POUR UNE GRAMMAIRE DE L’HUMAIN DANS LA VIE CONSACRÉE
Le Père Carlos del Valle est Missionnaire du Verbe Divin. Il est Docteur en Théologie Morale. En 1983 il partit travailler au Chili et fut directeur de la revue Testimonio. En juin 2013 il fut nommé Recteur du Collège San Pietro à Rome.
1. Apprendre à vivre
Avec les années, le vin est devenu aigre. Le vinaigre produit des visages aigres, des attitudes intolérantes, des maîtres plus que des disciples, des seigneurs plus que des pasteurs, des princes plus que des serviteurs, des personnes plus critiques qu’émerveillées, une structure hiérarchique plus qu’un peuple de Dieu. En conséquence, la salle du banquet s’est vidée de ses convives, qui ne désirent qu’être heureux et jouir de la vie que Dieu leur offre en cadeau.
Les juges abondent, et nous manquons d’amis de l’âme. Les maitres abondent, et les disciples font défaut. Des religieux qui ont dans le cœur des idées, des institutions, des peurs, et non des personnes. Focalisés sur le rôle, et non sur la mission, ils transforment leur tâche en fonction, ils deviennent des fonctionnaires du sacré, voire des fonctionnaires pragmatiques, qui choisissent dans la vie l’endroit où le soleil réchauffe le plus. Des personnes assises dans la chaire de Moise, rouillée par un système qui ne correspond plus à des demandes humanisantes de changement. Il y a des communautés où l’on vit la consécration comme un statut, comme une séparation de la vie en général, des laïcs et des pauvres en particulier. La Vie Religieuse est perçue comme étant fatiguée, comme ayant cessé de se soucier d’être vie, toute religieuse qu’elle paraisse. En décalage devant les profondes transformations de l’histoire. Touchée par la lèpre de la déshumanisation, elle a besoin de sentir la main du Guérisseur de tendresse.
Il n’y a pas d’ombre sans lumière, ni de lumière qui ne fasse d’ombre. Le témoignage de beaucoup se perd à cause de l’incohérence de quelques-uns. Aujourd’hui nous n’avons
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P. Carlos del Valle, SVD
pas de temps pour le superflu. « Ce n’est pas l’heure de traiter avec Dieu d’affaires de peu d’importance » dit Thérèse d’Avila. Ce qui est fondamental, c’est la relation entre l’Église et l’Évangile. L’Évangile n’est pas une théorie, une doctrine, une religion ; c’est une forme de vie. Raison d’être de la consécration, hommes et femmes de foi, orientés vers le Mystère, convoqués pour transformer la vie selon le cœur de Dieu, et qui mettent leur cœur en toute chose.
Pendant notre jeunesse nous apprenons et dans la vieillesse nous comprenons. Vieillir, c’est comme escalader une montagne : au fur et à mesure que tu montes tes forces diminuent mais ton regard va plus loin, il est plus serein. Ce qui intéresse les gens, c’est d’apprendre à vivre. C’est vrai aussi pour les religieux. Notre but n’est pas d’approfondir ce en quoi consiste la Vie Consacrée. Ce qui nous intéresse, c’est d’apprendre comment être une personne consacrée, ici et maintenant. La dévalorisation de notre vie n’est pas dans les grands principes, mais dans leur incarnation. Nous voulons connaitre non seulement les idéaux qui inspirent, mais aussi le niveau d’incarnation de ces idéaux dans notre vie. Pour connaitre une fleur, une blessure, un pauvre, Dieu… à genoux, en regardant de près. Il suffit de peu pour vivre : de sagesse évangélique. Il n’est pas facile de comprendre la vie, les personnes, le pouvoir, les aspirations, la douleur, les valeurs. Nous n’avons pas besoin de davantage d’idées, de théories, de nouveautés. Si dans ces pages le lecteur trouve quelque chose de nouveau, j’espère que ce ne sera que de l’énergie dans les mots, avec de la vitalité et le sceau de la vie actuelle. Des mots qui puissent nous aider à laisser guider notre vie par des expériences humaines et par la foi en Jésus Christ, et à être des personnes à l’identité bien définie et à la motivation bien alimentée. Nous avons besoin de maîtres en vie humaine, avec un langage simple, qui rende tout transparent. Ce qui est simple descend plus profondément que ce qui est compliqué. Dans la réflexion sur la Vie Consacrée nous manquons de paroles capables d’unir l’authenticité de celui qui les prononce avec les besoins profonds de ceux qui les accueillent. De paroles fécondes qui, jaillissant du cœur, se transforment en énergie pour ouvrir les cœurs et les orienter vers des horizons plus larges. De paroles qui ouvrent les pores de la peau, les fenêtres de l’âme. Toucher les cœurs est la meilleure manière de changer les esprits.
Dans la Vie Consacrée il y a des personnes pleines de bonté, qui font le bien. Des vies simples qui modèlent d’autres cœurs pour l’humain. Quand tu es avec elles, tu sens que ta vie peut devenir meilleure. Dans ces personnes nous voyons comment Jésus est présent dans d’autres paroles qui reflètent les siennes, dans d’autres vies qui touchent les nôtres, dans d’autres étreintes qui nous relèvent. Une expérience avec le Verbe incarné, qui humanise toujours. Ces personnes, avec leur style de vie, nous ramènent à ce qu’est la Vie Consacrée. Là où il y a vie vécue dans le don de soi, apparait l’incarnation du Verbe. La faiblesse ne fait pas peur ; la médiocrité, si. Cette spiritualité light qui alimente une foi du bien-être et du confort. Un conformisme corrosif qui bouche la vue et insensibilise le cœur face à la réalité humaine. La superficialité est la grande infirmité des religieux. La personne qui manque de valeurs solides finit dans l’hédonisme. Dans la vie consacrée il ne s’agit pas de faire quelque chose de bien, mais d’arriver à ce qu’il y a de meilleur. Nous sommes menacés par la tragédie de ne pas vouloir trouver le meilleur pour surmonter la crise. Assurément les meilleurs restent sur la brèche. Il n’y a pas de bon médecin, de bon professeur, de bon maçon qui soit en crise dans son secteur. Le Pape François nous exhorte à donner forme et visibilité à une Vie Consacrée en sortie, à une spiritualité de la rencontre, à une diaconie de miséricorde et de tendresse. Un appel à trouver chez les religieux une réponse organique, pas seulement des sentiments émotionnels, passagers
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et stériles. Nous pouvons accueillir les paroles du Pape comme des exhortations pieuses, et non comme un ferment de changement pour notre vie et notre mission.
2. Voués à vendre des superficialités ?
Un oiseau blessé ne peut pas voler, un oiseau qui se prend dans la branche d’un arbre non plus. Nos branches de dépendance sont nos superficialités qui nous remplissent d’activités et nous empêchent de nous occuper de ce qui est vraiment important. Avec le risque que le sens de la vie soit sacrifié à des aumônes qui apaisent les consciences. Chez les consacrés aussi abondent des pratiques de prière devenues des espaces pour l’utile, et non de simples lieux d’amitié. Des prières vécues dans l’impatience d’obtenir quelque chose de Dieu, non dans la patience pour l’accueillir. Les sarments ne font pas attention aux fruits, mais à leur union à la vigne. Ce ne sont pas eux qui produisent du fruit, mais la vigne à travers eux. Sens vital davantage orienté à l’union avec la vigne qu’à la maturation des fruits. C’est la vigne qui fait mûrir les fruits. Les sarments, organes qui se laissent traverser par la force du cep.
Nous avons tous les jours des choix à poser : vivre ou survivre, autonomie ou dépendance, plénitude ou médiocrité. La sainteté est une passion. Quelque chose qui nous donne de la force au début de la journée et de la motivation quand la côte se fait raide. La passion est le carburant qui met en exercice le potentiel que nous avons ; c’est un feu allumé en nous. Ce peut être un projet, un nom dans le cœur, la blessure de quelqu’un que nous faisons nôtre, des désirs pour l’avenir, un travail vécu comme une vocation, une vie digne pour les pauvres.
Il y a des religieux qui laissent dans leur vie un vide pour Dieu, et plus il est grand, mieux c’est. Cela suppose des efforts pour arracher des espaces et du temps à la vie sociale, à la relation humaine, au souci de répondre aux besoins, afin de pouvoir les donner au Dieu reclus dans l’espace sacré. On cherche un temps de prière pour rencontrer Dieu, au lieu de chercher des temps de prière pour savourer et célébrer la rencontre avec Dieu dans la mission humanitaire. Comme si Dieu ne s’entendait pas bien avec l’humain. Un style de vie éloigné de l’incarnation, du Dieu qui s’approprie l’humain. Dieu vit là où nous le laissons entrer. Appelés à faire expérience de Dieu, qui passe par notre agenda quotidien. Nous arrivons à Dieu par l’humain. Il nous relie à Lui quand nous rencontrons des personnes et leurs problèmes : « Ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ». La sainteté n’est pas ce qui est sublime, mais ce qui est profondément humain. Si pour sauver ce monde Dieu se fait humain, peut il y avoir un autre chemin pour nous ?
La première chose n’est pas la prière, mais la vie : la joie, la fête de l’amitié, la douleur, la faim de pain et de sens. De là nait la supplication, l’émerveillement, la louange.
Le destin des lys des champs est de transformer la terre en beauté. Le destin d’un être humain est de se faire plus humain, de grandir en sensibilité et en tendresse. Cela réveille le meilleur de l’être humain. Nous deviendrons plus humains si nous alimentons ce que nous avons de divin. C’est là que nous trouvons l’affirmation la plus authentique de nousmêmes. Nous ne pouvons pas nous séparer de l’amour, Dieu non plus. Aimer et recevoir de l’amour humanise la vie. Nous sommes humains quand nous sentons que notre cœur se déchire de tendresse. Être humain, c’est accepter et célébrer l’humanité des autres.
Consacré, chercheur de Dieu. Par quels chemins ? Destinés à reproduire l’image de son Fils (Rm 8, 29). Nous devenons plus divins quand nous devenons plus humains. Il y a des personnes profondément religieuses et profondément inhumaines. L’important n’est pas
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d’être un bon religieux, mais une bonne personne. Une personne bonne, non pas parce que tout va bien dans sa vie, mais parce qu’elle est capable de tout affronter avec bonté. Il est plus facile d’être un héros qu’une personne bonne. On est un héros une fois, dans l’extraordinaire ; quand elle est bonne une personne l’est toujours, dans la vie ordinaire. Nous vivons dans le quotidien, dans la normalité, pas dans l’héroïque. Un consacré fait les choses ordinaires de façon extraordinaire. C’est là la différence entre les grands et les médiocres. Revenons à la vie quotidienne en nous réfugiant dans la normalité de nos modestes expériences personnelles. Ce que tu vaux, ce sont tes connaissances, tes capacités, ton expérience, ta manière d’être. La différence entre le grand et le médiocre est dans la manière d’être. Nous aimons une personne pour sa manière d’être, aimable, humble, sensible ; elle se préoccupe de moi, je l’intéresse, elle m’accueille, elle m’aide… c’est une bonne personne. Si une personne est bonne, je l’aime. Si quelqu’un sait beaucoup de choses ou a beaucoup d’expérience,
je l’admire. Quand nous nous décourageons nous perdons le meilleur de ce que nous avons : la manière d’être, le courage. Nous cessons d’être brillants et nous devenons médiocres. Quand nous perdons notre courage, nous mettons moins d’affection dans ce que nous vivons, moins d’enthousiasme, moins d’intérêt, moins de désir. Nous devenons médiocres. Nous perdons la vie de Dieu, la présence de l’Esprit en nous. La vie est intériorité. C’est notre tâche d’aider les autres à ne pas perdre leur intériorité. Faisonsnous responsables de notre état d’âme. La différence entre une personne positive et une autre négative est son état d’âme. Pense à chaque journée, si tu réussis à te lever avec des objectifs et à te coucher avec des espérances.
Le Pape François appelle à placer le centre de la religion dans l’humain, non pas dans le sacré, parce que l’humain est l’incarnation du sacré. Le centre, c’est la bonté, la souffrance des faibles. Le Pape suit Jésus, qui vit une autre religion, un autre type de vivre-ensemble,
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Les gestes authentiquement religieux ne sont pas ceux du culte, mais ceux du soin. Ceci se voit dans la VIE CONSACRÉE insérée dans les espaces de l’humain : hôpitaux, écoles, orphelinats, lieux d’accueil, insertion parmi les pauvres.
le Royaume de Dieu. Jésus place le centre du religieux dans la vie, les relations humaines, la bonté, la miséricorde (les Béatitudes). Il faut pour cela une profonde expérience de Dieu dans la force de la prière.
Parler du Royaume, c’est parler d’une société humanisée. Là où il y a humanité pleine (bonté), il y a beauté, joie, bonheur. Quand nous parlons du Royaume, nous pensons peut-être à un bon projet d’activité pastorale, sans nous préoccuper d’humaniser les personnes, les structures, les institutions. Jésus aimait se lever tôt et être seul avec le Père ; il préférait prendre ses repas en compagnie ; son cœur allait vers ceux qui étaient perdus ; les pharisiens et leurs rigidités l’impatientaient ; les personnes lui importaient (D. Aleixandre). Il est l’image de l’être humain tel que l’a rêvé le cœur de Dieu.
Pour être crédible, la Parole de Dieu a besoin de corps, de témoins, de martyrs, d’un lieu d’incarnation. Il faut que dans nos communautés on respire l’Évangile vécu dans la
prière et la rencontre fraternelle. La prière est rencontre, avec Dieu, avec nous-mêmes, avec la vie. De la prière nous tirons l’esprit prophétique, âme de la mission. Nous ne pouvons pas vivre seulement d’action et de résultats. Nous deviendrions possessifs, et cela diminuerait notre capacité d’accueillir et de partager. Il nous arriverait ce qui arrive aux pompiers qui se précipitent pour éteindre un incendie et qui se rendent compte quand ils arrivent que leurs réservoirs sont vides. Pour harmoniser ce que nous pensons, ce que nous sentons et ce que nous faisons, nous avons besoin de prière réfléchie. Une manière d’être présents ici et maintenant, attentifs, concentrés. Le temps de prière est un temps où nous nous concentrons, pour le vivre intensément, de tout notre cœur. Notre vie sans temps concentré est une vie privée de sens. Nous pouvons découvrir le sens de ce que nous faisons quand nous le vivons en profondeur. Être conscients de chaque moment nous relie à la réalité, nous permet d’être présents au présent. Entrer en soi implique croître en humanité, en sensibilité envers les
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valeurs profondes. La prière est un tremplin vers le profondément humain. Pour ne pas tomber dans les superficialités, ne nous contentons pas d’ouvrir des portes et de sortir à l’extérieur ; ouvrons aussi des fenêtres vers l’extérieur pour laisser entrer l’air de Dieu. Nous tombons dans le superficiel quand la vie de prière se réduit à des oraisons vocales, qui font de nous des hommes/des femmes de prières, plus que de prière. Alimenter des pratiques de piété, c’est s’adonner à arroser des fleurs en plastique dans le jardin de son existence. Ne pas confondre la foi avec la piété, le sentiment religieux, la perfection morale. Il ne s’agit pas d’être plus pieux, plus fervents, plus parfaits, mais plus croyants. Trouver dans la foi la source du sens, le fondement de la vie et de la mission. Être homme ou femme de Dieu, pas seulement parce qu’il ou elle prie, mais parce qu’il ou elle pense, parle, agit à partir du cœur de Dieu.
Si les pratiques de piété ne proviennent pas d’une prière personnelle profonde, elles peuvent rester des corps sans âmes. De là un vide affectif qu’il faut remplir avec d’autres amours pour des personnes ou des choses. Vide affectif qui porte à avoir besoin des autres pour qu’ils nous considèrent, qu’ils approuvent ce que nous faisons, qu’ils écoutent nos demandes, qu’ils nous rappellent que nous avons beaucoup de valeur et que nous sommes grands. Dans la réflexion priante Jésus forme nos désirs, nos sentiments et nos attachements, jusqu’à ce que nous arrivions à ressentir et à désirer selon les aspirations de son cœur. « Ayez en vous les dispositions qui sont dans le Christ Jésus » (Ph 2, 5), sa sensibilité et son désir d’harmonie avec le Père. Plus grandit l’harmonie avec Dieu, plus le cœur s’élargit pour embrasser tout ce qui est humain.
