compromettant. La lecture s’allie si diversement au for intérieur qu’un incroyant se convertit au catholicisme après avoir lu Gide et que les Pensées de Pascal, écrites à la gloire de la religion, furent mises à l’index. N’importe, tout plutôt que l’expression consternante “perdre son temps à lire”. À l’évidence, la jeune cliente de café absorbe, sous l’œil du garçon, qui en parlera sûrement chez lui ce soir, une substantique moelle.


Dieudonné

Ils m’appellent Gabriel mais je m’appelle Dieudonné. Mon vrai nom c’est Dieudonné, j’ai été donné ou prêté par Dieu à mes nourrisseurs, un homme et une femme qui se disent mes père et mère. Ma famille c’est Dieu, mon père ma mère, mes frères et sœurs, c’est Dieu. Mon patron c’est Dieu, je n’ai de comptes à rendre qu’à Lui. Mon seul copain c’est Dieu. Quand je le quitte c’est pour mieux le retrouver. Il est dans l’air, sur, sous terre, dans mon bol, dans le tiroir, dans mon cœur et mon ventre, alouette qui me tombe toute rôtie dans la gueule. Je ne bande que pour toi, mon Dieu. Ils disent qu’on est la famille Delormeau. Tintin, ma seule famille c’est toi, avec toi je joue, je couche, je dors, je travaille en travail assisté. Cartonnages. Avec toi je cartonne, tu m’aides. Je suis ton frère, ton jumeau, ton clone. Les autres, les gens, ils sont nés par coït. Par inceste puisqu’on est tous frères. Toi tu m’as fait par ta seule volonté, ton désir que je sois et je fus, je suis. Dieu, Dieu, Dieu, je pourrais écrire ton nom toute la vie. Je vais en forêt avec le groupe et je tombe sur toi, les arbres dont tu es le cœur, les champignons dont tu es le thalle. Mon trésor, tu m’as rêvé, pondu, couvé. Tu me crois quand je te chuchote que je t’adore ? Je mens tout le temps mais à toi, mon seul, mon unique, je réserve la vérité qui est une petite lle nubile et nue sous la pluie de mes larmes. Tu es un animal et je suis zoophile, zoolâtre. Ils me montrent un berceau pour me faire croire que j’étais petit, que j’étais à eux. Je n’étais jamais petit, je n’étais jamais à eux.

43


Me voilà jeté n’importe où, chez n’importe qui. Je suis un accident, voiture, moto, guerre, femme ? Renvoyé de l’école mais c’est moi qui ai renvoyé l’école, parce que je marquais Dieu sur tous mes devoirs. J’ai raison : les pays sont à Dieu, c’est pas nous qui pleuvons, neigeons, ensoleillons. On dit les maths conduisent à Dieu mais elles sont déjà lui. Les parallèles se rejoignent à l’inni et où se trouve l’inni ? En Dieu, pardi. On a essayé de me mettre en apprentissage. Pour apprendre quoi ? Je ne sais pas. Je chantais Deus meus, Dominus illuminatio et Lucis creator. Les autres ont dit “Laisse tomber Dieu” mais il rebondit. Les autres ont dit qu’ils pouvaient plus me piffer. M’ont biffé. Les cartonnages, je n’arrive pas à plier où ils veulent. Ils disent “Suis le pointillé” comme les ci-devant qui s’indiquaient autour du cou. Ils disent qu’on est des petits mentaux. Pourquoi petits, pourquoi manteaux ? Moi je me voudrais la chemise de Dieu pour être sur son cœur mais il est nu. Bien sûr Dieu est un salaud avec ses éruptions volcaniques et tout. Nous quand on a des éruptions c’est seulement sur notre peau à nous. Dieu a la folie des grandeurs ; il faut que jeunesse se passe mais est-ce que ça ne serait pas plutôt une retombée en enfance ? Je ne t’en veux pas, mon trésor, mon ls, tu es comme tu es. Tu es, un point c’est tout et ça suft. Thérèse a raconté que tu lui avais dit : “Tu es celle qui n’est pas.” Il ne se serait jamais risqué à me lancer une vanne pareille qui se serait retournée contre lui. Des fois il devient grossier, il me traite de vermine, pourriture, excrément mais je ne t’en veux pas puisque c’est vrai. On dit “Les desseins de Dieu sont impénétrables.” Moi je les pénètre très bien. Il s’amuse. N’a pas tort de prendre du bon temps, avant que les Temps ne soient accomplis. On m’enle des frusques. Elle dit “Aide-toi un peu”, elle n’ajoute pas “Le ciel t’aidera”. Bien sûr le ciel n’a rien à cirer de mes godillots mais quand même je réclame :

