Dix ans après le Printemps de Tunis, le bilan paraît pour le moins contrasté. Pourtant, les idées et les exigences de 2011 sont toujours là…
COVID-19
L’AFRIQUE FACE AUX DÉFIS DE LA VACCINATION
L’INTERVIEW EXCLUSIVE DE MONSEIGNEUR SAMUEL KLEDA
DOCUMENT
Les mille et une vies de Steves Hounkponou
+ INTERVIEW
Chadia Loueslati, la force de l’humour
AYA NAKAMURA AFRICAN STAR
Née à Bamako, elle a grandi en banlieue parisienne. Icône générationnelle aux publics multiples, elle a littéralement conquis la planète. Tentative de portrait d’une artiste phénoménale.
PAR ZYAD LIMAM
DANS 3 600 JOURS OU PRESQUE édito
Il va falloir apprendre à vivre avec le Covid19, à l’affaiblir progressivement, avant de pouvoir le ratatiner. Le seul chemin possible pour mener cette bataille, pour vaincre, c’est la vaccination. Et la vaccination pour tous. Il ne suffira pas de protéger les riches, les États-Unis, l’Europe, une partie de l’Asie pour s’en sortir. Il faudra vacciner toute la planète. Vacciner près de 8 milliards d’humains. Un effort homérique, la tâche d’une génération. On ne parle pas de générosité, d’une main tendue des nantis vers les pauvres et les moins pauvres du monde. On parle d’une sauvegarde commune, d’une nécessité. Un virus à l’état endémique ou épidémique « au Sud » ne permettra pas un retour à la normale global. Les variants pourront proliférer ici ou là, s’infiltrer d’une manière ou d’une autre derrière les forteresses sanitaires, l’équilibre politique et social des nations non vaccinées deviendra intenable. L’économie, le commerce international resteront durablement affaiblis.
Le coût de cette « opération monde » sera nettement moins élevé que le gouffre financier abyssal qu’entraînerait une « épidémie longue ». Mais pour se donner une chance, il faudrait penser autrement, sortir des logiques du capitalisme classique, et du chacun pour soi. Il faudra s’organiser pour produire 8 à 10 milliards de doses « rapidement », en utilisant tous les vaccins possibles et reconnus, en délocalisant progressivement les centres de production, en associant là où c’est possible des industriels locaux, en sortant de la logique des monopoles et de la propriété intellectuelle. Je sais ce que cette approche a d’idéaliste, et même d’irréaliste. Mais le Covid-19 (et ses futurs descendants…) nous met face à notre communauté d’êtres humains, il nous rassemble par sa férocité, il nous rassemble au-delà des frontières, des langues, de la couleur de la peau, de la puissance des uns et de la faiblesse des autres. Le Covid n’a pas de limites. Et les vaccins devraient être considérés comme un bien commun de l’humanité.
Cette bataille sera forcément africaine aussi. Malgré sa jeunesse, le continent reste menacé. Il faudra progressivement protéger plus de 1 milliard de personnes. Au-delà de la disponibilité des vaccins, des accords avec les uns et les autres, avec la Chine ou les grands laboratoires pharmaceutiques, les États, la société civile, les entreprises devront se montrer à la hauteur du défi [voir notre article pages 52-59] pour mobiliser les peuples.
Le Covid-19 n’est pas notre seul problème existentiel. Le changement climatique, le développement durable, la définition d’un nouveau modèle de production sont toujours l’urgence majeure. Nous avons, disons, dix ans devant nous (c’est ce que pensent la plupart des spécialistes) pour changer de cap, si ce n’est pas déjà presque trop tard. 3 600 jours, ce n’est pas grand-chose à l’échelle du temps immémorial… Et pour emprunter un nouveau chemin, s’assurer que notre écosystème reste viable pour notre humanité. Là aussi, il s’agit avant tout d’une prise de conscience de la menace « collective ». Le réchauffement de la planète ne connaîtra pas de frontières et nous sommes tous impliqués. Changer de système pourrait sembler hors de portée de notre humanité égoïste. On peut pourtant y croire. Les générations montantes se mobilisent. Les efforts de chacun jouent, comme la créativité et la mobilisation d’acteurs majeurs plus structurés. Des États, des entrepreneurs, des inventeurs, la société civile s’impliquent. Et même le capitalisme. Wall Street accorde aujourd’hui des primes au « green business », perçu comme le chemin de l’avenir, des futurs méga-profits de demain. Sur ce domaine aussi, l’Afrique a un rôle clé à jouer. Elle n’a pas le capital (pas pour le moment), mais elle a des ressources naturelles, elle a un climat, elle a surtout de l’énergie, des jeunes avec des idées, qui ne veulent pas grandir dans un monde à l’agonie. Aux élites de mettre la question du développement durable à l’avant-garde de l’émergence. ■
N°413 FÉVRIER 2021
3 ÉDITO
Dans 3 600 jours ou presque par Zyad Limam
8 ON EN PARLE
C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN Hors du temps
26 CE QUE J’AI APPRIS
Ballaké Sissoko par Astrid Krivian
29 C’EST COMMENT ?
Culture vive ! par Emmanuelle Pontié
70 LE DOCUMENT
Le succès, envers et contre tout par Luisa Nannipieri
90 VINGT QUESTIONS À… Karimouche par Astrid Krivian
TEMPS FORTS
30 Révolutions arabes : suite ou fi n ? par Zyad Limam et Frida Dahmani
44 Aya Nakamura : African Star par Astrid Krivian, Emmanuelle Pontié et Sophie Rosemont
52 L’Afrique face aux défis de la vaccination par Cédric Gouverneur
60 Monseigneur
Samuel Kleda : « Contre le coronavirus, notre continent a quelque chose à offrir » par François Bambou
64 Chadia Loueslati, la force de l’humour par Astrid Krivian
P.8
P.30 P.52
Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis ma i 2018. Une décision sans aucune justi fication. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps
Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com
P.70
BUSINESS
76 L’urgence d’une industrie pharmaceutique africaine
80 Le Maroc, hub d’entrée de l’Afrique pour les États-Unis
81 NSIA, un nouvel élan pour ses 25 ans
82 2021 : la Zlecaf lancée, mais l’éco en attente
84 La Chine vampirise la filière arachide au Sénégal
85 L’épouvantail turc Karpowership par Jean-Michel Meyer
VIVRE MIEUX
86 Combattre les troubles de la voix
87 Reflux digestifs : comment réagir ?
88 Vitamine C : le vrai et le faux
89 Bruxisme ou grincer des dents par Annick Beaucousin et Julie Gilles
Jessica Binois PREMIÈRE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION sr@afriquemagazine.com
Amanda Rougier PHOTO arougier@afriquemagazine.com
ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO
François Bambou, Jean-Marie Chazeau, Catherine Faye, Glez, Cédric Gouverneur, Dominique Jouenne, Astrid Krivian, Jean-Michel Meyer, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont.
