Pouvoir discrétionnaire et pratique réflexive.

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Dirigée par Marc-Henry Soulet

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Marc-Henry Soulet (éd.)

Marc-Henry Soulet est professeur ordinaire de sociologie, titulaire de la Chaire de travail social et politiques sociales à l‘Université de Fribourg. Il est actuellement Président de l‘Association internationale des sociologues de langue française. Ancien fellow de l’Institut d’études avancées de Nantes, il en est aujourd’hui membre correspondant.

POUVOIR DISCRÉTION­NAIRE ET PRATIQUE RÉFLEXIVE

POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE ET PRATIQUE RÉFLEXIVE Jusqu’où le modèle de la street level bureaucracy de Michael Lipsky et de son pouvoir discrétionnaire est-il effectif à l’heure de la nouvelle gestion publique ? En quoi la marge de manœuvre des praticiens réflexifs chers à Donald Schön provient-elle du flou et de l’impraticabilité des objectifs de l’action publique ou, davantage, de la profusion des règles et de leur caractère contradictoire ? La reconnaissance du rôle des acteurs de la mise en œuvre des politiques relève-t-elle d’une nouvelle philosophie innervant l’action publique ou bien n’est-elle qu’une forme, certes paradoxale, de management comme une autre ? En proposant un bilan critique de l’autonomie des agents en contact avec le public, cet ouvrage reprend toutes ces questions, et bien d’autres, en s’attachant à les situer dans le contexte contemporain de l’action publique, marqué notamment par l’émergence de nouvelles formes de contrôle et de mobilisation des professionnels.

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Marc-Henry Soulet (éd.)

POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE ET PRATIQUE RÉFLEXIVE La position paradoxale des « faiseurs » d’action publique




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Vol. 52

DirigĂŠe par Marc-Henry Soulet


Marc-Henry Soulet (éd.)

Pouvoir discrétionnaire et pratique réflexive La position paradoxale des « faiseurs » d’action publique

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Cet ouvrage a été publié avec le soutien de l’Université de Fribourg

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Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http://dnb.dnb.de. © 2019 Schwabe Verlag, Schwabe AG, Basel, Schweiz Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur. L’œuvre ne peut être reproduite de façon intégrale ou partielle, sous aucune forme, sans une autorisation écrite de la maison d’édition, ni traitée électroniquement, ni photocopiée, ni rendue accessible ou diffusée. Illustration couverture: © Vivianne Châtel, Fribourg Relecture: Marc-Henry Soulet, Fribourg Conception de la couverture: icona basel gmbh, Basel Composition: Doris Gehring, Fribourg Impression: CPI books GmbH, Leck Printed in Germany ISBN Livre imprimé 978-3-7965-4097-4 ISBN eBook (PDF) 978-3-7965-4144-5 DOI 10.24894/978-3-7965-4144-5 L’e-book est identique à la version imprimée et permet la recherche plein texte. En outre, la table des matières et les titres sont reliés par des hyperliens. rights@schwabe.ch www.schwabe.ch


Table des matières Discretion et réflexivité : une double révolution à l'aune du temps Marc-Henry Soulet ................................................................................... 7 Partie 1 ..............................................................................................................15 Retour sur la discretion Marc-Henry Soulet .................................................................................17 L'émergence du paradigme interprétatif de la discrétion et des théories sur l'implémentation aux USA Casimiro Balsa ........................................................................................23 La mise en œuvre des politiques et l'exercice responsable du pouvoir discrétionnaire John P. Burke ...........................................................................................57 La réappropriation locale des dispositifs de l'action publique transversale et partenariale Gilles Jeannot ...........................................................................................83 « Déterminé pour ne pas l'être » : peut-on parler d'un agir discrétionnaire, entre éducation spécialisée et travail social ? Jean-Christophe Contini.......................................................................103 Défi et force du travail social : penser et agir à partir de la complexité et des paradoxes Joëlle Libois ............................................................................................127


