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Introduction

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Remerciements

Remerciements

La Réunion : Île-archipel, Île-sous-France4

Sommet volcanique de l’Océan Indien, terre solitaire, sauvage, la Réunion n’apparaît sur les cartes qu’à partir du dixième siècle. Les navigateurs arabes lui donnent le nom de Dîna Morgabin, l’île de l’ouest, avant qu’elle ne soit redécouverte, rebaptisée par tous ceux partis en quête des Indes. Ce sont les colons français, accompagnés de leurs esclaves malgaches et indiens, qui fouleront ce sol vierge, bientôt territoire d’exercices de force, entre maîtres et esclaves, chasseurs et marrons, propriétaires terriens et engagés. Les traces de pas débarquées se multiplient, les continents Afrique, Asie et Europe se croisent en cette terre indiaocéane, et un monde archipel prend racine dans les ravines et les pitons de son paysage. Entre frottements culturels et nécessité de vivre-ensemble, les langues se mêlent et se démêlent en créole. Les croisements et enlacements donnent une société métissée5 par son identité, sa langue, sa musique, sa cuisine. Les voix ancestrales habitent les corps endémiques6 , clamant leurs joies et malheurs, célébrant les paysages de leurs imaginaires, en narration de récits insulaires, en fonnkèr7 .

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Nos nénènes8, mères, grand-mères, matantes, passeuses de mémoire, conteuses, poétesses, constituent notre matrimoine oral. Marronage de la pensée, nécessité d’imaginer plus loin face au cloisonnement insulaire, nos voix constituent notre conscience créole, plurielle, singulière. Néanmoins, une rupture s’effectue et la politique « Debré »

4 Référence à Amarres. Créolisations india-océaniques de Françoise Vergès et JeanClaude Carpanin Marimoutou, Extrait publié dans la revue Dokreis, numéro 4, Paris, 2021, p.22. 5 Au sujet du terme «métissage», de son contexte de naissance historique et de son usage contemporain plus léger, voir Métissages: Littérature-histoire, Université de la Réunion, ed. Harmattan, 1992. 6 Endémique : adjectif, se dit des espèces vivantes propres à un territoire bien délimité. À la Réunion, le terme est fréquemment utilisé à fins valorisantes, s’éloignant donc de sa définition en France hexagonale. C’est une dimension d’idiolecte (Ensemble des variantes d’une langue propres à un individu donné) de la langue française en terre réunionnaise. 7 Fonnkèr : Désigne un état d’âme qui laisse transparaître un sentiment profond. Il désigne également les modes d’expression qui permettent d’extérioriser cet état d’âme, en particulier la poésie, à tel point qu’il est devenu synonyme de « poème ». Englobe de cette façon la culture orale traditionelle réunionnaise. 8 Nénène : peut être traduit par nourrice, nounou ; “petites mères” gouvernantes des enfants de colons. Je reviendrai sur ce terme plus tard dans le mémoire.

se met en place avec la départementalisation de l’île en 1946. Et avec, l’exil et la mise sous silence de notre langue, notre identité. La honte habite désormais nos consciences infertiles, et nos yeux quant à eux se tournent vers l’océan, le ciel, l’horizon, et plus loin, l’ailleurs. Entre assimilation et dépendance culturelle, nous avons été déportés de nous-mêmes9, nous nous sommes oubliés, sur des générations.

Une histoire fragmentée

Par la fragilité et l’immatérialité de notre culture orale, et la rupture entraînant des fragments, nous n’héritons désormais plus que de bribes de notre histoire. Je me rappelle d’une transmission inconsciente, imprécise. À la lumière de la bougie en val val10 sur le bord de la fenêtre, des contes, des histoires, parfois sans début, parfois sans fin. Je me rappelle de ma grandmère, assise dans son fauteuil, sous la varangue11, et nous, assis à même le sol, en cercle, qui l’écoutions presque religieusement. Perdait-elle la tête ou disait-elle vrai? Nous n’étions plus sûrs, perplexes face à son récit ajouré de doutes. Nous, enfants créoles, avons constitués notre paysage culturel à partir de brisures, de palimpsestes de récits. Combien est-il difficile d’en tisser un ensemble tangible, de construire son univers à partir de fragments. Combien est-il difficile de se situer au milieu de ce qui n’existe pas. Et finalement, nos histoires flottantes deviennent vectrices de nouvelles formes de musicalité et d’oralité, le vide entre nos fragments de mémoire devient prétexte à création, et la culture créole ne cesse d’évoluer. Comme se réveillant de leur léthargie, nos pratiques continuent leur processus de créolisation, d’une certaine façon. Le mythe du marbre, de l’authenticité, n’est pas créole. Tandis que nos ancêtres se sont (re)construits à partir de l’absence et du déracinement, peut-être qu’une forme de réparation réside finalement en cet élément constituant de notre identité complexe, dans cette mesure à ne pas être définie.

Alors qu’on appelle les poètes fonkézèr, et les poétesses fanmkézèr, je souhaite m’ancrer dans ce matrimoine oral mascarin et adopter une nouvelle position, de designer fanmkézèr.

