Quand l'enfant devient élève - extrait

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En quoi et pourquoi le passage de la Famille à l’École est-il si difficile pour l’enfant ? Parce que la Famille est ronde et l’École carrée : pour devenir élève, l’enfant doit changer de logique de pensée et de registre d’action.

famille s t n e r a p QUAND L’ENFANT grouDEVIENT pes ÉLÈVE… n o s i a m Entre rondes familles et École carrée

Pourquoi la difficulté de ce passage varie-t-elle selon la famille ? Parce que les familles ne sont pas toutes les mêmes et ne donnent pas toutes la même chose à leurs enfants : certaines sont très rondes, d’autres plus carrées, d’autres encore sont hexagonales.

Cette géométrie sociologique originale aide à voir clair dans les relations enfantÉcole-familles et à prendre conscience de ce qui s’y joue. Elle invite l’École à partir des enfants et de leurs différences pour en faire des élèves ; à comprendre que, malgré la bienveillance de ceux qui les éduquent, des malentendus sociocognitifs se construisent dans la classe, au sein des dispositifs d’enseignement, et piègent bien des enfants en les maintenant dans le registre rond.

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En éclairant les mécanismes qui favorisent les passages entre rond et carré, ce livre indique d’autres pistes et donne d’autres outils aux acteurs de l’éducation, professionnels et parents. Cette nouvelle édition présente dans son chapitre « Sur le vif » des pratiques enseignantes qui rendent les enfants tous capables de devenir élèves.

Entre rondes familles et École carrée

ATERNELLE RIMAIRE

émotions émotions sanction sanction essiflvitité agressivflitité agrcon con x u a i c o x s u a x i c u o a s e s é x r u résea ECONDAIRE

Danielle Mouraux

QUAND L’ENFANT DEVIENT ÉLÈVE…

QUAND L’ENFANT DEVIENT ÉLÈVE…

est sociologue. Elle a élaboré son analyse des relations enfant-École-familles durant les quinze années passées au service d’étude de la Ligue des Familles. Au sein de l’École des Parents et des Éducateurs, elle a construit des outils de formation qu’elle remet sans cesse en chantier, depuis 2004, dans les formations qu’elle mène avec des (futurs) enseignants, des agents éducatifs et des parents.

RELFAM

ISBN : 978-2-8041-9597-7

C O É D U C AT I O N www.deboeck.com

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Danielle Mouraux



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Préface

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« Tout changeait de pôle et d’épaule, la pièce était-elle ou non drôle. Moi, si j’y tenais mal mon rôle, c’était de n’y comprendre rien », écrivait Aragon. Cette formule ne pourrait-­elle expliquer en partie le malaise qui existe actuellement chez beaucoup de parents et parmi de nombreux éducateurs ? Malentendu, diront certains. Malentendu, car les rôles tenus par les uns et par les autres sont multiples et varient sensiblement même au cours d’une seule journée : il faut l’aimer son enfant, soutenir sa scolarité, l’éduquer, l’aider à apprendre, le sanctionner parfois, le former, le rendre sociable, aimable, lui inculquer des valeurs, le socialiser… C’est à y perdre son latin, à « n’y plus rien comprendre » comme le disait Aragon. C’est à cette ambigüité majeure que s’attaque ici Danielle Mouraux. Pour ce faire, elle s’appuie sur une longue expérience de formatrice dans le champ éducatif : formations auprès des enseignants du primaire, auprès d’associations de parents, auprès de médiateurs familiaux, auprès d’assistants sociaux intervenant dans les familles et dans les écoles, etc. De cette expérience de terrain, elle retient que les relations qui existent entre les écoles et les familles ne sont ni simples ni univoques. Elles sont au contraire extrêmement complexes. Et elles prennent fréquemment la forme de tensions. Plus particulièrement, entre certaines écoles et certaines familles. Depuis plus de trente ans, les sociologues de l’éducation ont décrit le rôle de l’école dans la reproduction sociale. Depuis les premières analyses de Bourdieu, innombrables sont les recherches scientifiques qui confirment ce phénomène de reproduction des inégalités sociales via l’enseignement. Tous les éducateurs et tous les formateurs de terrain savent aujourd’hui le lien étroit qui existe entre le milieu social des enfants et leur plus ou moins grande réussite, ou échec, dans leurs apprentissages à l’école. Danielle Mouraux n’ajoute pas une démonstration supplémentaire. Elle accepte ce postulat de départ. Ce qu’elle tente de faire c’est de comprendre, le plus finement possible, les mécanismes à l’œuvre dans cette reproduction. Les tensions qui sont liées à cette reproduction, ces tensions parfois insupportables qui existent entre des familles et des écoles, Danielle Mouraux va les décrire, les décoder patiemment, les décrypter. Elle va de la sorte tenter d’y voir plus clair dans cette « boite noire » qui se situe exactement entre d’une part, le milieu familial dans lequel évolue l’enfant et d’autre part la réussite ou la non réussite de celui-­ci dans le monde scolaire. Pour ce faire, elle aura recours à des outils symboliques simples, des formes, des graphes qui petit à petit permettront au lecteur de bien comprendre à quel endroit se 7