Partie 2............................................................................................................ 149 Le pouvoir discrétionnaire et le praticien réflexif face aux nouvelles normes managériales Marc-Henry Soulet ............................................................................... 151 L'offensive contre les services publics. Contrôle administratif, redevabilité et crise financière Michael Lipsky ...................................................................................... 157 L'administration en contact avec le public, le travail social et la mort (exagérée) du pouvoir discrétionnaire Tony Evans et John Harris ................................................................... 189 De l'autonomie paradoxale dans le management public Vincent de Gaulejac.............................................................................. 225 Vers une injonction de réflexivité : ébauche pour une lecture critique Bernard Wentzel ................................................................................... 243 Entre marchandisation du social et perte d'autonomie professionnelle des intervenants de terrain, l'énigme persistance du travail (du) social Michel Chauvière .................................................................................. 265 Quel pouvoir discrétionnaire ? Modernisation de l'État, éthique et déprofessionnalisation Luc Bégin ............................................................................................... 283 Présentation des auteur-e-s ......................................................................... 305


Discretion et réflexivité : une double révolution à l'aune du temps Marc-Henry Soulet

Coup sur coup, au début des années quatre-vingt du siècle dernier, deux ouvrages paraissaient aux États-Unis dans des champs disciplinaires différents, qui vont, chacun à leur manière, révolutionner la pensée de l'action publique : Street-level Bureaucracy. Dilemmas of the Individual in Public Services 1 et The Reflective Practitioner : How professionals think in action 2. Ces deux œuvres ne surgissent pas du néant. Déjà, Michael Lipsky avait formulé, une décennie plus tôt, les linéaments de son analyse, même si ce n'est qu'avec la parution de son ouvrage, que sa thèse prendra toute sa force et sa visibilité 3. Dans ce premier texte, il soulignait le rôle des agents en interaction constante avec le public tout au long de leur activité et leur impact sur la délivrance des services publics, tant du point de vue de l'existence concrète des usagers que de l'effectivité des programmes. Et il concluait en recommandant

1. Lipsky M., Street Level Bureacracy. Dilemmas of the Individual in Public Services, New York, Russell Sage Foundation, 1980 (non traduit à ce jour en français). Des extraits ont été publiés en français dans l'ouvrage dirigé par Isaac Joseph et Gilles Jeannot, Métiers du public : les compétences de l'agent et l'espace de l'usager, Paris, CNRS Éditions, 1999. 2. Schön D., The Reflective Practitioner : How professionals think in action, London, Temple Smith, 1983. Traduction française Le Praticien réflexif. À la recherche du savoir caché dans l'agir professionnel, Paris, Éditions Logiques, 1994. 3. Lipsky M., « Toward a Theory of Street-Level Bureaucracy » in Institute for Research on Poverty, Discussion Papers n° 48-69, Madison, University of Wisconsin, 1969. http://www.irp.wisc.edu/publications/dps/pdfs/dp4869.pdf. Cet article a été republié dans un recueil de textes quelques années plus tard : Hawley W. & Lipsky M., Theoretical perspectives on Urban Policy, Englewood Cliffs, Prenctice Hall, 1976.


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« de concentrer l'attention sur la structure organisationnelle et le comportement dans les organisations aux niveaux hiérarchiques « les plus bas », plutôt que sur le recrutement et la formation. » 4 Pour sa part, Donald Schön a publié en 1971 un livre qui marquera profondément la compréhension des organisations 5 ; il se demandait comment développer des institutions qui soient des systèmes apprenants pour se réinventer face à un environnement en changement continuel. Prenant exemple, à partir de son expérience de consultant, sur l'entreprise, notamment sa capacité à se réinventer, il pointait l'inertie du système administratif qui, non content de faire peser toute sa lourdeur, développe ce qu'il nommait un conservatisme dynamique lui permettant de résister afin de rester tel quel. Il en appelait ainsi à la fin de son ouvrage à l'émergence et à la reconnaissance au sein des dispositifs de mise en œuvre des politiques publiques d'un agent de connaissance et d'apprentissage capable de formuler de nouveaux modèles projectifs à partir de son expérience de la situation, alors même qu'il est en situation. Pendant longtemps jusqu'alors, les politiques publiques n'avaient été vues que sous l'angle balistique. Il suffisait de bien choisir la balle et de bien régler la mire pour bien atteindre son but. Ce qui se passait entre la mise à feu et l'atteinte de la cible était quantité négligeable. Plusieurs éléments, notamment l'inertie bureaucratique de l'administration et aussi le déploiement progressif de politiques transversales, comme la politique de la ville en France dans les années 80, ont toutefois amené à considérer la nécessité de s'intéresser à ce qui intervenait sur la trajectoire du projet pour qu'il prenne corps. Entre les concepteurs et les destinataires sont apparus de nouveaux acteurs, ceux que Michael Lispky met justement en évidence, capables d'infléchir la portée et la puissance du projectile. Une logique purement et simplement top-down n'était plus envisageable, tant nombre de paramètres intermédiaires se sont fait jour, complexifiant, voire rendant parfois complètement illisible la trajectoire.

