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5. Vers un design créole, insulaire, fonnkèr
from Fénwar i fann zékli, Zékli i fann fonnkèr - Mémoire de recherche en Design Produit d'Ambre Maillot
Vers un design créole, insulaire, fonnkèr
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(Re)définition d'une pratique du design
Pour un design créole, il est nécessaire de questionner en profondeur les fondements européens du design. Pour une réappropriation de la narration par ceux qui ont étés privés de parole, il est nécessaire de questionner ceux qui se sont réservés la parole.
« Les hommes sont tous des designers. La plupart de nos actes se rattachent au design, qui est à la source de toute activité humaine. La préparation et le modelage de toute action en vue d’une fin désirée est prévisible : tel est le processus du design. Toute tentative pour le rendre indépendant, pour en faire une-chose-en-soi, va à l’encontre de sa valeur intrinsèque de première matrice fondamentale de la vie. Le design, c’est composer un poème épique, réaliser une fresque, peindre un chef-d’œuvre, écrire un concerto. Mais c’est aussi vider et réorganiser un tiroir de bureau, extraire une dent carriée, faire cuire une tarte aux pommes, choisir les équipes pour un jeu de base-ball et éduquer un enfant.»62
Victor Papanek dans Design pour un monde réel veut réveiller une conscience sociale, une vision globale de l’impact environnemental et social de la pratique du design, tournées vers les problématiques liées à l’ethnicité, au genre, au handicap, à la vieillesse et à l’exploitation des pays dits « en voie de développement ». Les idées de Papanek ont cependant été vivement critiquées pour diffuser, sous une excuse décoloniale, une conception néocolonialiste du design. On lui reprochait une attitude naïve et impérialiste vis-à-vis de la politique du design, ce qu’on pourrait aujourd’hui qualifier de « white saviorism » ou « complexe du sauveur blanc », désignant une personne privilégiée et bien intentionnée, accomplissant une « bonne oeuvre » auprès de communautés défavorisées sans pour autant leur apporter de qualification vraiment utile, et sans connaître la culture du pays visité.
« Mentionnant la célèbre Tin Can Radio de Papanek, spécialement conçue pour le « tiers-monde » Bonsiepe accusait (dans la revue italienne Casabella) sans ménagement le designer de collaborer directement avec l’armée américaine : « la radio est un outil d’imprégnation et de contrôle idéologique, et la visée initiale du projet
62 Victor Papanek, Design for the real world, éditions Mercure de France, 1974

(fig. 16, 17 et 18 : Manman dlo, Dach&Zephir, 2018)

Alors comment définir un design décolonial, créole, insulaire ? En se basant sur les pensées créolophones dans la littérature et les sciences sociales (entre Françoise Vergès, Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau, etc) on peut tisser les contours d’une nouvelle pratique, réfléchie en accord avec les enjeux et urgences de faire, de raconter la créolité. Ainsi, on pourrait penser une façon de se réapproprier la violence, le passé et l’histoire, afin de créer de nouvelles formes de dire, notamment au travers du design, de l’objet.