VIVRE MIEUX
Danielle Ben Yahmed RÉDACTRICE EN CHEF avec Annick Beaucousin, Julie Gilles.
VENTES
EXPORT Laurent Boin
TÉL. : (33) 6 87 31 88 65
FRANCE Destination Media
66, rue des Cévennes - 75015 Paris
TÉL. : (33) 1 56 82 12 00
ABONNEMENTS
Com&Com/Afrique Magazine 18-20, av. Édouard-Herriot
31, rue Poussin - 75016 Paris. SAS au capital de 768 200 euros. PRÉSIDENT : Zyad Limam.
Compogravure : Open Graphic Média, Bagnolet. Imprimeur : Léonce Deprez, ZI, Secteur du Moulin, 62620 Ruitz
Commission paritaire : 0224 D 85602. Dépôt légal : février 2021.
ON EN PARLE
C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage
HORS DU TEMPS
Le Musée du quai Branly examine le lien entre plus de 150 ŒUVRES CONTEMPORAINES et les arts africains anciens.
« UN PATRIMOINE, cela se défait, cela se triture, cela se recompose, cela se réinvente continûment. » Ces mots du philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, dans un texte consacré à l’événement, résument le but que s’est fixé le commissaire de l’exposition, Philippe Dagen : proposer une scénographie conversationnelle mettant en lumière les relations entre la création actuelle et les arts africains anciens. Installations, peintures, sculptures, photographies, bas-reliefs, vidéos ou encore nouvelles œuvres d’artistes majeurs, tels Annette Messager, Myriam Mihindou, Kader Attia ou encore Romuald Hazoumè, témoignent d’un dialogue permanent entre le passé et le présent, entre le classique et le neuf. Indubitablement, à travers les âges, les créations s’hybrident, se métamorphosent, se renouvellent. Dans ce voyage, nous emmenant de Jean-Michel Basquiat à Chéri Samba, en passant par Emo de Medeiros ou Calixte Dakpogan, notre perception se fait universelle. L’art devenant atemporel. ■ Catherine Faye « EX AFRICA : PRÉSENCES AFRICAINES DANS L’ART
AUJOURD’HUI », Musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris (France), jusqu’au 27 jui n 2021 (les dates peuvent évoluer avec l’actualité). quaibranly.fr
Sans titre, Emo de Medeiros (ci-dessus).
Leap of Faith, Alun Be (à gauche).
Hommage aux anciens créateurs
Cheri Samba (ci-contre).
ÉVÉNEMENT
MADE ET FEMI KUTI, UNE HISTOIRE
DE FAMILLE
Le PÈRE ET LE FILS sortent chacun un nouvel album. Et proposent un superbe coffret réunissant les deux CD.
IL S’AGIT D’UN HÉRITAGE. Celui de Made Kuti, fils de Femi, lui-même fils de Fela. Le créateur de l’afrobeat a transmis à ses descendants l’amour des mélodies et des rythmiques, mais aussi un engagement féroce. Lequel se fait entendre dans ce coffret, Legacy +, qui renferme deux CD. La corruption, la misogynie, les violences sociales et policières restent d’actualité au Nigeria, et les Kuti ne vont pas se taire face à l’injustice. Avec Stop The Hate, son onzième album, Femi revisite l’afrobeat des seventies qu’il a vécu en boucle. Et avec For(e)ward, Made le manipule à sa guise, afin d’en offrir une lecture plus contemporaine, audacieuse, mais toujours respectueuse des traditions. La relève est assurée ! On groove, on danse, on rêve, on s’insurge, et les deux versants du voyage nous emportent autant l’un que l’autre. ■ Sophie Rosemont FEMI KUTI ET MADE KUTI, Legacy +, Partisan Records.
SOUNDS
À écouter maintenant !
Arlo Parks
Collapsed in Sunbeams, Transgressive/Pias
À 20 ans, la Londonienne
Anaïs Oluwatoyin Estelle Marinho, alias Arlo Parks, est la nouvelle sensation soul anglaise. D’origines tchadienne, française et nigérienne, elle a pour elle une plume affûtée, un sens de la mélodie inné et un timbre hypnotisant.
Son premier album, Collapsed in Sunbeams, ne fait aucune concession tout en étant très accessible : des titres comme « Caroline » ou « Black Dog » sont des tubes déjà confirmés.
Bel exploit !
Urban Village
Undodolo, No Format
Karimouche
Folies Berbères, Blue Line Records
Après un EP très remarqué à l’automne, ce quatuor masculin originaire de Soweto confirme avec Undodolo son aptitude à célébrer la tradition de ses aïeux, tout en proposant des mélodies relevées, ponctuées de rythmiques sud-africaines et servies par un son électro cristallin. Mais 100 % authentique, de « Izivunguvungu » à « Umhlaba Wonke » ! Le tout produit par le réalisateur français Frédéric Soulard, habitué de Jeanne Added. Remarquable. On l’a récemment vue sur le petit écran, dans les séries françaises Cannabis et Les Sauvages. Mais Karimouche [lire p. 90] est aussi une chanteuse accomplie, dont le nouvel album revendique ses origines, tout en assumant un héritage important à ses oreilles : la chanson française. L’ensemble s’avère très pop, résolument urbain, et facilement entraînant. À l’aube de sa quarantaine, Carima Amarouche trouve toujours les moyens de renouveler son ton sans se compromettre. ■ S.R.
Le comédien ne reprend pas directement le rôle du c élèbre cambrioleur.
SÉRIE
LE GENTLEMAN FABULATEUR
OMAR SY marche sur les traces du héros de Maurice Leblanc dans cet Arsène Lupin du xxie siècle. Du Louvre à l’Aiguille creuse, il se paye même la Françafrique !