4. Ibid., p. 31. Traduction personnelle. 5. Schön D., Beyond the Stable State, New York, Random House, 1971.


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Michael Lipsky a ainsi introduit un renversement du regard dans l'analyse des politiques publiques en mettant en évidence le pouvoir discrétionnaire des agents en contact avec le public lors de la mise en œuvre des politiques publiques. Ces agents ne sont pas seulement des exécutants, ils sont aussi des producteurs de décision, et cela constitue même une part centrale de leur activité. Cette révolution socio-politique peut être résumée comme suit : dans leur pratique quotidienne, les agents en contact avec le public jouissent d'une grande liberté de réponse en raison essentiellement de trois facteurs : a) la rareté des moyens pour agir, ce qui a pour corollaire de devoir leur laisser de la latitude pour pouvoir accomplir le mandat qui leur a été confié ; b) l'indétermination des fins dernières des politiques publiques, ce qui génère parallèlement une incertitude sur la nature du bien agir et une grande difficulté à contrôler l'activité produite ; et c) la diversité des demandes, consignes, prescriptions – jusqu'au contradictoire – en raison du caractère intrinsèquement vague et ambigu des politiques publiques, ce qui crée des marges de manœuvre de forte amplitude. Dans une telle configuration, on doit donc considérer que les agents au contact avec le public disposent d'un véritable pouvoir discrétionnaire qui, in fine, relève de principes différents. Primo, ce pouvoir d'orienter la nature de l'action produite (et pas seulement d'infléchir la forme de l'activité engagée) procède du degré de liberté qui leur est accordé/toléré par les institutions pour pouvoir remplir le mandat, pour tout simplement, en d'autres termes, faire leur travail. Il représente ainsi une des conditions intrinsèques de réalisation des objectifs et de concrétisation du mandat, à l'instar du développement des pratiques souterraines, silencieuses, voire délinquantes, pointées au même moment dans le champ du travail social par des auteurs comme Frédéric Mispelblom et Gilbert Renaud 6. Plus que du seul écart entre travail prescrit et travail réel, il s'agit là bien davantage de toutes ces modalités concrètes d'intervention, vitales à l'effectuation positive du programme considéré, mais parallèles à son expression officielle et donc nécessairement tues (même si elles obtiennent l'accord

6. Mispelblom F., « Pistes pour des pratiques silencieuses : ébauches d'une méthode d'analyse-intervention « socio-historique » en travail social individuel » in Contradictions, 1981, n° 29 ; Renaud G., « Imaginaire, socialité et travail social ou les pratiques silencieuses d'une intervention délinquante » in Les Cahiers de la Recherche sur le Travail Social, 1986, n° 11.