« L’assimilation de la culture française a souvent signifié un déni de la mémoire collective et de l’identité régionale pour les départements d’outre-mer comme la Martinique et la Guadeloupe. La volonté de Dach&Zephir de « transposer l’histoire, les coutumes et les contrastes culturels en objet » est en partie une réponse à ce déni. Mais elle va également au-delà de cette attribution en se demandant s’il est possible que la mémoire collective d’anciennes colonies comme la Martinique et la Guadeloupe trouve une place au sein de l’imaginaire culturel de la France d’aujourd’hui. C’est à plusieurs égards la quête d’un langage de design qui s’adresserait à la France comme à toutes ses régions, laissant place à une créolisation de la culture fondée sur un échange équitable. Comme l’a remarqué Édouard Glissant : « La créolisation suppose que des éléments culturels mis en présence doivent obligatoirement être équivalent en valeur pour que cette créolisation s’effectue réellement. C’est-à-dire que si, dans des éléments culturels mis en relation, certains sont infériorisés par rapport à d’autres, la créolisation ne se fait pas vraiment. Elle se fait, mais sur un mode bâtard et sur un mode injuste ». » 64
Le studio de design Dach&Zephir propose une réflexion sur le culte du cargo, croyance surtout présente en Polynésie, selon laquelle tout ce que ramenait les Américains durant la seconde guerre mondiale par bateau, par exemple des radios (on peut ici faire lien avec la Tin Can Radio de Victor Papanek), viendrait de Dieu. De la même façon, dans les territoires d’outre-mer, tout ce qui viendrait de l’extérieur, et notamment d’Europe, serait supérieur aux produits locaux, jusqu’à leur confier un caractère divin. Ce mécanisme se répète alors dans la plupart
63 Alison J. Clarke, Décoloniser ou recoloniser le design ?, Introduction de Design pour un monde réel, Victor Papanek, ed. Presses du Réel, 2021, p.20 64 Dach&Zephir, Field Essays: Meanderings in the field of decolonial design, Sophie Krier (dir.), éd. Onomatopée, 2019, p. 107
des territoires colonisés. Ici, Dach&Zephir proposent un renversement de cette tendance : il s’agit de revaloriser un design local, produit avec des matériaux et artisans locaux, qui serait exporté en métropole, sur une base d’échange équitable. L’utilisation du design est alors ici forme de résilience, il est politique, et souligne les enjeux autour de ces territoires.
L’objet a alors la capacité de porter, voir déclencher un récit. Il est support sensible qui offre au corps à ressentir sa surface et ses contours. Il peut devenir pilier d’une culture, au travers de son appropriation par cette dernière. Et tandis que son existence matérielle dépasse sa simple présence, il devient acteur de transmission.
« L’objet n’est jamais seulement «matériel», c’est-à-dire inscrit dans un circuit de production et un circuit commercial, fabriqué, échangé, vendu. Il porte toujours des traces immatérielles des moments de fabrication et d’échange. Sa vie constitue un fait humain, social et culturel qui se retrouve dans les rites, les pratiques, les chants, la langue, qui habite les gens plus que les pierres.» 65
Comment faire un design créole ?
Les récits et l’histoire mascarine sont constitués au travers de trois biais : des fragments d’archives, de la fiction, et enfin le reste, autrement dit, le vide entre les fragments, nous le comblons par ce que nous savons dire, créer. Finalement, nous le comblons par de la poésie. Nous tentons de tisser un ensemble tangible entre et avec les fragments.
« La masse des informations en jeu explique le besoin de guider le visiteur inexpérimenté, car la mise en relation des données à l’aveugle n’offre pas la garantie d’une interprétation aisée. Autrement dit, l’archive seule ne fait pas l’histoire. » 66
Le design met en forme la lecture, offre à voir. Comme l’a fait la nénène, le designer peut aller puiser dans les « fragments de survie » afin de (re)constituer une créolité contemporaine, vivante. Il s’agit ici de raconter l’histoire, les contes, les voix créoles.
65 Françoise Vergès, Les vies qui comptent, Intense proximité. Une anthologie du proche et du lointain, dir. O. Enwezor, Paris, CNAP / Éd. Artlys, 2012, p.103 66 Gilles Rouffineau (dir.), Transmettre l’histoire, Contribution du design à la production des savoirs, ed. B42, 2013, p.9
« La seule manière de véritablement apprendre quelque chose – en l’apprenant de l’intérieur – est de l’apprendre en le découvrant par soimême. Connaître une chose demande de croître en elle et de la laisser croître en soi, de telle manière qu’elle devienne une partie de ce que l’on est. (…) Comment en vient-on à apprendre ? Pour faire court, je dirais que c’est en regardant, en écoutant, en sentant, en faisant attention à ce que le monde a à nous dire. » 67
Faudrait-il alors donner à voir, lire, sentir, le monde et l’oralité créole, afin que l’on puisse s’en imprégner, et croître en lui, apprendre avec lui ? En effet, il ne s’agit pas d’énoncer des faits historiques et de les transmettre clé en main, mais bel et bien de faire vivre une forme de créolité, de transmission créole. Une transmission active, où celui qui reçoit participe au processus de l’apprentissage.