Prier n’est pas rechercher un état d’âme ; c’est un acte de foi. Nous faisons oraison non seulement pour penser à Dieu, ou ressentir Dieu (émotions), mais pour aimer Dieu, le Dieu humain que montre Jésus. Pour nourrir notre esprit nous avons besoin de vitamines, pas seulement de condiments qui satisfont notre palais. La prière est Tabor dans la vie, montagne de notre transfiguration. Vivre, c’est changer. La sainteté est le résultat de nombreuses transformations. Contempler la Parole transforme les pensées, les comportements, les motivations, les émotions, en sentiments de Jésus, en désirs de Dieu. La prière change le cœur. L’habitude de la prière nous conduit à vivre non à partir de nous et pour nous, mais à partir de Dieu et des frères, avec eux et pour eux. Il s’accorde avec le regard de Dieu : « Et Dieu vie que tout cela était bon ». Regarder et voir que les autres sont bons, c’est avoir un cœur pur.
Quand Teresa de Calcutta voyait un pauvre, elle ressentait un élan de bonté qui la poussait à le secourir. Résultat d’une habitude, qui se fait style de vie. Motivée par la prière, qui porte à voir Jésus dans le pauvre. Si nous ne vivons pas avec les pauvres, il est difficile de changer. Mère Teresa dut laisser derrière elle les sécurités du couvent. Nous sommes des femmes ou des hommes de Dieu non seulement parce que nous prions, mais parce que nous pensons, nous parlons, nous agissons à partir de l’humanité de Dieu. Nous entrerons en syntonie avec le Royaume. Dans l’Évangile nous voyons que partout où allait Jésus, arrivait le Royaume. C’est notre mission : multiplier les expériences humaines qui incarnent l’arrivée du Royaume là où nous allons.
3. Le battement du cœur de Dieu dans le cœur du monde
Trouver le trésor n’est pas encore le posséder. Si nous l’avons découvert, ne tombons pas dans l’ingénuité de croire que nous le possédons. Notre trésor est d’entrer en harmonie avec le cœur de Dieu en le découvrant dans le cœur du monde. Les trésors qui valent la
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peine sont d’habitude cachés dans le cœur des autres. Parcourons le monde avec des yeux ouverts. En chaque être humain ou en chaque évènement nous pouvons découvrir des semences de vie humanisée, et répéter avec Jacob : « Le Seigneur était là, et je ne le savais pas » (Gn 28, 16). On ne vit pas de grandes idées mais d’expériences concrètes. Ce n’est pas le monde qui nous montre Dieu ; c’est la sensibilité de notre foi qui découvre Dieu dans le monde. Regarder la vie, les évènements, les personnes avec les yeux de la foi nous porte à déterrer l’Évangile caché. Ne nous préoccupons pas tant d’évangéliser, que de capter l’humain, l’évangélique, et de le dévoiler. Même le plus pauvre – avant tout le plus pauvre – a son trésor caché. Notre mission est de remplir la société d’Évangile, en le dévoilant là où il est caché. Les paraboles de l’Évangile ne communiquent pas seulement des choses mystérieuses dans un langage simple ; elles nous portent aussi à reconnaitre le mystère dans les choses simples, la profondeur qui se révèle. Les paraboles sont attention au quotidien ; elles soulignent la normalité de la présence du Père. Si nous étions attentifs aux choses quotidiennes, nous serions touchés par la présence quotidienne de Dieu.
Sentir notre fragilité est un chemin sûr de sanctification et de croissance humaine. Une huître sans blessure ne produit pas de perle. La douleur relie à la vie ; elle peut aussi nous faire devenir le centre de notre petit monde. La maladie est école d’humanisation. Nous apprenons à être plus tolérants, plus compréhensifs, plus compatissants. Quand nous nous arrêtons pour regarder une personne qui souffre, nous ressentons de l’étonnement ; la sensibilité s’éveille en nous ; la passion pour la vie s’enflamme. Cette passion réveille notre capacité d’aimer… Regard, étonnement, sensibilité, passion pour la vie, capacité d’aimer. Dieu ne nous apporte pas des vérités, mais une passion pour l’être humain. Passer une heure devant la blessure d’une autre personne me fait connaitre le cœur de Dieu mieux que lorsque je lis des livres, et je découvre le sens des mots. Avec l’expérience que vivre, c’est donner la vie.
La réalité n’est pas d’abord là pour être transformée, mais pour être reconnue, admirée, appréciée. Je vis maintenant avec 180 jeunes prêtres, qui sont là pour étudier. Cette maison n’est pas seulement pour moi un lieu de travail et de formation, mais aussi de sensibilité, d’émotion et de désirs, d’expérience de joie, d’amitié et de foi. Un regard de foi porte à des rencontres avec des personnes, des faits, des rituels… une vie pleine d’émerveillement. Nous sommes invités à découvrir et à goûter le charme des petits détails de la vie quotidienne. Tout l’humain porte en soi ce levain d’humanité qui fermente ce qui existe.
Les personnes qui, comme Joseph, savent rêver, écouter, protéger, soigner, fécondent le monde. Ceux qui réussissent à ne regarder vers le passé que pour pardonner ou remercier ; le présent, avec joie et enthousiasme, et le futur, avec espérance et optimisme. Des personnes qui ont choisi de vivre à partir de l’essentiel : une foi qui fait confiance, un amour qui accueille, une espérance qui construit. Des êtres humains qui portent les vies des autres, la douleur et les blessures des autres, qui aiment en dépassant leurs peurs et les difficultés. En vivant le cœur sur la terre et le rêve dans le ciel. La richesse de notre vie dépend de notre capacité à procurer à l’autre ce qu’il n’a pas. Nous sommes humains quand nous protégeons des vies. Si nous ne voyons pas la personne, ses nécessités et ses larmes, c’est par sklerokardía, cœur dur, la pire infirmité pour Jésus. Elle produit des fonctionnaires, des bureaucrates de règlementation, des analphabètes du cœur.
Prendre soin des autres est une préoccupation active, une manière pratique d’être chrétien. Une maman construit le Royaume de Dieu quand elle s’occupe d’elle-même,
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des autres, du monde. Les gestes authentiquement religieux ne sont pas ceux du culte, mais ceux du soin. Ceci se voit dans la VIE CONSACRÉE insérée dans les espaces de l’humain : hôpitaux, écoles, orphelinats, lieux d’accueil, insertion parmi les pauvres. Dans la parabole du Samaritain l’amour comme soin est lié à l’envoi en mission : « Va, et fais de même ». Parabole qui invite à des relations à partir d’autres clés ; reconnaitre le soin comme semence dans le cœur, l’inclusif et la gratuité de l’amour qui protège.
Jésus montre la manière la plus humaine de vivre. En lui, Dieu indique une manière d’être humain. Pour Jésus, c’est le pauvre qui est heureux et non le riche, celui qui donne et non celui qui accumule, le persécuté et non le persécuteur, le pacifique et non le plus fort. Il invite à découvrir, dans un peu de pain et de vin bénis et partagés, le signe de ce que doit être ta vie : évangile, qui se diffuse par le don et le service. La religion a pour objectif d’atteindre l’autre vie ; l’Évangile, d’humaniser la vie ici-bas. Il est venu pour que nous ayons
la vie. Jésus, avec trois préoccupations : la santé, la nourriture partagée et les relations humaines qui nous rendent bons.
Dieu incarné, Dieu humanisé. Notre Dieu est Jésus, un homme pauvre, faible, qui connait la peur, la tentation, la douleur, le rejet, la joie, l’amitié. Il est difficile de reconnaitre le Fils de Dieu dans un être humain qui est pauvre. Si nous disons que Dieu s’est fait homme, nous disons que nous rencontrons Dieu dans l’humain. La foi n’est pas possible si elle ne produit pas de l’humanité. Notre vie n’aurait pas de sens par un autre chemin. Être consommateurs de spiritualité, spectateurs de la vie, nous porte à vivre une histoire sous vide, en marge de l’histoire des autres personnes. Au contraire, nous rendre compte que tout ce qui arrive nous relie à la profondeur du quotidien. Nous demandons de grands signes à un Dieu illusoire, et nous ne voyons pas les pauvres signes que nous offre le Dieu réel, toujours ferment d’humanisation.
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4. Les simples transmettent l’humanité
L’expérience de la rencontre humanise. C’est une lampe qui continue à éclairer quand tout s’éteint. Nous sommes image du Dieu des rencontres. Pendant les repas Jésus dénonce le classisme qui sépare et exclut toujours, sans permettre la rencontre. L’Évangile rappelle que Jésus se tenait « au milieu d’eux ». Pas en haut, comme un supérieur. Pas de côté, comme s’il les jugeait. Au milieu, au même niveau, en fraternité, parité de relation. Croire que nous sommes proches de Dieu et regarder les autres de haut, c’est nier que le Christ s’est incarné. Le Christ n’est pas ce que je dis de lui, mais ce que je vis de lui.
« Le Verbe s’est fait chair »… test qui détecte les indices de spiritualisme que nous portons dans le sang. Dans la vie il y a trois verbes maudits : monter, prendre, commander. Jésus leur oppose trois verbes bénis : descendre, donner, servir. Il associe le service et le pouvoir. Il y a une opposition entre le Dieu Tout-Puissant et Jésus aux pieds de ses disciples. Le
Maitre élimine l’opposition : le pouvoir s’exerce dans l’amour qui sert. Prosterné, un linge à la main, il dit « Faites-le vous aussi » . Sommes-nous des disciples de Jésus, ou faisonsnous semblant ?
Jésus continue à séduire aujourd’hui parce qu’il refuse la logique du pouvoir. Les hiérarchies sont facilement contaminées par l’esprit mondain, et elles passent d’un service de frère à frère à un pouvoir de l’un sur l’autre. La préoccupation du prestige remplace le service. Revêtues d’auréole divine, elles évitent ainsi que le pouvoir soit remis en question et elle peuvent continuer à jouir de l’arôme du privilège. Le propre du cléricalisme, avec esprit mondain. L’Évangile nous rappelle : « Être dans le monde sans être du monde ». Passer d’une autorité qui se renforce elle-même en se servant des personnes, à une autorité au service des personnes. Cela implique un passage : non plus garder mais donner le pouvoir, sans revêtir nos défauts d’un langage de vertus. Le messager a de l’autorité quand il s’identifie avec le message.
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L’expérience de la rencontre humanise. C’est une lampe qui continue à éclairer quand tout s’éteint. Nous sommes image du Dieu des rencontres.
Il n’y a pas besoin d’être clerc pour être clérical et se comporter comme une personne à part, au-dessus des autres. Le cléricalisme vit dans cette aristocratie. Il mène à une manière de vivre aristocratique : être au-dessus du peuple de Dieu. Le peuple nous situe dans notre véritable identité d’humain et de chrétien. Parce que le noyau de notre identité est dans ce qui nous rapproche des autres, l’humain, le chrétien, non pas dans ce qui nous différencie d’eux. Le peuple de Dieu nous place dans l’Église. Le religieux ou la religieuse clérical(e) n’est pas inséré(e). Jésus s’est vidé de lui-même, il s’est abaissé, pour s’insérer dans le peuple. Le cléricalisme crée une élite qui ne se reconnait pas dans le peuple. D’où une gestion pervertie du pouvoir. Pour Jésus, servir est l’unique manière d’entrer en relation dans l’égalité et le respect. « Et vous êtes tous frères » (Mt 23, 8). Descendre du piédestal pour se faire peuple. Suivre Jésus c’est remplacer la pyramide par le cercle. Consacrés, experts en communion. Nous nous rassemblons pour faire fraternité ; nous ne sommes pas un groupe pieux ou d’action apostolique. Notre vie a du sens dans la mesure où nous sommes des êtres de communion, de rencontre, de mains unies, de projets partagés. Avant tout, être humain. Le don que nous partageons dans la communauté et que nous livrons dans la mission. Dans notre vie tout prend son sens à partir de l’incarnation ; la mission à partir de la fraternité et pour la fraternité. Fraternité dans le service avec les pauvres. Il y a plus de dignité humaine dans l’amour et le service que dans le pouvoir et la distance. S’il est difficile de le vivre, c’est parce que le cœur n’est pas encore évangélisé.
Scène de l’onction à Béthanie (Lc 7, 36-50) : Simon, l’hôte pieux et puissant, devrait en être le centre. C’est la femme qui s’y trouve. Jésus transforme les derniers en protagonistes. (Parmi les femmes Jésus n’a pas eu d’ennemis). Simon se croit créditeur devant Dieu, non débiteur. Il ne fait preuve d’aucune gratitude. La femme a besoin d’être accueillie par cet homme de Dieu. Sa joie s’exprime dans la tendresse. L’erreur de Simon est dans son regard qui juge. En une phrase (v. 39) il émet deux jugements : Jésus, faux prophète ; la femme, une répudiée, qui porte le nom de son péché. Le pharisien regarde le péché : regard de rejet, de violence. Jésus regarde la faiblesse, la souffrance, les besoins ; regard accueillant, regard d’amour. Pour Simon, regarder et juger ne font qu’un. Pour Jésus, regarder et aimer ne font qu’un. Il est du côté de la femme qui aime beaucoup. Aimer humanise la personne.
Jésus, du côté des derniers par amour de la vie. Ce qui compte pour Dieu, c’est ce qui est authentique : mettre ton cœur dans ce que tu fais, comme la veuve qui donne tout ce qu’elle a pour vivre. Un acte réalisé avec tout notre cœur rapproche de Dieu. Ce n’est pas l’argent qui décide de la valeur des choses, mais l’humanité que l’on y met. L’argent, comme la drogue, ne donne pas le bonheur, mais il crée une addiction. L’Évangile ne m’amène pas seulement à me demander : Que fais-je de mon argent ? Mais plus fondamentalement : Que fait mon argent de moi ? Me rend-il plus humain ?
Les pauvres sont les protagonistes sans visages de tragédies presque toujours évitables. Et nous, les consacrés, nous sommes d’habitude spectateurs, non acteurs. Si les riches cherchent davantage de richesse, les pauvres préfèrent un peu d’amour, une maison, de la compagnie, une expression de proximité. S’approcher de personnes pauvres permet de découvrir l’humanité de Dieu. Elles sont son image. Avant de résoudre des problèmes, nous pouvons découvrir le Dieu humanisé qui marche avec eux. Pour Jésus, révéler est dévoiler la vie quotidienne. Comme nous sommes habitués à voir Dieu dans la générosité de celui qui donne, il nous est difficile de le trouver dans la dignité de celui qui demande. Chez les faibles, avec le désir d’apprendre d’eux, on découvre des trésors, des merveilles cachées d’humanité.
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Il y a des personnes qui font le bien non pas par amour du bien, mais parce qu’elles sont esclaves de leur image et qu’elles ont besoin de se sentir supérieures aux autres. De même, les critiques que nous faisons aux autres cachent un désir de nous présenter comme supérieurs à eux. Nous ne pouvons pas nous sentir plus sauveurs que serviteurs. Passons d’une Vie Consacrée revêtue de pouvoir et gonflée de vanité à une autre, faite de service et d’amour pour les victimes de l’histoire. Je peux dire que je suis parti pour l’Amérique Latine en tant que professeur et j’en suis revenu élève, ayant fait l’expérience de m’asseoir aux pieds du « maître » que sont les personnes simples. Sans simplicité et petitesse nous perdons le désir d’aller vers les pauvres. Nous cherchons un arrangement. S’il reste quelque chose du désir d’aller vers eux – parce qu’on se sent coupable d’incohérence de vie – ce sera « à partir du haut », comme quelqu’un qui fait l’aumône, et non avec la solidarité de ceux qui partagent leur vie et se laisse convertir par eux. Ils ne nous reconnaitront pas comme annonciateurs du Royaume.