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situent exactement les antagonismes, les mésententes, les contradictions. Elle fait ainsi un véritable travail de traduction à partir de référents théoriques qui sont le soubassement de sa réflexion vers une minutieuse observation empirique. De la sorte, cet ouvrage donne des clés de lecture fondamentales à tous les acteurs éducatifs pour comprendre l’impact de certaines attitudes, de certains comportements, de certaines pratiques, dans les écoles autant que dans les familles. C’est certainement l’un des aspects positifs de l’ouvrage que de dépasser une approche trop souvent normative (voilà la bonne attitude, la bonne famille, la belle école) voire prescriptive (voici ce qu’il convient de faire) dans ce domaine. La question n’est en effet pas de savoir qui a raison ou qui a tort. La démarche de l’auteure n’est pas celle-­là et ce n’est pas la moindre qualité de ce livre que de permettre à chacun de surmonter le piège de la norme et du prescrit.

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En conclusion, ce livre mérite d’être lu et partagé car il traite d’une réalité sociale fondamentale qui implique la vie de tous les enfants. On pourra ne pas être d’accord avec toutes les conclusions ou propositions de Danielle Mouraux, mais il est indéniable qu’elles pourront toutes faire l’objet de débats, de réflexions, d’échanges entre les acteurs éducatifs, enseignants, médiateurs et parents.

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Luc Albarello Professeur UCL École d’éducation et de formation

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L’homme ne se connait lui-­même que dans la mesure où il connait le monde. (Goethe)

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Introduction

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D’abord, il y a les éducateurs naturels, les parents et les proches des enfants, puis tous les professionnels, qui s’inscrivent dans, autour ou hors de l’École1. Tous se posent la question inéluctable du Comment faire ? Nous n’y répondrons pas ici car la grille de lecture sociologique que nous proposons dans ce livre pose d’autres questions : Quoi ? Pourquoi ? Pour quoi ? Ces questions-­là sont incontournables si l’on veut analyser l’action d’éduquer, en découvrir les logiques et en étudier les effets, bref comprendre ce qu’est éduquer.

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Le regard réflexif et critique sur sa propre action est quelquefois douloureux, surtout s’il est posé par un autre que soi ; en dévoilant des côtés inconnus, il désarçonne, déstabilise. Le regard du sociologue, parce qu’il est à distance et englobe l’ensemble des relations sociales, pose des questions inattendues aux acteurs et fissure parfois leurs certitudes. La démarche préconisée ici avance en trois temps : elle observe les faits et pose le problème, elle tente de comprendre les phénomènes repérés et enfin elle propose une action, si nécessaire un changement. Après avoir refermé ce livre, lorsqu’ils retourneront à leurs vies et pratiques habituelles, les acteurs éducatifs pourront transformer leurs visions du monde et, s’ils le décident, s’approprier les idées présentées ici afin de les incorporer à leur action.