44


“Vas-y, tu vois bien que je ne peux pas.” Il ne veut pas comprendre. J’hésite : rester dans le dérangement ou rentrer dans le rang. Il paraît que je coûte cher à la France mais elle fait bien de se payer quelques petites frasques. Je suis un extra. Qu’en dit Dieu ? Je ne comprends pas ce qu’il marmotte. Est-ce qu’il hiberne comme elles ? Oui, tout le temps. Exprime-toi clairement. Il ne peut pas, c’est-à-dire qu’il ne veut pas. On est le Tout-Puissant, oui ou non ? Oui non, fait-il entre ses crocs. L’homme et la femme sont venus : “Mon chéri, nous ne t’abandonnerons jamais.” Si, abandonnez-moi, je suis fait pour ça, je suis là pour ça. Je demanderais à Dieu, il me ferait réussir mais je ne vais tout de même pas le prier pour des boîtes en carton. Le moniteur dit : “Allons voyons, fais un effort, regarde tes camarades, ils y arrivent.” Arrivent à quoi ? Ça y est, je suis viré de l’œuvre. Ils disent : “Tu ne sais rien faire de tes dix doigts.” Dix ? Je compte pour vérier. Oui mais il faut peut-être retrancher pour les retenues. On dit “la main de Dieu”, on ne parle jamais des doigts. Est-ce que les doigts de la main sont les moutons de la nuit ? On ne dit pas “le poing de Dieu.” Pourtant il a un de ces uppercuts, hein mon Dieu ? J’entre à l’hôpital pour soigner les malades mentaux. Je leur ferai voir Dieu et ils seront guéris. Un inrmier dit : “Tu nous les casses.” Je ne casse que le pourri, pour que s’allume la divine étincelle. Un collègue, un médecin se montre curieux de mon enfance, j’ai beau lui seriner que je n’en ai pas eu. “Tout le monde a eu une enfance, Gabriel. (Il s’obstine à ne pas m’appeler par mon vrai nom.) – Tout le monde mais pas moi. Votre prénom c’est quoi ? – Georges.

45


– Eh bien, Robert. – Je crois avoir dit Georges. – Et moi je crois avoir dit Dieudonné. – Vous êtes inscrit à l’état civil sous le nom de Gabriel Delormeau. – Vous voulez me rendre fou ? Dieu m’a appelé par mon nom, Dieudonné. – Vous avez eu une hallucination auditive. – ‘La sensation est une hallucination vraie.’ Vous voyez bien qu’une hallucination peut être vraie. – Et qu’entendez-vous pendant vos hallucinations vraies ? – Dieu, naturellement. – Mais encore ? – Vous essayez de me voler mon inni. – J’essaye de vous rendre la raison. – Raison, poison. – N’aimeriez-vous pas quitter cet hôpital ? – Abandonner mes malades ! – Ce ne sont pas vos malades mais vous faites partie d’eux. – Ne chipotez pas. – Je m’intéresse à vous. – Vous avez tort, il faut se foutre les uns des autres.” Ils se plaignent de moi, ils ne veulent pas comprendre. Si je n’avais pas Dieu je serais bien seul mais ce n’est jamais qu’un pis-aller, on a beau se monter le bourrichon. Je suis marionnettiste sans marionnettes, voilà le hic. Ils disent “on n’a pas gardé les cochons ensemble” quand je leur témoigne ma bienveillance en mangeant dans leur assiette, en buvant dans leur gobelet, en communiant. Je voudrais bien savoir ce qu’ils ont bouffé à la Cène, ça ne devait pas être mauvais. On m’a foutu dehors, je ne faisais pas l’affaire mais elle est véreuse.