La vie vaut quand elle est donnée. Nous sommes appelés à donner notre vie en servant. Plus nous sommes vides de nous-mêmes, plus nous accueillerons en nous la vie des autres. Avec les simples et à leurs côtés, nous deviendrons plus humains. Donner du pain en nous faisant pain pour les autres. Religieux/se, au service et pour le soin des personnes. Le soin est une perle qui exprime la qualité de l’amour incarné. Le maître arrive et trouve les serviteurs en train de veiller, et Jésus dit : « Amen, je vous le dis : c’est lui qui, la ceinture autour des reins, les fera prendre place à table et passera pour les servir » (Lc 12,37).
Il nous est difficile de voir Jésus avec un linge à la ceinture. L’imaginons-nous avec un tablier ? Disponibilité et service cordialement embrassés. Consacrés, personnes en tabliers, qui n’exigent pas, mais soutiennent ; qui ne prétendent rien, mais prennent soin des autres ; qui ne revendiquent pas leurs droits mais répondent à des nécessités. Nous pouvons dire quelque chose quand nous vivons en servant, parce que seul l’amour a quelque chose à dire. Les pharisiens placent le péché au centre de la relation avec Dieu. Le premier regard de Jésus n’est pas dirigé vers le péché mais vers la souffrance et les besoins de la personne. Dans l’Évangile, « pauvre, malade » apparait plus souvent que « pécheur ». Nous sommes prisonniers de limites avant d’être coupables. Les archives de Dieu sont pleines de larmes, non pas de péchés. Le péché pardonné cesse d’exister. Et devant Dieu il y a le pardon, non pas l’absolution conditionnée.
Pour conclure
Dieu veut que ses fils vivent dans la joie. Nous sommes remplis de joie quand nous vivons avec bonheur là où nous sommes, présents en lui ici et maintenant. La joie est la grande mission des chrétiens. La force d’une vocation se traduit par la joie. Vivre sa vocation avec joie est la force des religieux (Pape François). La joie porte à profiter davantage de la vie. Elle engendre des attitudes positives envers soi-même et envers les autres. Elle nous aide à sortir de nous-mêmes, elle nous ouvre à la rencontre. Elle nous pousse à mettre nos énergies et nos capacités au service de notre projet. Elle nous permet de ne pas tomber dans le pessimisme quand nous échouons ou dans le narcissisme quand nous réussissons. Une personne heureuse est bonne avec ceux qui l’entourent. Si nous sommes heureux, le Dieu que nous transmettons sera bienveillant.
Nous assumons la mission de transmettre de l’humanité à des personnes, des groupes, des institutions, en nous humanisant nous-mêmes. Jésus enseigne que Dieu est dans l’humain : manger ensemble, vivre comme des frères, service dans les relations, compagnie
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et réconfort dans la difficulté, miséricorde et pardon. Pour croître en humanité, avant de nous préoccuper de nos faiblesses, nous cherchons à transmettre la joie. La meilleure manière de sortir de nos péché est l’expérience de la joie de la rencontre. Nous pouvons vivre à partir du positif ou du négatif. La parabole de l’ivraie offre deux regards : celui des serviteurs qui voient la mauvaise herbe ; celui du maître qui se fixe sur le bon grain. Amoris Laetitia nous appelle à remplacer le principe du « moindre mal » par « le bien possible ». Nous devenons alors aimantés par le bien qui attire, non apeurés par le mal qui paralyse.
Bénir, dire du bien, reconnaitre ce qui est bon dans l’autre, et ce qu’il y a de fragile, sans le transformer en offense. Celui qui sait bénir regarde avec empathie, et celui qui regarde avec empathie vit dans la joie. Sans se souvenir du bien que l’on fait et sans oublier celui que l’on reçoit. Focalisé sur des idéaux forts, plus que sur des défauts, en cultivant des forces de bonté, soin, accueil, justice, paix… écologie du cœur. Écologie signifie protéger son environnement et le garder propre, joie de la paix. La paix est liée au dépouillement du superflu. Si nous sommes riches dans un domaine ou un autre, il n’y a pas de paix dans le cœur. On trouve la paix quand on ne dépend de rien ni de personne, seulement de Dieu. La paix ne vient pas après la tourmente ; dans la tourmente Dieu est la paix, il calme la tempête. Les béatitudes sont le chemin de la paix. La joie de la paix apporte des énergies de béatitude comme des semences pour les faire fleurir.
Le Ressuscité nous recommande de faire des disciples en vivant comme tels. Le discipulat en fraternité est construction de l’Église. Nous nous efforçons parfois d’édifier l’Église pour faire ensuite des disciples. Disciples du Maitre qui cherchent à se rendre humains à l’image de l’humanité de Dieu, vécue et racontée en Jésus. « Vous êtes le sel, la lumière ». Sel et lumière qui se perdent en donnant valeur à ce qu’ils rencontrent. Mouvement d’incarnation : en se donnant ils rendent les choses meilleures avec la saveur, l’éclairage.
Ta vie consacrée…un bourgeon qui s’ouvre, une graine qui se fend, un nuage qui déverse son contenu. Sans oublier que les nuages et les oiseaux ne parlent jamais d’eux-mêmes, mais de ce qu’ils ont vu là d’où ils viennent. Les nuages ne savent pas le dessiner sans se transformer, et les oiseaux ne savent pas le dire sans chanter. Ta vie ne vend pas du pain : elle est levain, sel qui se dissout et donne de la saveur. Elle sera grâce pour les autres, évangile, bonne nouvelle. Notre vie est très souvent l’unique évangile que lisent vraiment les gens qui nous entourent.
La vie n’est jamais perdue quand on aime. L’amour est l’énergie la plus puissante. Le visage d’un amoureux transmet la joie, la joie de l’amour, comme celui de la maman qui regarde son enfant nouveau-né. Avec l’énergie de l’amour notre ascèse modèle en nous les sentiments de Jésus, sa sensibilité, son cœur. La sensibilité implique énergie, élan, sympathie, harmonie, intérêt. Elle exprime l’attention, l’attraction, l’affection. Sans sensibilité passionnée il n’y a pas de sainteté. La sainteté ne signifie pas passion éteinte (eunuques) ; elle signifie passion convertie. La mission est passion pour Jésus et son peuple. Il n’y a pas de futur pour la Vie Consacrée sans passion amoureuse pour Jésus et le Royaume. La mission c’est de sortir de soi-même, passionné pour Jésus, avec un cœur enflammé.
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OÙ NOUS SITUONS-NOUS ?
LES RELIGIEUSES AUX PÉRIPHÉRIES –PHYSIQUES, SPIRITUELLES, ET EXISTENTIELLES
Même avant son pontificat, le Pape François appelait déjà l’Église à exercer son ministère aux périphéries, à sortir des églises et à chercher les personnes éloignées de la société. Jésus est le modèle de ce ministère : il rejoignait ceux qui avaient le plus besoin de guérir à son contact. Ceux qu’il guérissait ou nourrissait étaient souvent réintroduits dans une société ou un entourage qui les avait fait sortir de son centre. Leur guérison ou leur pardon marquait la fin de leur exil, et pour beaucoup cela signifiait découvrir une vie normale avec des liens humains et une normalité qu’ils ne connaissaient pas auparavant. Leur guérison allait au-delà de leur sphère personnelle : elle restaurait la communauté dans son ensemble en ramenant en son centre ceux qui se trouvaient aux frontières.
Le Pape François affirme également que les consacrés reçoivent un appel spécial à vivre en prophètes dans le monde d’aujourd’hui (François, 21 novembre 2014). Être témoin prophétique signifie suivre l’appel de Dieu dans un monde qui ne connait pas Dieu, proposer un mode de vie différent qui apportera joie et plénitude d’une manière que le monde séculier ne comprend pas.
L’appel à aller aux périphéries est un appel à être témoins prophétiques du monde que Dieu veut pour nous, un monde où ceux qui sont exclus sont inclus, un monde dans lequel les périphéries deviennent le centre. Comme religieuses et religieux, nous sommes appelés à sortir vers les personnes et les lieux qui sont en marge de la société
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Sr Juliet Mousseau, RSCJ, a obtenu son Doctorat en théologie historique à la Saint Louis University en 2006. Après avoir enseigné à la Saint Louis University et à la University of Dallas School of Ministry, elle entra dans la Société du Sacré Cœur en 2009. Elle enseigna l’histoire de l’Église à l’Aquinas Institute of Theology de 2012 à 2021.
LetexteaétéprésentélorsdupremierSymposiumdesThéologiennes Religieuses, organisé à Rome par l’UISG, du 12 au 19 juin 2022.
Sr Juliet Mousseau, RSCJ
et à les relever, dans le but de les ramener vers le centre. Le Royaume de Dieu sera accompli quand tous auront la plénitude de la dignité humaine, quand personne ne sera exilé ni exclu. Voilà l’engagement prophétique de notre consécration : sortir vers ceux qui sont aux périphéries, encore et toujours, les attirer vers le centre en défendant leur dignité humaine, et ensuite repartir vers les périphéries pour tout recommencer. Nous vivons dans une tension constante, en repartant aux périphéries dès que nous avons ramené les exilés vers le centre. Le travail constant en faveur de la dignité humaine est témoignage prophétique de l’amour pour le Royaume de Dieu dont nous savons qu’il viendra apporter la joie au monde entier.
Cet essai analysera tout d’abord le concept des périphéries à travers les paroles du Pape François, précisant également les domaines où les périphéries sont le plus en détresse aujourd’hui. Ensuite, à partir d’exemples tirés de l’histoire de la vie religieuse, nous examinerons le mouvement des périphéries vers le centre et du centre vers l’extérieur. Enfin, nous verrons quels aspects de la vie religieuse aident les consacrés à être disponibles pour interpeller la société d’aujourd’hui et les périphéries existentielles. L’histoire du salut nous apprend que nous ne sommes pas sauvés seuls, mais comme peuple : comment l’inclusion de tous transformera-t-elle le monde ?
Le mot “périphéries”, et surtout l’expression “périphéries existentielles”, fait émerger des questions et une certaine confusion. Les périphéries sont les bordures, les endroits (physiques ou métaphoriques) les plus éloignés du centre. Parmi les autres mots revêtant une connotation similaire, notons « limites », « marges», et « confins ». Les « frontières », ou lignes de démarcation entre une chose et une autre, peuvent aussi être considérées des périphéries. La vie de Jésus est une illustration des périphéries. Né loin du centre (physiquement et socio-économiquement) de l’Empire Romain, et pourtant lié à son gouvernement, Jésus est entré dans le monde dans la pauvreté, né littéralement là où vivaient les animaux, non pas les hommes. Socialement, sa famille représentait une classe minoritaire opprimée. Sa pauvreté et son manque de ressources indiquent une périphérie existentielle. Cette réalité – le fait que Dieu ait choisi l’incarnation dans ces circonstances – illustre l’amour prodigué à toute l’humanité, la sanctification de tous, même des plus petits de la race humaine.
Dans son allocution précédant le conclave où il fut élu pape, le Cardinal Jorge Bergoglio exhorta l’Église à rejoindre les périphéries, en les définissant « pas seulement géographiques, mais également celles de l’existence : celles du mystère du péché, de la souffrance, de l’injustice, celles de l’ignorance et de l’absence de foi, celles de la pensée, celles de toutes les formes de misère. » (Henderson 2018). Les périphéries sont donc partout où les personnes souffrent, de quelque manière que ce soit. Tous ceux qui suivent le Christ sont appelés à passer les frontières et à chercher l’inclusion. En 2015 le Pape François disait aux cardinaux: « Je vous exhorte à servir Jésus crucifié en toute personne exclue, pour quelque motif que ce soit ; à voir le Seigneur en toute personne exclue qui a faim, qui a soif, qui est nue : le Seigneur qui est présent aussi en ceux qui ont perdu la foi, ou qui se sont éloignés de leur propre foi ou qui se déclarent athées; le Seigneur qui est en prison, qui est malade, qui n’a pas de travail, qui est persécuté ; le Seigneur qui est dans le lépreux – en son corps ou en son âme –, qui est discriminé ! Nous ne découvrons pas le Seigneur, si nous n’accueillons pas l’exclu de façon authentique ! » (François 15 février 2015). L’appel du Christ est inclusion radicale, une inclusion qui intègre toutes les personnes, quoi qu’il arrive.
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Aller aux périphéries est un service à l’imitation de Jésus, et cela requiert aussi que nous soyons ouverts à nous laisser transformer par ce que nous y trouverons. L’inclusion des personnes exclues exige une conversion du cœur : qu’est-ce qui, dans mes actions, dans nos actions, a conduit à cette séparation entre nous ? Les chrétiens prêchent que tous les hommes et les femmes sont sauvés, mais que le salut n’est pas une expérience solitaire. Le salut parvient à la communauté dans son ensemble, au « nous », et pas seulement au « moi ». Nous sommes tous ensemble appelés à la conversion et à la transformation pour amener l’unique Corps du Christ, le Peuple de Dieu, à sa plénitude. Pour reprendre les mots du Pape François : « L’histoire du salut voit donc un « nous » au début et un « nous » à la fin, et au centre le mystère du Christ, mort et ressuscité « afin que tous soient un » (Jn 17, 21). Le temps présent, cependant, nous montre que le « nous » voulu par Dieu est brisé et fragmenté, blessé et défiguré. Et cela se produit surtout dans les moments de grande crise, comme maintenant avec la pandémie. Le « nous » est émietté ou divisé, tant dans le monde qu’au sein de l’Église. Et le prix le plus élevé est payé par ceux qui peuvent le plus facilement devenir les autres : les étrangers, les migrants, les marginaux, qui vivent dans les périphéries existentielles » (François, 26 septembre 2021).
Tout ce que nous avons exposé ci-dessus à propos des périphéries nous montre les besoins spécifiques de notre monde d’aujourd’hui. Par-dessus tout, François affirme que les besoins des migrants sont une périphérie appelant notre attention. Son premier voyage en tant que pape fut à l’île de Lampedusa, en Italie, où débarquent en Europe de nombreux migrants et où des centaines de personnes ont péri en mer. Il y exprima sa douleur et il insista sur la responsabilité que nous avons tous de faire preuve d’amour fraternel envers ces migrants qui cherchent la vie dans un pays autre que le leur. François continue de lancer des appels en faveur des besoins des migrants et des déplacés dans le monde entier. Les migrants et les réfugiés ne sont que l’un des groupes parmi tous les êtres humains qui vivent à la marge sans pouvoir satisfaire à leurs besoins physiques et sans aucune possibilité de changer leur situation. Ainsi, les périphéries comprennent toutes les personnes en situation de pauvreté, de maladie, et d’oppression qui manquent des éléments nécessaires à la dignité humaine. « Le développement qui exclut rend les riches plus riches et les pauvres plus pauvres. Le développement véritable est celui qui se propose d’inclure tous les hommes et toutes les femmes du monde, en favorisant leur croissance intégrale, et qui se préoccupe aussi des générations futures. » Nous souffrons tous quand l’un d’entre nous souffre, et nous sommes donc appelés à aller à la rencontre de toutes les personnes « rejetées par la société globalisée d’aujourd’hui », quelles qu’elles soient (François, 29 septembre 2019).
Outre ceux qui sont marginalisés à cause de nécessités physiques, n’importe quelle personne considérée comme moins qu’humaine parce qu’elle est « autre » a besoin de la lumière du Christ. Créer une « culture de la rencontre » signifie élargir nos cercles pour y faire entrer ceux qui pensent et adorent différemment, ceux qui ne sont pas d’accord avec nous, et même ceux qui nous semblent antipathiques. Une culture de la rencontre n’est pas un lieu de prosélytisme, mais plutôt un lieu où l’on trouve davantage de compréhension et où l’on reconnait l’humanité de l’autre personne, même si elle semble si différente.
Il faut aussi garder à l’esprit que les périphéries existent au sein même de notre Église. De nombreuses personnes n’ont plus de catholique que le nom, ou bien quittent l’Église parce qu’elles sont marginalisées, et ce pour beaucoup de raisons différentes. Le Cardinal
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Tobin soutient que l’Église doit écouter les personnes exclues à cause de la crise des abus sexuels. Le Corps du Christ comprend des personnes exilées pour toutes sortes de raisons : divorce, abus, homosexualité et identité de genre, avortement ou contrôle des naissances, exclusion du ministère, ou même doutes personnels. La dignité humaine est un droit pour tous. Jésus n’est pas venu sauver ceux qui sont sans péché ou ceux qui n’ont pas de doutes. Nous aussi, nous devons reconnaitre la dignité de toute personne humaine.