PARMI LES HÉROS DE FICTION très populaires en France figure en bonne place Arsène Lupin. Le gentleman cambrioleur imaginé par Maurice Leblanc au tout début du XXe siècle a été plusieurs fois incarné au cinéma et à la télévision, avec un succès qui a dépassé les frontières de l’Hexagone. C’est dire si l’annonce d’un Lupin avec Omar Sy avait suscité des attentes et des commentaires, dont certains malheureusement très racistes. Mais le comédien ne reprend pas directement le personnage créé par le romancier. Et pour le coup, c’est son origine sénégalaise qui est mise en avant : fils d’immigré, Assane Diop tente de venger son père, injustement accusé d’avoir volé le collier de Marie-Antoinette vingt-cinq ans plus tôt chez un riche magnat parisien des médias. Il s’était tué en prison, non sans avoir glissé des indices dans un livre d’Arsène Lupin… Les scénaristes ne font pas toujours dans la dentelle quand il s’agit de décrire le méchant, qui détient tous les journaux et chaînes TV de France, ou de récupérer chez une vieille et riche bourgeoise des diamants, « souvenirs du Congo
belge ». Mais le ton se fait plus subtil quand Assane explique à ses complices comment il peut échapper à la surveillance durant une vente aux enchères en se déguisant en homme d’entretien : « C’est parce qu’ils ne nous regardent pas que nous sommes invisibles. » On peut néanmoins regretter la lourdeur des flash-back : le souvenir de son père ou ceux de sa copine de lycée devenue la mère de son fils – auquel il réussit à faire lire Arsène Lupin entre deux jeux vidéo, tout en cachant la réalité de ses activités. C’est que la série se focalise sur la parentalité et la transmission, loin de l’image de séducteur du cambrioleur… Elle en reprend tout de même les codes quand son héros se déguise, s’enfuit sur les toits de Paris ou marche sur la plage d’Étretat, vers l’Aiguille creuse. Avec une dose de spectaculaire, qui va jusqu’à envoyer valser une Ferrari dans la pyramide inversée du musée du Louvre ! ■ Jean-Marie Chazeau LUPIN, DANS L’OMBRE D’ARSÈNE (France), de George Kay et François Uzan. Avec Omar Sy, Ludivine Sagnier, Shirine Boutella. Disponible sur Netflix.
DE L’AUTRE CÔTÉ DU MIROIR
NI BANDE DESSINÉE, ni roman graphique, le livre illustré de ByMöko invite à un voyage poétique en sépia et en ocre. Après Au pied de la falaise, récit initiatique remarqué en 2017, Aduna : Monde visible/Monde invisible oscille entre le tangible et l’intangible. Pour dire les coutumes et les légendes de l’Afrique subsaharienne, les dessins se déploient sur les doubles pages d’un livre hors norme, en format à l’italienne. D’une part, il y a ce que l’œil perçoit : les masques, les baobabs, les cases en pisé, les paysages, les griots. De l’autre, les esprits, la magie, les intermédiaires entre l’humain et le divin, les vivants et les morts. Chaque dessin dévoile un univers prodigieux de traditions, où tout est lié au passé, au présent et au futur. Un macrocosme inspirant. ■ C.F. BYMÖKO, Aduna : Monde visible/Monde invisible, Soleil, 44 pages, 18,95 €
CARNET DE VOYAGE
UN IVOIRIEN À PARIS
CHERCHEUR, penseur, dessinateur, poète, l’artiste ivoirien Frédéric Bruly Bouabré (qui s’est éteint en 2014, à l’âge de 91 ans) a inventé l’alphabet Bété, du nom de son peuple, à la suite d’une vision mystique en 1948. Son travail à dessein encyclopédique visait à consigner et transmettre la culture des siens, mais aussi les connaissances du monde. En mai 1989, il s’envole pour la première fois vers Paris, pour l’exposition « Magiciens de la terre », qui propulsera son œuvre sur la scène internationale. Odile et Georges Courrèges (alors directeur de l’Institut français d’Abidjan) lui commandent le récit de son voyage. Copie du manuscrit original, cet ouvrage inédit offre un précieux témoignage de la pensée d’un créateur inclassable et philanthrope, qui rêvait d’être écrivain. Avec un langage riche en symboles, en métaphores, et une approche poétique, émerveillée, souvent drolatique, il relate le choc culturel – « L’Europe compte le temps infini en origine et en fin » – et mène réflexion sur l’universalisme, l’humanité au sein de l’ordre cosmique, rappelant « l’universelle fraternité humaine […] malgré l’odieux conflit des “races” ou “couleurs” de “peaux humaines” ». ■ Astrid Krivian FRÉDÉRIC BRULY BOUABRÉ, Paris la consciencieuse : Paris la guideuse du monde, Empire et Faro, 352 pages, 35 €
NOUVELLES
UN MONDE SANS PITIÉ
DES NOUVELLES PERCUTANTES. C’est si rare. Écrites par un auteur inventif et mordant, celles-ci empêchent de reprendre son souffle. Avec ce premier recueil explosif, récompensé par le PEN/Jean Stein Book Award 2019, l’Américain Nana Kwame Adjei-Brenyah nous comble. Plutôt, il nous sidère. Car ce jeune primo-nouvelliste, né de parents ghanéens, met son imagination machiavélique au service de récits insensés et décomplexés, nous bringuebale d’un parc d’attractions dédié à des meurtres – le racisme ordinaire devenant une source de divertissement – à un « Black Friday » outrancier, avec son rayon réservé aux cadavres. Chaque histoire envoie un scud d’une effarante lucidité sur la violence, la surconsommation et la déshumanisation du monde. Avec une habileté digne d’un Colson Whitehead mâtiné d’un Ray Bradbury, cette plume exceptionnelle nous laisse sans voix. ■ C.F.
À 25 ans, l’Anglo-Nigériane habille Naomi Campbell, KIM KARDASHIAN et Kanye West.
RIEN NE LUI FAIT PEUR. Minijupe raccourcie au maximum, bottes turquoise, pantalon à peine retenu par les hanches, bandes de cuir ou de PVC, ses créations gender fluid, aussi sexy que subversives, se jouent des compromis et des codes. Rouge feu, vert fluo, rose fuchsia, à motifs graphiques hypnotiques ou à débordements kitsch des années 1980, elles fusionnent héritage nigérian et touches urbaines, puisent dans les déchaînements de Fela Kuti, de Jimi Hendrix ou de Nine Inch Nails. « Je suis révoltée, mais ça ne me consume jamais. La colère me pousse à faire encore plus ce que je veux faire », confiait-elle au site d’e-commerce Ssense. Ce tempérament et son talent hors norme lui valent de s’être fait rapidement un nom dans la mode. Qu’elle habille Steve Lacy, Solange ou Drake, rhabille Barbie pour son 60e anniversaire ou dessine la tenue de l’équipe de football de son pays natal pour la Coupe du monde, la psychédélique Mowalola Ogunlesi captive. Elle vient d’être nommée directrice du design de la collection Yeezy x Gap, un partenariat historique entre l’entrepreneur et rappeur Kanye West – dont Forbes estime la fortune à 1,3 milliard de dollars – et la marque de prêt-à-porter Gap. Une consécration dans un milieu souvent pointé du doigt pour son racisme. Qui aurait pu lui prédire un tel destin international à Lagos, où elle a grandi sans wi-fi ? Puis dans le Surrey, en Angleterre, où ses parents l’ont envoyée à 12 ans pour étudier dans une école privée catholique pour filles ? La réponse se trouve peut-être chez les Ogunlesi, où la mode, contemporaine et traditionnelle, est une histoire de famille. De mère en fille. ■ C.F.
