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3. Entre ceux qui racontent ...... et ceux qui écoutent

Entre ceux qui racontent et ceux qui écoutent

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Extrait d’une rencontre avec Loran Hoarau, chercheur en histoire réunionnais, le 18.08.2021 42 :

LH : Il y a eu une rupture. (…) Ce qui arrête la transmission, c’est l’école. Moi je vois par rapport à mon père, lui il est né en 53. À partir des années 60, entre 60 et 62, l’école primaire devient obligatoire. On est issus d’une famille de pêcheurs, et donc le fait d’intégrer l’école l’éloigne de la pêche. Il ne pêchera pas, il devient infirmier d’État à 16 ans. Bon, il ne sait même pas tenir un canne à pêche quoi hein… Et donc, ce mécanisme là va faire qu’on ne lui transmet pas la mémoire orale, c’est-à-dire lire les étoiles, lire la mer, reconnaître les poissons… Tout le savoir-faire qui a été cumulé de générations en générations et qui est transmit par l’oralité, s’arrête parce que lui, il va à l’école.

AM : Du coup l’école a en quelque sorte « tué » la transmission ?

LH : Exactement. Du coup cette école, qui était sans doute nécessaire, elle n’a pas intégré de modes de transmission traditionnels. Et elle condamne une partie de la société traditionnelle. Et là dedans, elle va poser d’autres valeurs aussi, qui sont des valeurs de jugement culturel, c’est à dire le fait que, effectivement, on a une culture qui est dépréciée, la culture locale, et une culture nationale qui est promue. Si tu veux réussir dans la société, si tu veux sortir de l’école, tu dois sortir d’une école qui est française. (…) Donc, tu choisis.

L’école joue un rôle fondamental dans la rupture de transmission intergénérationelle à la Réunion. Elle impose un mode de pensée, ignore la diversité, et son mode de transmission passe finalement au-dessus de celle délivrée par les parents, la famille ou la nénène. Un « choix » s’est en effet imposé à ces derniers à partir des années 60. Un choix qui finalement n’en a pas été un : sauvegarder la transmission intergénérationelle était finalement considéré comme un « échec » aux yeux de la société. Alors tout à coup, les règles changent et la norme se hisse à hauteur du drapeau tricolore de la République.

« Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. (…) Je répète qu’il y a pour les races supérieures un

42 Voir annexe p.93 : Échange no. 05.

Le modèle enseigné est européen. Sans doute était-il question de « sauver » ces enfants d’une créolité jugée trop noire, sauvage, esclave. On la dévalorise, et les enfants finissent par renier leur identité, jusqu’à l’abandon de la pratique de la langue créole. Si pour certains (ce qui a été mon cas) l’assimilation et parler la langue française est une chose aisée, pour d’autres, cet écart entre le schéma scolaire et le schéma familial entraînera une difficulté d’adaptation. Si, en effet, les parents font le choix de sauvegarder la transmission intergénérationelle, de parler la langue créole et de nourrir des pratiques traditionelles, l’enfant se sentira comme étranger en milieu scolaire. Et enfin, la perte de la parole entraîne inévitablement la perte de l’écoute.

Alors, peut-être, faudrait-il parler pour écouter à nouveau ? Il est nécessaire de changer les modes de pédagogie, insuffler des références non occidentales à des élèves à la fois occidentaux et non-occidentaux. Il s’agit d’inclure l’histoire de l’enfant venu s’assoir sur les bancs de l’école, mais également permettre une circulation entre les différentes histoires, une histoire pluriethnique, comme créolisée, dans une forme de Toutmonde44. Sans culture inférieure ou supérieure, effacer le rapport de domination toujours présent dans les institutions scolaires.