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tacite de l'institution). Par ailleurs, en raison du caractère relationnel du travail, l'activité concrète de ces agents est, au sens littéral, imprévisible, non codifiable, complexe, changeante. Bien souvent travail individuel sur des individus, elle suppose des marges de manœuvre pour pouvoir ajuster l'action à la situation. Il s'avère en ce sens impossible de programmer des réponses toutes faites, qui seraient d'ailleurs contre-productives. Secundo, en raison du caractère nébuleux et contradictoire des politiques publiques, les agents en contact avec le public sont dans l'obligation de devoir qualifier pratiquement ce qui est attendu d'eux et sont en demeure de devoir construire leur intervention. Ils doivent interpréter pour pouvoir agir ; en ce sens, mettre en œuvre une politique sociale ne repose pas sur un travail d'application, mais suppose toute une activité de reconceptualisation. En position de relais entre l'universel des règles et le singulier des situations 7 , ils sont partie prenante de plusieurs systèmes d'action en relation les uns avec les autres et remplissent, de ce fait, un rôle indispensable d'intermédiaire et d'interprète entre des logiques d'actions différentes 8. En ce sens, jusqu'à un certain point, ils sont de véritables « faiseurs » de politiques. Tertio, Ces agents disposent de la possibilité de contourner les consignes en cas de désaccord avec les objectifs ou les valeurs des politiques publiques. Cette volonté et cette capacité de subversion des politiques publiques naît de leur position rapprochée avec l'usager/bénéficiaire qui leur permet de jouer avec les règles au nom de leur vision de l'intérêt du client. Ils font ainsi œuvre de traduction-adaptation orientée ; il ne s'agit pas ici ouvertement d'advocacy au sens des animateurs communautaires mis en évidence dans les années soixante-dix par Saul Alinsky 9, mais davantage d'une optimisation des possibilités offertes par les dispositifs, à la façon dont un conseiller fiscal le ferait avec la comptabilité de son client.

7. Il leur faut, en effet, tenir compte du particulier tout en composant avec les exigences de l'universel pour reprendre une belle formule de Jacques Commaille à propos des travailleurs sociaux. Commaille J., Les Nouveaux enjeux de la question sociale, Paris, Éditions Hachette, 1997. 8. Ils sont en ce sens proches du marginal sécant analysé par Haroun Jamous. Jamous H., Sociologie de la décision, la réforme des études médicales et des structures hospitalières, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1969. 9. Alinsky S., Manuel de l'animateur social, Paris, Éditions du Seuil, 1976 [1971].


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En conséquence, il faut considérer qu'une part importante de ce que sont les politiques publiques tient dans ce pouvoir discrétionnaire des agents en contact avec le public, une part tout à la fois irréductible, résistante à toute volonté externe de contrôle, et nécessaire puisque sans elle, il n'y aurait pas littéralement de possibilité de mettre en œuvre les politiques publiques. Pour Michael Lipsky, il s'agit une composante intrinsèque de l'activité des agents intermédiaires des politiques publiques que les managers les plus zélés ne pourront éliminer. Ce faisant, thématiser le pouvoir discrétionnaire de ces agents ouvre la discussion sur leur autonomie professionnelle. Donald Schön, de son côté, engage une véritable révolution épistémologico-politique quand il énonce qu'agir n'est pas appliquer une prescription. Et ceci parce que les prescripteurs, méconnaissant la réalité en raison même de la position qu'ils occupent, ne peuvent dès lors que proposer des modes opératoires défaillants, et ceci en toute logique puisque le projet de formalisation ne peut tenir compte de la variabilité des situations. Les enseignants, parce que c'est à eux que Donald Schön consacre sa réflexion, ne peuvent appliquer des savoirs qu'en produisant de nouveaux savoirs qu'ils réalisent dans leur rapport singulier à la tâche. Une part importante de cette réflexion se fait sur l'action en cours d'action par un travail de recadrage continuel. Aussi faut-il en déduire que les enseignants, et plus largement les agents au contact avec le public, ne sont pas seulement des agents d'instruction de programmes, mais doivent aussi être considérés comme des producteurs de savoir. En d'autres termes, il existe une contribution spécifique de ces agents, il ne s'agit pas simplement d'un savoir d'expérience mais aussi, et davantage, d'une intelligence pratique incorporée difficile à objectiver. Celle-ci se réalise dans l'épreuve à surmonter lors d'une confrontation au réel, provoquant l'advenue de quelque chose en plus pour effectuer la performance et faire face aux événements ; l'activité réelle devant en effet prendre en charge l'inattendu et endosser l'imprévu par rapport à la prescription. Une part importante de cette réflexion sur l'action en cours d'action repose sur un travail de (re)définition du problème en situation. En ce sens, le praticien réflexif mobilise en situation une compétence proche du savoir tacite, tel qu'identifié par Michael