La designeuse (à gauche) lors de l’Arise Fashion Week 2019, à Lagos.
De gauche à droite, Roger Raspail, David Walters, Ballaké Sissoko et Vincent Ségal.
David Walters with friends
Un
an après son formidable Soleil Kréyol, le songwriter et guitariste martiniquais s’entoure de ses MUSICIENS PRÉFÉRÉS dans Nocturne, un album tout en f inesse et variations.
UN ÉCRIN DE CHANSONS profondément organiques, que l’on devine enregistrées en huis clos, mais propices aux voyages intimes. Un point de rencontre entre diverses cultures, des Antilles au Mali. Des cordes qui se rejoignent avec subtilité, des rythmiques viscérales. Bienvenue dans les 11 morceaux de Nocturne, lequel a de quoi illuminer nos nuits blanches. Son objectif ? « Se rapprocher des choses essentielles », résume David Walters. C’est-à-dire une musique spontanée, fédératrice, accessible, sans pour autant oublier ses racines. Si certains titres comme « Baby Go » ou « Vancé » explorent sa propre psyché, Walters rend aussi des hommages vibrants à Fela Kuti sur « Freedom », Manu Dibango (récemment emporté par le Covid-19) sur « Papa Kossa », ou encore Sam Cook (l’inoubliable interprète de « A Change Is Gonna Come »), sur « Sam Cook Di ». Mais tout cela, il ne le fait pas seul. Walters connaît le musicien Vincent Ségal de longue date : « C’est l’un de mes mentors, qui m’a inspiré pour mes lives, et dont j’ai fait certaines premières parties. Je l’avais invité sur mon dernier album, Soleil Kréyol. » Pendant le confinement, ils échangent beaucoup, Walters propose à Ségal de faire des lives dépouillés, guitare-voix-violoncelle : « Au bout du deuxième, je sentais qu’il y avait quelque chose à part qui résonnait… » Et pourquoi pas pousser l’aventure jusqu’à l’enregistrement live ? Avec un « rêve de gosse » partagé par les deux hommes : que le « doyen de la percussion » guadeloupéen, Roger Raspail, et l’immense maître de kora malien, Ballaké Sissoko [lire p. 26], les rejoignent. Vœu exaucé, en l’espace de deux jours de retrouvailles fructueuses. « Ça a été un projet très particulier à enregistrer, raconte Walters. On a fait une session acoustique, sans casques, sans filets, en une seule prise. Avec les petits défauts qu’il peut y avoir, mais aussi une vraie fluidité… C’était le cahier des charges de cet album : jouer comme quatre copains installés au coin du feu. Cela crée des souvenirs magiques. » Si tout va bien, les concerts suivront, avec une date prévue le 11 mars à la Cigale, à Paris. David Walters « espère que ça va transpirer », et que ce Nocturne tout en délicatesse pourra allumer une nouvelle flamme en live. Que la lumière soit ! ■ S.R. DAVID WALTERS, VINCENT SÉGAL, BALLAKÉ SISSOKO, ROGER RASPAIL, Nocturne, Heavenly Sweetness/Idol/L’Autre distribution.
INDABA IS, LE SON JOHANNESBOURG !
Un disque passionnant qui reflète toute la VIVACITÉ de la scène d’Afrique du Sud.
C’EST UN CRI DU CŒUR COLLECTIF. Mais qui n’aurait sans doute pas eu lieu sans le duo sud-africain formé par la pianiste Thandi Ntuli et le chanteur Siyabonga Mthembu (lequel est connu pour son rôle dans les groupes The Brother Moves On et The Ancestors). Pour la nouvelle compilation du DJ et producteur anglais Gilles Peterson, ils ont rassemblé la crème de la crème de la scène de Johannesbourg. Au programme : Bokani Dyer, Lwanda Gogwana, The Wretched, Sibusile Xaba, The Ancestors ou encore Iphupho L’ka Biko… Enregistrées au début de l’été 2020, juste après le premier confinement sud-africain, ces sessions sont le fruit d’un amour commun pour le spiritual jazz, ses origines et ses filiations, et dont les influences sont à chercher aux quatre coins du globe… Le tout sous la houlette de Ntuli et Mthembu, qui ont veillé à la cohérence de l’ensemble. ■ S.R.
INDABA IS, Brownswood.
FATOU GUINEA, LA PRINCESSE DU RIRE
Suivie par 750 000 a bonnés sur Instagram et plus de la moitié sur Facebook, la COMÉDIENNE et influenceuse franco-guinéenne n’a pas fini
de faire parler d’elle.
SES MINI-SKETCHS comiques postés sur les réseaux sociaux cartonnent. À 25 ans, Fatoumata Kaba, alias Fatou Guinea (pour faire honneur à son pays d’origine), doit son succès à son humour désinvolte et à un naturel désarmant. À sa mère aussi, personnage clé de ses vidéos : on ne la voit jamais, mais ses punchlines, balancées avec un fort accent guinéen, sont hilarantes. Cette mise en scène lui permet d’évoquer des sujets d’actualité et des thèmes qui lui sont chers : le racisme, la question de l’identité, les droits des femmes, le quotidien des diasporas africaines. Très suivie au Sénégal, en Côte d’Ivoire et en Guinée, elle projette de se lancer dans un Africa Tour, dès que les conditions sanitaires le permettront. En attendant, elle a été retenue pour jouer dans la saison 2 de Validé, une série de Canal+ sur le rap, et dans La Brigade, le prochain film de Louis-Julien Petit (l’histoire d’une migrante, avec François Cluzet). Bien dans sa peau et maline, celle qui se décrit comme « un peu fofolle, mais très gentille » sur son compte Instagram ne manque pas d’ambition. Ni de mordant. ■ C.F.
ROMAN JEUX
DE POUVOIR
SI L’ACTION de son précédent roman, Les Prépondérants, Grand prix du roman de l’Académie française en 2015, se déroulait dans un protectorat du Maghreb pendant l’entre-deux-guerres, le cadre de celui-ci est à Rome, au Ier siècle, sous le règne de Domitien. Tous les ingrédients d’une bonne histoire y sont réunis : une dictature arbitraire, le pouvoir, la jalousie, le sexe, la tyrannie, le déclin. Encore une fois, cet amoureux de la langue, né d’un père tunisien et d’une mère française, traducteur de l’anglais, de l’allemand et de l’arabe, frappe fort. Son style, très littéraire et efficace, sert un récit pétri de procès tortueux et de mœurs extrêmes. Scènes et volte-face s’enchaînent dans un montage narratif sans fioritures. Comme un film qui s’offrirait en filigrane à nos yeux de lecteur. Alors, peu à peu, la réalité du pouvoir, l’idée de décadence et la force des lettres se font l’écho d’un monde crépusculaire. ■ C.F. HÉDI KADDOUR, La Nuit des orateurs, Gallimard, 368 pages, 21 €
LE DUO DE DAKAR
Tournée au Sénégal, la première SÉRIE
POLICIÈRE
AFRICAINE de Canal+ débarque sur Netflix.
