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1. Chronologie d'une île absente

Chronologie d'une île absente

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Plutôt que de partir de la présence, du factuel, j’ai décidé de partir de l’absence, de l’effacement. L’histoire de l’île de la Réunion est une histoire invisible. Je n’ai moi-même, au cours de mon éducation, que rarement eu l’occasion d’apercevoir ses contours. En effet, il n’existe pas d’archéologie de l’esclavage12, de connaissance partagée sur ce qui nous constitue.

L’île de la Réunion n’a jamais été la destination d’un grand projet. Longtemps restée solitaire, comme mise de côté du glorieux dessein colonial, ses forêts étaient dites trop épaisses, ses pitons trop abrupts. Les navigateurs arabes étaient les premiers à l’ébaucher, cependant qu’à une certaine distance jugée raisonnable, afin d’en dévoiler ses contours déformés et ses reliefs lointains. Ils la nommèrent Dîna Morgabin, ou l’Île de l’Ouest, en 1153. Ont suivi les navigateurs portugais qui la nommèrent Santa Apolonia en 1507. Et finalement, entre prise de possession, faillite et rachat, l’île fut baptisée Bourbon par les colons français en 1663, en référence au nom de la famille royale.

(fig.1 : Carte de Bourbon parue dans l’Histoire de la Grande Isle de Madagascar, 1661)

12 Archéologie de l’esclavage, archéologie de l’absence, Françoise Vergès, Dans L’Avenir du passé, 2008, pages 105-113

Elle ne demeure qu’une escale sur la route des Indes à ce moment, comme toujours secondaire à son île soeur, Île-deFrance, île Maurice, ainsi qu’aux Antilles et à l’Inde. La gloire de l’Empire se trouvait à quelques océans des cotes bourbonnaises, à Saint-Domingue. Là-bas, on rejouait les bals, le luxe et l’aristocratie de la métropole. Ici, on tentait de faire avec, de faire bien. Les colons débarqués à Saint-Paul n’étaient pas de grands mouns13. Seulement quelques rebus, des oubliés, poussés à quitter la misère de leur province.

Passant d’escale à colonie, l’île devient terre de culture de café, puis de canne à sucre. Avec les champs, viennent alors d’une part les maîtres, français, d’autres part les esclaves, malgaches, indiens, africains. Êtres effacés, aux âmes dérobées, certains créeront au travers du marronage14 un nouvel espace au coeur des reliefs de l’île, le « royaume de l’intérieur ». Des camps prennent racine en parallèle à la colonie, où les reines et les rois de ces terres escarpées vivent une délivrance secrète, câchée d’entre les pitons, d’entre les falaises. Le marronage n’est pas seulement une forme de résistance, mais aussi le projet de créer une société autonome et indépendante, s’appuyant sur des modèles ancestraux15. Cette société existera jusqu’en 1848, lorsque l’abolition de l’esclavage est prononcée sur l’île le 20 Décembre. À ce moment, certains maîtres, dans la crainte, deviennent marrons à leur tour, tandis que d’autres, propriétaires terriens, mettent en place le système de l’Engagisme16. Une nouvelle vague de population lèche alors les côtes de l’île, d’origine indienne, chinoise et africaine. Ils travailleront dans les usines et champs de canne, en relais des esclaves libérés. Ces derniers jouiront d’une liberté de croyance, et ramèneront avec eux leurs temples, rites et ancestralités, participant à la créolisation continue et vivante de la société mascarine, des êtres habitant leur langue parlée, la langue créole.

13 Moun : Individu, personne. 14 Marronage : Fuite d’un esclave hors de la propriété de son maître. Le fugitif lui-même était appelé marron. À la Réunion, cette fuite s’effectuait des littoraux vers l’intérieur des terres, dans les montagnes et cirques. 15 Voir Mar[r]on[n]ages, Refuser l’esclavage à l’île Bourbon au XVIIIe siècle, une exposition du Service Régional de l’Inventaire du patrimoine culturel, Région Réunion, 2018 16 Engagisme : Développé après l’abolition de l’esclavage, l’engagisme consiste à proposer à des travailleurs étrangers à la colonie (ici chinois, indiens et africains), un contrat de travail d’une durée de 5 ans renouvelable.