46


On bouffe de la merde, on boit de la pisse, pour notre bien. On fait sous nous, pour leur bien. On m’a transféré, j’ai perdu Dieu en route, j’en ai gros sur la patate, c’est drôle de traiter le cœur de pomme de terre. La petite bête qui me ronge la foi. Blanche comme un ange avec des poches. Pas de cheveux, pas de rien et tout y est. Les autres l’appellent Chantal mais moi je sais bien qu’elle s’appelle Merveille. Faux crocodile, vrai serpent, les pompes de ma dilecta quand elle sort pour nous oublier. Dieu et moi on n’est pas contents. On nous donne du pâté de foi, incroyable mais vrai. Je rêve que je n’existe pas alors j’appelle au secours pour qu’on me le rende. Personne ne vient. Ma main au feu, ma tête à couper, ma langue au chat. Mange, minet, ne fais pas le dégoûté. Après la Toussaint le jour des Morts mais ils n’en ont rien à cirer. Vous n’allez tout de même pas inviter un macchabée à votre table. Et lui offrir quoi ? Rien ne lui ferait plaisir. Il paraît que je suis devenu maboule le jour de ma première communion. Il y avait pourtant un beau petit moi au sommet de la pièce montée. J’espérais tout de Jésus mangé et puis zéro. Elle et lui : “Il faut en prendre et en laisser”. Ils parlent de la religion ou de la farce dans la dinde ? Je ne comprends pas comment j’ai pu m’enticher de Dieu à ce point-là. Qui m’a ouvert les yeux ? Les dinosaures. Je veux bien que Dieu était môme mais quand même. Un enfant de trois ans pigerait qu’une petite

47


tête pour diriger un corps maous, ça ne pouvait pas durer. Lui non. Il a bafouillé de ces créatures, il a radoté, tout en double. “Prenez les choses comme elles viennent. – J’ai jamais vu les choses venir. – Si, les saisons, le temps qu’il fait, notre temps.” Je m’endors pendant qu’il bavasse. C’est dangereux d’avoir des parents et le parricide est interdit. La meilleure façon de s’en tirer, c’est la maladie mentale, désert doux. Le jardinier veut pas me passer son sécateur, peur que je me nous sécate. Bon. Au fumier les roses, aux cochons les pêches. Cochons les invités. Soufés. Au fait, pourquoi je ne prendrais pas la clé des champs ? “Qu’est-ce que vous faites là tout seul, monsieur Gabriel ? – Vous ne me reconnaissez pas, je suis Dieudonné, comme le nom l’indique. – On ne va pas se chamailler pour si peu. Est-ce qu’on peut demander où vous allez ? – Je suis une force qui va. – Qui va où, si nous ne sommes pas trop curieux ? – Pas de où. – Vos parents vont être inquiets. – Ne jargonnez pas.” Après les avoir examinés de près, je n’ai pas cru devoir leur cacher la vérité : “Vous êtes des harengs.” Ils acquiescent en rigolant : “On est des harengs.”

48


Maintenant je me soucie de Dieu comme d’une guigne. Oh, tu peux pleurnicher, ça ne me fait ni chaud ni froid. Je veux qu’on procède en moi à l’ablation de Dieu. Tout est rond, pas une raison pour s’en croire. J’ai peut-être raté ma vie, on rate et on se rattrape pas. Ils disent : “Il faudrait que le bon Dieu le rappelle à Lui.” Me rappelle où, puisqu’il est partout ? Il n’y a que moi qui m’aime, Dieu compte pour du beurre ; et encore. Pourquoi Dieu nous fait pleurer ? Fallait pas nous coller des glandes lacrymales. Le curé d’Ars a dit que le Saint-Esprit était notre domestique. C’est vrai, il cire mes godillots, me brosse les dents, les tifs, me touche jusqu’à l’extase. Ils disent qu’ils ont eu que moi, peur que l’autre soit pareil. Pourtant je ne suis pas méchant et je suis beau mais n’ai pas de diplôme, malgré des études poussées à bout. Je ne peux pas me tenir éveillé le jour, je ne peux pas dormir la nuit. Je mange toujours le gueuleton de ma première communion mais je vomis. Toute cette bouffe perdue. Assez tergiversé, je me coupe Dieu. Les castrats ont une belle voix. Ils disent : “Quand tu seras guéri.” Guéri de quoi, guéri de qui ? Qu’autrui soit aussi bien portant que moi, fort comme un Turc, clair comme de l’eau de roche, droit comme un i. Les supposés qui me logent disent que les parents de la jolie touffetonne veulent faire de moi le dindon de la farce. Celle de ma première communion ? Ils disent que c’est le Daniel Bellavoine qui a fait le coup. Quel coup, il ne manque rien dans la maison de la jolie touffetonne, sel sur la cheminée, bouquet dans la douille, apparition de sainte en sous-verre, une assiette d’or derrière la tête.