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Polanyi 10 pour lequel il existe une part non exprimable du savoir que nous détenons et mobilisons, non explicitable mais profondément active et révélée dans et par l'action. Ce savoir d'action se distingue des savoirs expérientiels montrant, eux, que quelque chose se crée par accumulation au fil du temps, tout comme des savoirs vicariants tirés de l'expérience des autres. La réflexivité suppose une réflexion et une décision en situation étayées par des connaissances théoriques et de l'expérience pratique. Le virage réflexif auquel a invité Donald Schön a constitué une percée théorique et méthodologique, mais aussi un processus d'ennoblissement professionnel 11 des agents intermédiaires (au départ, les enseignants) qui n'ont plus dès lors été vus comme des artisans, des fonctionnaires ou des techniciens, mais comme des professionnels autonomes capables de réfléchir pour agir dans des situations complexes. En d'autres termes, l'activité professionnelle ne relève pas du modèle des sciences appliquées, comme celle des techniciens, car en grande partie improvisée et construite au fur et mesure de son déroulement. Le présent ouvrage se propose de revenir sur cette double révolution en examinant notamment sa contribution dans l'émergence de nouvelles grilles de lecture des politiques publiques et de l'échelon intermédiaire de leur mise en œuvre. Il se propose de revisiter les concepts de pouvoir discrétionnaire et de praticien réflexif à la lumière de leur mobilisation dans différents secteurs et par différents auteurs, mais aussi à l'aune de l'émergence de nouveaux contextes que ceux qui les avaient vus naître. Depuis quelques temps, en effet, deux phénomènes ont participé à déplacer la focale et à s'interroger sur la microphysique des politiques publiques : la mise en place de dispositifs horizontaux et transversaux rompant avec la logique verticale des institutions, d'un côté, l'intégration progressive des savoirs d'expérience des usagers dans la dynamique de délivrement des programmes d'action publique, de l'autre.

10. Michael Polanyi avait introduit cette idée de savoir tacite, pour parler de ces ressources révélées par l'action mais non verbalisées et impossibles à formaliser complètement, par une formule imagée : « Les gens en savent plus qu'ils ne peuvent dire. » Polanyi M., The Tacit Dimension, Garden City, Doubleday & Co, 1966, p. 4. 11. Selon la belle expression de Maurice Tardif et de ses collègues. Tardif M., Borges C. & Malo A., « Introduction » in Tardif M. et alii, Le Virage réflexif en éducation. Où en sommens-nous après Schön ?, Bruxelles, De Boeck Éditions, 2010.


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Dès lors, la compréhension de l'action publique a supposé de prendre aussi en compte ce que faisaient réellement les agents intermédiaires chargés de son application, comment ils œuvraient au quotidien dans le face-à-face avec les usagers-bénéficiaires pour articuler universalité des principes et singularité des situations et comment ils parvenaient à accomplir, même si c'est en le travaillant au passage, le mandat qui leur était confié. Mais alors, s'engager dans l'analyse de leur activité professionnelle en contexte a conduit à ouvrir l'insondable question de l'autonomie du niveau intermédiaire de l'action publique. Jusqu'où le modèle de la street level bureaucracy et de son pouvoir discrétionnaire est-il effectif ? La marge de manœuvre dont disposent ces agents provient-elle du flou et de l'impraticabilité des objectifs de l'action publique, de la profusion des règles et de leur caractère contradictoire ou de l'irrépressible nécessité de devoir produire du savoir pour pouvoir appliquer des programmes et mettre en œuvre des dispositifs ? En quoi la rationalisation de l'action publique informe-t-elle l'exercice professionnel de cette bureaucratie de proximité ? En quoi la relation de service et la personnalisation des rapports infléchissent-elles la rigidité des normes formelles et des principes d'action ? En quoi obligent-elles à développer des formes de savoir sur l'action en train de se faire pour pouvoir mieux agir, à tout le moins agir au mieux. L'ouverture des dispositifs et l'investissement des professionnels que suppose la Nouvelle Gestion Publique constituent-elles une nouvelle philosophie innervant les politiques publiques ou bien n'est-elle qu'une forme, certes paradoxale, de management comme une autre ? En quoi, en d'autres termes, le pouvoir discrétionnaire et le praticien réflexif ont-ils su résister à l'emprise de la Nouvelle Gestion Publique ? Jusqu'où ont-ils dû composer avec en se reformatant ou en se déplaçant ? En quoi s'en sont-ils nourris pour croître et étendre leur rayon d'explication du mécanisme de la mise en œuvre de l'action publique ? Bref, presque 40 ans après la publication des ouvrages séminaux de Michael Lispky et de Donald Schön, le pouvoir discrétionnaire et le praticien réflexif sont-ils toujours des notions pertinentes pour rendre compte de l'activité des agents au contact avec le public ? Dans un premier moment, cet ouvrage fera plus spécifiquement retour sur le concept lispkien de discretion. Il s'attachera à comprendre les conditions épistémiques et théoriques de son émergence ainsi qu'à examiner les modalités de son appropriation/utilisation dans différents champs ou à propos de