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À l’origine, ce texte est le syllabus d’une formation2 que nous avons dispensée, depuis 2004, à plusieurs milliers d’acteurs éducatifs (enseignants, directions, agents PMS, éducateurs, animateurs d’écoles de devoirs, agents de l’Aide à la Jeunesse, etc.) dans le cadre de leur formation continue ainsi qu’à des centaines d’étudiants dans le cadre de leur formation initiale. Après ces passionnantes années de remaniements incessants, après avoir exposé, débattu, trituré, testé ensemble les idées et concepts, nous avons développé et présenté cette analyse sous forme d’un livre. Sans pour autant clore la recherche ni clôturer le débat, que du contraire… puisqu’aujourd’hui nous en proposons une nouvelle édition, complétée d’éléments puisés dans ces rencontres. 1. Dans les domaines de l’école (enseignants, directions, inspections, éducateurs), du périscolaire (agents PMS, animateurs d’écoles de devoirs et des garderies) et de l’extrascolaire (tous les professionnels des secteurs culturels, sportifs, sociaux…) 2. Ces formations se présentent sous des formes très variées : de la conférence d’une heure à la formation de trente heures, en passant le plus souvent par des séances d’une matinée ou, au sein des écoles, une ou deux journées entières.

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À chaque fois, ces formations provoquent une frustration auprès des agents éducatifs car, malgré les attentes exprimées par les participants, malgré leurs demandes répétées de concret, le sociologue ne peut proposer que de l’abstrait : le concret, ce sont les acteurs qui le possèdent car eux seuls sont dans l’action pratique. Il s’agit donc ici non pas de convaincre les acteurs de terrain d’agir de telle ou telle manière, mais de mettre à leur disposition des éléments d’analyse qui, s’ils les saisissent, les aideront à agir en meilleure connaissance de causes et d’effets, tant sociaux que personnels. Le nouveau chapitre Sur le vif poursuit cet objectif. Nous nous positionnons dans une approche c­ ompréhensive des relations École-­familles ; c’est à partir de ce regard que pourront jaillir d’autres façons de faire, plus stratégiques car plus cohérentes et opérantes.

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Sur le vif…

1 Quand la théorie aide à lire les pratiques… 2 Ils enseignent à passer dans le carré… 3 Unies, théorie et pratique font leur effet…

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Le lien indéfectible entre théorie et pratique pose parfois problème aux participants à nos formations. Certains se plaignent d’un excès d’abstraction et d’un manque de concret. Cette nouvelle édition nous offre l’occasion de proposer trois réponses à la question du « Comment faire ? » Nous entrons dans les classes et observons, à travers notre grille de lecture, ce qu’il s’y passe. Notre première découverte illustre le pouvoir explicatif de la théorie ; la deuxième montre des pratiques inspirées par la théorie ; la troisième observe les effets de pratiques choisies en fonction de la théorie.

Quand la théorie aide à lire les pratiques…

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En 2013, un petit groupe de volontaires de Changement pour l’Égalité, Mouvement sociopédagogique, décide d’observer des pratiques enseignantes en maternelle. Chaussant, à la manière de lunettes, le cadre théorique décrit dans ce livre, nous nous penchons attentivement sur chaque minute, chaque geste, chaque séquence, chaque dispositif que nous offrent sept courtes séquences vidéo trouvées sur Internet.

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On y voit des enseignant(e)s en action et des enfants qui, sous nos yeux ébahis, soit se transforment en élèves apprenants… soit restent simplement des enfants. Ni magie ni force surnaturelle pourtant ! Essentiellement du carré à bon escient, au bon moment, en juste dose, en appui, en rebondi, sur le rond omniprésent. Ce n’est pas un combat d’un registre contre l’autre, une lutte pour la domination, non, c’est une stratégie pédagogique sereine, forte, simple, mais qui réclame des enseignants la lucidité sur le passage du rond au carré et la recherche inventive de ce qui y aide.

