PREMIÈRE PARTIE
J’ouvrirai ma bouche en paraboles, j’en ferai jaillir des choses cachées depuis la fondation du monde.
Matthieu 13, 35
La poussière retombait au ralenti sur la surface du fleuve. Americo da Silva regarda sa montre. Dans deux minutes il pourrait s’approcher du cratère sans être incommodé par les émanations du monoxyde de carbone. Il ne voyait pas grand-chose dans le nuage calcaire qui ternissait peu à peu la carrosserie jaune de l’excavatrice. Il lui semblait que son corps résonnait encore de l’explosion qui avait secoué la roche en profondeur. Il était curieux de voir de près ce calcaire d’assez bonne qualité qui avait dû se former à l’éocène supérieur, à l’époque où les premiers mammifères apparaissaient sur Terre. Une fois concassé, on en ferait des autoroutes et des parkings. Il jeta un nouveau coup d’œil à sa montre et le talkie s’alluma, crachotant les instructions du chef de carrière. Americo démarra l’engin et mit le cap sur le trou qui s’était ouvert à trois cents mètres de là sous l’effet des vingt-quatre charges de nitrate d’ammonium enfouies profondément dans le sous-sol. Les deux dumpers ne tarderaient pas à le rejoindre. Quand il arriva au bord du gouffre, une poussière
fine s’élevait encore en tourbillons rapides et Americo ne vit pas tout de suite la silhouette qui agitait les bras cinquante mètres plus loin. Il finit par la remarquer et essuya ses lunettes de protection : l’ingénieur formait une sorte de croix avec le tranchant de ses deux mains. Il avait l’air agité. Americo da Silva tira le frein à main, coupa le moteur et sauta au bas de l’engin. L’ingénieur le rejoignit et lui montra quelque chose du doigt.
Alors seulement le silence le saisit. Il mit un moment à distinguer le roulement de l’échangeur voisin et l’activité continuelle du port alentour – va-et-vient des semiremorques, ronronnement des silos, bruit de quincaille des chantiers de recyclage, moteurs électriques des grues.
Il s’approcha et regarda ce que l’ingénieur lui montrait. Coupée net par la déflagration, la roche était étrangement humide. Ça suintait de partout. Ça bruissait comme une source. Des filets d’eau ruisselaient sur les stries géométriques du front de taille et l’infiltration semblait de plus en plus abondante.
Ce n’était pas une source. C’était la Seine qui poussait là derrière comme un enfant qui veut naître.
Americo dit qu’il ne fallait pas rester là. L’ingénieur, fasciné, ne l’entendit même pas. Americo fit un pas en arrière et répéta qu’il fallait bouger, et il avait raison parce qu’à ce moment précis la paroi se fissura et un énorme fragment s’effondra comme un château de sable. Americo attrapa l’ingénieur par le gilet et le tira en arrière. Les deux hommes tombèrent ensemble, échappant de justesse à l’ensevelissement. Ils restèrent un moment hébétés avant de bouger. Prudents, ils rampèrent jusqu’au bord et plongèrent leurs regards au fond du gouffre. Ils découvrirent alors une nouvelle muraille de pierre, plus sombre, plus irrégulière et qui avait quelque chose d’insolite et de vaguement inquiétant. Ils regardèrent mieux, et Americo crut deviner là une figure humaine.
Son cœur se mit à battre plus fort.
Il montra la forme à l’ingénieur, mais l’ingénieur le regarda comme s’il lisait dans les nuages la forme d’une baleine ou d’un furet. Americo allait renoncer mais il sentit que s’il tournait le dos maintenant, s’il lâchait des yeux la forme de granit obscur, il devrait vivre avec ce doute : Ai-je vu quelque chose, ou rien du tout ? Alors il regarda plus intensément, ses yeux parcourant les aspérités de la muraille comme les doigts d’un aveugle. Voici ce qui pourrait être la tête, l’épaule, les bras légèrement écartés… Il y avait bien une silhouette, une silhouette humaine. Maintenant c’était évident. Difficile de savoir si la figure était peinte ou sculptée, car ses formes épousaient celles de la roche.