( fig. 2 : Maison spéciale de cafés, 2ème moitié du XIXe siècle. )

( fig. 3 : Une esclave fugitive et son enfant, 1889. )

« Mais être Créole, c’est aussi parler la langue créole, la posséder en tant que langue première, langue maternelle. Le biologique et le social sont donc ici indissolublement liés. Le même mot désigne en outre une langue issue du contact de plusieurs peuples, l’appartenance à une communauté culturelle et l’espace dans lequel les individus évoluent. L’appartenance à une communauté, signifiée par la naissance, le métissage, la transmission maternelle de la langue et la culture, définit alors la créolité. » 18

La langue créole est née d’une urgence de (sur)vivre, d’une nécessité de vivre-ensemble. Elle est la résultante de frottements culturels, de contacts entre existences éloignées puis rapprochées. En effet, elle n’a jamais été l’affaire exclusive des esclaves. Du battant des lames au sommet des montagnes19 , traversant toutes les couches de la société, elle est parlée par tous, pilier de la créolité. Elle est vivante, mouvante, et se renouvèle continuellement, comme vectrice de nouvelles pratiques, de nouveaux rites, de nouvelles voix. La culture devient parole et notre marronage idéal se fait au travers de récits et d’histoires.

L’oralité, dans l’archipel des Mascareignes, est poétique et porte le nom de Fonnkèr. Si le terme renvoie à un état d’âme laissant transparaître un sentiment profond, il désigne tout autant les modes d’expression qui permettent d’extérioriser ce dernier, en particulier la poésie réunionnaise, à tel point qu’il est devenu synonyme de poème. Il va finir par englober toute l’oralité créole traditionnelle de l’île.

« Il y a ces gens qui racontent leur vie, leur détresse, le quotidien même dans cet immense chant qu’est le maloya. « Créole parce que, intégré dans son peuple, enraciné, jusqu’aux profondes racines noires : africaines et indiennes… » comme eux, je crois

17 Le parlé créole. 18 Laurence Pourchez, Métissage, multi-appartenance, créolité à l’Île de La Réunion, Un article de la revue Anthropologie et Sociétés, Volume 38, Numéro 2, 2014, p. 45–66 19 Expression française qui servit autrefois à définir l’extension géographique des concessions territoriales accordées par la Compagnie des Indes orientales aux colons de l’île de La Réunion. Depuis, cette expression y est devenue une locution courante. Le « battant des lames » serait la partie du rivage soumise à l’action des vagues (quelque chose d’assez proche de ce qu’on appelle l’estran en France métropolitaine).

à la nuit – à la culture de la nuit –. Parce que c’est là que danse le maloya, le plus rude adversaire de cette crainte qui habite depuis toujours l’îleaux-riches demeures créoles. Grâce à lui, une véritable communication s’opère entre les gens, et les conversations se poursuivent aux salles vertes, tard dans la nuit. » 20

Le Maloya est à la fois un type de musique, de chant et de danse, classée depuis le 1er octobre 2009 au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco. Il s’agit d’une pratique héritière des formes musicales amenées dans l’île par les esclaves, les engagés et les colons. Longtemps liée à des cérémonies d’hommage aux ancêtres sur les plantations et dans les cases des ouvriers agricoles et d’usine sucrière, elle s’est développée dans une culture du fénwar21, de la nuit, lorsque l’obscurité enrobe les corps esclaves, engagés, et les cachent de l’épiement pesant sur leurs existences. La liberté est dans la fuite, dans la nuit. Elle est vagabonde, elle est marronage, maloya.

Lorsque les lumières s’éteignent, la bougie s’allume, et c’est l’heure du Rakontaz Zistwar. Pratique traditionnelle des contes et légendes spécifiques à l’île de la Réunion, cette dernière implique un rakontèr et un public formant une unité, en interaction autour de l’expression de divers ethnotextes : mythes, contes, légendes, proverbes, sirandanes22. Elle prend racine dans l’espace domestique, au coeur des familles, comme forme de transmission culturelle principale.

Néanmoins, cette dernière s’est éreintée, effacée brutalement de nos quotidiens. Les paroles volent au vent, le fanal de nos gramouns23 s’éteint peu à peu, et ceux qui écoutaient n’écoutent désormais plus. En diglossie24 de nos voix, notre langue se dilue, perd de sa consistance, de sa profondeur et de sa complexité.

À la page suivante : fig. 4, Le séga : danse des Noirs, le Dimanche, au bord de la mer, 1860.

20 Patrice Threutard, 20 désanm et d’entre tous les zanzibar, Préface, p. 5. 21 Fénwar :la nuit, l’obscurité 22 Sirandane : devinette. 23 Gramoun : personne âgée, grand-parent. 24 Diglossie : Situation linguistique d’un groupe humain qui pratique deux langues en leur accordant des statuts hiérarchiquement différents.