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Deux extraits, pour vous mettre l’eau à la bouche et vous donner envie de découvrir l’étude sur le site : http://www.changement-­egalite.be/spip.php?article2720. Une matinée à la maternelle L’analyse rond/carré

L’institutrice (I) demande à Norma d’aller chercher sa poche ; elle contient des coquillages. I : « Des co-­quil-­la-­ges. »

Cet apport rond, qui vient du milieu particulier de Norma, n’est ni valorisé ni contextualisé : où Norma a-­t‑elle ramassé ces coquillages ? À quelle occasion ? Avec qui ? Pourquoi ? Quelles émotions a-­t‑elle ressenties ? En fait-­ elle la collection ? En est-­elle fière ? L’institutrice (I) ne pose aucune question ; elle ne s’appuie pas sur le registre particulier ni sur l’affectif de cet apport rond. Elle ne suscite aucun sentiment d’envie ni aucun désir d’en savoir plus parmi les élèves. La seule chose qu’elle fait, c’est articuler le mot, laissant croire que l’important ici est la prononciation et que l’on est dans un cours de français…

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L’analyse rond/carré Cette réflexion sur le poids de la poche reste dans le rond, dans le registre de l’appréciatif. La lourdeur n’est pas le poids ; c’est une appréciation subjective, personnelle, relative à sa propre corpulence, à sa propre force. I n’entre nullement dans le cognitif, qui aurait pu consister à peser la poche et à constater son poids en kilo ; le caractère « lourd » viendrait par la suite, en comparant le poids de la poche au poids des enfants et de l’adulte. On serait alors entré dans une leçon de mathématique, de mesure, de relativité.

I : « Regardez ce coquillage, qu’est-­ce qu’il a ? Il a un trou ! »

Cette remarque est surprenante : en la posant, I élude complètement la découverte tant affective (par les sens et le ressenti) que cognitive du coquillage en tant que tel, de sa matière, de sa nature (minéral ? animal ?), de sa fonction… pour mettre l’accent sur un détail invisible pour les élèves et sans autre intérêt que l’idée que I a derrière la tête… Elle montre le coquillage de loin, n’autorisant ainsi aucune investigation : à peine par la vue, pas du tout par le toucher, l’odorat, l’ouïe (et pourtant, c’est bien ce qu’on fait d’ordinaire avec un coquillage : on écoute la mer !) ni le gout (elle ne signale pas qu’un animal a vécu dans cette coquille ni qu’il était peut-­être comestible).

Quelques élèves se lèvent et s’approchent pour voir le trou

Le groupe classe se rompt, sans remarque ni sanction de la part de l’I : elle permet donc la rupture du registre professionnel et le retour dans le registre personnel. Ce sont les plus curieux qui bougent, s’offrant ainsi plus de chances que les autres de capter un éventuel élément de savoir. Le collectif n’existe aucunement ; il n’y a pas d’interactions professionnelles entre les élèves ni avec I.

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I : « C’est lourd, c’est très lourd… »

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I : « Alors qu’est-­ce qu’on peut faire avec un coquillage qui a un trou ? »

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L’idée faussement professionnelle de I se précise : pour elle, l’intérêt de ce trou est qu’il permet de « faire » quelque chose, d’occuper les élèves par un bricolage à faire, du genre enfiler les coquillages pour fabriquer un collier pour la fête des mères. Ils seraient bel et bien occupés, mais ils n’apprendraient rien concernant ces coquillages : c’est pour cela que cette idée est « faussement » professionnelle : elle relève d’une conception occupationnelle de l’école maternelle, pas d’une conception éducative. Le détournement des objets de la vie courante vers une utilisation didactique pose problème car ces objets ainsi dénaturés acquièrent un sens que tous les élèves ne perçoivent pas.

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L’analyse rond/carré Bizarre : I pose une question, mais elle impose immédiatement le silence. Elle n’attend pas de réponse, sans doute parce qu’elle a la sienne toute faite. En posant une question, elle ouvre la porte vers le registre personnel et particulier, qui pourrait servir de tremplin pour emmener tous les élèves vers un savoir universel. Mais…

Un élève : « On peut mettre du scotch. »

Réponse inattendue, originale, pertinente, qui vient d’un enfant qui se démarque de l’élève attendu en osant proposer tout autre chose que l’idée fonctionnelle de l’enfilage. Sans doute cet élève observe-­t‑il dans sa famille des habitudes particulières de véritable bricolage (activité manuelle non professionnelle consistant en travaux de réparation, d’installation ou de fabrication effectués dans la maison) : il est pertinent car quand il y a un trou, on le bouche !