C’était une silhouette de femme, haute de plus de deux mètres. Enfin l’ingénieur la vit. Et il vit aussi, à côté d’elle et presque aussi grand, ondulant avec les anfractuosités de la roche, l’arc dressé d’un serpent.
Dans l’ombre de l’abside, un amas de bougies scintillait comme un port lointain. Au-dessus, le supplice du Christ se racontait en couleurs primaires traversées de soleil. Le prêtre s’approcha du micro en ouvrant les bras.
– Allez dans la paix du Christ.
La foule se dispersa lentement. D’abord les garçons aux Nike rutilantes et les filles aux tresses impeccables, ensuite les mères de famille pensives, lestées d’une gravité nouvelle et satisfaite ; enfin les plus vieux, mélancoliques et sourds.
Le curé avait quarante ans à peine et semblait se donner beaucoup de mal pour ressembler à l’idée qu’il se faisait d’un ministre du culte. Il sortit sur le parvis baigné de soleil et salua les fidèles, demandant des nouvelles des uns, souhaitant aux autres un bon rétablissement, prenant garde de n’oublier personne.
Quand les derniers furent partis, un peu plus droits qu’à leur arrivée, un peu plus purs, remplis du sentiment du devoir accompli et prêts à aborder la semaine nouvelle dans
la tranquille répétition du même, le père François rentra dans l’église et ferma les portes.
Une silhouette demeurait agenouillée, tête baissée, plongée dans la prière ou prenant simplement plaisir au rayon de lumière colorée que le vitrail déposait sur elle et qui l’enveloppait comme un voile. Elle releva la tête et fit un lent signe de croix. Elle était jeune. Vingt-cinq ans peut-être, vingt-six tout au plus. Elle se tenait droite ; on la devinait athlétique sous ses vêtements sages. Elle portait une chaîne autour du cou et, dans l’échancrure de son chemisier blanc, une petite croix d’or brillait sur sa peau noire.
Les mains croisées, le prêtre l’attendait. Elle le vit enfin et il hocha la tête avant de s’asseoir près d’elle, laissant une place vide entre eux. Elle ne savait par où commencer. Alors c’est lui qui parla.
– Tu as l’air fébrile.
De fait, la prière ne semblait pas avoir sur elle l’effet lénifiant qu’elle avait eu sur les autres.
– C’est vrai. Pardon. Je suis… impatiente.
– C’est-à-dire ?
Elle hésita.
– Je veux servir le Seigneur. Le servir vraiment.
– Je le sais. Et le Seigneur le sait aussi.
– Mais qu’est-ce que je dois faire ? Concrètement ?
– Continuer à prier, comme tu le fais. C’est concret, la prière.
– Je sais…
– Et puis tu fais déjà beaucoup.
– Je ne suis pas sûre.
– Je t’assure. Tu fais beaucoup pour la paroisse. Et audelà, tu fais beaucoup de bien autour de toi.
Elle ne dit rien parce qu’elle n’osait pas. Certes, elle s’acquittait toujours avec dévouement des cours d’évangélisation, mais elle n’avait plus l’enthousiasme des débuts. Parmi ses élèves – toutes des femmes – certaines semblaient s’être
égarées ; d’autres au contraire l’écoutaient à peine, perdues dans une sorte de transe mystique qui les rendait hermétiques au bruit du monde extérieur ; quelques-unes venaient pour le jus d’orange et les gâteaux.
– Tu fais aussi beaucoup dans ton travail.
Elle préféra ne pas répondre. Elle n’avait même pas envie d’y penser. Elle y croyait chaque jour un peu moins et elle s’en voulait.
– J’ai besoin d’un signe.
– Un signe ?
– Un signe du Seigneur.
– Les signes, ils sont partout !
Elle releva la tête.
– Mais comment les reconnaître ?