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différents types d'acteurs, en même temps que de se pencher sur sa pertinence analytique, notamment dans le champ du travail social. Dans un second temps, il s'agira d'examiner la façon dont ces deux notions ont conservé leur pertinence pratique et leur virulence analytique face à l'émergence de nouvelles normes managériales soucieuses d'efficacité, de transparence et de reporting continu. Et là, selon les perspectives analytiques, les lectures divergent. On pointe aussi bien leur disparition annoncée, emportées par des flots contraires trop puissants. Incapables de résister, elles sont appelées à être balayées par la lame de fond gestionnaire et la marchandisation croissante du secteur public. Parallèlement, on souligne leur capacité, au fil du temps, à faire preuve d'agilité. Telles un virus, elles démontrent leur mutabilité : elles se sont adaptées au contexte, ont développé de nouvelles modalités d'expression et, parfois, par syncrétisme, se sont installées dans ces formes de management des ressources et de mises en œuvre des politiques publiques au point de sembler en incarner l'esprit. Enfin, elles soulignent le faible pouvoir altérateur du contexte, quel qu'il soit en quelque sorte, puisque leur existence vient du fait même de devoir mettre en œuvre des décisions génériques, aussi politiquement assises qu'elles puissent être. Et de ce fait, l'écart entre intentions et concrétisations suppose ontologiquement une béance impossible à combler sauf à admettre une nécessaire traduction/adaptation d'échelons intermédiaires, dotés de compétences nécessairement et discrétionnaires et réflexives.


Partie 1



Retour sur la discretion Marc-Henry Soulet

Faire retour sur la notion de discretion, c'est immanquablement devoir se pencher sur ce que le terme véhicule. Ne serait-ce que pour s'engager dans le périlleux exercice du passage de l'anglais au français. Comment en effet traduire le vocable discretion ? Certainement pas par discrétion tant l'acception commune de réserve et de retenue viendrait occulter ce que, justement, Michaël Lipsky cherchait à mettre en évidence – une capacité, voire parfois une obligation, à peser sur le cours d'une activité (sa nature, ses finalités, ses modalités…) – et, surtout à souligner – le poids des agents en contact avec le public dans la mise en œuvre des politiques publiques, mais aussi dans leur orientation même. Pourquoi, alors, ne pas recourir à l'expression marge de manœuvre qui aurait le mérite de révéler le jeu qui existe pour les acteurs au contact avec le public dans la mise en œuvre des politiques publiques et/ou des programmes d'action ? Pour deux raisons au moins, la première évidemment parce que cette notion est intimement liée à la sociologie crozérienne des organisations et qu'elle centre essentiellement l'origine de cette possibilité d'infléchir l'action dans la détention d'informations, de quelque nature qu'elles soient, par les acteurs concernés, leur ménageant ainsi des zones d'imprévisibilité à l'égard d'autres acteurs qui ne détiennent pas lesdites informations. La deuxième parce que l'idée de marge de manœuvre renvoie à une certaine simplicité de l'explication (il y a de la latitude dont bénéficient les agents) au regard de ce que proposait justement Michael Lipsky. Ce qui est en jeu, en effet, dans le concept de discretion, c'est justement la complexité. Complexité des raisons pour lesquelles il y a de la discretion ; complexité des modalités d'accomplissement de la discretion ; complexité des niveaux analytiques mis en jeu par la discretion. C'est pourquoi, malgré les réserves souvent soulevées lors d'échanges avec des collègues ou les débats suscités lors de conférences sur ce thème, il a été préféré de retenir le terme de pouvoir discrétionnaire. Certes, la notion de