I : rit

Le rire est ambigu : il montre que I a entendu la réponse et qu’elle y réagit de manière affective (cela lui donne de la joie) ; mais comme il n’est suivi de rien, il peut être interprété comme une marque de moquerie, de dédain. Si cela se reproduit de manière régulière, cela peut avoir comme effet chez l’élève une réaction de désengagement et de décrochage : si ses réponses ne sont pas avalisées, il n’en donnera plus du tout. Reprendre une réponse d’un élève et la renvoyer vers la classe, c’est entrer dans le registre professionnel. Mais ici, une fois de plus, I renonce à s’appuyer sur le rond ; elle l’ignore voire le nie. Elle perd ainsi tout appui pour rebondir vers des apprentissages.

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Un ou deux élèves disent quelque chose d’inaudible ; I : « Chhht ! »

I impose le retour à la position de groupe, mais elle n’en fait pas pour autant une classe d’élèves puisqu’elle ne lui offre aucun savoir à saisir. Les élèves restent des enfants réunis autour de rien… Bonjour l’ennui, le dégout, le chambard !…

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I : « Allez vous assoir. »

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Défi scientifique au cycle 1 Les faits

L’analyse rond/carré L’enseignante pose le cadre historique de l’activité en rappelant le résultat essentiel de l’observation précédente : la pâte à modeler coule dans l’eau. Ce constat a fait l’objet d’un dessin réalisé par les élèves et l’enseignante. Cet écrit collectif sert non seulement de mémoire mais il établit une sorte de loi scientifique découverte ensemble par expérimentation : quand on les plonge dans l’eau, certains objets comme le bouchon de liège flottent, d’autres comme la pâte à modeler coulent.

0.15 I : « Aujourd’hui, on va essayer de faire flotter un petit bateau en pâte à modeler. Vous croyez qu’on va y arriver ? »

I indique clairement la question de recherche et l’intègre directement dans l’objectif de l’activité. L’intérêt de cette question est d’oser la « falsification » d’une loi scientifique établie auparavant : c’est le signe que l’on se trouve bien dans le carré, dans la recherche scientifique qui, par définition, implique le doute et le questionnement. Deuxième grand défi, c’est de passer de la matière (la pâte à modeler) à la construction humaine (le bateau), qui illustre très clairement le « travail » en tant que transformation de la nature. Le cadre et la démarche sont carrés : on est dans le registre cognitif, qui vise à comprendre la nature via la science ; on est dans le professionnel puisqu’on va travailler ensemble pour apprendre quelque chose de nouveau.

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0.03 I : « On a vu lundi que la pâte à modeler, elle a coulé… »

I installe le matériel (un aquarium rempli d’eau) et distribue les matériaux de construction et les tâches. I utilise un langage élaboré pour décrire son projet et commenter ses actions. Elle s’exprime en phrases complètes mais simples, et ce langage explicite accompagnera toutes les étapes de l’apprentissage.

0.49 Les élèves manient la pâte. I : « Marion a trouvé une idée. Mais on va regarder si le bateau de Jamie flotte. » Les élèves : « Il coule ! » I : « Tant pis, on réessaie ! »

I renvoie les élèves vers leur rond, vers leur capital particulier, leur savoir individuel, pour entreprendre la construction de leur bateau. Elle s’appuie sur le travail (l’œuvre) d’une élève et immédiatement elle l’intègre dans le projet collectif : on va tester le bateau de Jamie. Le constat (« Il coule ! ») est carré parce qu’il reste dans l’évaluatif : il mesure objectivement la progression vers l’objectif, il évalue sans passer dans le registre rond, sans juger, sans donner d’appréciation.