Depuis le début de la vie consacrée, des hommes et des femmes cherchent à suivre Jésus. Les premières congrégations religieuses (notamment les Bénédictins) furent fondées lorsque des hommes et des femmes se réunirent pour une vie de prière et de consécration à Dieu, en communauté. D’autres congrégations furent fondées pour exercer un apostolat particulier, qui les amenait invariablement à ce que nous appellerions
aujourd’hui « les périphéries ». Des ordres féminins comme les Ursulines ouvrirent des écoles pour les filles, qui souvent ne recevaient pas d’éducation. Des ordres masculins, comme les Dominicains et les Jésuites, apportèrent l’Évangile aussi bien aux chrétiens s’étant séparés de l’Église qu’aux non-chrétiens. De nombreux ordres cherchèrent à répondre aux besoins physiques des personnes, comme la nourriture et le logement, la protection contre les dangers, l’attention médicale, et le soin des mourants.
Que ce soit pour répondre à leurs besoins spirituels, intellectuels, ou physiques, les ordres religieux se mettaient au service des personnes à la suite de Jésus, ce qui les conduisait aux marges de la société dans le but de restaurer la dignité humaine. Par cette attention à la dignité de chaque personne, ils voulaient d’une manière ou d’une autre réintégrer les exclus dans la société, tout comme le fit Jésus pendant sa vie sur la terre.
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Aller aux périphéries est un service à l’imitation de Jésus, et cela requiert aussi que nous soyons ouverts à nous laisser transformer par ce que nous y trouverons. L’inclusion des personnes exclues exige une conversion du cœur : qu’est-ce qui, dans mes actions, dans nos actions, a conduit à cette séparation entre nous ?
Cependant, au cours de l’histoire, certains des ordres qui allaient vers les marges de la société ont accumulé richesse et pouvoir. Les Bénédictins en sont le premier exemple, puisqu’ils existent depuis 1500 ans. Au long des siècles, leur présence et leur ministère dans le monde leur valut la générosité de nombreux fidèles, ce qui finit par leur procurer une richesse et une puissance extraordinaires. Les monastères, bien que fondés loin des villes, attiraient de nombreuses personnes et devinrent des centres d’activité économique et sociale. Au fur et à mesure qu’augmentaient la richesse des monastères et la puissance de l’abbé, les membres de la haute société convoitèrent ces rôles pour leurs fils et à certains endroits le système devint corrompu. Pourtant, Jésus continuait à appeler les chrétiens et les personnes consacrées aux périphéries.
À de multiples reprises les Bénédictins cherchèrent à se réformer et à revenir à leur but originel, se libérant ainsi de la richesse et de la puissance accumulées. Les principaux
mouvements de réforme au sein des communautés bénédictines advinrent autour de l’an 800 avec le travail de Benoit d’Aniane à la cour de Charlemagne ; au 11ème siècle avec la création des Cisterciens sous Bernard de Clairvaux et la réforme cartusienne. Avec chaque mouvement de réforme la communauté se reprenait et se remettait à la suite de Jésus, abandonnant le pouvoir et les privilèges pour une vie de pauvreté et d’imitation de Jésus.
Nous ne voulons pas dire par là que les Bénédictins ou n’importe quel autre ordre aient cessé de suivre Jésus, mais seulement que le bon travail ramène naturellement les extrémités vers le centre. Ils faut donc que les religieuses et religieux sachent reconnaitre les moments où leurs ministères et leurs apostolats doivent réentendre l’appel de Jésus et retourner aux périphéries. Les religieux d’aujourd’hui se trouvent face à des changements importants. Dans mon contexte des États-Unis en particulier, pendant la
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première moitié du 20ème siècle les religieux étaient nombreux et investissaient dans de grandes institutions. Ces œuvres furent fondamentales pour la croissance du pays, parce qu’elles répondaient sans discrimination aux besoins d’éducation, de santé, et sociétaux des communautés immigrantes en plein développement. Aujourd’hui, les religieux sont nettement moins nombreux que lors des fondations, et ces institutions prospèrent. On voit ainsi les religieux prendre de la distance par rapport à ces apostolats communautaires de grande ampleur, repenser leur engagement auprès des personnes aux frontières, et retourner aux périphéries.
Ce changement démographique chez les religieux de l’hémisphère nord est l’une des principales causes du réengagement des religieuses dans des ministères aux périphéries. En outre, les vœux de pauvreté, chasteté, et obéissance placent les religieuses dans une position orientée vers les périphéries, pour faire revenir par leur ministère toute la création vers le centre, vers la dignité humaine et l’inclusion dans la société. Pour conclure cet essai, nous allons voir comment chacun des vœux est lié au mouvement vers les périphéries.
Bien que les religieux fassent vœu de pauvreté, ce qu’ils vivent ne ressemble pas à la pauvreté matérielle dont souffrent de nombreuses personnes dans le monde. En effet, la pauvreté matérielle est un mal, non pas quelque chose à désirer, parce qu’elle refuse à un être humain ce dont il a besoin pour bien vivre. Quand les religieux et religieuses font vœu de pauvreté, ils s’engagent donc à vivre simplement comme Jésus a vécu simplement, et à séparer leur être de leur valeur monétaire. Cette vie simple aide les religieux consacrés à travailler aux marges de la société parce que leur vœu de pauvreté leur fait voir la profonde valeur de la vie humaine quelles que soient les circonstances. Le droit de chaque être humain à jouir d’une dignité est indéniable. Ainsi, vivre simplement fait sortir les religieux consacrés du chemin matérialiste dominant que la société semble privilégier, pour les placer aux marges de la société – ils peuvent alors entrer en relation et en communion avec d’autres, marginalisés par les conditions économiques.
La simplicité aide les autres personnes à approcher les religieux comme des égaux et permet à des relations profondes de grandir. Par le vœu de pauvreté nous reconnaissons aussi que tout ce que nous recevons est don de Dieu, et donc que nous devons marcher humblement sur la terre, n’utilisant que les ressources dont nous avons besoin, sans accumuler. La vie simple et le partage de ce que nous avons, entre nous et avec les autres, permettent de mettre davantage de ressources à la disposition d’autres personnes, y compris des générations futures. Cela signifie que ce que nous acquérons peut être librement donné à ceux qui en ont besoin. Ainsi, les religieux et religieuses, consacrés à la pauvreté, sont préparés à exercer leur ministère aux périphéries.
Le vœu de chasteté, aussi appelé « célibat », libère les religieux consacrés des engagements de la vie familiale de façon à avoir toute latitude de temps et d’espace pour d’autres relations. Cette liberté est à la fois interne et externe : interne, pour ne pas être lié par l’amour d’une personne d’une façon qui empêcherait d’aimer les autres ; externe, pour être libre des contraintes des besoins de la famille, qui naturellement doivent prendre la première place dans la vie d’une mère ou d’un père. L’amour que l’on donnerait ordinairement à son époux/se et à ses enfants est plus largement dirigé vers le monde dans son ensemble – aimer tout le monde comme Dieu aime tout le monde (Radcliffe 2014, 9). Comme Jésus, les religieux consacrés se tournent vers ceux
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qui ont le plus besoin du pouvoir de guérison de son amour. À la liberté que donne la vie religieuse s’ajoute le soutien d’une communauté religieuse pour le discernement et l’engagement dans un ministère particulier. Que les membres de la congrégation soient ou non engagés dans le ministère, ils encouragent l’individu et participent à ses activités. Lorsqu’un membre prend sa retraite ou est appelé ailleurs, son apostolat peut continuer car d’autres peuvent prendre sa place. Enfin, le vœu de chasteté permet aux religieux appelés dans des régions de mission de partir de chez eux pour rejoindre les périphéries géographiques qui existent encore dans notre monde.
Le vœu d’obéissance est un vœu de discernement, d’écoute attentive de l’appel de Dieu, aussi bien quand Dieu appelle la congrégation que lorsque Dieu appelle l’individu avec ses dons et ses capacités.
Les religieux consacrés doivent écouter l’appel de l’Esprit Saint dans le ou la responsable de la congrégation, dans la communauté dans son ensemble, et dans le monde qui les entoure. Quand les besoins que nous voyons correspondent à nos dons communautaires ou individuels, nous avons trouvé l’appel de Dieu. Par le vœu d’obéissance, nous croyons que discerner ensemble nous permet de mieux entendre, et nous avons confiance que Dieu nous conduit fidèlement dans notre apostolat.
Le Pape François appelle tous les chrétiens aux périphéries, et les religieux consacrés surtout ont la capacité et la responsabilité de suivre cet appel. Au sein du contexte de la vie consacrée, la pratique de la pauvreté, de la chasteté et de l’obéissance nous prépare et nous donne le soutien nécessaire pour réintégrer les exclus dans la société humaine, et pour aider à restaurer la dignité humaine là où elle est niée. Comme le Pape François nous le dit avec force : « La foi, l’espérance et l’amour nous poussent nécessairement vers cette préférence pour les plus nécessiteux, qui va au-delà de l’assistance, bien que nécessaire. Elle implique en effet de marcher ensemble, de se laisser évangéliser
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aux périphéries par eux, qui connaissent bien le Christ souffrant, de se laisser « contaminer » par leur expérience de salut, par leur sagesse et par leur créativité. Partager avec les pauvres signifie s’enrichir réciproquement. Et, s’il existe des structures sociales malades qui les empêchent de rêver à l’avenir, nous devons œuvrer ensemble pour les guérir, pour les changer. Et c’est à cela que conduit l’amour du Christ, qui nous a aimés jusqu’au bout et qui arrive jusqu’aux extrémités, aux limites, aux frontières existentielles. Apporter les périphéries au centre signifie centrer notre vie dans le Christ, qui « s’est fait pauvre » pour nous, pour nous enrichir « par sa pauvreté » (2 Co 8, 9) » (François, 19 août 2020)
Bibliographie
François. Lettre apostolique à tous les consacrés à l’Occasion de l’Année de la vie consacrée (21 novembre 2014 ) https://w2.vatican.va/content/francesco/en/apost_letters/documents/papa- francesco_letteraap_20141121_lettera-consacrati.html
François. Audience générale. 19 août 2020. Accès le 7 mai 2021 http://www.vatican.va/content/francesco/en/ audiences/2020/documents/papa- francesco_20200819_udienza-generale.html
François. Homélie aux nouveaux cardinaux. 15février 2015. Accès le 7 mai 2021. http://www.vatican.va/content/ francesco/en/homilies/2015/documents/papa- francesco_20150215_omelia-nuovi-cardinali.html
François. Message pour la 105ème Journée Mondiale du Migrant et du Réfugié (29 septembre 2019). Accès le 7 mai 2021.
http://www.vatican.va/content/francesco/en/messages/migration/documents/papa- francesco_20190527_worldmigrants-day-2019.html
François. Vers un “Nous” toujours plus grand : Message pour la 107 ème Journée Mondiale du Migrant et du Réfugié 2021. 26 septembre 2021. Accès le 7 mai 2021. http://www.vatican.va/content/francesco/en/messages/ migration/documents/papa- francesco_20210503_world-migrants-day-2021.html
Henderson, Silas. “What the Early Church Teaches Us about Pope Francis’ ‘Peripheries’.” Aleteia. 5 May 2018. Accessed May 7, 2021. https://aleteia.org/2018/05/05/what-the- early-church-teaches-us-about-pope-francisperipheries/
Radcliffe, Timothy. “Same God, Different Ways to Love.” Horizon 39, no. 4 (Fall 2014): 9–13.
Tobin, Joseph W. “The Power of Listening to the Peripheries: A Traumatized Church Can Truly Embrace the Pope Francis Vision and Offer a Witness that Is More Accountable to the Gospel.” Archdiocese of Newark (February 20, 2019). Accessed May 7, 2021. https://www.rcan.org/power-listening-peripheries-traumatized-church-can-trulyembrace- pope-francis-vision-and-offer
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L’INCARNATION PROFONDE, UN APPEL RADICAL : ÉCOLOGIE, AMOUR ET VIE CONSACRÉE
Sr Ann-Maree O’Beirne, RSM
Sr Ann-Maree O’Beirne est Sœur de la Miséricorde (Sister of Mercy) d’Australie et Papouasie Nouvelle Guinée. Elle est titulaire d’une Maîtrise en Théologie et d’un Diplôme d’Études Supérieures en Direction Spirituelle. Elle anime des retraites et des séminaires, et elle est accompagnatrice spirituelle.
LetexteaétéprésentélorsdupremierSymposiumdesThéologiennes Religieuses, organisé à Rome par l’UISG, du 12 au 19 juin 2022.
Introduction
Si l’on considère deux des crises mondiales actuelles – le changement climatique et la covid-19, les cris de la Terre et des pauvres de la Terre n’ont jamais été plus vibrants. L’Australie a connu successivement une longue période de sècheresse, les feux de forêt du printemps et de l’été 2019/2020, des inondations, la pandémie mondiale, de nombreuses autres inondations, encore des incendies et maintenant le fléau des invasions de souris : tout cela nous a fait vivre une expérience viscérale de la souffrance de la Terre et des habitants de la Terre.1 En tant que religieuses, en ces temps difficiles, notre seule expression authentique des conseils évangéliques et notre seule réponse au don de vie et d’amour de Dieu pourraient être d’agir, d’aimer avec tendresse, et de marcher humblement aux côtés de la communauté de la Terre.
À partir de la théologie de l’incarnation profonde et d’une réelle conscience de notre immersion dans la communauté des relations écologiques de la création, cet essai veut inviter à de nouvelles manières d’agir, d’aimer, et de vivre des rencontres bénies avec la Terre souffrante et ses habitants. Cet appel radical nous oblige à élargir l’horizon de nos relations, à embrasser la vie humaine et non humaine comme un don, et à répondre généreusement et courageusement aux défis qui se présentent à nous.
Le contexte australien
Si l’Australie est dans l’ensemble un pays chaud et sec, elle comprend de vastes zones de végétation luxuriante, où l’on trouve une grande variété de vie sauvage exotique, et des
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arbres et des plantes magnifiques. Dans des circonstances normales, ces régions sont belles et offrent des conditions tout à fait favorables à la vie humaine et non humaine. Ce cadre représente un contexte magnifique pour la vie d’une Sœur de la Miséricorde au vingt-et-unième siècle. Malheureusement, il arrive que cette expérience de beauté et de vie féconde soit affectée par le feu et les inondations, qui font partie de la séquence naturelle de régénération et qui ne surprennent pas les Australiens. Cependant, l’expérience récente des gigantesques feux de forêt d’Australie, nommée « l’été noir », a dépassé toute imagination à cause de l’étendue de la zone ravagée, de l’intensité des incendies et de leur durée de huit mois.
Comme l’écrit Andrew Sullivan, « Être pris dans un feu de forêt, c’est être témoin d’un réel enfer sur la terre – des températures assez élevées pour faire fondre le métal, des flux de chaleur qui font littéralement s’évaporer la végétation, et des panaches de fumée si denses qu’ils transforment le jour en nuit » (Sullivan 2015). « En mars 2020, les feux de forêt de l’Été Noir avaient brûlé presque 19 millions d’hectares, détruit plus de 3000 maisons, et tué 33 personnes » (Filkov et al. 2020, 44). Dans le Queensland, sur une côte typiquement tropicale, les forêts pluviales – habituellement trop humides pour être consumées par le feu – ont été ravagées par les incendies de forêt. Les zones métropolitaines qui n’étaient pas affectées par les flammes ont été recouvertes d’air enfumé pendant des mois. On ne commence que maintenant à se rendre compte des effets à long terme de ces niveaux nocifs de pollution de l’air, et pas uniquement sur l’espèce humaine. La Commission Royale Australienne pour les Feux de Forêt de l’Été Noir rapporte que la fumée de ces incendies a causé le décès de 445 personnes et a affecté quatre-vingt pour cent de la population. (Hitch 2020).
