"Traverser les forêts" de Caroline Hinault - Extrait

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traverser les forêts


De la même autrice, chez le même éditeur Solak, 2021 (Prix Michel Lebrun 2021, Prix Claude Mesplède 2021, Prix des lecteurs de Villeneuve-lez-Avignon 2021, Trophée 813 du roman francophone 2021, Prix des lecteurs du Salon du livre de caractère de Quintin 2022, Prix Robin Cook 2022, Prix Lire à tout prix 2022, Prix Marie-Claire Blais 2023) In carna, fragments de grossesse, 2022

Illustration de couverture : © Bruno Blais © Éditions du Rouergue, 2024 www.lerouergue.com


Caroline Hinault

traverser les forêts

la brune au rouergue


À celles et ceux qui tentent.


« Au milieu du chemin de notre vie je me retrouvai par une forêt obscure car la voie droite était perdue. »

La Divine Comédie, Dante Alighieri



Coordonnées GPS : 52°39’44.8’’N 23°50’01.8’’E

J’aurais voulu être un arbre et ne connaître que le langage des feuilles offertes à la syntaxe du vent j’aurais été un charme tranquille encâblé à la terre respirant le silence balançant mon houppier partageant la terre des chênes des frênes et des hêtres j’aurais eu de fins rameaux puis de profondes cannelures ma vie n’aurait été qu’une inspiration un engouffrement d’air dans l’alvéole de ma chair et du temps une vie dessinée au compas de l’instant sans désir 9


ni gouffres simplement la caresse des mondes xylophiles l’ataraxie d’une vie sans heurts embossée là où sont ses racines sans nulle idée de les arracher sans nulle idée d’une telle idée j’aurais été l’éclair du temps long ignoré l’éternité des destructions l’aiguille de la violence qui perce inlassablement la peau du monde et à défaut d’arts humains j’aurais écrit à l’encre de sève l’ode des mondes végétaux mais je suis une femme et la vie est une flèche lancée à sa propre poursuite.


I

« Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m’ont faits aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine. » Antigone, Jean Anouilh



ALMA

Octobre L’espace est muré. Partout, autour d’eux : des arbres tordus, démultipliés, plantés dans les gencives noires de l’humus. Bessem ne dit rien. Alma non plus. Ils sont à l’arrêt. Pétrifiés devant la gorgone végétale. Étouffés par la pelote de peur qui étire son lierre en eux. Alma fixe le barbelé de branches. Aspire le sang d’une coupure à la main. Crache. Des oiseaux croassent. Le vent leur souffle au visage son haleine de compost. L’air s’est encore assombri. Le ciel est mort depuis longtemps. Alma ne crèvera pas ici. Elle s’élance. Arrache les branches. Pulvérise la structure de bois mort. Brise tout ce qui l’entrave. Tout ce qui l’empêche. Elle fait ployer les rejets qui explosent comme une multitude d’incendies végétaux. Frappe. Lève 13


les pieds. Les poings. Se protège le visage. Les branches cassent. La mordent. Le bois explose. Fait jaillir des étincelles d’échardes. C’est un combat inégal. Un feu sans flammes. Elle saigne. Pousse des cris sans mots. Grognements de hargne et de volonté. L’obsession de la frontière au fond du crâne. Ligne orageuse et scintillante. Promesse crue, là, à portée de pieds blessés. Deux pistes s’ouvrent dans les broussailles. Ça n’a rien d’un chemin. À peine deux entailles dans la forêt. Il faut choisir. Alma interroge Bessem du regard. Hésite. S’engage. Écarte les ronces. Retient les javelots de bois figés en plein vol, à hauteur de visage, pour qu’ils ne giflent pas Bessem derrière elle. Elle relâche le paquet de branches qui fouettent l’air. Enjambe un tas de fûts en décomposition. Fumet de champignons. Le goulet resserre encore son étreinte. Les branches occluent l’espace. Alma tombe. Se relève. Des estafilades zèbrent ses mains, sa doudoune rouge. Elle ravale ses larmes. Déglutit la peur. Frotte l’un contre l’autre les gros silex de rage et d’espoir logés dans sa poitrine pour en faire jaillir une étincelle d’élan, pour avancer encore. Dans le faux silence des bois. La langue déchiquetée de sécheresse. L’estomac transpercé d’une faim de métal. Elle puise la force en elle. Loin dans la rivière souterraine de son corps. Tient ferme son esprit par la nuque, le glisse en spatule sous sa voûte plantaire pour y décoller un pied. Puis l’autre. Elle habite sa godasse désormais, s’y agrippe par la peau des orteils. Remonte les talons. Chevilles. Mollets. Soulève l’enclume de ses jambes. Deux troncs bouchent le passage. Deux cigares géants écrasés dans la tourbe. Alma enlève son sac à dos. Le plaque contre son ventre. Se glisse dans le tunnel de branches. 14


Ça coince. Elle brise un à un les arcs de pince à sucre géante. Bruit d’os qui craquent. Elle se relève. Secoue sa queue-de-cheval. Rendosse son sac. Redresse la tête. Au lieu de déboucher sur une trouée, l’entrelacs épaissit encore. Bessem peine derrière elle. Jogging boueux. Manteau déchiré. Baskets en fin de vie. Il rampe au ralenti. Dans les interstices grouillent des bestioles inconnues. Alma sent le piège de la forêt se refermer. Grillage épais que transperce à peine une lumière de jour-eunuque. Ils ne peuvent plus dévier. Ni faire demi-tour. Ils sont ferrés. Coincés dans cette immense cage forestière, cimetière d’arbres embaumés de fougères. Ils continuent comme ça longtemps. Luttent. Enfin ils voient apparaître quelque chose qui leur arrache le cœur de sa gangue d’angoisse. Quelque chose dont le sabre fend l’obscurité. Une claire-voie. Presque rien. Un début de respiration. Alma écarte les branches. Encourage Bessem avec des mots cette fois. Sa voix s’élève. Forte. Rocailleuse. Ils suivent le drain planté dans le corps de la forêt. Accélèrent dans le boyau qui évacue tout le pus vert autour d’eux, portés soudain par cette infime victoire, cette promesse qui débouche sur un espace nu et son étroit puits de lumière. Une clairière.

* Assis par terre, ils sortent chacun leur gourde. Aspirent de minuscules gorgées. Bessem boit trop vite. Alma le lui dit. Il faut garder des réserves. Son cousin ne répond pas, la déteste 15


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