49


“Vous revenez parmi nous”, dit le black. Je peux tout casser, puisque c’est pas à moi. Cellule matelassée pour ne pas que je me fasse du mal mais je ne veux pas me faire du mal, seulement aux autres, ils sont tous des autres. “Quel mal est-ce que tu voudrais leur faire ? demande l’autre. – Le haut mal.” Ils écrivent “ne sait ni lire ni écrire” comme si on pouvait écrire quand on ne sait pas lire. Ils veulent pas me donner de papier ni de crayon, ils ont peur que j’écrive un poème. Je vois dans ma tête : une fourmilière. Les rousses et les brunes se font la guerre, elles perdent. Je m’habille tout seul, mes vêtements changent, des fois ils ont pas de manches, des fois rien que des poches. Ma petite ceinture c’est un train, mon col du grand saint Bernard. Je me parle tout seul et je ne m’écoute que d’une oreille. L’autre entend des bruits, on ronge, gratte, soufe comme à l’école quand je ne sais pas. On me reprochait en classe d’être raisonneur alors pour qu’ils me foutent la paix, je déraisonne. Il y a beaucoup de fous, je ne suis pas un original. On est une grande famille mais on ne se connaît pas, on est brouillés même avec nous-mêmes. Dieu rigole. Je ne voudrais plus parler de lui mais il s’invite. Indélicat. Je ne peux pas leur annoncer “Je ne suis plus fou !”, ça leur ferait un choc, il faut y aller mollo, avec une de ces phrases bateaux qui mettent du liant : “Il ne fait pas chaud.” Manque de pot c’est la canic mais je n’ai pas de calendrier. C’est difcile, c’est dur de ne pas tomber quand on est au bord du toit. La cata t’attire. Il faut dormir la nuit parce qu’il fait noir et s’éveiller le jour parce qu’il ne fait plus noir. Nuit jour. Nuit jour jour nuit, ça ne peut pas être nuit nuit ou jour jour. Il faut s’accommoder, je ne crois pas que je pourrai. Il faudrait que quelqu’un vienne avec moi.

50


Ils me battent, ils me font très mal. Ils disent que ma folie à moi, mystique, on n’en guérit jamais. La preuve que si. J’ai pas d’ami du tout, ils veulent pas, on n’est pas du même monde. Y en a qui se promènent ensemble sous les arbres, moi je voudrais bien mais j’ai pas d’arbre. Ma tête est une tirelire où s’entrechoquent les pièces démonétisées. Comment ça s’appelle ? Ils disent que ça ne ressemble à rien, pourquoi vouloir que ça ressemble ? Au contraire. J’ai créé un chef-d’œuvre en mie de pain, tant pis pour les oiseaux. J’ai rechuté mais de chute en chute on gagne le sommet. Ils ont fait un épouvantail, ils disent que c’est moi. Je vais le tâter, épouvantail, époux, pou. “Même avant que j’ouvre la bouche, ils voient que je suis chose. Comment ils voient ça ? – Tu as l’air un peu égaré. – On ne peut pas s’égarer si on ne va nulle part.” “Pourquoi as-tu essayé de m’étrangler Gabriel ? – C’était juste pour voir. – Voir quoi ? – Un macchabée. – Tu sais que tu ne te conduis pas très bien. – Prêchi-prêcha. – Gabriel, si tu es raisonnable, je pourrai t’emmener promener. – C’est quoi, promener ? – On marche dehors. – Comment on fait pour marcher ? – On met un pied devant l’autre. – Quel autre ? – Tu as un pied droit et un pied gauche.

51


...


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.