Quelle a été la cause de ces incendies ? Avant ce désastre, l’Australie a connu les années les plus chaudes et les plus sèches, ce qui a causé les plus hauts niveaux d’évaporation jamais enregistrés, créant une sécheresse prolongée généralisée. La sécurité hydrique est devenue une réalité là où elle n’avait jamais été un problème par le passé, et de nombreuses communautés ont dû importer de l’eau potable. Les scientifiques parlent d’« indice forêt météo», basé sur des paramètres significatifs différents de ceux de la météo habituelle. L’Australie a connu pour cet indice une augmentation sans précédent, que les scientifiques attribuent au changement climatique. Les pertes humaines : vies, moyens de subsistance, infrastructures communautaires et sens d’appartenance, continuent à être ressenties par les personnes affectées.
Nous pouvons tous comprendre de l’intérieur la souffrance et les pertes humaines, mais qu’en est-il des autres créatures – la flore et la faune, les écosystèmes, et l’environnement ? On estime qu’au moins un milliard d’animaux ont péri dans les incendies de l’été noir (Dickman and Tein 2020), et il y a réellement un risque d’extinction accru pour des centaines d’espèces (Filkov et al. 2020). De plus, des habitats entiers ont été détruits à cause de l’intensité des feux de forêt, avec une régénération minimale pouvant aller jusqu’à huit mois après le désastre là où la chaleur générée a dépassé les extrêmes. Les images de compassion humaine pour ces pauvres créatures dans nos informations et nos média crevaient le cœur. Les pompiers confient que les cris des animaux pendant qu’ils luttaient contre le feu les hantent encore. Dix-huit mois ont passé, mais la réadaptation des animaux blessés continue.
La fin de la saison des incendies de l’Été Noir a coïncidé avec l’apparition de l’actuelle pandémie mondiale de la covid-19 : sa découverte progressive, et la course pour comprendre ses origines, sa nature et ses conséquences. En termes relatifs, l’expérience de l’Australie est pâle comparée à d’autres pays. En plus de la souffrance due aux décès et aux effets à long terme de la covid-19, la récession et la perte de moyens de subsistance touchent beaucoup plus de personnes à cause des confinements et des restrictions –
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une crise économique dans de nombreuses communautés australiennes déjà touchées par les feux de forêt de l’été noir et d’autres évènements écologiquement destructeurs.
Selon Celia Deane-Drummond, une cause profonde de la crise climatique comme de la covid-19 et de maladies similaires provenant d’espèces animales, est l’exploitation humaine de nos ressources naturelles et des autres créatures pour satisfaire nos désirs humains – désirs qui sont écologiquement insoutenables pour l’ensemble de la communauté de la création (Deane-Drummond 2020). Cela crée un déséquilibre dans les fragiles écosystèmes où nous vivons, affectant la biodiversité dont l’air, le sol, les plantes, les animaux et les personnes ont besoin pour être sains. Ainsi, les choix que posent les humains ont un énorme impact sur la capacité à exister de l’ensemble de la création.
Réflexion théologique
Pour nous aider à réfléchir sur ces sujets, le Pape François déclare dans Laudato Si’ (ciaprès LS) :
Nous et tous les êtres de l’univers sommes unis par des liens invisibles, et formons une sorte de famille universelle, une communion sublime qui nous pousse à un respect sacré, tendre et humble… « Dieu nous a unis si étroitement au monde qui nous entoure, que la désertification du sol est comme une maladie pour chacun et nous pouvons nous lamenter sur l’extinction d’une espèce comme si elle était une mutilation » (LS 89).
d’amour partagée avec toutes les créatures, éléments de vie et écosystèmes de l’univers – pour le Pape François nous « sommes unis par des liens invisibles » d’amour. Ailleurs dans LS, il explique que ce lien est le résultat de l’Incarnation : « Une Personne de la Trinité s’est insérée dans le cosmos créé, en y liant son sort jusqu’à la croix » (LS 99). Pour François, l’Incarnation du Christ établit un lien relationnel si intime avec la création qu’il place Dieu relationnellement au sein de ce qu’Il a créé. Au sein de la matière micro-cellulaire de l’univers, l’incarnation profonde de Dieu unit à Lui toute la création dans une sublime communion.
Si nous, religieuses, aspirons à être en communion avec Dieu, pouvons-nous accepter et promouvoir la communion avec l’ensemble de la création ? François reconnait que lorsque nous accueillons de façon aussi large et profonde, nous commençons à ressentir la douleur et la souffrance de toute la création – l’ensemble de la communauté de la Terre – à l’intérieur même de notre être. Nous sommes appelées à élargir notre compréhension de ce qu’est la communion avec Dieu, l’Incarnation du Christ, et nos relations de femmes consacrées, pour embrasser cette vaste communion et accepter de ressentir avec compassion la douleur et la souffrance de la Terre et des pauvres de la Terre, et chercher des réponses appropriées et efficaces. Contempler une théologie d’incarnation profonde peut aider notre réflexion de religieuses et l’appel radical auquel nous sommes invitées à répondre.
L’incarnation profonde
Le concept d’« incarnation profonde » est un terme introduit par Niels Gregersen, qui réfléchit sur la douleur et la souffrance dans la vie des hommes et des créatures en ce monde et la signification que la croix du Christ apporte aux coûts de l’évolution. (Gregersen 2001). Ce concept a ensuite été approfondi par les écothéologiens. Selon Denis Edwards, « Dans une théologie entièrement incarnationnelle, Dieu est compris comme devenant pour toujours un Dieu de matière et de chair… Le Verbe s’est fait chair, et la matière et la
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À cause d’une « communion sublime » – engendrée dans la relation trinitaire
chair sont irrévocablement intégrés à Dieu et ancrés pour toujours dans la vie de la divine Trinité. » (Edwards 2018, 68). Une théologie de l’incarnation profonde ne se limite pas à l’évènement de la naissance de Jésus en ce monde et à la rédemption de l’humanité. Elle englobe l’ensemble du Mystère Pascal – la naissance, la vie, la mort, la résurrection, et l’ascension – du Verbe, Logos – Dieu fait chair par l’action de l’Esprit, et l’expérience que Dieu fait de la vie en tant que membre humain de la communauté de la création.
Selon Elizabeth Johnson, « la chair que le Verbe de Dieu a assumée en tant qu’être humain fait partie du vaste corps du cosmos » (Johnson 2014, 196). Pour Johnson comme pour d’autres, l’incarnation profonde élargit l’enseignement bien connu de l’Église sur l’Incarnation, pour y incorporer toute chair. Elle affirme : « La chair assumée en JésusChrist est reliée à toute l’humanité et à toute la vie biologique, à tout le sol terrestre, à toute la matrice de l’univers matériel jusqu’à ses racines. » (Johnson 2014, 196).
Insistant sur la valeur intrinsèque de tous les éléments de la création, François voit l’ensemble de l’univers, y compris les êtres humains, en marche vers Dieu, tout en expérimentant déjà la plénitude de Dieu grâce au Christ ressuscité, qui « embrasse et illumine tout » (LS 83). Il affirme que « la fin ultime des autres créatures, ce n’est pas nous » (LS 83). Elle ont leur valeur et leur fin spécifiques dans le Christ. Edwards résume cette idée de valeur intrinsèque dans LS, lorsqu’il affirme : « Dieu maintient chaque créature dans l’amour ; Dieu est présent à l’intérieur de chacune d’elles ; et chacune d’elles est appelée à participer avec les êtres humains à la transformation finale de toutes choses opérée par Dieu » (Edwards 2019, 128).
Dans son dernier livre, Edwards réfléchit sur le travail de plusieurs théologiens, qui cherchent à donner une réponse théologique à la crise écologique. Une citation se rapporte à la souffrance que j’ai soulignée dans le contexte australien ; en se référant à Christopher Southgate (Southgate 2014), Edwards écrit : « Non seulement la créature
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Comprendre et respecter la culture d’une autre personne, c’est affirmer son identité et reconnaitre sa dignité. Cultiver le respect et la compréhension mutuels aide à construire la confiance et l’ouverture, à enrichir la communication interculturelle et à créer une communauté véritablement interculturelle
n’est pas seule dans les moments de souffrance, mais aussi la créature, ‘dans un sens ou dans un autre, le sait, et cette conscience change tout’ » (Edwards 2019, 15). Johnson fait écho à cette confiance en disant que la certitude de la présence de Dieu dans la créature souffrante « est l’une des choses les plus importantes que puisse dire la théologie. Apparemment absent, le Donateur de la vie est silencieusement présent avec toutes les créatures dans leur douleur et dans leur mort. Elles restent reliées au Dieu vivant malgré ce qui arrive ; en fait, dans les profondeurs de ce qui arrive. » (Johnson 2014, 206). Pour Johnson une théologie de l’incarnation profonde devrait intégrer une théologie de « résurrection profonde » parce que la promesse de Dieu ne finit pas avec la croix. (Johnson 2014, 207).
Pour ceux d’entre nous qui ont enduré la sécheresse prolongée, l’été noir des incendies, et les effets de la pandémie de la covid-19, il est essentiel de savoir que Dieu accompagne ceux qui souffrent et d’entendre sa promesse de résurrection.
Un appel radical aux religieuses à travers les Vœux
Il me semble que l’incarnation profonde, comprise de cette manière, constitue une invitation aux religieuses à élargir leur capacité d’amour se façon à ce qu’elle reflète celle de Dieu – un amour qui embrasse l’ensemble de la communauté de la Terre. Le contexte de cette invitation est, je crois, contenu dans les conseils évangéliques, les vœux que nous prononçons.
Lumen Gentium (Concile Vatican II, 1964) (ci-après LG) décrit ainsi les conseils évangéliques : « chasteté vouée à Dieu, de pauvreté et d’obéissance, … les conseils constituent un don divin que l’Église a reçu de [Jésus Christ] et que, par sa grâce, elle conserve toujours. » (LG 43). Les conseils évangéliques sont vus comme des vœux interprétés sous l’inspiration de l’Esprit Saint (LG 43-44). Depuis Vatican II, les religieux continuent à interpréter ces trois vœux en considérant leur contexte.
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Au début du millénaire, Sandra Schneiders, IHM, et Barbara Fiand, SNDdeN, ont publié leurs réflexions sur la vie religieuse. B. Fiand remet en question la signification de nos « vœux » telle que nous la comprenions : le nouveau paradigme qu’elle présente rejette la pensée dualiste qui nous enferme dans les limites de ce que nous devons faire et ne pas faire. Pour reprendre ses mots, ce nouveau paradigme « nous invite à approfondir qui nous sommes et comment nous sommes consacrées. Il demande ce que signifie être données, être consacrées. Il insiste sur la vie consacrée comme une manière d’être – une disposition – en laissant au second plan la dimension d’obligation ou d’interdiction » (Fiand 2001, 55). Ces questions restent pertinentes vingt ans plus tard si l’on élargit leur contexte pour inclure l’ensemble de la création. Comment ce nouveau contexte changet-il alors notre compréhension des trois conseils évangéliques ?
L’analyse que fait S. Schneider du vœu de chasteté la conduit à préférer l’expression « célibat consacré », pour de nombreuses raisons. Selon elle, « un vœu d’amour universel et/ou inclusif, ou un vœu de relation semblerait plus enthousiasmant » (Schneiders 2001, 119). Elle explique que le célibat consacré est le vœu définitif, celui qui détermine le choix de vie et l’engagement à une relation avec Dieu selon « un charisme qui n’est pas donné à tous » (Schneiders 2001, 126). Et elle explique que « la caractéristique constitutive de la Vie Religieuse, non pas comme chrétiens mais comme religieux, est l’engagement des religieux à s’unir à Jésus-Christ dans le célibat pour toute la vie (Schneiders 2000, 125). Se centrer sur la relation d’amour avec le Christ dit le « pour quoi » de ce vœu, plutôt que ce à quoi il renonce. Elle affirme : « Le célibat consacré … consiste dans… qui et comment on choisit d’aimer ».(Schneiders 2001, 127). Dans la perspective d’une théologie de l’incarnation profonde, vivre ce vœu élargit notre horizon d’amour pour Jésus-Christ, en Dieu, pour englober l’ensemble de la communauté de la Terre ; cela touche notre manière de choisir de vivre et d’aimer, sous tous ses aspects.
En ce qui concerne le vœu de pauvreté, S. Schneiders voit une certaine difficulté en termes écologiques dans le fait de ne pas avoir de maison fixe en cette vie, pour Dieu et pour l’Église (LG 44). Selon elle, « les personnes qui pensent qu’elles ne font que « passer » dans un lieu ne s’en sentent pas responsables, elles peuvent même le négliger ou du moins se limiter à en profiter » (Schneiders 2001, 266). Tout en observant que les religieux se sont parfois comportés ainsi, les « Règlements des Ordres religieux ont toujours encouragé la sobriété et la simplicité dans l’utilisation des biens matériels, une gestion attentive des ressources, le partage communautaire, et le respect envers la création comme manifestation et don de Dieu » (Schneiders 2001, 267). Elle affirme que les religieuses ont vécu et vivent encore aujourd’hui dans une forte conscience écologique, se faisant pionnières de la sensibilisation de l’Église aux questions écologiques. En passant d’un point de vue anthropocentrique à une pauvreté vécue, on accueille la valeur intrinsèque des créatures non humaines, des écosystèmes et des habitats. En élargissant la portée du but de notre pauvreté à l’ensemble de la communauté de la Terre, à la lumière de la théologie de l’incarnation profonde, nous opérons un léger mais puissant changement.
« Une fidélité créative » est le titre que B. Fiand donne à son chapitre sur le vœu d’obéissance (Fiand 2001). elle reprend l’idée de S. Schneiders selon laquelle l’obéissance religieuse est un « engagement à chercher la volonté de Dieu … et à l’accomplir en se donnant sans réserve … afin d’étendre le Royaume de Dieu en ce monde » (Schneiders 1986, 140). La fidélité créative est écoute, tant individuellement que communautairement, de ce que dit l’Esprit sur les préoccupations et les questions que Dieu veut révéler. En terme d’appel de l’incarnation profonde, c’est écouter les pauvres souffrants de la Terre et répondre dans l’obéissance à l’appel du Christ. Vivre une théologie de l’incarnation profonde nous appelle à une manière de vivre les conseils évangéliques qui unit justice dans nos actions, tendresse dans notre amour, humilité dans notre vie (Michée 6,8) ; ceci reflètera notre conscience du lien et de l’interdépendance de toute vie ainsi que de
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la crise écologique, et l’espérance que nous pouvons apporter quand nous sommes des personnes de résurrection.
La justice dans l’action signifie que nous sommes ouvertes à entendre les cris de la Terre et, dans un esprit d’obéissance, à y apporter une réponse appropriée. Expérimenter Dieu en toutes choses implique une « expérience ressentie » de la souffrance de la Terre, qui est essentielle pour « la tendresse dans l’amour » ou « l’amour miséricordieux ». Aimer avec tendresse est une manière d’exprimer le vœu de chasteté ou de célibat consacré. Ces expériences nous rappellent notre humble existence et nous invitent à examiner nos vies quotidiennes et nos manières de vivre dans un esprit de pauvreté.
Dans son explication du processus d’incarnation profonde, E. Johnson affirme que « l’extraordinaire descente de la forme divine à la forme humaine trace un arc d’humilité divine … la capacité à se vider soi-même, à se limiter, à s’offrir, à être vulnérable, à se donner, en un mot, l’Amour créateur en action. » (Johnson 2014, 202). Ainsi, vivre dans l’humilité, à une époque de conscience écologique, nous engage comme religieuses à suivre l’exemple de Jésus tel qu’il est compris dans la théologie de l’incarnation profonde, pour nous vider de nous-mêmes, nous limiter, nous offrir, être vulnérables et nous donner ; tout ceci en considérant la communauté de la création dans son ensemble, et non seulement notre existence humaine.
Je me demande quelle pourrait être la réponse de la fondatrice des Sœurs de la Miséricorde, Catherine McAuley, en ces temps tourmentés où nous approfondissons notre charisme de miséricorde aujourd’hui. Son exemple de tendresse pour les pauvres de Dublin exprimait vraiment sa pauvreté d’esprit, son humilité, et son obéissance à Dieu à travers l’action concrète. La manière dont nous choisissons de vivre nos vies ordinaires est-elle témoignage d’une vie de justice, d’amour, d’humilité ? En accueillant, en réelle humilité, l’amour que Dieu nous donne, nous pouvons tout faire dans un esprit d’incarnation profonde, dans les moindres aspects de nos vies de religieuses. Cet appel biblique du prophète Michée décrit parfaitement notre ouverture aux pauvres de la Terre, qui incorpore toute la création comme une expression des vœux perpétuels que nous avons prononcés.