9 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la Créolité, Paris, ed. Gallimard, 1989, p. 14 10 Val val : qui s’écoule. 11 Varangue : véranda

Si le design peut être poétique, il peut également, je le pense, être sensible. Il peut faire narration, au-delà des mots, en tant qu’interprète de nos voix créoles, non plus uniquement par la parole, mais également par le tressage, la matière, l’usage. Le design pourrait offrir une pluralité d’expressions à ce qui a été trop longtemps empêché d’expression. Il pourrait donner une forme à ces voix qui volent aux vents alizées, en exploration de nos paysages insulaires.

Entre l’urgence de transmission et la fragilité de notre oralité, nous avons tentés d’écrire nos voix. Si l’écriture peut marquer dans le temps ou servir de support, elle trouve cependant sa limite dans son incapacité à aller plus loin que la description ou la transcription. Elle ne peut, d’une certaine façon, transmettre la ritualité, la spiritualité, la gestuelle qui transpercent et donnent pleinement sens à nos mots.

Ainsi, le design pourrait-il soutenir le matrimoine oral créole? En réparation de l’amnésie de notre culture, de la violence de notre passé, en conscientisation de nos mondes. Dans le but de rétablir une forme de transmission créole qui a été fracturée, fragilisée. Dans le but de rétablir la connaissance de l’île pour les Réunionnais.es, et pour les autres, au-delà de nos horizons.

Ce mémoire est un fonnkèr. C’est un voyage, entre intimité de l’être et universalité de l’identité. Il est écrit, comme une transition entre la pensée, la parole et l’objet, depuis la surface du passé vers le présent profond. Tantôt, nous marcherons sur les océans à la rencontre de l’autre, tantôt, nous creuserons par la réflexion l’entrecroisement des mondes qui nous ont fait, afin de devenir, à notre tour, conteurs, conteuses, porte-paroles de nos récits insulaires.

L'île Manquante

J'ai observé souvent, en me penchant au-dessus d'une carte du monde, l'absence de mon île. Mon oeil imitait un trajet volatile quittant la baie de Marseille et descendant l'immense continent jusqu'à l'archipel des Mascareignes. Là, cependant, alors que l'île Maurice figurait le plus souvent, comme tendue vers ce sous-continent indien dont j'ai tant entendu parler, je ne retrouvais pas la Réunion. Les cartes anonymes (pensais-je) perpétuaient une impression bleue, sans trace ni indice particulier du lieu de naissance. Ma famille était absente de la carte du monde, noyée quelque part dans l'océan, tout comme la langue que nous partagions et dont les livres d'école ne parlaient qu'avec dédain.

Cette expérience s'est répétée un grand nombre de fois, dans des villes ou des pays différents. Plus tard, à l'étranger, on me demanderait dans une école ou une auberge de jeunesse de pointer du doigt le bout de terre où je suis née et qui n'apparaissait pas. Je montrerais un point imaginaire au sud-est de l'Afrique.

Ce n'était pas pure fantaisie de ma part que de lier cette absence à l'inclinaison des archives à ne faire voir que ce à quoi elles accordent crédit de valeur. Si la Grande Île de Madagascar ne pouvait être diminuée sur le planisphère, une certaine présence malgache, elle, avait bien été amoindrie par la non-

figuration de la Réunion. Je rappelais souvent à ma mémoire l'invisible Bourbon, où le marronnage prit la forme de royaumes à la mémoire éparpillée dans les montagnes : cirque de Tsilaosa, piton d'Anchaing, forêt du Tapcal... Le châtiment de disparition était donc décuplé : ne figuraient sur cette mappemonde choisie ni les Malgaches, ni l'ensemble des sillons africains, asiatiques et européens formant le peuple réunionnais. L'île manquante absorbée par les eaux effaçait aussi quelques pans de l'histoire des continents.

Il est vrai cependant que cette absence marquait aussi, avec de plus en plus d'évidence, la possibilité de devenir fantôme selon le modèle des ancêtres. Si je n'étais pas cartographiée, si les registres du monde ne marquaient pas ma naissance ni le parcours de ma généalogie, je pouvais alors assumer toute résidence dans le plus pur anonymat. En tant que non-affiliée, il m'était possible de me prévaloir d'une sorte de virginité territoriale absolue ou, à l'inverse, d'habiter toute lande, sans nostalgie de l'arrière-pays. En vérité, mon rapport aux territoires était crypté. Le séjour terrestre s'offrait à moi avec une qualité d'apparition et de disparition rare. On ne connaissait pas mes ravines, ni le nom de mes pitons. Les croisées où j'abordais ne murmuraient pas leur nom aisément. Les paysages effacés avaient retourné abruptement leur silence imposé en conservatoire de secrets. Tel pic ou telle forêt délivrait une partie de son mystère par la consonance malgache. Les mémoires étaient closes

comme des portes de protection. Si je voyais, parfois, un morceau de mémoire se détacher d'un tronc de jacquier ou de la racine immense d'un banyan, c'est que j'étais à mon tour esprit ubique, âme nomade. Promise peut-être à l'arpentage, me disais-je en contemplant cet océan que l'on disait des Indes. *

* Un texte d'Estelle Coppolani, écrivaine, poétesse et doctorante en littérature. D'origine réunionnaise, elle ancre son verbe dans la pensée du Tout-Monde d'Édouard Glissant. Voir : https://estellecoppolani.com/

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