EN 2018, Canal+ International produisait la première saison de cette série policière conçue par le Franco-Congolais Jean-Luc Herbulot, avec un héros camerounais (Yann Gael, Duel au soleil) et un burkinabé (Issaka Sawadogo, Wara). Deux styles, deux générations, pour incarner ce duo d’officiers d’un commissariat de la capitale, dirigé par une femme (Christiane Dumont, C’est la vie)… Leurs enquêtes
OLOTURÉ (Nigeria), de Kenneth Gyang. Avec Sharon Ooja, Ada Ameh, Blossom Chukwujekwu. Disponible sur Net fl ix.
Ci-dessous, le Camerounais Yann Gael (à gauche) et le Burkinabé Issaka Sawadogo (à droite) interprètent des officiers de générations et styles différents.
font s’entrecroiser les croyances ancestrales du continent et les trafics actuels d’une façon parfois décousue et bancale, mais les compères, que tout oppose, finissent par s’apprivoiser, et par nous entraîner avec eux. ■ J.-M.C. SAKHO ET MANGANE (Sénégal), de Jean-Luc Herbulot. Avec Issaka Sawadogo, Yann Gael, Christiane Dumont. Disponible sur Net fl ix.
TRAFIC DE FILLES
Une journaliste nigériane infiltre un réseau de prostitution. Une dénonciation efficace du sinistre chemin qui mène aux trottoirs européens… La vie nocturne est intense à Lagos. Des femmes court-vêtues et perchées sur de hauts talons y contribuent pour beaucoup. L’une d’elles, à son corps défendant, n’est pas une travailleuse du sexe : Ehi s’appelle en réalité Oloturé, et c’est une journaliste en immersion dans le milieu de la prostitution. Elle veut raconter de l’intérieur comment de jeunes femmes croient des promesses de vie meilleure en Europe, et sont ensuite victimes de violences physiques et sexuelles. Les « Madames » et autres proxénètes fournissent aussi bien les soirées gang bang de politiciens corrompus que les réseaux de passeurs vers l’Italie, via le Bénin (à 1 200 dollars le billet, sans garantie de ne pas se retrouver coincée en Libye…). Les femmes sont classées en deux catégories : les « forza strada », destinées au trottoir, et les « forza speciale », futures escorts. Inspiré du témoignage douloureux de la journaliste Tobore Ovuorie, le film réussit, malgré une interprétation inégale, à nous plonger dans un tourbillon clinquant, violent et glauque, pour mieux dénoncer ce fléau. ■ J.-M.C.
DRAME
POLAR
LITTÉRATURE
Ondjaki Les mots bleus
Tendre
et original,
L’ÉCRIVAIN
LUSOPHONE continue de revisiter l’histoire angolaise. Avec poésie et drôlerie.
IL EST L’HÉRITIER de Gabriel García Márquez, Julio Cortázar et José Saramago. Du Grec Níkos Kazantzákis aussi, dont l’inénarrable Alexis Zorba demeure une ode à la liberté. D’aucuns le diraient inscrit dans la lignée du réalisme magique. Pourtant, l’Angolais Ondjaki, né Ndalu de Almeida en 1977, assure que tout ce qu’il raconte n’a rien d’irrationnel. En 2015, lors de la parution française de son précédent roman, Les Transparents, récompensé par des prix prestigieux, il confiait au Monde : « Quand j’étais adolescent, ma grand-mère passait son temps à me raconter des histoires. Depuis, je ne fais pas la différence entre la vie et les contes. » Le merveilleux, le genre humain, l’allégresse du quotidien peuplent ses textes d’une sincérité à la fois naïve et métaphorique. Pour nous dire son pays, le romancier joue sur les mots, entrelace souvenirs réinventés, poésie et langue orale. Les scènes banales de la vie angolaise s’animent de sons, de couleurs, d’odeurs. Décrivent un monde plein de fantaisie, malgré les dérives, les injustices, la guerre civile, les absurdités historiques et politiques. Surtout lorsque les narrateurs sont des enfants. Comme dans ce troisième roman, paru à l’origine en 2008 et enfin traduit en français. Alors, tout devient possible. Les éclats de rire, les rêves. Envers et contre tout. À Praia do Bispo, petite plage de la banlieue de Luanda, une joyeuse bande de gamins pose un regard décalé sur l’époque du marxisme angolais. Des coopérants soviétiques sont venus construire un mausolée pour la momie d’Agostinho Neto, le père de la Révolution. L’un d’eux, devenu l’ami de GrandMèreDixNeuf, à qui l’on a dû amputer un orteil, rêve des hivers russes. Dans cet univers radieux, les adultes refusent de grandir, les enfants convoquent la magie. « [Ils] n’ont pas peur de la vérité », écrit Ondjaki, qui a lui-même passé ses tendres années dans un Angola ivre de pétrole et de guerre. Sous sa plume, les bleus à l’âme se teintent de mille couleurs. C’est sans doute pour cela que le bleu – du ciel, de la mer, des yeux – traverse son récit. De part en part. ■ C.F.
ONDJAKI, GrandMèreDixNeuf et le secret du Soviétique, Métailié, 192 pages, 17,60 €
Chadwick Boseman (au centre) interprète un trompettiste de génie.
Ci-dessus, Viola Davis incarne la «mère du blues », aujourd’hui largement oubliée.
Ci-contre, la chanteuse vers 1923.
LE BLUES DE MA R AINEY (États-Unis), de George C. Wolfe. Avec Viola Davis, Chadwick Boseman, Glynn Turman. Disponible sur Net fl ix.
MICRO D’OR
Le récit des sessions d’enregistrement mouvementées d’un album de Ma Rainey, dans le Chicago des années 1920. ATTENTION, OSCARS EN VUE !