« Alors que l’on considère généralement qu’une des richesses de L’île de la Réunion réside en sa créolité, dans la diversité de sa population ; cette pluralité doit-elle demeurer une des causes principales de l’échec scolaire ? » 45

43 Jules Ferry, père de l’école gratuite, laïque et obligatoire, partisan actif de l’expansion coloniale française, Discours du 28 Juillet 1885 à l’Assemblée Nationale. 44 Concept proposé par Édouard Glissant, l’écrivain s’attache à penser l’interpénétration des cultures et des imaginaires. Le Tout-monde désigne ce faisant la coprésence nouvelle des êtres et des choses, l’état de mondialité dans lequel règne la Relation. Voir : Traité du Tout-monde, Édouard Glissant, Collection Blanche, Gallimard (1997). 45 Laurence Pourchez, Institutions scolaires et culture réunionnaise, Anthropologies de la Réunion, 2002, p. 95-111

« Face à la surdité ? Parler Face à l’ignorance ? Transmettre Face à la violence ? Faire de la pédagogie » 46

C’est bien durant l’enfance que nous assimilons le plus de codes, de valeurs, sans détour, sans déconstruction nécessaire. Comme une page blanche, nous nous ancrons au monde et à notre identité dans les premières années de nos vies. Le devoir de transmission envers les enfants est alors une nécessité, autant qu’elle permettrait un profond renouvellement dans la façon de vivre et connaître son histoire, son identité, en élevant des adultes qui ne seront finalement plus étrangers à eux-mêmes.

Emma Di Orio, artiste plasticienne réunionnaise, développe un projet intitulé Des jours et des vies, en collaboration avec le Téat Champ Fleury et la maison de la broderie de Cilaos47, à l’île de la Réunion. Durant trois mois (d’Avril à Juin 2021), auprès d’enfants en milieu scolaire dans le village principal de Cilaos, elle fait un travail de revalorisation, de transmission entre les brodeuses et les enfants. Après avoir fait le constat qu’aucun des enfants (ni professeurs) n’avaient déjà visité la maison de la broderie, pourtant emblématique du lieu, elle a cherché à recréer un lien entre cette pratique et les habitants du village. Ainsi, elle propose des modèles de broderie typique du cirque dont elle a grossi l’échelle afin que chaque fil soit dissociable et bien visible. Les enfants sont invités à créer des motifs euxmêmes, avec du fil de coton coloré, sous les précieux conseils des brodeuses. Une relation, un dialogue, se met alors en place, entre ces femmes et ces enfants. Les moyens mis en oeuvre sont simples et démonstratifs, afin d’éveiller l’enfant sur les possibilités du geste, du corps. Le dialogue mis en place permet, en quelque sorte, de planter une graine dans la conscience de ces enfants, afin que plus tard, euxmêmes puissent devenir acteurs de cette transmission créole.

46 Myriam Dao, Tisser du lien, Décolonilisons les arts ! sous la direction de Leïla Cukierman, Gerty Dambury et Françoise Vergès, ed. l’Arche, 2018, p. 27 47 La broderie de Cilaos est type de broderie d’art pratiqué dans le cirque de Cilaos, à l’île de la Réunion. Cette broderie est traditionnellement faite sur un tissu de coton blanc, avec du fil également blanc.

Charlotte Attal, jeune designeuse graphique et diplômée de l’ENSAD, a effectué une résidence artistique post-diplôme (AIMS, Artiste Intervenant en Milieu Scolaire) auprès d’une classe de CM1 de l’école Robespierre à Aubervilliers. Son projet, intitulé Kitaba, présente un atelier de composition typographique autour des écritures arabes. Les lettres se mélangent entre elles pour devenir un tout autre langage visuel entre alphabet arabe et composition abstraite, les élèves assemblent et forment alors des mots qui construisent des textes aux allures métissées. Ces caractères deviennent matière graphique pour la réalisation de divers supports (petites affiches, cerf-volants…) que les élèves de la classe créeront eux-mêmes. Entre pochoirs et éléments imprimés, les enfants s’approprient et développent un imaginaire qui leur est propre, et cet alphabet devient vecteur d’images et de formes.

Si le design n’a sûrement pas le pouvoir de changer profondément les institutions scolaires, il peut proposer des coupures, des respirations au milieu de ce système. Les formes et les images peuvent développer un langage, un imaginaire créole propre aux individus qui se l’approprient, en ouverture sur les formes de transmission traditionelles.