Implications pratiques
Cet appel à vivre dans l’esprit de l’incarnation profonde est radical parce qu’il touche à la compréhension essentielle de l’Incarnation et culmine dans une transformation complète et une nouvelle manière d’agir dans nos vies quotidiennes. Il nous pousse à repenser entièrement notre compréhension de l’humanité, intégralement liée à toute la création, et à effectuer les changements qui s’imposent. Cela fait plusieurs années que les religieuses se sont engagées dans ce chemin radical, et ce de nombreuses manières, ouvrant la voie aux demandes de justice pour les Indigènes, les exclus et les millions de personnes affectées par les crises écologiques. Élargir notre approche pour inclure les espèces non humaines – animaux, plantes, écosystèmes, et les systèmes de soutien de vie de la Terre – n’est qu’un pas supplémentaire. Une théologie de l’incarnation profonde nous invite à ressentir la souffrance de la Terre souffrante dans nos entrailles et à trouver des manières d’y répondre. Cette tendresse nous pousse à accompagner consciemment tous ceux qui souffrent, dans la prière et la solidarité, en réponse à ce que nous avons ressenti. Cela pourra nous stimuler à trouver des manières de vivre plus humblement –plus légèrement – sur la Terre afin que tout s’épanouisse.
Comme religieuse dans un pays occidental du « premier monde », je mène une vie très confortable. Comme beaucoup d’autres en Australie, notre congrégation pose des choix pour l’investissement de nos ressources : elle opte pour des investissements durables et
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se désengage des énergies fossiles. Là où c’est possible, nous avons équipé les toits de panneaux solaires, installé des réservoirs pour collecter l’eau, et changé nos ampoules électriques pour une moindre consommation. Lorsqu’il nous faut des automobiles, nous choisissons des moteurs hybrides ou des modèles plus écologiques. Les sœurs choisissent de vivre plus simplement, de recycler, de composter, d’être éthiques dans leurs achats personnels et attentives à utiliser l’énergie avec sagesse. Au niveau politique, beaucoup sont engagées activement dans des campagnes d’action contre le changement climatique, les mines de charbon et de gaz de charbon, et dans la promotion active des énergies renouvelables au niveau local. Depuis de nombreuses années nous avons des sœurs engagées dans l’éco-théologie, l’éco-justice, et l’éco-spiritualité.
Nous réfléchissons aussi avec les Sœurs de la Miséricorde au niveau international : le processus Mercy Global Presence a été mis en place pour écouter les cris des pauvres de la Terre, intégrer les implications de la théologie de l’incarnation profonde, et chercher à répondre à la souffrance – humaine et non humaine – de la Terre. Comme Sisters of Mercy of Australia and Papua New Guinea, nous cherchons à intégrer notre conscience écologique dans tous les aspects de notre vie personnelle et communautaire, nos apostolats et nos pratiques spirituelles en portant notre attention sur la régénération, pas seulement sur la durabilité, promouvant ainsi l’épanouissement de la vie sur cette planète. Cette action, qui est une nouvelle initiative, est prévue pour durer dans le temps. Le ressort de son succès sera notre compréhension de qui nous sommes comme femmes consacrées, vivant dans une époque de crise et de prise de conscience écologique. L’incarnation profonde est l’un des dons de la théologie qui peut nous aider à vivre humblement, aimer la miséricorde et agir selon la justice.
Conclusion
Étant donné le changement climatique mondial, la dégradation écologique, et la pandémie de la covid-19, il n’a jamais été plus urgent de nous arrêter, de réfléchir sur nos relations dans l’ensemble de la communauté de la Terre et d’effectuer les changements nécessaires. Comme religieuses, c’est une occasion de renouveler notre consécration au Christ, en considérant l’incarnation profonde de Dieu qui unit toute Sa création dans une sublime communion. Cet appel radical nous pousse à élargir l’horizon de nos relations, à embrasser la vie humaine et non humaine comme un don, et à répondre généreusement et courageusement aux défis qui se présentent à nous.
1 L’emploi de « Terre » comme nom propre est une manière intentionnelle de s’opposer écologiquement au fait que l’humanité l’utilise comme un objet et la maltraite.
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LE SENS DE L’ÊTRE. CULTIVER L’ESPÉRANCE POUR RÉGÉNÉRER L’HUMANITÉ
Marcella Serafini
Marcella Serafini est Docteur de Recherche en Philosophie de la Religion de l’Université de Pérouse ; en 2017 elle a obtenu un deuxième Doctorat en Philosophie à l’Université Pontificale du Latran. Sa thèse, intitulée « Le rapport entre intellect et volonté dans la philosophie de la liberté de Duns Scot » a obtenu le Prix Henri de Lubac en 2018. Elle enseigne la Philosophie au Lycée A. Piralli de Pérouse et assure des cours d’approfondissement en tant que Chargée de Cours à l’Institut Théologique d’Assise (et d’autres Universités).
Le 8 novembre l’Église célèbre la mémoire liturgique du Bienheureux Jean Duns Scot (1265/66-1308), théologien et philosophe franciscain. L’itinéraire de sa vie, bref mais intense – consacré à l’étude et à l’enseignement dans les principales universités de son temps – est résumé dans l’épitaphe reportée sur sa pierre tombale, dans la Minoritenkirche de Cologne : “Scotia me genuit, Anglia me suscepit, Gallia me docuit, Colonia me tenet”.
Chantre du Primat du Christ, défenseur de la Conception Immaculée de Marie, témoin de fidélité et d’obéissance au Souverain Pontife : voilà les piliers de sa théologie, soutenue par un solide fondement philosophique, à la fois confiante dans la raison et consciente de ses limites et de la nécessité de s’ouvrir à un accomplissement surnaturel.
Nous nous proposons de parcourir certaines intuitions de ce Bienheureux franciscain, pour y puiser des invitations et un élan qui puissent ouvrir notre esprit à un horizon d’espérance. Aujourd’hui plus que jamais nous sommes appelés à réfléchir sur l’espérance, afin de l’alimenter : « espérer » signifie croire que la vie et l’histoire ont un sens – même si nous ne le percevons pas concrètement – attendre un avenir meilleur, assumer ses propres responsabilités et se battre pour que la vie soit vainqueur.
Ayant vécu en une période de grands ferments culturels – la diffusion de l’aristotélisme, une vision du monde différente, et par certains aspects, antithétique, par rapport à la vision chrétienne – Jean Duns Scot sut non seulement affronter cette crise culturelle avec courage et détermination, mais aussi ramener les nouveautés dans l’horizon de sa propre identité chrétienne. Il élabora ainsi une synthèse originale de philosophie, théologie et spiritualité, non pas dans le but de séparer la foi et la raison, mais en distinguant les deux perspectives pour les intégrer : l’intelligence – ouverte à la totalité du réel mais
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historiquement limitée – ne reçoit son accomplissement et sa perfection que si elle est illuminée par la foi.
La théologie élargit les horizons de la métaphysique, permet d’accéder aux profondeurs du réel et d’en pénétrer la signification en termes de liberté, de relation et d’amour. L’univers existe en tant que voulu par Dieu (volitum) : en conséquence, nous sommes appelés à valoriser le bien qui est dans l’autre, avant n’importe quelle revendication individuelle.
C’est le regard exprimé par François d’Assise dans le Cantique des Créatures, que Duns Scot synthétise de façon admirable dans son De primo Principio : « Ta bonté est sans limite, et tu communiques avec une extrême libéralité les rayons de ta bonté ; à toi, infiniment aimable, chacun des êtres, de la manière qui lui est propre, retourne comme à sa fin dernière » (Chap. IV, conclusion 10)
Duns Scot incarne de façon exemplaire l’intuition fondamentale du charisme franciscain, au cœur du message évangélique : à la racine de l’être se trouve l’amour gratuit de Dieu, source de bienveillance et puits de mystère. L’univers est « épiphanie de l’amour créateur » : tout est don et exprime la relation, parce qu’enraciné dans une relation originelle. La personne humaine est unicité irrépétible (ultima solitudo) et relation : l’existence est appel, vocation, don.
Cette ontologie, essentiellement relationnelle, peut offrir des bases solides à une fraternité humaine, universelle et cosmique, comme l’exprime le Pape François dans les encycliques Laudato Si’ et Fratelli tutti. De cette ontologie de la relation dérive une éthique du partage caractérisée par la logique du don ; Duns Scot exprime cette approche dans les termes de ‘condelectatio’ et ‘redamatio’: la vocation de l’homme est de jouir de l’amour de Dieu avec les autres (condelectatio), dans la réciprocité, en rendant à Dieu l’amour reçu (redamatio).
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Marcella SerafiniLe sens de l’être
C’est une perspective qui valorise l’individu unique et irrépétible contre tout totalitarisme et toute dictature de la pensée unique, qui sollicite la responsabilité et la protection de la création, la solidarité sociale et le partage fraternel, en alimentant la confiance dans l’homme et dans ses potentialités de bien. En effet dans la volonté humaine est présente non seulement l’aptitude à poursuivre sa propre utilité et son avantage personnel (affectio commodi) mais également, tout autant constitutive (non altérée par le péché originel), la capacité d’amour gratuit et de don de soi (affectio iustitiae).
Le fondement et la racine de cet “optimisme anthropologique” est l’Incarnation du Verbe, l’humanité du Christ, que Scot, avec amour et dévotion, contemple dans la prière et médite dans l’étude (selon le principe “ora et cogita, cogita et ora”). La centralité du Christ offre la clé de lecture pour comprendre le sens de la vie et de l’histoire : « En louant le Christ je préfère excéder plutôt que de manquer, dans la louange qui est lui est due, si je devais tomber dans l’un des deux excès » (Ordinatio III, d. 13, q. 4, n. 53).
Dans le Commentaire au troisième livre des Sententiae, en introduisant la section dédiée à la christologie, le Maitre franciscain inverse la direction habituelle de la recherche : il ne médite pas sur l’Infini à partir du fini, mais il entreprend le parcours contraire, persuadé que la signification du fini ne peut être perçue qu’à partir de l’Infini ; c’est là où les créatures ont leur origine qu’est gardée la clé de leur être. Pour cette raison il médite l’Incarnation non pas à partir du péché, comme si le « Chef d’œuvre » de Dieu (Summum Opus Dei) était subordonné à la faute de l’homme, mais, au contraire, à la lumière du « primat » du Christ : Dieu a voulu depuis toujours l’Incarnation du Verbe, et, en lui, l’homme et le monde. Puisque Dieu est “essentiellement amour”, tout est expression et reflet de Son Amour et trouve sa justification dans l’amour : la première raison de l’Incarnation est le désir, de la part de Dieu, de partager avec une créature sa « gloire », amour et joie infinis. Le Christ est Celui qui reçoit et restitue de façon éminente l’amour du Père, il est le parfait adorateur, qui harmonise prodigieusement le fini et l’infini. Le monde, créé en vue du Christ, assume une sacralité intrinsèque et glorifie Dieu : « La raison ultime, c’est-à-dire la première dans l’ordre des mouvements, est donc l’amour ; Dieu crée parce qu’il (…) veut avoir des personnes qui aiment avec lui (condiligentes), ce qui signifie qu’il veut que d’autres aient son amour en eux-mêmes ; ceci signifie les prédestiner » (Ordinatio III, d. 32, n. 6).
La nature humaine a été pensée, dans l’éternel esprit de Dieu, comme la plus noble pour réaliser le but suprême de la création. Le Fils de Dieu l’a assumée intégralement, sans modifications ni améliorations ; en faisant ainsi, Dieu a montré qu’il aimait et approuvait pleinement son œuvre. Dès lors qu’elle a été assumée par le Fils de Dieu, la nature humaine sera glorifiée en chaque individu.
À la lumière de ce dessein lumineux, même l’obscurité s’éclaire d’espérance, comme le fait remarquer Benoit XVI dans Spe Salvi : « L’homme a pour Dieu une valeur si grande que Lui-même s’est fait homme pour pouvoir com-patir avec l’homme de manière très réelle, dans la chair et le sang, comme cela nous est montré dans le récit de la Passion de Jésus. De là, dans toute souffrance humaine est entré quelqu’un qui partage la souffrance et la patience; de là se répand dans toute souffrance la con-solatio; la consolation de l’amour qui vient de Dieu et ainsi surgit l’étoile de l’espérance» (n. 39).
L’espérance “radicale” qui vient de la Résurrection du Christ illumine et alimente la vie et les espérances quotidiennes: seul le regard bienveillant de Dieu peut guérir le cœur blessé et le regard brouillé sur le monde et sur l’histoire ; dès lors que ce Regard bienveillant n’abandonne pas les créatures, la vie jouira du triomphe pascal.
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LE MINISTÈRE DE LA PAROLE DE LA FEMME ET LA SYNODALITÉ DANS L’ŒUVRE LUCANIENNE
María Concepción Tzintzún Cruz, FMVD
MaríaConcepciónTzintzúnCruz,mexicaine,estSœurdelaFraternité Missionnaire Verbum Dei. Son travail missionnaire l’a conduite au Mexique, au Brésil, en Italie et en Espagne. Elle a obtenu une Licence et un Doctorat en Théologique Biblique à l’Université Pontificale Grégorienne de Rome.
Le contenu de cet article correspond aux conclusions du livre : Las mujeres en el Evangelio según Lucas. Testigos y ministras de la Palabra, qui sera publié prochainement par le même auteur.
Le témoignage et le ministère de la Parole, exercé par des hommes et des femmes, est une réalité évidente dans l’œuvre lucanienne, qui illumine aujourd’hui notre expérience de foi en Jésus-Christ.
Il y a environ 29 ans, j’ai expérimenté personnellement avec davantage de force la richesse du ministère de la Parole, pratiqué par des femmes et des hommes, quand j’ai rencontré les missionnaires de la Fraternité Missionnaire Verbum Dei et qu’elles m’ont invitée à une retraite en silence, prêchée par un missionnaire prêtre et deux missionnaires consacrées, qui m’introduisirent dans une profonde expérience de rencontre avec Dieu à travers la méditation de sa Parole. Dans ce dialogue amoureux avec sa Parole, Dieu m’a appelée pour que je fasse à mon tour ce que je voyais faire par ces personnes : consacrer ma vie à annoncer la Parole de Dieu dans toute sa richesse, pour que de nombreuses personnes puissent vivre la plénitude de joie que l’on expérimente dans le dialogue vivant avec Lui à travers la Sainte Écriture. Combien de prédications ai-je écouté ! Combien plus en ai-je prêché ! Je suis entrée dans une aventure qui m’a mise en contact avec des personnes de nombreuses langues, races, peuples et nations qui expérimentent la force de la Parole de Dieu – une force qui transforme radicalement leurs vies et les place en syntonie avec la joie de l’Évangile. Plus je m’introduisais dans ce milieu ecclésial évangélisateur, plus grandissait en moi la préoccupation d’approfondir les fondements bibliques du ministère de la Parole, spécialement en ce qui concernait le ministère de la Parole réalisé par des femmes, qui est moins étudié.
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Les éléments en évidence dans l’œuvre lucanienne manifestent la participation synodale aussi bien d’hommes que de femmes, avec égalité de dignité, dans le témoignage et le ministère de la Parole.2
Ce que vécurent les premières communautés chrétiennes, comment le vivons-nous actuellement ?
L’Église reconnait peu à peu la gravité que comporte le fait d’avoir négligé les femmes dans de nombreux domaines qui requièrent leur présence et leur action3. De nombreuses femmes, qui ont expérimenté l’efficacité salvatrice de la Parole de Dieu dans leurs vies et qui ont trouvé les moyens leur permettant de développer leurs capacités intellectuelles, spirituelles et volitives, vivent au service de la Parole de Dieu : elles l’annoncent, l’enseignent, forment des agents de pastorale, catéchisent, organisent des communautés évangélisatrices etc., permettant ainsi à leur féminité d’apporter d’innombrables nuances positives à l’exercice du ministère de la Parole dans l’Église.