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pouvoir semble pousser le raisonnement un peu loin. Bien sûr, il ne s'agit pas d'une disposition plénipotentiaire. L'acteur n'est pas pensé ici comme un monarque absolu : il est un agent intermédiaire entre l'intention d'un programme ou d'une politique (du moins celle déposée par ses concepteurs) et le destinataire de celle-ci (la cible si l'on reprend la métaphore du boulet de canon 1). Mais, quoiqu'agent, il est acteur et ce, pour une bonne part, structurellement, en raison même des caractéristiques du dispositif de mise en œuvre (le fameux caractère relationnel de l'activité) et des finalités de l'action prévue (la non moins fameuse polysémie des fins ou leur impraticabilité intrinsèque). C'est d'ailleurs ce pouvoir/capacité que l'étymologie nous rappelle : discretus, le participe passé de discernere, renvoie à la faculté de séparer/de diviser ce qui est en jeu dans une situation et, par conséquent, au pouvoir de décider alors quoi faire et comment faire. La discretion est donc un pouvoir, normalement éclairé par un jugement, à estimer ce qui est bon, au double sens d'ajusté et de fidèle, de faire pour accomplir un programme particulier ou une politique spécifique 2 . Ce pouvoir, toutefois, est un pouvoir contraint, à un double niveau d'ailleurs. D'une part, il est un devoir, au sens où, volens nolens, l'agent n'a d'autre choix que de l'exercer. Structurellement et ontologiquement, il s'impose comme nécessaire en raison des propriétés du dispositif de mise en œuvre et des caractéristiques même de l'intervention visée. D'autre part, il s'agit d'un pouvoir encadré, soumis à des obligations dont celle, au premier chef, de devoir rendre compte de son effectuation, de ses visées comme de ses modalités. C'est à cette reddition de compte que renvoie le concept d'accountability, même si, in fine, nous avons choisi de le traduire par le terme de redevabilité qui incorpore, par-delà l'injonction administrative, une obligation morale. Ce pouvoir d'orienter l'action (et pas simplement de la mettre en œuvre) s'accompagne en effet d'un impératif de justification auprès de différents acteurs. En d'autres termes, il ne s'agit en rien d'un pouvoir absolu. Mais, toutefois, il s'agit bien d'un pouvoir au sens fort d'une puissance à agir qui engage l'agent-acteur et qui fait – n'en donne donc pas seulement les

1. Calame P. & Talmant A., L'État au cœur : le meccano de la gouvernance, Paris, Éditions Desclée de Brouwer, 1997. 2. Même si, nous ne l'oublions pas, Michael Lipsky identifie un des registres de la discrétion comme la capacité de subversion, i.e. celle de contourner les consignes en cas de désaccord avec les objectifs ou les valeurs d'une politique publique particulière.