(fig. 9 et 10 : Kitaba, Charlotte Attal, 2021)

Tandis que les enfants sont prêts à recevoir une nouvelle forme de transmission, il paraît pourtant tout aussi nécessaire de faire entendre la culture créole aux adultes. C’est à dire ceux qui n’entendent et ne parlent déjà plus. Ceux qui, parents, ne font plus acte de transmission. Ceux qui présentent cette blessure immatérielle, invisible, profonde, intériorisée depuis sûrement déjà plusieurs générations. Il est plus difficile de se donner pour cible cette catégorie car elle nécessite une forme de guérison, de réparation, voir de déconstruction, alors que cette blessure paraît pourtant irréparable.

Laurence Pourchez, anthropologue, docteure de l’EHESS en ethnologie et en anthropologie sociale, souligne plusieurs types de comportements auprès des adultes réunionnais : d’une part une méconnaissance, et d’une autre part la honte. Les deux semblent indissociables car sont une résultante de l’un et de l’autre. En effet, si la honte engendre la méconnaissance, pour délier la honte, faudrait-il alors réapprendre ? Réapprendre à écouter, à (se) connaître.

Une forme de guérison passerait nécessairement en grande partie par la conscience même de cette blessure. Il faudrait la donner à voir. Alors comment faire prendre conscience ? Si la transmission intergénérationelle s’est éreintée, si les dispositifs mis en place ne sont pas suffisants, comment donner à voir une douleur intrinsèque aux corps qui la portent ?

Beaucoup de ces adultes nourrissent un complexe d’infériorité intellectuelle, se dévalorisant et minorant leur intelligence ou capacité d’agir sur le monde, ayant assimilé au plus profond d’eux-mêmes cet héritage colonial. Les livres et les musées se présentent comme des modes de transmission « intellectuels » qui semblent bien trop difficiles d’accès pour eux.

Extrait d’une rencontre avec Marion Malga-Baptisto, diplômée d’histoire contemporaine de l’Afrique et étudiante en psychologie, artiste - photographe, originaire de Saint-Denis, Île de la Réunion, le 13.05.202148 :

MMB : Je n’ai jamais fait un seul musée à la Réunion. Jamais de ma vie…

48 Voir annexe p.87 : Échange no. 02

MMB : Après, la pratique du musée, c’est très blanc. Je pense que mon père n’a jamais fait de musée. Ma mère, qu’elle vienne ici ou pas, le Louvre… Ça l’intéresse pas. Je pense qu’elle a dû en faire un ou deux à la Réunion. J’ai fait un musée quand j’étais petite, mais voilà, je suis jamais allée à Villèle ou des trucs comme ça. Et ça aussi, ça me manque. (…) En revanche,(…) je trouve que l’Histoire, le mot Histoire en tout cas, c’est hyper intellectualisé. Moi je me suis intéressée dans les livres etc, mais je trouve que nos anciens ont aussi cette connaissance de l’histoire, parce qu’ils l’ont vécue, en fait. Mais c’est juste que, voilà, ils vont pas l’expliquer avec des théories super intellectuelles, super bien dites avec des beaux mots en français… (…) Mais je pense que c’est aussi une connaissance hyper importante. Quand tu arrives en France, tu n’as que les livres, à moins de rester au téléphone avec tes grands-parents… Tu n’as que les livres ou les grandes bibliothèques qui ont gardé des bouquins d’auteurs, d’autrices de la Réunion, mais c’est tout. Et encore, il y a Sudel Fuma et c’est tout. Donc c’est hyper compliqué je trouve, et j’ai l’impression que depuis que je suis ici (en métropole), j’essaie d’apprécier un peu plus ces moments, avec ma grand-mère ou mes parents.

Tandis que les livres paraissent trop universitaires et les musées trop européens, comment faire voir et entendre la culture réunionnaise, l’oralité créole, à une tranche adulte de la population ? Alors que la transmission la plus riche et la plus naturelle réside dans le partage familial, comment donner la parole à ceux qui ont auraient à raconter ?

Peut-être qu’ici les artefacts, les objets, pourraient agir sur les corps et les esprits. Une forme de matérialité pourrait alors déclencher, pousser à la parole ? Et finalement, comment définir cette matérialité, en quoi réside-t-elle alors qu’il est question d’oralité, d’immatérialité ? Dans quoi prend-t-elle racine ?

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