« L’Église reconnaît l’apport indispensable de la femme à la société, par sa sensibilité, son intuition et certaines capacités propres qui appartiennent habituellement plus aux femmes qu’aux hommes. Par exemple, l’attention féminine particulière envers les autres, qui s’exprime de façon spéciale, bien que non exclusive, dans la maternité. Je vois avec joie combien de nombreuses femmes partagent des responsabilités pastorales avec les prêtres, apportent leur contribution à l’accompagnement des personnes, des familles ou des groupes et offrent de nouveaux apports à la réflexion théologique. Mais il faut encore élargir les espaces pour une présence féminine plus incisive dans l’Église. Parce que « le génie féminin est nécessaire dans toutes les expressions de la vie sociale ; par conséquent, la présence des femmes dans le secteur du travail aussi doit être garantie » et dans les divers lieux où sont prises des décisions importantes, aussi bien dans l’Église que dans les structures sociales »4 .
Par ailleurs, l’exégèse réalisée aujourd’hui par une communauté de biblistes à laquelle de plus en plus de femmes participent activement met en évidence le rôle de la féminité dans la Révélation, qui bien qu’intégré dans les Écritures canoniques a été malheureusement ignoré pendant des siècles. Ceci a causé bien des ravages dans l’interprétation théorique et pratique de la Sainte Écriture, portant préjudice non seulement aux membres féminins de l’Église, à qui on ne permettait pas de développer toutes leurs capacités pour vivre leurs foi avec maturité, mais qui de plus a privé la communauté ecclésiale universelle de tout ce qu’elles peuvent apporter. Les éléments manifestes dans l’œuvre de Luc, qui présentent les femmes comme témoins et ministres de la Parole, révèlent des aspects fondamentaux qu’il faut prendre en compte pour une fidèle réalisation de la mission de l’Église dans le monde actuel.
1. Les femmes témoins et ministres de la Parole dans l’Évangile selon saint Luc
Nous reconnaissons que les femmes dans l’Évangile de Luc sont présentées comme des témoins et ministres de la Parole, ce qui établit certains éléments fondamentaux de l’annonce de la Parole réalisée par la communauté de la Voie (hodós) décrite dans les Actes des Apôtres et dont la mission est de proclamer la Parole jusqu’aux extrémités de la terre.
Toutes les femmes mentionnées dans l’Évangile selon saint Luc sont témoins du Salut réalisé par Jésus : elles écoutent sa Parole, elles la gardent et la mettent en pratique ; elles le voient, lui parlent, le touchent ; il les guérit, elles reçoivent son pardon, elles l’aiment, elles le servent ; il les libère, il les reconnait dans leur dignité ; elles le suivent, elles sont témoins de ses miracles dont le plus grand est celui de sa résurrection5. Certaines d’entre elles en arrivent à être ministres6 de la Parole en partageant l’itinérance de Jésus pendant son ministère en Galilée et à Jérusalem, et par leur présence lors de sa passion, sa mort,
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sa sépulture et sa résurrection ; elles sont transformées en proclamatrices constantes de l’annonce de la résurrection qui sera diffusée jusqu’aux extrémités de la terre, ainsi que le montre Luc dans les Actes des Apôtres.
Marie, la mère de Jésus, est le témoin fidèle de la séquence des évènements de la vie de Jésus à partir du moment où elle accueille la rhêma, qui est la Parole-évènement de Dieu pour laquelle rien n’est impossible. Toute la vie de Marie se déroulera en fonction de cette rhêma : servante du Seigneur, elle vit comme ministre de la Parole lorsqu’elle conçoit (cf. Lc 1, 26-38) et donne le jour à Jésus (cf. Lc 2, 1-7), par sa contemplation et sa méditation de tous les évènements de la vie de son fils (cf. Lc 2,8-21; 41-52), par son écoute de sa Parole, qu’elle met en pratique (cf. Lc 8,19-21) et qu’elle garde (cf. Lc 11,2728). Elle reconnait ainsi la continuité des promesses faites depuis les temps anciens à son Peuple Israël (cf. Lc 1,46-55), qui se vérifient dans la vie de Jésus, le Fils de Dieu descendant de David, et qui se prolongent dans la première communauté chrétienne où elle est présente (cf. Ac 1,12-14) comme témoin, mère et ministre de la Parole-évènement de Dieu qu’elle continue à écouter dans la prière et à mettre en pratique.
Marie la mère de Jésus, avec Élisabeth et Anne, sont les témoins de la réalisation de la promesse de Dieu en Jésus. Luc les présente comme annonciatrices de l’espérance de rédemption qu’elles voient se réaliser en l’enfant engendré dans le sein de Marie. Élisabeth réunit des caractéristiques propres aux prophètes de l’Ancien Testament (cf. Lc 1,39-45) et Anne est appelée « prophétesse » (cf. Lc 1, 36-38). Ces deux femmes attestent le ministère de la prophétie au début de l’œuvre lucanienne : elles font partie, avec Zacharie et Siméon, de la communauté de prophètes présentée par Luc dans les récits de l’enfance comme pont entre la prophétie de l’Ancien et du Nouveau Testament. Nous avons-là le début de l’accomplissement de la prophétie de Joël sur les fils et les filles de Dieu appelés à prophétiser, que Pierre proclamera en Ac 2, 16-21 le jour de la Pentecôte, et, qui était probablement déjà une réalité historique dans la communauté lucanienne (cf. Ac 21, 9).
Plusieurs femmes sont mentionnées par Luc comme témoins de l’action Salvatrice de Jésus dans leurs vies pendant son ministère en Galilée : la belle-mère de Simon qu’il guérit de sa fièvre (cf. Lc 4,38-39), la veuve de Naïm retrouvant son fils ressuscité (cf. Lc 7,11-17), la pécheresse pardonnée (cf. Lc 7, 36-50), l’hémorroïsse que Jésus guérit et la fille de Jaïre qu’il ressuscite (cf. Lc 8,40-56).
Marie Madeleine, Jeanne femme de Kouza, Suzanne et beaucoup d’autres sont témoins et ministres de la Parole de Jésus lorsqu’il prêche pour annoncer le Royaume de Dieu en Galilée, au service duquel elles mettent tous leurs biens (cf. Lc 8, 1-3). Elles forment la composante féminine de la communauté itinérante de Jésus dont elles font partie avec les Douze. Luc les mentionne dans une liste officielle ouverte qui comprend trois noms propres, insérée dans un résumé présentant le ministère de Jésus en Galilée. Ce résumé constitue la première extrémité de l’inclusion qui se terminera avec l’apogée du ministère de Jésus à Jérusalem dans le récit de l’évènement de la résurrection, où l’on trouvera une autre liste semblable, mais avec des différences qui dénotent des significations spécifiques (cf. Lc 24, 1-10). En partant de la tradition synoptique des récits de la Passion (qui rapporte des listes similaires, qui mentionne la présence de ces femmes à la suite de Jésus depuis la Galilée et qui les place comme sujet du verbe diakonéō cf. Mc 15,40-47 ; Mt 27,55-61), Luc compose son propre récit en élargissant la présence de ces femmes par leur mention dès le ministère en Galilée.
Marthe et sa sœur Marie sont des témoins qui ont connu Jésus (cf. Lc 10,38-42). Elles représentent les frères et les sœurs qui écoutent la Parole de Dieu et la mettent en pratique (cf. Ac 16,11-15). Luc montre, dans une scène de fraternité, la diakonía ou le ministère, sous forme de prolexis transmettant la signification fondamentale de la ministérialité7 comme identité propre de la communauté des disciples du Seigneur Jésus, dont il est le
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modèle principal (cf. Lc 22,24-27). Cette diakonía est développée dans la seconde partie de l’œuvre lucanienne, avec huit références (cf. Ac 1,17.25 ; 6,1.4; 11,29 ; 12,25 ; 20,24 ; 21,19). À travers les attitudes des sœurs Marthe et Marie, Luc montre, à manière de showing, comment peut être vécu le ministère, et il rapporte les indications du Seigneur selon lesquelles la ministérialité est essence radicale de l’identité chrétienne. La filiation et la fraternité sont l’environnement propice pour vivre cette ministérialité. Lc 10,38-42 et Ac 6,1-6 sont deux passages parallèles, placés dans l’une et l’autre partie de l’œuvre, qui disent l’importance de l’écoute de la Parole comme unique nécessité véritable que l’on ne peut abandonner, même si l’on se consacre par ailleurs à ce qui est nécessaire pour permettre la manifestation du Royaume de Dieu.
La « Fille d’Abraham » est témoin de la libération réalisée par la Parole et l’action de Jésus qui restaure sa dignité, l’introduisant dans la louange de Dieu à laquelle s’unit la multitude de ceux qui choisissent de reconnaitre l’action de Dieu et de s’en réjouir (cf. Lc 13,10-17). Avec la guérison de la femme courbée un jour de Sabbat dans une synagogue,
Luc rapporte la Parole de salut de Jésus qui enseigne à discerner de manière responsable comment interpréter la volonté de Dieu sur ce qu’il est permis de faire le jour du Sabbat : il montre que c’est un jour propice pour libérer des chaines de Satan et restaurer la dignité des membres du peuple de Dieu. Jésus continue son ministère en prêchant l’annonce de la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu, en combattant tout ce qui empêche son instauration, et en y intégrant les filles et les fils d’Abraham (cf. Lc 19,1-10) qui en avaient été exclus. La Parole et l’action de Jésus canalisent, pour cette femme, la plénitude de l’action créatrice de Dieu qui se manifeste dans le repos sabbatique du septième jour et la libération de l’esclavage de l’Exode d’Israël.
La pauvre veuve est indiquée par Jésus comme modèle et témoin, pour ses disciples, de donation au plus haut degré, radicale et totale, comme conséquence de la confiance absolue en Yahveh, à la manière des Anawim de l’ancien Testament (cf. Lc 21, 1-4). Dans ce passage, Luc montre la connotation qu’ont les pauvres dans son œuvre : ce sont ceux qui donnent tout ce qu’ils possèdent et le mettent en commun. Il présente le point de vue
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L’action créatrice et libératrice de la Parole de Dieu montre son efficacité à travers les paroles et les œuvres de Jésus qui continue à rétablir intégralement des hommes et des femmes pauvres, marginalisés et opprimés, injustement privés de leur dignité originelle.
de Jésus prophète sur le thème de la pauvreté, puisque c’est lui qui désigne cette veuve comme « pauvre », l’indiquant comme prototype des bienheureux auxquels appartient le Royaume de Dieu (cf. Lc 6, 20) dont il est l’humble roi.
Après Lc 21,3, le terme ptōchós ne sera plus utilisé dans l’œuvre de Luc et c’est la seule fois où l’auteur l’écrit au féminin et précédé de l’article : hē ptōché. Autrement dit, après avoir présenté tout au long de l’Évangile la signification de la pauvreté que Jésus transmet à ses disciples, il conclut mettant en évidence « la pauvre ». Dans les Actes des Apôtres il montre comment la pauvreté est vécue par la première communauté chrétienne, formée par les disciples pauvres qui mettent en commun tout ce qu’ils possèdent afin que personne ne soit dans le besoin.
C’est l’idéal de pauvreté de la communauté chrétienne qui vit dans la foi la communion de cœur et d’âme et la concrétise visiblement dans la communion des biens matériels, mettant en œuvre la recommandation de Dt 15, 4 : « De toute manière, il n’y aura pas de
malheureux chez toi. Le Seigneur, en effet, te comblera de bénédictions dans le pays que le Seigneur ton Dieu te donne en héritage pour que tu en prennes possession ».
Les « Filles de Jérusalem », c’est-à-dire les femmes habitant dans cette ville personnifiée et comparée à une mère, sont témoins, sur le chemin du Calvaire, de l’Alliance que Jésus renouvelle en versant son sang (cf. Lc 23, 26-32) et qui sera consommée dans le Royaume de Dieu (cf. Lc 22,14-18). Elles écoutent les Paroles qu’il leur adresse : il leur donne l’interprétation prophétique des évènements que le Père assume dans son projet de Salut et il les exhorte à rediriger leurs pleurs dans la bonne direction – non pas sur lui qui est un « arbre vert » qui après sa mort ressuscitera, mais sur elles et leurs descendants qui ont encore beaucoup de vicissitudes à affronter. Avec l’image de la gestation et de l’éducation des enfants, propre à la fécondité féminine, qui est présente dans ce passage comme ailleurs dans l’Évangile (cf. Lc 11,27-28 ; 21,23 ; 23,29), Luc rapporte l’invitation que Jésus adresse à ceux qui le suivent : il s’agit d’accueillir et de garder la Parole avec tout notre être comme lui-même le fait en ce moment-là. Par sa vie totalement livrée,
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Jésus proclame que le bonheur des entrailles qui engendrent et des seins qui allaitent est dépassé lorsqu’on écoute la Parole de Dieu et qu’on la garde (cf. Lc 11,27-28), et que cette béatitude est celle qui prévaut pour lui pendant sa passion comme pour ses disciples dans la persécution (cf. Lc 13,31-35 ; 19,41-44 ; 21,5-36 ; Ac 4,23-31 ; 8,1-13 ; 11,19-26 ; 13,44-52 ; 16,19-40 ; 17,10-15 ; 21,1-28,31).
Marie Madeleine et Jeanne sont présentées avec insistance comme témoins et ministres de la Parole. Elles sont mentionnées pour la deuxième fois dans une liste officielle qui rapporte leurs noms aux côtés de celui de Marie mère de Jacques et qui s’ouvre à d’autres, également témoins et ministres de la Parole avec elles : elles ont en effet écouté Jésus quand il prêchait en Galilée (cf. Lc 24,6), elles l’ont suivi depuis lors (cf. Lc 23,55), elles l’ont vu mourir à Jérusalem (cf. Lc 23,49), elles ont participé à sa sépulture (cf. Lc 23,55-56), elles ont reçu et transmis le message de la résurrection, l’annonçant sans relâche (cf. Lc 24,1-12). Luc les montre prenant l’initiative (primereando8) de la foi en la résurrection au début du processus communautaire (cf. Lc 24,1-53), en proclamant la résurrection aux Onze et aux autres membres de la communauté. Elles marquent le passage, réalisé par la communauté lucanienne, de la foi dans le tombeau vide à la foi en la résurrection. Le message de la résurrection les transforme en ministres de la Parole qui ne cessent d’annoncer ce dont elles ont été les témoins.
2. Un nouveau modèle de ministérialité ecclésiale
Nous avons constaté que l’œuvre de Luc abonde en évidences textuelles montrant la participation des femmes, de différentes manières, dans la première communauté chrétienne. Nous avons aussi vérifié l’influence de leur féminité dans la compréhension de la manière dont Dieu continue à intervenir dans l’histoire du Salut. À partir de tout cela, nous pouvons dégager certains fondements importants de la Théologie de l’Annonce présente dans l’Évangile.
La manière de montrer comment la Parole s’est incarnée fait voir l’importance de la capacité féminine de concevoir et de donner le jour : c’est le modèle du dynamisme que les disciples de Jésus doivent imiter en l’écoutant et en la mettant en pratique ; ils se transforment ainsi en terre féconde qui donne du fruit en abondance lorsqu’ils annoncent cette Parole.
La caractère prophétique des membres du Peuple de Dieu est mis en relief à partir du récit de l’enfance, manifestant clairement les actions prophétiques d’hommes et de femmes qui donnent continuité à celles des prophètes et prophétesses qui les ont précédés.
La ministérialité propre à la communauté de la Voie, exercée par des paroles et des œuvres à la manière du Seigneur Jésus9, est illustrée dans les attitudes de deux sœurs : leur exemple montre comment intégrer le ministère de la Parole et le service aux tables, qui sont deux aspects importants de la ministérialité chrétienne, toujours régie par la priorité de la prière et du ministère de la Parole dont les Douze Apôtres sont les garants.
L’action créatrice et libératrice de la Parole de Dieu montre son efficacité à travers les paroles et les œuvres de Jésus qui continue à rétablir intégralement des hommes et des femmes pauvres, marginalisés et opprimés, injustement privés de leur dignité originelle.