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0.30 I : « Je vous donne un morceau de pâte et vous essayez d’en faire un bateau. Allez, au boulot ! »

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Si vous vous contentez de jeter un rapide coup d’œil sur ce qui se passe dans les classes, vous risquez fort de vous laisser berner par l’accessoire, par l’emballage (l’équipement, les bâtiments, le personnel, l’environnement, etc.) et croire de bonne foi que tout se passe bien, que les enseignants enseignent et que les élèves apprennent. Rien n’est moins sûr : ce qu’il s’agit d’observer, ce sont les indices, les signes, les preuves de l’existence de ces dispositifs qui favorisent les passages du registre rond au carré. Ce n’est qu’en observant la réalité au travers d’une grille de lecture précise et pertinente que l’on peut réellement découvrir combien les pratiques enseignantes sont déterminantes pour que les enfants comprennent tous, quelle que soit leur famille, ce qu’est l’École et ce qu’elle attend de ses élèves.

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Sans ces pratiques carrées, les enfants restent des enfants, c’est-­à-­dire qu’ils conservent toutes leurs différences interpersonnelles, toutes leurs particularités culturelles et sociales acquises et entretenues dans leurs familles. Or, dès qu’une particularité gène voire empêche la réussite scolaire, elle se transforme en inégalité, en obstacle à l’émancipation, en empêchement à sortir de sa condition sociale. C’est précisément lorsqu’elle s’appuie sur le particulier pour emmener tous les élèves vers l’universel que l’École devient émancipatrice.

Ils enseignent à passer dans le carré…

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Depuis 2009, Christian WATTHEZ42 emmène des enseignants sur des chantiers d’écriture réflexive : ensemble ils se mettent à réfléchir à un thème, ils le décortiquent, le triturent, l’étudient sous toutes ses coutures, se nourrissent d’écrits et d’analyses, malaxent le tout, construisent des pratiques qu’ils expérimentent dans leurs classes puis exposent dans un écrit simple, concis, clair. Visitez le site, il vaut le détour !

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En 2015, ce chantier s’est attaqué au « métier d’élève », thème ô combien précieux pour nous et notre analyse du passage du rond au carré. Car une chose est d’affirmer que ce passage est crucial, autre chose est de savoir comment s’y prendre pour le réussir soi-­même et le faire réussir à tous ses élèves. Et cela, seuls les enseignants peuvent le dire. Écoutons-­les donc, lisons-­les, observons-­les43.

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Les onze outils présentés ont en commun l’usage et l’apprentissage de la culture de l’Écrit et de l’Abstrait : par des mots, des phrases, des dessins, des pictogrammes, ils traduisent sur papier des programmes, des actions, des démarches, des stratégies, des méthodes, des évaluations, le tout en lien étroit et direct avec les apprentissages. Grâce à ces outils, les enfants deviennent élèves car ils sont d’emblée positionnés par les enseignants dans le cognitif et le professionnel : on est à l’école pour ensemble comprendre le Monde, et c’est précisément cela qu’il faut comprendre

42. Christian Watthez est professeur à l’HELHa et travaille sur ces chantiers dans le cadre de l’École Supérieure de Pédagogie du Hainaut. 43. http://www.partagerdespratiques.be/metierdeleve/Des-­pratiques/index.html

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avant de trouver comment faire. D’abord, on cherche quels savoirs sont utiles, et pour cela on va voir dans la société, on part par exemple à la chasse aux chiffres : on les collectionne, on les classe, on les utilise. Il s’agit donc de connaitre les savoirs visés et les moyens pour les atteindre : diverses fiches indiquent clairement quelle activité est en cours, quel résultat est attendu, quelles stratégies sont possibles, quel matériel est nécessaire, avec qui on va travailler, dans quelle posture d’attention, dans quel délai, pour quel type de résultat. Ces fiches sont la partie visible et matérielle de dispositifs qui, dès la première minute de la journée, entrainent les élèves dans l’aventure scolaire, de manière consciente et volontaire, en sachant ce qu’ils font, pourquoi et en vue de quoi. Les élèves sont ainsi plus directement mis au travail sur les savoirs et comprennent que les tâches sont les chemins qui y mènent. Une fois arrivés, il reste encore à jeter un regard interrogatif sur ce qu’ils ont appris, retenu, exercé, compris. Cette métacognition est omniprésente et s’exprime parfois de manière systématique, par exemple dans un petit carnet rempli chaque jour par les élèves eux-­mêmes, où ils écrivent non pas leur appréciation (j’aime / j’aime pas) mais leur évaluation (où en suis-­je par rapport à l’objectif ?).