La rupture avec la société de plantation et la fin de l’Engagisme arrive avec la floraison des immeubles, des écoles et des routes dans le paysage insulaire. Ces changements s’expliquent d’une part par une urgence démographique, d’autres part par la politique menée par Michel Debré26, qui départementalise l’île en 1946. Face à l’indépendance de l’Algérie et à la popularité du Parti Communiste Réunionnais (PCR) réclamant l’autonomie de l’île, le gouvernement français tente d’enrayer les expressions culturelles qui pourraient faire grandir l’idée d’une indépendance post-coloniale. Et c’est probablement à partir de ce moment que l’on pourra parler du fénwar de nos consciences, de l’effacement de notre kisa nou lé27, de l’obscurité de nos entrailles.

« (...) à La Réunion, toute utilisation du Créole ou allusion scolaire à des pratiques culturelles locales étaient sévèrement réprimées : bouche lavée au savon de Marseille afin « de laver les gros mots », enfants agenouillés au soleil sur du gros sel ou des graines de filaos, coups de chabouk (nerf de boeuf), « jeu » du témoin... La panoplie des punitions était pour le moins étendue… Jusqu’à une date récente, la seule culture mise en valeur par le système éducatif réunionnais était celle importée de France, comme si La Réunion ne possédait ni langue, ni coutumes spécifiques susceptibles d’être prises en compte dans les enseignements. » 28

Une honte et un mépris se développe pour la culture locale, engendrant une rupture. Et la rupture engendrant des fragments, nous n’héritons désormais plus que de brisures, de palimpsestes de récits, de contes sans début ou sans fin, d’histoires familiales imprécises.

Ces fragments de notre histoire sont les voix, au fond des quartiers, que nous avons tentés de conserver avant qu’elles ne se taisent. Certains appellent « Bardzour » les tentatives de sauvegarde et de revalorisation de cette culture éculée. Dans le premier numéro de la revue culturelle du même nom, parue en

25 L’obscurité / La nuit de nos conciences. 26 Michel Debré est élu député de la Réunion de 1963 à 1988. Il a été premier ministre (1959-1962), et occupera des fonctions ministérielles (Économies et Finances, Affaires étrangères et Défense nationale) jusqu’en 1973. Il entreprend à la Réunion de profondes réformes, bénéficiant d’un pouvoir qui va bien au delà de celui d’un député ordinaire. 27 Kisa Nou Lé : Qui nous sommes, l’identité. 28 Laurence Pourchez, Institutions scolaires et culture réunionnaise, Anthropologies de la Réunion, 2002, p. 95-111

1976, Boris Gamaleya29 n’hésite pas à parler « à l’heure où cette île vacille », d’un « désastre général ». Un militantisme intellectuel teinté d’urgence et d’anticolonialisme prend alors place à partir des années 70. Ces militants recueilleront les histoires familiales, les contes, au coeur des espaces domestiques créoles et entreprendront divers projets autour de la langue créole. Malgré que les premières réflexions autour de l’écriture ont étés faites par les couches aisées de la société bourbonnaise au XIXème siècle, le premier système graphique et prototype est en effet proposé en 1974. Il apparaît comme un moyen de se réapproprier cet héritage culturel. S’en suivront diverses propositions, plus proches de l’alphabet phonétique. Cependant, aucune n’a été officiellement votée à ce jour.

Koméla 30

S’il existe des propositions, la connaissance des textes écrits en créole réunionnais reste peu accessible, comme réservée à une élite littéraire créole. Nous pourrions parler d’un manque d’intérêt de la part de la population, mais il est nécessaire de soulever cette difficulté d’accès, empêchant une sauvegarde et une valorisation plus profonde.

Les conséquences indélébiles de notre passé ont possiblement tâché nos transmissions, nos identités, mais peut-être n’est-elle pas morte, cette langue fonnkèr, cette langue malèr31. Elle nous habite malgré nous. Elle habite nos maisons, nos familles, nos montagnes.

Nos voix ne se taisent pas, elles murmurent.

29 Boris Gamaleya (1930-2019) est un écrivain et poète réunionnais, militant, victime de l’ordonnance Debré en 1960. 30 Koméla : De nos jours 31 Malèr : malheur, pauvre, triste.

(fig. 5 : Portrait d’une femme de type cafre, 1870-1890)

(fig. 6 : Portrait en buste d’une jeune femme de type indienne, 1870-1880)

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