La parole prophétique de Jésus ne cesse d’interpréter les évènements de l’histoire, même les souffrances les plus cruelles d’hommes et de femmes qui s’apparentent à celles de sa passion, en les reconnaissant assumées dans le projet du Père qui prévaut au-delà des vicissitudes historiques. La capacité, proprement féminine, de concevoir et d’élever des enfants est sublimement reconnue comme nécessaire pour les disciples de Jésus impliqués de tout leur être dans l’écoute et la garde de la Parole de Dieu qu’ils proclament jusqu’aux extrémités de la terre.
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L’efficacité salvatrice de la Parole prêchée par Jésus touche aussi des hommes et des femmes qu’il restaure dans leur dignité humaine, faisant d’eux des témoins ; beaucoup d’entre eux deviennent ministres annonciateurs et annonciatrices de cette Parole.
Selon toute évidence, dans la première communauté chrétienne des hommes et des femmes participaient au ministère de la Parole. Comment est encouragée actuellement l’expérience de cette réalité présente dans l’Évangile ? Notre société d’aujourd’hui reconnait peu à peu l’importance de la participation aussi bien d’hommes que de femmes dans tous les domaines du développement humain.
Si nous observons la société en général, en remontant aux années 60 du siècle dernier, quand les femmes ont commencé à sensibiliser davantage l’opinion sur l’importance de respecter leur dignité, nous voyons qu’elles se sont rendu compte que la subordination sociale n’était pas inévitable, mais qu’elle était le produit de processus sociaux que l’on pouvait non seulement analyser et comprendre, mais aussi contester et changer10
Un demi-siècle plus tard, après qu’ont été entrepris des projets très concrets pour favoriser la participation active de la femme dans la société, des résultats sont visibles : il y a des femmes impliquées dans d’importants postes de travail et dans des problématiques scientifiques actuelles, des femmes journalistes, directrices d’hôpitaux, d’entreprises régionales, nationales et transnationales, gouvernantes de régions et présidentes de nations entières, etc.
Dans l’Église aussi, bien qu’avec un retard évident, on cherche plus sérieusement aujourd’hui à continuer le chemin amorcé par Jésus de Nazareth, qui passa dans ce monde en faisant le bien, par ses paroles et ses actes, aux hommes et aux femmes à égalité. Nous avons maintenant de nombreuses femmes agents de pastorale prophétique, théologiennes et professeurs de Théologie, présidentes de Familles Ecclésiales Internationales11, consulteurs de Congrégations12, Dicastères et Conseils Pontificaux, secrétaires et membres de commissions pontificales, secrétaires de Dicastères13 et de Conseils14, membres du Dicastère pour les Évêques15, etc.
Si pendant plus de vingt siècles de christianisme la société mondiale dans son ensemble s’est confortablement habituée à une manière de fonctionner qui omettait l’apport féminin, il est compréhensible que les résultats commencent à peine à être visibles, après un demi-siècle de sensibilisation à l’importance du total développement des femmes et à la nécessité de leur collaboration.
Elizabeth Schüssler Fiorenza, dans l’introduction de son livre sur l’exégèse féministe au XXème siècle, publié en 2014, présente la situation comme un changement de paradigme et une transformation rénovatrice16. Nous pensons qu’il s’agit, effectivement, de projeter et de réaliser un nouveau modèle basé sur les principes de communion et de coresponsabilité, caractéristiques de l’Évangile, où les hommes et les femmes soient présents à égalité. Et l’exégèse a assurément un grand rôle à jouer dans cette rénovation, par son influence dans la configuration de l’Église et de la culture.
La figure de Marie de Nazareth, la mère de Jésus, a été abondamment présentée comme le prototype de la femme de foi, serviable et silencieuse. Ce sont certes des vertus qui la caractérisent. Cependant, l’Évangile selon saint Luc lui reconnait d’autres vertus, comme celle de la prophétie qu’elle a exercée avec Élisabeth et Anne. Il les montre activement impliquées dans la transformation de la société de leur époque, prenant des initiatives alors révolutionnaires, comme le fait de proclamer, par leur vie et leurs paroles, la transformation de l’ordre social établi réalisée par la force de la miséricorde de Dieu incarnée en Jésus de Nazareth.
Si, dans les dévotions mariales de piété populaire et les prédications, le rôle actif et efficace de Marie, la mère de Jésus, était davantage mis en valeur, ainsi qu’il l’est dans l’Évangile,
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cela susciterait certainement chez les fidèles une pratique de la foi plus incisive dans la société et un déploiement de capacités beaucoup plus profitables à la transformation des structures sociales.
La participation des membres du peuple de Dieu au caractère prophétique du Christ est encore méconnue de manière existentielle par la majorité des chrétiens. Bien qu’elle ait été inscrite dans les documents conciliaires, elle est ignorée de beaucoup dans la pratique, ce qui fait que la présence des chrétiens dans d’importantes sphères de la société est peu significative. En effet, puisqu’ils n’exercent pas ce caractère prophétique, leur participation à l’évangélisation des structures de la société se réduit au minimum ; ils tendent à ne pratiquer leur foi que dans le domaine du culte.
L’œuvre de Luc manifeste ouvertement la participation de femmes et d’hommes dans le ministère de la prophétie et ceci devrait éclairer la pratique chrétienne dans les domaines actuels de notre société.
Avec de la créativité, comme il est possible d’influencer évangéliquement les programmes éducatifs actuellement en cours d’élaboration ! De même pour les projets politiques qui peuvent favoriser de manière authentique la dignité de la personne humaine reconnue par l’Évangile, dans son aspect tant physique que spirituel et transcendant. L’économie aussi a besoin d’être orientée par les paramètres de l’Évangile proclamés par les disciples du Seigneur Jésus avec des propositions intelligentes intégrant les principes de solidarité à la recherche du bien commun pour tous.
Il est certain que la reconnaissance de la mission prophétique de chaque disciple de Jésus peut se répercuter concrètement dans beaucoup d’avancées qui humanisent davantage notre monde d’aujourd’hui.
L’imaginaire religieux a beaucoup insisté sur les caractéristiques négatives de plusieurs des femmes qui apparaissent dans l’Évangile, parce que les commentaires écrits et la prédication orale les mentionnent habituellement en mettant en relief leurs faiblesses
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plus que leurs potentialités : Anne est décrite comme une veuve âgée plus que comme une prophétesse ; Élisabeth comme une femme âgée et stérile plus que comme la mère du précurseur du Christ, Marie Madeleine comme possédée par sept démons (voire comme une prostituée !) plus que comme une femme pleinement sauvée par Jésus ; la fille d’Abraham comme une femme courbée plus que comme libérée par Jésus le jour du Sabbat ; la veuve du temple comme pauvre plus que comme femme généreuse modèle de confiance en Dieu ; les filles de Jérusalem comme « pleureuses » plus que comme témoins de la Nouvelle Alliance de Dieu avec son peuple ; les femmes témoins de la passion, de la mort et de la résurrection de Jésus comme des « sottes » plus que comme des ministres de la Parole. En somme, nous pensons que tout ceci reflète les projections négatives de la société et de l’Église sur les capacités des femmes pendant des siècles, qui se manifestent notamment dans le langage utilisé pour parler d’elles dans les lieux de transmission de la foi.
deviennent ministres annonciateurs et annonciatrices de cette Parole.
Nous espérons que peu à peu se produira une évolution dans l’interprétation et dans le langage.
Prenons par exemple les interprétations qui ont été faites du verbe diakonéō : à chaque fois que ce verbe se réfère à des femmes dans l’Évangile on lui attribue des connotations liés au service domestique, ce qui a engendré une mentalité de soumission chez de nombreuses femmes de bonne volonté désirant consacrer leurs vies au Seigneur, qui se sont vues assigner ce rôle comme unique alternative de sainteté.
De plus, dans la majorité des interprétations données pour Lc 8, 1-3, on part du principe que les destinataires du service réalisé par les femmes sont Jésus et les Douze, justifiant ainsi l’assignation institutionnelle de rôles subordonnés des femmes au service des hommes. Cependant, si l’on observe ce passage plus attentivement, on voit que les femmes exercent leur ministère en fonction de Jésus : il est le destinataire de leur action. Elles se mettent au service de Jésus qui prêche et annonce le Royaume de Dieu et elles
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L’efficacité salvatrice de la Parole prêchée par Jésus touche aussi des hommes et des femmes qu’il restaure dans leur dignité humaine, faisant d’eux des témoins ; beaucoup d’entre eux
le font avec les Douze, étant membres du même groupe itinérant, hommes et femmes ministres de la Parole, qui suivent Jésus à égalité de dignité.
Attention, nous parlons d’égalité de dignité comme ministres de la Parole, ni plus ni moins, parce que c’est ce que nous voyons dans la première communauté que Luc nous décrit dans l’Évangile, c’est cela le plus surprenant ! L’Évangile reflète la parité de dignité des disciples de Jésus, hommes et femmes : il n’y a pas de place pour la revendication ni d’un sexe ni de l’autre. Lc 24, 1-12 est un passage qui a souvent été considéré défavorable aux femmes parce qu’on a interprété que les Onze considéraient « délirantes » les paroles des annonciatrices de la Résurrection. Cependant, si nous creusons la signification de ce passage, nous voyons qu’il est placé en première partie d’un triptyque que présente le chapitre 24 de l’Évangile et qui montre le dynamisme de la communauté des disciples de Jésus. Ceux-ci assimilent progressivement le fait de la résurrection ; quelques femmes sont les premières à y croire et à l’annoncer, et transmettent le message aux hommes qui auront besoin de le comprendre peu à peu jusqu’à reconnaitre, tous ensemble, Jésus Ressuscité au milieu de la communauté composée des hommes et des femmes qui arrivent à croire en Lui. Il ne s’agit pas de machisme ni de féminisme, mais d’une communauté chrétienne dans laquelle nous sommes tous un dans le Christ pour que la Parole de Dieu parvienne jusqu’aux extrémités de la terre : nous y exerçons des ministères variés, nous assumons différents rôles, sans que le critère obligatoire de ces distinctions doive être le sexe masculin ou féminin. Il s’agit donc d’une ministérialité synodale.
Je crois que nous vivons des temps propices pour continuer à avancer dans des élaborations théologiques plus fidèles à l’Évangile, qui puissent montrer l’efficacité de la participation des femmes et des hommes dans l’évolution de la communauté chrétienne.
La participation des femmes au ministère de la Parole telle qu’elle est présentée dans l’Évangile selon saint Luc éclaire le chemin de l’Église d’aujourd’hui. De fait, dans la pratique, une grande quantité de femmes exercent déjà le ministère de la Parole, et collaborent ainsi aux nouvelles nécessités pastorales apparues au cours de l’histoire. Nous pensons qu’il serait de grand bénéfice pour l’Église et pour la société actuelle que l’on permette aux femmes, dûment préparées, une plus grande participation au ministère de la Parole au niveau public et officiel de l’Église, car leur manière de voir la réalité et d’interpréter la Parole de Dieu enrichirait le point de vue masculin si répandu dans les espaces publics de plus grande incidence dans l’Église.
1 Le contenu de cet article correspond aux conclusions du livre : Las mujeres en el Evangelio según Lucas. Testigos y ministras de la Palabra, qui sera publié prochainement par le même auteur.
2 « Dans la grande tradition charismatique du Nouveau Testament, il est donc possible de reconnaître la présence active de baptisés qui ont exercé le ministère de la transmission sous une forme plus organique, permanente et liée aux différentes circonstances de la vie, de l’enseignement des Apôtres et des Évangélistes (cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. Dei Verbum, n. 8). L’Église a voulu reconnaître ce service comme une expression concrète du charisme personnel qui a beaucoup favorisé l’exercice de sa mission évangélisa-
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trice. Le regard sur la vie des premières communautés chrétiennes qui se sont engagées dans la diffusion et le développement de l’Évangile, engage aujourd’hui encore l’Église à comprendre quelles peuvent être les nouvelles expressions par lesquelles continuer à rester fidèle à la Parole du Seigneur pour faire parvenir son Évangile à toute créature ». Lettre Apostolique sous la forme de « Motu proprio » Antiquum Ministerium établissant le ministère de catéchiste, Cité du Vatican 2021, 2.
3 Cf. Lettre Apostolique sous forme de «Motu Proprio» Spiritus Domini sur la modification du can. 230 § 1 du Code de Droit Canonique en ce qui concerne l’accès des personnes de sexe féminin au ministère institué du Lectorat et de l’Acolytat, Cité du Vatican 2021.
4 Pape François, Exhortation apostolique Evangelii Gaudium sur l’annonce de l’Évangile dans le monde d’aujourd’hui, Cité du Vatican 2013, 103.
5 S. Pellegrini («Donne senza nome nei Vangeli Canonici» en M. NAVARRO PUERTO – M. PERRONI, ed., I Vangeli. Narrazioni e storia, Trapani 2012, 414. 424) analyse les figures de femmes sans nom dans les Évangiles Canoniques et signale que leur caractère positif par rapport à Jésus est le dénominateur commun de leur fonction narrative. En accord avec ce que nous avons étudié sur les femmes dans l’Évangile selon saint Luc, nous reconnaissons que ceci peut aussi être considéré comme un dénominateur commun des personnages féminins, qu’ils soient appelés par leur nom ou anonymes.
6 Ministres avec la signification biblique présente dans l’œuvre lucanienne, qui signifie être des intermédiaires, effectuer une commission, être envoyées au nom d’un autre pour réaliser une mission, servir. Nous n’utilisons pas ce mot avec la connotation technique qu’elle a acquis dans la tradition de l’Église postérieure aux Écrits du Nouveau Testament.
7 « Dès ses débuts, la communauté chrétienne a fait l’expérience d’une forme répandue de ministérialité qui s’est concrétisée dans le service des hommes et des femmes qui, obéissants à l’action de l’Esprit saint, ont consacré leur vie à l’édification de l’Église. Les charismes que l’Esprit n’a jamais cessé de répandre sur les baptisés, ont parfois trouvé une forme visible et tangible de service direct de la communauté chrétienne dans ses nombreuses expressions, au point d’être reconnu comme une diaconie indispensable pour la communauté ». Lettre Apostolique sous la forme de « Motu proprio » Antiquum Ministerium établissant le ministère de catéchiste, Cité du Vatican 2021, 2.
8 Nous utilisons le néologisme inventé par le Pape François lorsqu’il se réfère à la mission des chrétiens au numéro 24 de l’Exhortation Apostolique Evangelii Gaudium.
9 Cf. M. Grilli, Una sfida per la Chiesa, Milano 2022, 62. Dans ce livre, l’auteur montre qu’à la lumière de l’œuvre de Luc le chemin de l’Eglise (synode) a pour unique référence le chemin de Jésus.
10 Cf. J. Plaskow, «Movimento e inizio della ricerca», en E. schüsslEr FiorEnza, ed., Feminist Biblical Studies in the Twentieth Century. Scholarship and Movement, Atlanta 2014, 31.
11 La Fraternité Missionnaire Verbum Dei, qui reçut l’approbation pontificale le 15 avril 2000, est présidée alternativement par un homme et une femme, avec changement tous les 6 ans. La première femme présidente fut Isabel María Fornari Carbonell (2000-2006) et la seconde Lucía Aurora Herrerías Guerra (20122018).
12 Nuria Calduch-Benages, nommée consulteur de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi le 29 octobre 201, et auparavant nommée secrétaire de la Commission Pontificale Biblique le 9 mars 2021.
13 Le 23 avril 2022, Alessandra Smerilli fut nommée Secrétaire du Dicastère pour la Promotion du Développement Humain Intégral.
14 Charlotte Kreuter-Kirchhof numéro 2 du Conseil pour l’Économie du Vatican, nommée le 6 août 2020.
15 Raffaella Petrini, F.S.E., secrétaire générale du Gouvernorat de l’État de la Cité du Vatican, Yvonne Reungoat, F.M.A., supérieure générale des Filles de Marie Auxiliatrices et Maria Lia Zervino, présidente de l’Union Mondiale des Organisations de Femmes Catholiques, furent nommées membres du Dicastère pour les Évêques le 13 juillet 2022.
16 Cf. E. schüsslEr FiorEnza, ed., Feminist Biblical Studies in the Twentieth Century. Scolarship and Movement, Atlanta 2014.
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