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Vous l’avez compris : pas une minute à perdre, plongez dans ce site et découvrez ces outils si précieux pour enseigner le passage de tous, élèves et enseignants, vers le registre carré.

Unies, théorie et pratique font leur effet…

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Geneviève BOOGAERT est une institutrice maternelle chevronnée qui depuis longtemps enrichit son métier de formations et de réflexions approfondies. Dans son travail de fin de formation à l’ESPB, elle choisit de travailler une question cruciale : Comment, en 3e maternelle, réduire l’impact des inégalités sociales ?

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Pour y apporter des réponses, elle choisit notre grille d’analyse et se concentre sur deux des cinq défis, à savoir l’adoption de la forme scolaire et la professionnalisation. Elle commence par observer un échantillon de ses élèves, elle les interroge pour connaitre leurs représentations

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Qu’est-­ce qu’un élève ? Qu’apprend-­on à l’école ? Comment fait-­on pour apprendre ? Comment sais-­tu que tu as appris ? Tout ce que tu as appris sert à quoi ?, etc.

Elle catégorise les réponses selon qu’elles sont rondes ou carrées. Puis elle met sciemment et volontairement en place des pratiques nouvelles découvertes au fil de ses lectures. Quelles pratiques ? L’explicitation des mots et des démarches, l’usage systématique de l’écrit, le questionnement collectif, l’expression, l’autonomisation, la coopération, le droit à l’erreur, la secondarisation, la métacognition, la motivation cognitive, l’évaluation, et tant d’autres encore. Gestes, mots et dispositifs, tout concorde avec son analyse. Sa description de la mise en place de toutes ces pratiques est criante de vérité car elle n’épargne pas les difficultés, les retours en arrière, les questionnements, les critiques des collègues, les doutes. En

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fin d’année, elle réinterroge les mêmes élèves et elle observe des changements ; et elle recommence une seconde année, pour mieux comprendre les effets de ses pratiques. L’œil de Geneviève Boogaert est affuté et son écriture claire et concise. Deux extraits :

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Certains élèves ont bien compris le principe de la parole à demander / recevoir lorsque l’on est en groupe et n’hésitent pas à lever la main… pour répondre à l’attente première de la maitresse qui demande de lever la main pour parler. Mais lorsqu’il a la parole, l’élève n’a rien à dire ou encore, le contenu du discours n’est pas cohérent avec l’ensemble de la conversation ou de l’entretien. (…) Il faut reconnaitre que si la maitresse a dit, et répété, qu’il faut demander la parole pour parler, elle ne précise pas souvent le contenu attendu de l’intervention : S’agit-­il de répondre à une question ? De réagir à une situation ou à l’intervention d’un autre élève ? Est-­il question de donner un avis, de partager un savoir ou une expérience ? L’enseignant attend parfois plus qu’un simple échange question/réponse entre lui-­ même et un élève, mais la continuité de tout un raisonnement qui se poursuit et rebondit d’élève à élève.

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Donner un statut à l’erreur, c’est plus qu’accepter qu’un élève se trompe, c’est tout un bain, un climat, c’est faire entrer le tâtonnement et l’expérimentation dans les habitudes des élèves, en faire des « enfants-­chercheurs ». Le genre d’activité ou de dispositif choisi par l’enseignant pour l’apprentissage favorisera, ou non, le droit à l’erreur. Les activités du type « papier/crayon » mettent les erreurs en évidence : c’est correct ou non et l’erreur est inscrite noir sur blanc ! Et l’utilisation de la gomme n’y changera pas grand-­chose. Alors que la manipulation d’éléments permet l’erreur : « Je vais d’abord essayer en plaçant les éléments comme ceci et si ça ne fonctionne pas, j’essaierai d’une autre façon ».