EN 1927, MA RAINEY ENTRE EN STUDIO à Chicago. Au sommet de sa gloire, cette chanteuse qui a contribué à faire naître le blues, aujourd’hui oubliée, met toutes ses tripes dans ses interprétations : elle attire les foules et fait s’envoler les ventes de disques. Pour incarner cette diva noire qui parvient à mater ses producteurs blancs, Viola Davis a pris les dents en or, les traits tirés et les kilos en trop de cette femme de talent, issue d’un milieu très pauvre du Sud ségrégationniste. Elle se retrouve au cœur de l’adaptation d’une pièce d’August Wilson, produite par Denzel Washington, comme dans Fences (2016), qui lui avait déjà valu un Oscar. Une statuette qui semble aussi méritée, à titre posthume, pour Chadwick Boseman. Le héros de Black Panther (2018), décédé en août dernier, incarne l’autre protagoniste : un trompettiste de génie, bridé par les musiciens du groupe et par la chanteuse elle-même, qui préfère s’en tenir à la ligne pure de son blues des origines. La tension monte peu à peu dans ce film plus théâtral que musical, qui nous entraîne aux sources des problèmes, mais aussi de l’âme de l’Amérique d’aujourd’hui. ■ J.-M.C.
FILM
INTERVIEW
Abigail Assor, la relève
Après des études de sociologie et de philosophie à Londres, l’autrice née en 1990 à Casablanca a travaillé dans la communication culturelle et l’art contemporain, avant de se consacrer à l’écriture. Dans son premier roman, Aussi riche que le roi, elle livre un portrait sans concessions de la violence des rapports sociaux.
AM : Votre héroïne Sarah, étudiante au lycée français, s’escrime à sortir de la pauvreté par tous les moyens… Abigail Assor : Elle souffre de sa condition, mais fait aussi preuve d’insolence, de rébellion. Elle a envie de s’en sortir, elle refuse la réalité. Elle n’a pas de scrupules à faire l’amour avec des garçons et à se faire offrir un sandwich. Car selon elle, il n’y a pas d’autres choix, les mondes étant tellement cloisonnés. Je voulais illustrer ce sentiment d’étouffement, cette vaine tentative à faire évoluer les choses.
Provenant d’une famille de riches industriels, Driss semble pourtant moins libre qu’elle…
Tout le monde est enfermé au Maroc, même les plus chanceux. Driss porte le poids des traditions familiales qu’il ne doit pas trahir, des normes de son milieu, des chaînes de la masculinité toxique – réussir à faire de l’argent, être un homme. Il y a une grande inertie dans cette classe aisée : elle ne veut rien changer pour ne pas risquer de perdre ses privilèges. Driss n’accepte pas cet ordre social. Est-ce que vous constatez ce mépris de classe ?
Au Maroc, les classes sociales vivent en parallèle. Elles se mélangent uniquement à travers une relation de dominant-dominé. C’est terrible, très triste. Ce mépris est un non-dit. Cette violence sourde et insidieuse n’est pas remise en question. Comme si c’était normal. « C’est comme ça » pourrait être une devise du pays. Vous décrivez Casablanca, entre quartiers huppés et bidonvilles…
Pourquoi situez-vous l’histoire en 1994 ?
J’avais envie de restituer l’esthétique des années 1990, celles de mon enfance, de mes souvenirs les plus vifs, évocateurs. Et cette histoire trouve mieux sa place sous la pesanteur politique du règne d’Hassan II. En 2020, la grande opacité entre les classes sociales demeure. Mais la volonté d’irrévérence, la possibilité d’insolence, et la liberté de paroles sont plus fortes au sein de la jeunesse actuelle. Vous établissez souvent des métaphores entre les personnages et la nature, la « chair » du Maroc… Tous ces êtres sont constitués de la terre marocaine. Notre pays rassemble une diversité d’univers sociaux, de religions. Les uns vivent à côté des autres mais ne se rencontrent pas, voire se dénigrent. Pourtant, nous sommes tous marocains, nous sommes issus du même sol. Comment êtes-vous tombée dans la marmite de l’écriture ?
Aussi riche que le roi Gallimard, 20 8 pages, 18 €.
Enfant, j’écrivais des poèmes, des chansons, des histoires. Je rêvais de devenir parolière. Après mon baccalauréat, j’ai quitté Casablanca pour suivre une prépa littéraire à Paris, au lycée Henri IV. Étudier en profondeur des auteurs classiques m’a inhibée pendant quelques années. Je me suis remise à l’écriture après mes études de sociologie et de philosophie à Londres. L’écriture n’est pas du tout un jaillissement pour moi, c’est parfois laborieux, et je me relis beaucoup.
Quels écrivains ont forgé votre goût de la lecture ?
Même la rue est cloisonnée : les privilégiés ne s’y aventurent que très peu. Je voulais rendre hommage au quartier de Hay Mohammadi, et particulièrement au bidonville des Carrières centrales, qui a été un berceau des luttes et des résistances à l’époque du protectorat français au Maroc. Il a été détruit en 2016, et ses habitants, délogés, n’ont toujours pas reçu les aides qui leur avaient été promises.
À l’adolescence, j’ai lu Marguerite Duras, dont le travail m’a fascinée, comme beaucoup de jeunes filles. Mon goût pour la littérature s’est affirmé avec les auteurs et autrices français du XXe siècle, comme Camus, Gary, Beauvoir, Aragon, Breton… Récemment, j’ai vécu à Turin, et j’y ai découvert la littérature italienne contemporaine, comme Erri de Luca, Alessandro Baricco. Et je lis Abdellah Taïa et Tahar Ben Jelloun depuis toujours. ■ Propos recueillis par Astrid Krivian
Ci-dessus, le travail de Cheick Diallo, qui utilise les couleurs et les techniques du Mali.
DESIGN
Ci-dessous, la Nyala de Jomo Tariku, hommage à l’antilope éthiopienne.
Le siège d’inspiration afrofuturiste Iklwa, de Mac Collins.
LA CHAISE, VUE D’AFRIQUE
Confortables ŒUVRES D’ART, les sièges sont devenus des pièces incontournables du stylisme contemporain.
SCANDINAVES, FRANÇAISES OU ITALIENNES… Il existe des chaises iconiques et intemporelles. Mais ces dernières années, de nombreuses assises africaines ont enrichi la liste. Comme le Useless Stool de Kossi Aguessy, génie togolais dont le siège Jord est exposé au Centre Pompidou, à Paris. Chez Cheick Diallo, les couleurs et les techniques du Mali concourent à la création d’objets modernes, en métal et nylon. Et les banquettes en cocotier de l’Ivoirien Jean Servais Somian ont fait le tour du monde. Plus récemment, le Sénégalais Bibi Seck et l’Ivoirien Issa Diabaté ont chacun créé leur version du fauteuil à l’âme africaine pour Ikea. Et la marque britannique Benchmark Furniture produit la chaise d’inspiration afrofuturiste Iklwa, du jeune afrodescendant Mac Collins. Œuvre d’art et objet fonctionnel, une pièce design séduit par sa forme mais aussi par son confort d’usage. « Faire un siège ergonomique et évocateur est un vrai défi », confie l’un des plus talentueux designers africains contemporains, Jomo Tariku. Né au Kenya, élevé en Éthiopie et naturalisé américain, il a été un témoin direct de l’évolution de la création du continent ces dernières années et promeut un design loin des clichés, fier de ses origines. Ses tabourets et chaises, rigoureusement en bois, rappellent et réinterprètent les paysages, la nature ou son héritage. Comme l’Ashanti ou la Nyala, hommage à l’antilope éthiopienne en danger d’extinction. Une façon d’allier design, poésie et engagement écologique et social. ■ Luisa Nannipieri
La banquette en cocotier de Jean Servais Somian.