Retour sur la discretion

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contours – la politique ou le programme. Il la fabrique au même titre en quelque sorte que l'initiateur-concepteur ; il n'en est pas que le relais ou l'instrument. Il l'oriente, l'infléchit, lui donne sens en même temps qu'il la réalise. Faire retour sur la discretion, c'est tenter de la déplier dans ses qualités et conditions et de la discuter à l'aune de son effectivité dans différents contextes. C'est ainsi que Casimiro Balsa s'attache à nous rappeler les conditions épistémologiques de son avènement dans le champ scientifique en soulignant un double phénomène : d'une part, le dépassement de la science « normale », i.e. la discretion naît d'une remise en cause d'une vision positiviste des sciences politiques et administratives ne voyant dans la mise en œuvre d'un programme qu'une question d'application ; d'autre part, elle est le fruit d'une ouverture à la compréhension permise par d'autres regards (sociologiques et anthropologiques notamment, jusque-là déniés ou négligés). En ce sens, nous rappelle-t-il, nous avons affaire là davantage à un paradigme qu'à un concept. John Burke, pour sa part, dans une contribution ancienne ici exhumée et traduite 3 , prolonge la réflexion sur le pouvoir discrétionnaire et invite à regarder au-delà du seul constat de son existence, indéniable à ses yeux en réintroduisant la question de son bien-fondé. À partir de quand et dans quelles conditions le pouvoir discrétionnaire des agents est-il, pour reprendre son expression, « bien ou mal du point de vue normatif » ? En d'autres termes, qu'en est-il de son impact sur les destinataires en termes, non seulement en matière d'efficacité, mais aussi de protection de leurs droits et d'équité de traitement ? Tout comme d'ailleurs également pour le bien-être commun : en quoi le pouvoir discrétionnaire exercé par les agents participe-t-il d'une plus-value pour la collectivité ? Pour ce faire, John Burke mobilise deux vecteurs nodaux, la responsabilité (quelle est l'origine des normes régissant le pouvoir discrétionnaire) et la redevabilité (à qui l'agent doit-il rendre des comptes) et, en les croisant, il propose une modélisation permettant d'évaluer le pouvoir discrétionnaire et d'apprécier, ainsi, quand et comment le pouvoir discrétionnaire peut/doit être exercé.

3 . Burke J.P., « Policy implementation and the responsible exercice of discretion » in Palumbo D.J. & Calista D.J. (Eds.), Implementation and the Policy Process : Opening the Black Box, Westport, Greenwood Press, 1990.


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Gilles Jeannot propose d'examiner la question du pouvoir discrétionnaire et de l'autonomie professionnelle en recourant à une approche par le milieu et en regardant les agents à mi-chemin entre les instances de décision et les destinataires des programmes, bref en se centrant sur des agents de coordination qui se situent au niveau « constituant » des politiques publiques. Pour ce faire, il concentre son attention sur les dispositifs transversaux à forte logique partenariale, développés à la fin du siècle dernier en France, et qui ont donné lieu à l'émergence de métiers qu'il a qualifié de flous 4. Dans ce cadre, la question de l'autonomie professionnelle dépasse les marges d'interprétation et d'orientation lipskyenne permises dans le cadre de la mise en œuvre d'un programme cadré et calé et s'éloigne singulièrement du pouvoir discrétionnaire de l'agent subalterne puisque la caractéristique intrinsèque de ces nouveaux dispositifs est justement de reposer sur des mobilisations différenciées et des formes d'action à construire par la mise au travail inégale et non pré-codifiée des partenaires. Cette autonomie n'est pas un détournement/contournement de ce qui est visé, mais s'apparente au contraire, en quelque sorte, à une condition essentielle du maintien des grandes lignes des intentions politiques du programme dans un contexte ouvert, désordonné et, bien souvent, à construire même. Jean-Christophe Contini invite le lecteur à un double écart en portant son attention sur le champ spécifique de l'éducation spécialisée. Linguistique, tout d'abord, en suggérant de privilégier dans la discretion, non pas tant le pouvoir discrétionnaire dont seraient porteurs les professionnels, que l'agir discrétionnaire. L'avantage de ce dernier vocable, à ses yeux, est de mettre l'accent sur l'éthique et la responsabilité des éducateurs spécialisés qui caractérisent leur investissement, nécessaire, dans la relation éducative à la fois professionnelle et subjective, i.e. toujours singulière et ad hocratique 5, alors que le premier renvoie davantage à un rapport institutionnel qualifiant des logiques de sujétion, de contrôle et d'autonomie. Analytique, puisque, ce faisant, l'attention se déplace vers ce qui se joue au sein de la relation, et non

4. Jeannot G., Les Métiers flous : travail et action publique, Toulouse, Éditions Octares, 2005. 5. Pour reprendre la formule employée par Abraham Franssen pour qualifier la relation professionnel-usager au sein du service social. Franssen A., « Le sujet au cœur de la nouvelle question sociale » in La Revue Nouvelle, n° 1, 2004, pp. 10-51.


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