– Il suffit de bien regarder autour de soi.
Elle ne faisait que ça, regarder autour d’elle, guetter le moindre indice, scruter la ville comme pour y chercher la clé d’un code. Et tout ce qu’elle voyait, c’était des êtres perdus dans un monde qu’ils ne comprenaient pas, qui ne les comprenait pas et qui les dévorait avec une lenteur terrible, quand ils ne se dévoraient pas entre eux comme des bêtes aveugles et terrifiées. Mais elle ne dit rien de tout cela. Le prêtre avait sans doute une réponse toute prête. Alors elle dit simplement qu’elle voulait changer les choses.
– Changer les choses vraiment, appuya-t-elle pour compenser la pénible imprécision de ce qui sonnait, elle s’en rendait compte, comme le slogan politique d’un candidat sans imagination.
– Changer les choses ?
– C’est bien ce qu’a fait Jésus, non ?
Elle regretta aussitôt la nuance d’impatience qui avait légèrement altéré sa voix.
– Ça ne ressemblerait pas un tout petit peu à de l’orgueil, ça ?
Elle baissa la tête.
– Si. Je sais.
Mais le curé la connaissait ; il savait qu’elle n’allait pas se satisfaire de cette réponse que lui-même trouvait un peu faible, maintenant qu’il y pensait. Attaquer celle qui s’interroge plutôt que de répondre à ses questions, il valait mieux que ça… Il réfléchit.
– Si tu veux vraiment changer les choses, peut-être qu’il ne suffit pas d’attendre un signe de Dieu.
Il fit une pause, et le silence de Nora l’informa qu’il avait toute son attention. Il poursuivit.
– Regarde en toi-même et demande-toi jusqu’où tu es prête à aller pour servir le dessein de Dieu sur terre. Qu’est-ce que tu es capable d’endurer pour Lui ? Qu’es-tu prête à sacrifier ?
Elle l’écoutait maintenant avec attention.
– En fait tu as raison : il ne suffit pas d’attendre. Il faut agir. Et agir, c’est prendre des risques. C’est même plus que ça : c’est se donner. Dieu a donné Son Fils pour nous. Et toi : qu’es-tu prête à donner ?
Nora resta silencieuse. Elle laissa les paroles du prêtre cheminer jusqu’à son âme. Sur le vitrail derrière elle, le corps du Christ n’était plus qu’une blessure, sa face striée de sang et ses yeux grands ouverts tournés vers le ciel.
Dans le ciel rose et gris qui domine la colline d’Argenteuil, un Airbus A320 amorçait sa descente vers Roissy. Comme tous les dimanches soir, ça bouchonnait sur l’A15 en direction de Paris.
Malgré la pesanteur de l’air, le bourdonnement de la rue s’élevait jusqu’à la fenêtre ouverte. Nora baissa le store, alluma un cierge, le posa sur sa table de nuit et s’agenouilla au pied du lit étroit. Les mains jointes sur le drap parfaitement repassé, elle inclina la tête et ferma les paupières.
Seigneur, Tu m’as donné ce corps,
Tu m’as donné ces os,
Tu les as couverts de chair, de muscles, de peau,
Et Tu m’as donné la vie,
Tu m’as aussi donné cette âme
Qui s’élève aujourd’hui vers Toi.
Elle leva les yeux vers le crucifix qui surplombait le lit.
Je renoncerai à tout cela – avec joie – sur un seul signe de Toi.
Elle se tut et tendit la main vers le cierge, la paume audessus de la flamme.
Seigneur, donne-moi la force.
La main descendit de quelques centimètres vers la flamme.
Je ne suis pas digne de Ton amour,
Mais sur un seul signe de Toi j’entrerai à Ton service et me donnerai tout entière pour que Ta volonté soit faite.
Elle parlait d’une voix hachée, dans un murmure un peu rauque. Les mots se précipitaient à mesure que la douleur montait.
Seigneur, guide mes pas…
Au creux de sa paume la peau commençait à fondre.
