ESPRITS D , ENFANCE
texte Stéphane Servant illustrations Gaya Wisniewski
Ma chère Gayouchka,
Je t’écris cette lettre pour te dire qu’aujourd’hui, je suis allé chez Mémé, ça faisait si longtemps !
La maison est vide mais elle est toujours debout, comme si elle nous attendait depuis toujours, emmitouflée dans l’écharpe verte et moelleuse de la forêt.
Au grenier, j’ai retrouvé dans une vieille malle la carte que tu avais dessinée l’été des Lucioles.
Est-ce que tu t’en souviens ?
Il y a sur cette carte tous les esprits que nous avons rencontrés durant nos vacances chez Mémé : Suce-Pied, Arbre qui Pleure , les Crapauds de Bonnaventure et tant d’autres !
Je les avais presque oubliés !
Ça m’a fait beaucoup de bien de retrouver nos esprits.
Il faut dire que les nouvelles du monde ne sont pas très bonnes, tu le sais.
Tout n’était pas mieux avant, c’est certain, mais avec tout ce qu’il se passe, on a parfois l’impression d’être des escargots sans coquille perdus au milieu de l’autoroute.
On aurait tous bien besoin d’un peu de magie, n’est-ce pas Gayouchka ?
Hélas, peu de gens croient encore aux esprits aujourd’hui.
Et beaucoup de ces derniers ont disparu à tout jamais quand on a rasé les forêts, goudronné les prairies, construit des autoroutes et des centres commerciaux, toutes ces choses très sérieuses pour grandes personnes pressées.
Et pourtant ! Qui peut vivre sans imaginaire, sans poésie et sans esprit ? Et comment expliquer les choses étranges qui se produisent autour de nous ? Comme des clés qui disparaissent d’une poche, un nuage en forme de baleine dans le ciel, un sourire qui vous fait papillonner le cœur ou un pot de confiture qui se vide tout seul ?
Moi, je suis certain que les esprits existent toujours. Ils sont là, tout près, sauvages et mystérieux. Il suffit de savoir regarder pour les sentir tout autour de nous… et alors le monde redevient enchanté.
Les enfants le savent bien.
Et les esprits ont toujours trouvé refuge auprès d’eux.
Certainement parce que les petites personnes ont cette capacité de deviner le monde invisible que n’ont plus de nombreux adultes. Les enfants sentent bien qu’il y a quelque chose sous le lit ou qu’un cheval à bascule peut galoper pour de vrai jusqu’au bout de l’horizon !
Les esprits nous rappellent sans cesse que le monde est une chose fragile qui ne nous appartient pas mais auquel, nous, nous appartenons.
C’est pourquoi j’ai décidé d’écrire un livre sur les esprits qui habitaient chez Mémé.
Gayouchka, je sais que tu adores dessiner depuis toute petite, aussi j’aimerais beaucoup que tu fasses les images de ce livre.
Et, qui sait, peut-être les esprits pourront-ils nous aider à changer le monde ?
Ton grand frère qui t’aime, Esteban.
Mon cher Esteban,
Je repense souvent à nos vacances chez Mémé, à nos incroyables aventures avec les esprits et je suis bien d’accord avec toi : un monde sans esprits, c’est comme une maison sans fenêtres, une rivière sans eau ou un gâteau d’anniversaire sans bougies !
Mémé aurait adoré l’idée de ce livre.
J’ai commencé à dessiner et j’espère que les images te plairont.
Je t’embrasse,
Ta petite sœur, Gayouchka.
Voilà un drôle d’esprit qui vit exclusivement dans les maisons des humains.
Selon les pays, on l’appelle Foulbazar, Fourbinaze, Semlebinz, Foulewaï, Mélezbeul ou on lui donne encore d’autres noms bien moins sympathiques mais, vous avez compris, il s’agit bien du même esprit.
À l’origine, cet esprit ne vivait pas chez Mémé. Il vivait chez nous, en ville. Il a dû se glisser dans le coffre de la voiture le jour de notre départ en vacances. Avec tous nos bagages, il y avait un tel désordre là-dedans !
Soukapat adore les objets. Enfin, il adore surtout mettre le bazar dans nos affaires ! Il agit généralement quand personne ne regarde. Il profite de ce que
SOUKAPAT
vous êtes en train de faire autre chose pour semer la pagaille dans la maison.
Par exemple, les clés de voiture ont disparu ? C’est sûrement Soukapat . Le contenu du coffre à jouets est répandu par terre ? Soukapat ! Les lacets sont pleins de nœuds ? Soukapat ! Les livres de la bibliothèque sont éparpillés, les paires de chaussettes mélangées, une fermeture éclair coincée ?
Encore Soukapat !
Pour résumer, on pourrait dire que Soukapat est l’esprit du désordre.
On ne le voit jamais faire mais on sait bien que c’est lui. Un jour, Gayouchka et moi, nous sommes partis nous baigner au lac. À notre retour, notre chambre était sens dessus dessous. Un vrai bazar, comme a dit Mémé ! Et pourtant, tout était bien rangé quelques heures plus tôt, c’est ce qu’on a juré à Mémé. Soukapat était passé par là…
Cet esprit semble prendre un malin plaisir à nous regarder nous énerver, surtout quand on n’a pas le
temps et qu’on est pressés. Évidemment, plus on s’énerve, moins on arrive à remettre les choses en ordre ou à les retrouver… et Soukapat adore ça !
On peut se demander si Soukapat existait déjà à l’époque où les humains n’avaient pas autant d’objets. De nos jours, on peut acheter tout et n’importe quoi. Dans beaucoup de maisons, les placards débordent de choses dont on ne se sert qu’une ou deux fois. Les vêtements s’entassent dans les tiroirs, les jouets s’accumulent sous les lits. Des endroits parfaits où Soukapat peut se cacher !
À mon avis, c’est même tout ce bazar qui a donné naissance à cet esprit. Si on achetait moins de choses, Soukapat n’existerait pas. Il est en quelque sorte le reflet de notre société.
D’ailleurs, à propos de reflet, il arrive qu’on puisse voir Soukapat.
Si si. Parfois, on peut l’apercevoir dans le miroir, furtivement, et c’est justement quand on passe devant…