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Cette étude est remarquable par sa profondeur, sa justesse, sa pertinence et sa clarté. Renseignez-­vous pour la lire (dès septembre 2016) auprès de l’ESPB : http://www.espb.be/.

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Table des matières

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Introduction.............................................................................................

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1 Le territoire éducatif..........................................................................

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2 La ronde Famille est une communauté............................................

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1. La Famille fonctionne sur base de quatre principes................................. 1.1. L’affectif........................................................................................ 1.2. Le personnel................................................................................. 1.3. Le particulier................................................................................. 1.4. L’appréciatif..................................................................................

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2. La Famille joue de ses capitaux et remplit ses fonctions.......................... 2.1. Capital et habitus.......................................................................... 2.2. La famille remplit trois fonctions...................................................

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3. La Famille change...................................................................................

24

3 L’École carrée est une institution..................................................

29

1. L’École fonctionne sur base de quatre principes...................................... 1.1. Le cognitif..................................................................................... 1.2. Le professionnel............................................................................ 1.3. L’universel..................................................................................... 1.4. L’évaluatif......................................................................................

32 32 32 33 34

2. L’École crée sa propre pédagogie............................................................

35

4 La société est hexagonale..................................................................

37

1. La société fonctionne sur base de quatre principes..................................

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Préface................................................................................................

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1. Particulières, les familles ne sont pas toutes les mêmes........................... 1.1. Les familles sont différentes........................................................... 1.2. Les familles construisent leur image du Savoir et de l’École...........

42 42 47

2. Les écoles se diversifient......................................................................... 2.1. Les écoles très carrées................................................................... 2.2. Les écoles rondes.......................................................................... 2.3. Les écoles hexagonales.................................................................

50 50 51 52

6 La rencontre École-­familles.............................................................

55

1. Que fait l’École aux familles ?.................................................................

56

2. Où est le problème ?...............................................................................

59

3. Solution 1 : scolariser les familles...........................................................

62

4. Solution 2 : arrondir les écoles................................................................

66

5. Solution 3 : scolariser le passage enfant-­élève apprenant........................ 5.1. Premier défi : se donner une triple autorisation............................. 5.2. Deuxième défi : entrer dans une autre culture............................... 5.3. Troisième défi : acquérir un autre langage..................................... 5.4. Quatrième défi : comprendre la pédagogie scolaire...................... 5.5. Cinquième défi : devenir un professionnel.................................... 5.6. Traiter les ronds de manière carrée................................................

69 70 72 77 80 83 85

6. Solution 4 : socialiser et culturaliser le scolaire ?..................................... 6.1. Le travail scolaire à domicile......................................................... 6.2. Encourager le travail culturel à domicile....................................... 6.3. Passer du carré à l’hexagone......................................................... 6.4. Valoriser trois actions dans la famille............................................

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5 La diversité des familles et des écoles..................................................

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1. Quand la théorie aide à lire les pratiques…............................................

100

2. Ils enseignent à passer dans le carré…....................................................

104

3. Unies, théorie et pratique font leur effet…..............................................

105

8 Communiquer efficacement..............................................................

107

1. La Communication NonViolente (CNV)..................................................

109

2. Analyse de rencontres parent-­enseignant................................................ 2.1. Premier scénario : Le parent vient spontanément à l’école............ 2.2. Second scénario : l’enseignant convoque le parent.......................

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9 Construire une stratégie École-­familles................................................

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7 Sur le vif…...............................................................................................

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Quand l’enfant devient élève… Entre rondes familles et École carrée

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Annexe 1 – Que fait l’École aux familles ?.....................................................

132

Annexe 2 – les trois logiques concrétisées en actes.......................................

136

Annexe 3 – Les besoins universels.................................................................

139

Bibliographie.....................................................................................................

141

Sites internet.....................................................................................................

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Annexes..........................................................................................................

Table des matières

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