Accorde-moi la force et le discernement…
Les larmes lui vinrent ; son front brillait de sueur.
Laisse-moi Te servir…
Fais de moi l’arme de Ta volonté.
Utilise-moi…
Montre-moi comment Te servir.
L’air avait déserté sa poitrine et sa voix n’était plus qu’un souffle.
Fais-moi un signe.
Fais-moi un seul signe…
Toc. Toc. Toc.
Trois coups résonnèrent dans l’entrée.
Nora retira vivement sa main martyrisée. D’abord elle eut peur, et soudain elle eut honte. Une honte inexplicable et qui pourtant la traversa comme une onde de choc. Comme si quelqu’un l’avait surprise faisant quelque chose de sale.
À nouveau trois coups, plus forts.
Ce n’était pas possible. Elle avait mal entendu. Elle n’osait pas respirer.
Elle se leva lentement, hésitant à aller voir. Elle avait peur de la déception qu’elle éprouverait à la vue d’un livreur
apportant à Brice un de ces paquets qu’il emportait toujours en hâte dans sa chambre et qu’elle n’avait pas le droit de prendre en son absence.
Cette fois, c’est la sonnette qui retentit, stridente comme une alarme. Nora essuya ses yeux, gagna le couloir et s’approcha en silence de la porte d’entrée.
Dans le cadre rond du judas, un grand type tenait un énorme sac de sport. Elle allait s’éloigner sur la pointe des pieds mais le type avait dû l’entendre car il insista. Elle finit par ouvrir.
– William.
Elle resta impavide. Il lui tendit une main qu’elle ne saisit pas car la sienne la faisait souffrir.
– William Gaast.
– Ah.
Elle n’enchaîna pas tout de suite. La déception se diffusa en elle comme un nuage de thé noir. Il s’y mêlait, étrangement, une nuance de soulagement.
– Vous êtes le nouveau.
– C’est ça. Enfin c’est moi.
Elle s’écarta avec un temps de retard et referma la porte.
– Je vais vous faire visiter.
Elle le précéda, fermant la porte de sa chambre en passant. Il la suivit, laissant son sac dans l’entrée.
– Là c’est la salle de bains. On vous a laissé l’étagère du haut. Chacun nettoie après son passage. Chacun vient avec sa trousse de toilette et repart avec. Comme ça, on ne mélange pas les affaires.
– OK.
– La cuisine. Pareil, vous avez l’étagère du haut, dans le placard et dans le frigo.
– OK.
Il ne voyait pas quoi dire d’autre. Il n’osa pas demander à qui appartenaient les bocaux parfaitement alignés de l’étagère du bas.
Elle prit un torchon propre, le mouilla d’eau fraîche et y enveloppa sa main. Il ne posa pas de question.
– Chacun fait sa vaisselle. Un coup d’eau de Javel dans l’évier après. On ne laisse rien traîner, à cause des bestioles. Pareil pour les poubelles. On n’attend pas qu’elles soient pleines pour les changer. Je vais vous montrer votre chambre.
– Ça ne me dérange pas si on se tutoie…
– Comme vous voulez.
– OK… La porte là-bas c’est quoi ?
– C’est la chambre de Brice. Il n’est pas là souvent. La vôtre est là.
Elle poussa la porte, révélant un intérieur à peu près semblable au sien, sauf qu’il n’y avait pas de Christ au mur.
– À côté c’est ma chambre. Ne vous trompez pas. Vous avez des questions ?
Il s’attendait à ce qu’elle lui offre un café, lui demande d’où il venait, parle un peu du boulot, mais apparemment ça ne lui était pas venu à l’esprit.
– Bon, je vais m’installer alors.
– Voilà. Bienvenue.
– Merci.
Elle avait déjà tourné les talons mais elle se ravisa.
– Je m’appelle Nora.
– Moi c’est William. Comme j’ai dit.
– Je sais.
– Mais du coup, on se tutoie ou pas ?