"Mon père des montagnes" de Madeline Roth - extrait

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mon père des montagnes


De la même autrice L’été de Léa, éditions Sarbacane, 2015. A ma source gardée, éditions Thierry Magnier, 2015. Tant que mon cœur bat, éditions Thierry Magnier, 2016.

Photographie de couverture : “House and Curve”, 2018. © Alex Fruehmann / www.alexfruehmann.com / insta@alexfruehmann Graphisme de couverture : Olivier Douzou © Éditions du Rouergue, 2019 www.lerouergue.com


Madeline Roth

mon père des montagnes



Pour mon père et mon fils



chapitre 1

Il y a la pluie qui tombe au-dehors et dedans, la lampe à gaz qui nous éclaire tous les deux. C’est la fin du repas. Je regarde mon père éplucher une orange. Il découpe deux ronds, l’un au-dessus, l’autre en-dessous, puis il relie les deux avec son couteau, plusieurs fois, en tournant le fruit dans sa main. Ça fait comme une lune découpée en quartiers. Une lune orange. Je fais comme lui. Je veux dire, j’épluche les oranges comme lui. Mais ce soir, tandis qu’on est là, tous les deux, silencieux, je me demande s’il m’a appris ce geste, ou si je l’ai simplement compris en le regardant faire. Je voudrais avoir ce souvenir-là : mon père qui me montre et qui m’explique. « Là, tu vois, tu fais comme ça. » Pas juste pour les oranges. Pour la vie, aussi. Pour la vie, tout court. Montre-moi comment on fait, papa.

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chapitre 2

C’était il y a trois semaines, à table, le soir. Ma mère triturait ses haricots avec sa fourchette. « Écoute, Lucas, il faut qu’on parle des vacances. » Ça commençait pas bien, hein ? Alors elle a tout dit, en une seule phrase sans respirer. Qu’elle serait à Paris cette semaine-là. Qu’ils en avaient parlé avec mon père et qu’ils ne voulaient pas que je reste seul une semaine ici. J’irais avec mon père à Notre-Dame-du-Pré. J’ai à peine ouvert la bouche. J’ai juste eu le temps de dire « mais » avant que mon père me coupe : «Lucas, c’est comme ça. Et tu n’as rien à dire ». Il y avait eu deux ou trois – ou dix, aucune idée – minutes de silence et puis ma mère m’avait demandé si, « au fait », j’avais fini de lire le livre qu’on étudiait au lycée. Oui, maman, au fait, je l’ai fini, et j’attends que tu me sauves, que tu me dises que je vais rester là, mais tu ne le fais pas. 12


chapitre 3

La nuit où Lucas est né, David m’avait dit : « Tu verras, bientôt il te demandera un scooter. » Donc ça y était, on était bientôt. Le repas s’était fini et je n’avais plus rien dit, Lucas avait parlé un peu avec sa mère, la lumière qu’elle avait, Anna, sur son visage, comme c’était doux quand ils se parlaient tous les deux, comme une langue un peu secrète dont moi je serais exclu. Il avait rejoint sa chambre et plus tard dans la nuit Anna m’avait dit : « Tu vas passer une semaine avec lui. Tu devrais essayer que les choses changent, tu sais, un peu», en posant la main dans mon dos. Un jour on jouait aux petites voitures, le lendemain il avait seize ans. Je me demandais où étaient passées toutes ces années. Et dans cette distance entre nous, parfois, je me disais que je lui en voulais sans doute d’avoir grandi, parce que ça signifiait que moi j’avais vieilli. Qu’il était à l’aube des plus belles années de sa vie – moi je pensais que les miennes étaient derrière. C’était pas facile de penser à ça. C’était pas facile non plus de penser à mon père. 13


On croit toujours qu’on fera mieux. Qu’on sera des meilleurs parents. Qu’on sera plus présents. Qu’on ne fera pas les mêmes erreurs. Quand mon père était tombé malade, Anna m’avait dit : « Si tu as quelque chose à lui dire, tu devrais lui dire maintenant. » J’avais fondu en larmes dans ses bras, Anna avait toujours été douce et elle avait toujours su l’importance des mots. J’avais pleuré et je n’avais rien dit, parce que je pensais : comment on dit je t’aime, quand on ne l’a jamais dit ? Si j’avais quelque chose à dire à mon père, c’était uniquement ça. Je voulais lui dire je t’aime. Il me semblait que je devais aussi le dire à Lucas. À force de s’éloigner, tous les deux, je n’étais plus capable de rien.


chapitre 4

On a pris la route le samedi. J’avais mes écouteurs dans les oreilles. Je ne sais pas comment sont les pères des autres. Je connais un peu celui de Sacha, qui a l’air tout à fait normal. Vous savez : quelqu’un qui parle, quoi. Le mien ne dit jamais rien. Sacha me dit qu’il échangerait volontiers le mien contre le sien. On ne peut pas vraiment faire ça. Moi je crois que mon père changerait d’enfant, s’il le pouvait. C’est pas moi qu’il devait vouloir. Je ne sais pas quand cette idée m’est venue. Je crois qu’un jour je l’ai vu avec ma petite cousine qui avait quatre ou cinq ans, elle montait sur ses genoux et il jouait avec elle. C’était un repas de famille, un truc pour Pâques, on était au moins vingt, mon père détestait ça normalement, et là il avait passé tout le repas avec cette môme sur ses genoux. Comment il avait été, avec moi, quand j’étais petit ? Est-ce qu’il avait fait ça avec moi, cette tendresse-là ? Je crois que j’aurais voulu retrouver ça. 15


Je sais, on passe la moitié du temps à espérer grandir au plus vite et s’en aller – moi il m’arrivait parfois de vouloir redevenir un tout petit enfant. Je ne savais pas vraiment. Comme si ça avait créé un manque. Comme si ça avait creusé un trou. On met presque deux heures pour rejoindre le chalet. Les derniers kilomètres, c’est un chemin de terre, seul mon père doit l’emprunter. Il roule au pas. Je l’aide à décharger la voiture. Il n’est pas venu ici depuis le mois d’octobre. On est le 13 avril. J’ai une semaine à passer avec lui. Son premier geste, c’est d’ouvrir toutes les portes et les fenêtres en grand. La maison n’a pas respiré depuis des mois. Je le regarde, et on dirait qu’il sourit enfin, comme si on avait retiré un voile de son visage, un film en noir et blanc qui passerait à la couleur. Ça se voit qu’il est heureux d’être ici, et je me demande encore quels mots on va bien trouver à se dire nous deux, toute cette semaine. Ça n’a pas toujours été comme ça, froid, entre lui et moi. Quand j’étais petit, je sais que c’est lui qui m’a appris à faire du vélo et on jouait au foot dans la rue, devant la maison. Parfois il m’emmenait au cinéma et on achetait du pop-corn. Et puis je ne sais pas ce qui s’est passé, j’ignore de quand ça date, je ne me souviens pas d’un moment précis qui aurait basculé. Un jour je me suis rendu compte qu’on ne faisait presque plus rien ensemble, et qu’on se parlait de moins en 16


moins. Mais comme on est trois, et que je parle beaucoup avec ma mère, les repas, la vie à la maison, tout ça ne m’a jamais semblé compliqué. Là c’est différent. On est lui et moi. On n’est pas fâchés, j’ai plutôt le sentiment qu’on est gênés. À un moment donné, j’ai dû grandir. Peut-être que c’est juste à cause de ça.


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