Intitulée « The Call of The Ocean », la nouvelle collection comprend une dizaine d e modèles, déclinés en lin blanc ou bleu.
MODE
GHADA LAMGHARI, LA FORCE DU DURABLE
Ses créations monochromes, inspirées de la BEAUTÉ NATURELLE du continent, sont u ne déclaration d’amour à la planète.
STYLISTE MAROCAINE installée à Dakar depuis presque trois ans, la trentenaire Ghada Lamghari a présenté la dernière collection de sa marque lors de la Fashion Week de la capitale sénégalaise en décembre 2020. Intitulée « The Call of The Ocean », la ligne comprend une dizaine de modèles, déclinés en lin bleu ou blanc, avec des inserts en tulle qui évoquent la transparence de l’eau et ajoutent un effet de mouvement aux coupes nettes et épurées.
Comme pour ses collections précédentes, « The Lioness » et « Desert Goddess », la designeuse puise son inspiration dans son environnement : après le désert et la savane, elle a voulu rendre hommage à la mer qui baigne sa ville natale, Agadir, et sa ville d’adoption. Ainsi que mettre un coup de projecteur sur la pollution des plages et des océans. Un problème évident à Dakar, où le sable du littoral est souvent recouvert de déchets et de plastique.
Des débris qui ont d’ailleurs servi à créer des accessoires exclusifs, assortis aux pièces de la collection. « Pour moi, la mode n’est pas seulement créativité et qualité, explique l’ancienne ingénieure industrielle reconvertie
Les inserts en tulle ajoutent un e ffet de mouvement aux coupes nettes et épurées.
dans la couture. C’est aussi un moyen de transmettre un message qui a un impact positif. » Fervente adepte de la mode durable et écoresponsable, Ghada Lamghari emploie principalement des artisans locaux et essaie de se fournir en matériaux sur le continent. « Ce n’est pas toujours possible, admet-elle. Pour cette collection, j’ai dû par exemple importer le lin du Moyen-Orient afin d’avoir un fil frais mais épais, pour éviter l’effet transparence, sans avoir à utiliser de doublures. »
La portabilité et le confort de chaque création, même dans les pays les plus chauds, sont très importants pour celle qui a l’habitude de dessiner ses propres tenues. Aujourd’hui, la jeune entrepreneuse, qui a également créé une marque de cosmétiques bio, pense à développer ses activités en Europe. Peut-être la verra-t-on bientôt débarquer à Paris… ghadalamghari.com ■ L.N.
COUSCOUS, TOUJOURS !
Célébré du Maghreb à la Sicile, ce PLAT CHALEUREUX fait désormais partie du patrimoine culinaire mondial. Trois restaurants en livraison pour fêter cette bonne nouvelle.
IL EST SUR TOUTES LES LÈVRES depuis son entrée officielle au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco en décembre dernier. C’est en revanche un peu plus compliqué de le trouver dans nos assiettes, puisque les restaurants de quartier où l’on égrenait la semoule midi et soir, sans prétentions et en bonne compagnie, ont en grande partie mis le couscoussier de côté. Et commander un bon couscous, que ce soit à emporter ou en livraison, peut être une mission compliquée pour les néophytes.
Bonne nouvelle, l’un des restaurants parisiens du genre les plus connus a récemment repris du service du vendredi au dimanche : au Tagine, on trouve un couscous traditionnel marocain accompagné de brochettes de poulet, de merguez de bœuf ou d’épaule d’agneau de lait des Pyrénées.
Pour une assiette avec une approche un peu plus contemporaine, il faut appeler Graine, le bar à couscous. On peut y choisir sa semoule, de blé ou d’orge, la taille du plat et les légumes dont l’on a envie. Et en cas de manque d’idées, il y a toujours les savoureux couscous signés Yoni Saada, un ancien candidat de Top Chef qui a aidé à créer
la carte. (Attention, seule l’adresse de la rue Falguière est opérationnelle en ce moment.)
Pour finir, une envie de goûter le meilleur couscous de France, d’après l’émission culinaire Très très bon ? Direction Toulouse, à La Pente douce, où le chef autodidacte Hamid Miss propose un « couscous d’auteur » à base de semoule fine et d’un mélange de légumes cuits et crus qui surprend. Qualité et caractère en un seul plat. ■ L.N. letagine.fr / grainebaracouscous.fr / lapentedouce.fr
Radisson Collection choisit Bamako
POUR SES DÉBUTS EN AFRIQUE, l’enseigne de luxe Radisson a inauguré son premier hôtel Radisson Collection dans la capitale du Mali. Implanté dans le quartier ACI 2000, à proximité des ambassades et à 20 minutes de l’aéroport international Modibo Keïta, l’établissement cinq étoiles propose 200 chambres, dont 32 suites, avec vue panoramique sur le fleuve Niger, les toits de la ville ou les plantations de manguiers. Adapté à une clientèle d’affaires, il compte 11 salles de réunion entièrement équipées. Une piscine, un spa, un centre de fitness et quatre restaurants et bars – dont l’Oasis Pool Bar pour savourer des tapas au bord de l’eau – assurent des services de restauration et détente haut de gamme. radissonhotels.com ■ L.N.
Le Tagine et son cadre traditionnel.
La Pente douce, à Toulouse, et son chef autodidacte Hamid Miss.
Chez Graine, un bar à couscous, on customise son plat.
LUXE
ARCHI FOX BROWNE CREATIVE À la pointe de l’hospitalité
Le cabinet sud-africain a remporté un prix Ahead pour son magnifique LODGE ÉCORESPONSABLE dans le désert du Namib.
UNE LIGNE DROITE intermittente tracée aux pieds des dunes du désert du Namib. Le concept derrière la rénovation du andBeyond Sossusvlei Desert Lodge, qui a permis au cabinet sud-africain Fox Browne Creative de remporter un prix Ahead (Awards for Hospitality Experience and Design), ne pourrait pas être plus minimaliste. Le corps central du lodge a été reconstruit à partir d’un bâtiment des années 1990, de façon à impacter le moins possible l’environnement alentour. Conçu en pierre, verre et acier, il se dresse résolument face aux éléments. Comme chaque pavillon
individuel, le hall central, avec vue dégagée sur l’horizon, offre la sensation de se retrouver suspendus entre le ciel et la terre, entourés par les ombres captivantes dessinées par le soleil et les dunes du désert. Un paysage surréaliste, à admirer en toute sérénité et écoresponsabilité. La forme des toits, parfaitement isolés, assure un équilibre idéal entre éclairage naturel et besoin d’ombre, et permet de maximiser le nombre de panneaux solaires disponibles. Ce qui garantit la quasi-indépendance énergétique de chaque suite de 130 m2 et de ses systèmes électriques, de climatisation, de traitement des eaux et recyclage, y compris ceux des luxueuses piscines privées. foxbrowne.com ■ L.N.