Alors, quelle place pour l’écrit, la parole et l’objet ? Ici se pose la question de la forme que peut prendre cette transmission. L’écrit, bien qu’il permet une sauvegarde durable, un ancrage, n’est pas suffisant. Il ne remplace pas l’oralité, et pour lire, il faut vouloir lire, prendre conscience de la nécessité de lire. Nos poésies quotidiennes se pratiquent, se chantent, se vivent et se ressentent. Si un livre n’offre pas d’univers sensoriel particulier, comme dans l’oralité, à contrario les objets pourraient peut-être permettre cet ancrage ? Il ne s’agit pas de faire objet d’un côté et parole de l’autre. Il s’agit de faire hybridation. Car l’écrit, la parole et l’objet sont indissociables. L’objet peut se lire avec ses mains, ses yeux, son corps et son esprit. Le corps est l’outil avec lequel nous ressentons le monde, et l’objet est sensible. Finalement, le corps est présent quand la transmission est absente. Le corps porte une mémoire. Il porte le geste, et le geste fait lien entre le corps et l’objet.
Le designer pourrait alors devenir poète, qui donnerait à voir ce qui n’est pas visible, qui offrirait la parole où le silence s’est logé.
67 Tim Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, ed. Dehors (2017), p.19
Designer fanmkézèr, Designer nénène
« J’ai tant pensé à cette île quand je l’ai quittée. La nostalgie aboutit au poème, on fait un effort, on recrée un monde. À partir du moment où j’ai décidé de reconstruire ce monde, il m’a fallu amasser morceau par morceau, faire un « tapis-mendiant » de souvenirs et de rêves. » 68
C’est à partir du dehors que j’ai finalement questionné le dedans, c’est au travers du déracinement que j’ai tourné le regard vers les reliefs désormais lointains de mon île. Et peutêtre que cette urgence de faire venait de là, de cette nostalgie, de ce manque creusé par la distance. Si « je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères »69 (et mères, matantes, nénènes), je suis issue de cette histoire. J’en suis conséquence. Mes mémoires ancestrales habitent ma conscience, ma peau, mon esprit, et la souffrance a traversé, en quelques sortes, ma généalogie. Nous ne sommes pas victimes, mais témoins. Témoins par notre sang et identité. Cette mémoire, une fois réveillée (car elle a été endormie) devrait, selon moi, être chantée et transmise.
« Nous créons à partir de nous-mêmes, de la mémoire de nos corps, de nos langues, de nos histoires intimes et collectives. » 70
Le designer a un statut particulier. Il est flou et ouvert, libre à interprétation, à interpénétration, de la même façon qu’un être créole. Poète, historien, anthropologue, danseur, musicien, le designer peut brouiller les frontières, faire à la croisée des disciplines, d’une façon nouvelle. Et tandis que Christian Jalma se qualifie lui-même de nénène, pourrais-je alors parler de designer nénène ? Un.e designer se situant entre guérisseur.euse et conteur. euse, transformant les histoires en formes, images, matières, tangible, palpable et sensible. Un.e designer qui redonnerait la parole aux nénènes. Pourrais-je alors parler de designer fanmkézèr ? Dont le rôle est de conter en poésie une façon de vivre, une histoire, une identité créole.
68 Entretiens avec Jean Albany en 1975, Alain Gili. 69 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Ed. Seuil, 1952. 70 Contribution de Leïla Cukierman dans Décolonilisons les arts ! sous la direction de Leïla Cukierman, Gerty Dambury et Françoise Vergès, ed. l’Arche, 2018, p.87
Raconter en design, c’est faire de la poésie. C’est se réapproprier la violence du passé, la faire sienne, et transmettre une histoire intrinsèque et sincère de la voix qui la porte. Raconter un matrimoine, c’est se dire femme, réunionnaise, et raconter cette histoire complexe, riche et poétique qui est celle des nénènes, matantes, mères et grand-mères, du battant des lames au sommet des montagnes, de Dîna Morgabin à l’île de la Réunion, traversant toutes les couches de la société réunionnaise et mascarine, traversant les âges et les époques, de la surface du passé, au présent profond.
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