"Le livre de papy" de Pascal Prévot - Extrait

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Du même auteur au Rouergue

Rien ne presse, Majesté ! - roman zigzag (ill. Benoit Audé), 2015

Théo, chasseur de baignoires en Laponie - roman dacodac (ill. Gaspard Sumeire), 2016

Théo et Élisa à la poursuite de la grande baignoire blanche - roman dacodac (ill. Gaspard Sumeire), 2018

L’enlèwement du « V » - roman dacodac (ill. Emma Constant), 2019

La montée des « O » - roman dacodac (ill. Emma Constant), 2021

Illustration de couverture : Mathilde Foignet www.lerouergue.com

À mes enfants et mes petits-enfants.

À Judith, parce qu’elle m’a demandé une histoire.

Merci à ma sœur, Chantal Prévot, pour ses précieuses informations sur l’île de Sainte-Hélène.

Il paraît que papy est fatigué. C’est ce qu’a dit maman en reposant son téléphone. Papa somnolait. Il somnole toujours dans les trains. Il a entrouvert les paupières. Il a dit : – Je sais.

Maman a légèrement souri, les yeux doux, sans rien ajouter. Puis elle s’est plongée dans son livre. Papa fixait les cheveux bleus du passager devant lui. Papa a eu l’air d’y réfléchir. En tout cas de réfléchir à quelque chose. À papy peut-être. Ses paupières sont retombées. C’est dommage, parce que les premières montagnes couraient déjà derrière les vitres, le long des wagons. De mon siège, on aurait dit

qu’elles se penchaient sur nous, sur le train et sur nous, comme si elles voulaient nous bercer dans leurs bras et que nous, le train et nous, nous essayions d’échapper à leur étreinte. Nous sommes descendus sur le quai. Papy nous attendait. Je l’ai bien regardé. Est-ce qu’il avait l’air fatigué ? J’ai décidé que non. Il avait son regard espiègle, comme le jour où il s’était trompé en m’aidant à m’habiller.

– Papy ! Tu as mis ma chaussette à l’envers !

– Ce n’est pas ta chaussette, c’est ton pied qui est à l’envers.

Dans la journée, j’avais beaucoup observé mon pied. Quand je courais, courait-il à l’endroit ? Mais oui. Sous la table du déjeuner, se balançait-il au bas de ma chaise en bonne entente avec mon autre pied ? Toujours oui. Au goûter, dans le jardin, j’avais explosé :

– Papy ! Pourquoi tu m’as dit que mon pied était à l’envers ! Il est pas à l’envers, mon pied !

Le sourire de papy avait filé en coin vers sa joue droite :

– J’ai dit ça pour t’amuser. Bien sûr, ton pied n’est pas à l’envers, mais les mots parfois.

Tu peux leur faire dire le contraire de ce que tu vois.

– Ils peuvent mentir ?

– Eux non. Toi ou moi, oui. Mais ce n’est pas mentir que d’inventer des histoires où les pieds sont à l’envers et les tomates farceuses.

– On dit « farcies », papy.

– Ou farceuses…

– Alors… Qu’avons-nous là ? a dit papy.

C’est comme ça chaque fois qu’on vient en vacances. Le soir, papy nous raconte une histoire. Mes sœurs et moi attendons ce moment avec impatience. Nous nous levons de table, après le repas, et nous nous installons dans la bibliothèque. Papy tire un livre d’une vitrine –les murs en sont recouverts. Ou alors il sort un objet d’un tiroir, puis nous rejoint sur le canapé où nous l’attendons en jouant des coudes.

– Vous voyez cette carte postale ? commence-t-il. Elle me rappelle une drôle d’aventure qui m’est arrivée quand j’étais enfant. Vous voulez la connaître ?

Bien sûr qu’on veut la connaître. Papy s’enfonce dans les coussins du canapé. Nous nous serrons contre lui. Dès qu’il se met à raconter, la lumière baisse dans la pièce et devient presque mystérieuse.

– À cette époque-là, les mots avaient des ombres. Ça vous surprend ?

Un peu…

– Aujourd’hui, quand je vous parle, comme en ce moment, les mots sont juste des sons. Vous les entendez mais vous ne les voyez pas. Dans ma jeunesse, c’était différent. Les mots étaient invisibles. Ça, ça n’a pas changé. En revanche, ils avaient des ombres. Par exemple, quand je disais « anaconda » devant la lampe de bureau, comme maintenant, eh bien, en ce temps-là les lettres du mot « anaconda » auraient été projetées sur l’étagère.

Je regarde la bibliothèque et j’essaie d’imaginer le mot « anaconda » se trémousser sur le dos des livres.

– Pareil qu’au cinéma ? demande Ariane.

– Si tu veux, oui. C’était pratique pour des tas de raisons. Par exemple, pour l’apprentissage de la lecture. Comme j’avais très

envie de savoir lire, je m’étais préparé pour la rentrée des classes. Ce qu’il a plu ce jourlà ! Les gouttes ruisselaient sur mon visage. La maîtresse portait une grande cape qui la protégeait. Elle a accueilli trois enfants endessous. J’en faisais partie. La maîtresse nous a emmenés dans l’école, abrités dans l’obscurité rassurante de sa cape. Coup de chance ! J’allais pénétrer dans la classe parmi les premiers. J’ai tout de suite localisé la lampe sur le bureau de la maîtresse et calculé que tout ce qu’elle dirait serait projeté sur le mur du couloir. Et je me suis dépêché de choisir une place qui m’offrait une vue parfaite sur ce mur.

– Toujours comme sur un écran de cinéma ? insiste Ariane.

– Exactement. Ensuite, quand la maîtresse parlait, peu importe ce qu’elle disait, moi je fixais le mur et j’essayais de déchiffrer les ombres des mots qui défilaient sous mes yeux. Ce n’était pas toujours facile, parce qu’il y avait une grande carte de géographie sur ce mur, représentant le continent africain. Les cartographes y avaient fait figurer

les noms des pays et des fleuves. Alors parfois les mots de la maîtresse se mélangeaient aux noms d’Afrique. J’ai fait des erreurs amusantes. Par exemple, le jour où j’ai pu lire le mot « toupie » que venait de prononcer la maîtresse, celui-ci s’est imprimé par hasard sur un pays qui s’appelle l’Éthiopie. Je les ai mélangés. Pendant des années, j’ai cru que les Étioupiens vivaient en Étioupie.

Ma plus grande sœur, Rebecca, part d’un éclat de rire.

– Toujours est-il qu’en quelques mois, je savais lire, poursuit papy. Je vous raconterai la suite demain. Il est temps d’aller vous coucher.

Mes sœurs protestent. D’après elles, il est beaucoup trop tôt pour monter dans les chambres que nous partageons au grenier. Elles n’apprécient pas trop les chauves-souris qui patrouillent devant les fenêtres, sous les grands arbres de la forêt. Moi, je les aime bien. Je me dis qu’elles sont comme les ombres des oiseaux. Quand même, un truc me tracasse :

– Mais la carte postale, tu ne nous as pas dit à quoi elle te faisait penser ?

Papy sourit.

– Vous en saurez plus demain. Je vous expliquerai comment j’ai escaladé un baobab.

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