Ballaké Sissoko
LE MAÎTRE MALIEN ACCORDE LA BEAUTÉ
de sa kora aux harmonies d’autres cultures. Dans son dernier single « Frotter les mains », extrait de l’album Djourou, le virtuose dialogue avec le rappeur Oxmo Puccino. propos recueillis par Astrid Krivian
La kora est un héritage dans notre famille de djelis [griots, ndlr], transmis de génération en génération. J’ai appris son maniement en écoutant mon père, Djélimady Sissoko, originaire de Gambie, en jouer dans la cour de notre maison avec Sidiki Diabaté, le père de Toumani Diabaté, qui était notre voisin. Il exigeait que je suive des études pour devenir médecin ou que sais-je encore. Aussi, je jouais en cachette : dès qu’il partait, je m’exerçais avec sa kora. Je suis tombé amoureux de cet instrument. Il y a beaucoup de douceur dans mon jeu, car je n’ai pas appris par la force. Avec le temps, mon père a compris que c’était mon destin. Après son décès, j’ai intégré l’Ensemble instrumental national du Mali, à 13 ans, pour le remplacer. Formé pour valoriser le patrimoine musical au lendemain de l’indépendance du pays, en 1961, cet orchestre réunissait une cinquantaine d’artistes de toutes les ethnies. Étant le fils aîné de la famille, je suis devenu fonctionnaire pour la soutenir. Cette belle expérience m’a appris à m’accorder à d’autres traditions musicales.
Ce groupe a fait rayonner le Mali dans le monde entier. Nous aussi, aujourd’hui, nous sommes les ambassadeurs de notre culture. C’est la force de notre musique. Je jouais avec les maîtres sans trop affirmer mon jeu. Chez nous, on ne montre pas à ses aînés qu’on les dépasse. Comme dit le proverbe : « Le serpent caché grandit. » Puis, j’ai accompagné les plus célèbres griotes, avant de lancer ma carrière solo. J’ai ainsi sillonné très jeune les routes d’Europe, des États-Unis, de l’ex-URSS, d’Asie…
J’ai grandi dans la musique. J’étais timide, je parlais peu et je communiquais avec ma kora. J’ai développé vis-à-vis d’elle un lien profond, une grande affection. Elle est ma première femme, on a fait le tour du monde ensemble tant de fois… En concert, j’improvise selon l’atmosphère du lieu, les vibrations que je ressens. Mon esprit me dirige, et je m’applique à mettre le public dans un certain état, de partager ce que j’éprouve. Je le fais voyager par l’écoute, le recueillement. Avec l’oudiste marocain Driss El Maloumi et le joueur de valiha malgache Rajery, nous formons le trio 3MA. Les musiques africaines sont très diverses. Mais en découvrant Madagascar, j’y ai retrouvé des sonorités similaires à celles de Casamance, au Sénégal, la région de ma mère.
« Frotter les mains », Ballaké Sissoko feat. Oxmo Puccino, No Format !
Le titre de mon album, Djourou, signifie « corde » en bambara : celles de ma kora me relient aux autres. Comme dans notre tradition, où l’on accompagnait le griot orateur, j’ai invité Oxmo Puccino à slamer sur « Frotter les mains ». Ma nièce, Sona Jobarteh, l’une des rares femmes koristes, m’accompagne aussi, elle est super ! Mes projets et mes collaborations ont une continuité. Ma démarche ne se limite pas à donner un concert dans un pays et à repartir, j’établis un véritable échange et une forte complicité avec les musiciens d’autres cultures, dans un respect mutuel : en France avec le violoncelliste Vincent Segal, en Grèce avec le joueur de lyra Ross Daly, en Italie avec le pianiste Ludovico Einaudi… Ma technique s’est aussi enrichie grâce à la guitare flamenca et au sitar. La musique est une communication limpide, sans frontières. ■
«Nous sommes les ambassadeurs de notre culture. C’est la force de notre musique.»
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COMMENT ?
PAR EMMANUELLE PONTIÉ
CULTURE VIVE !
Quand le monde de la culture pleure à chaudes larmes en Occident, à coups de salles fermées, de tournées annulées et de festivals reportés sine die, l’Afrique, elle, avance. Comme si la musique et les arts vivants étaient, quelque part, des valeurs inaliénables. Comme si la culture était bien loin d’être une simple cerise sur le gâteau dans des pays où manger à sa faim passerait avant tout, selon les dires de la plupart des « spécialistes », qui se trompent… Le chanteur ivoirien Meiway se produisait à Yaoundé mi-janvier. De nouveaux albums sortaient fin décembre chez Fally Ipupa ou Singuila. Ou encore fin janvier au Ghana, au Bénin, au Malawi, avec des labels et des groupes locaux comme Alostmen, BIM ou le Madalitso Band. Des séries et des longs-métrages se tournent à Dakar…
Bref, la culture avec un grand « C » garde la tête hors de l’eau avec un certain brio, contrairement à ce qu’il se passe dans les pays européens notamment, où de confinement en confinement, elle reste reléguée en « secteur non essentiel ». Avec les questions ouvertes que l’on connaît, comme « Aller chez le coiffeur est-il plus vital que d’aller au cinéma ou au théâtre ? », etc.
Et quand rien n’est possible, les artistes africains s’adaptent, intègrent les nouveaux moyens de communication, à l’instar de la star béninoise Angélique Kidjo, qui donnait un concert en ligne fin janvier. Idem pour pas mal de célébrités locales, qui multiplient les happenings et autres vidéos novatrices sur le Net, quand hier, certaines d’entre elles ne se servaient pratiquement pas de l’outil en question, sauf pour leurs clips. Finalement, le monde de la culture africaine pâtit seulement des restrictions rencontrées lorsque la carrière de l’un des siens dépend de l’Occident pour une tournée, un enregistrement, un spectacle.
On peut y voir la nouvelle preuve d’un bon sens local, d’une capacité de résilience étonnante et d’adaptation heureuse aux situations de déconfiture mondiale… Et surtout, un goût pour les arts vivants définitivement ancré, prouvé et drôlement réjouissant. Bravo ! ■
AM vous a offert les premières pages de notre parution de Férvrier
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