"La dernière saison de Selim" de Pascale Quiviger - Extrait

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De la même autrice au Rouergue

Le Royaume de Pierre d’Angle, Livre I – L’art du naufrage – 2019, roman épik.

Le Royaume de Pierre d’Angle, Livre II – Les filles de mai – 2019, roman épik.

Le Royaume de Pierre d’Angle, Livre III – Les adieux – 2020, roman épik.

Le Royaume de Pierre d’Angle, Livre IV – Courage – 2021, roman épik.

Le texte bénéficie de la bourse de création du CNL – Centre national du livre.

Illustration de couverture : © Patrick Connan

© Éditions du Rouergue, 2023

www.lerouergue.com

Pascale Quiviger la dernière saison de Selim

Dieu a créé les pays de la pluie pour que l’humain puisse travailler. Il a créé le désert pour que l’humain trouve son âme.

Proverbe saharien

Ainsi résonneront les Quatre Tambours de l’Apocalypse.

Tout prendra la couleur de l’or que vous adorez. L’adversaire mourra de sa propre main.

Elle reviendra, celle qui revient. Les innocents sortiront de leur tombe.

Alors, la neige tombera de la lune, la pluie montera au ciel, la famine grouillera sous vos pieds, la terre se changera en rivière et la rivière en feu.

Lorsque le soleil ne se lèvera plus, ce que vous consommez vous consumera.

chapitre 1

Les parents de Malek disparurent le jour de ses onze ans.

Il se réveilla tard, ce matin-là. Le soleil projetait déjà un rectangle jaune sur le mur d’argile et couronnait le petit figuier de la cour. Malek avait trop dormi. Il avait la bouche pâteuse et un goût métallique au fond de la gorge. Ses oreilles bourdonnaient, il n’entendait pas les bruits habituels monter de la rue. Pourquoi son père ne l’avait-il pas réveillé à temps pour le travail ?

Le garçon trouva des coussins jetés par terre, une cruche cassée et la porte entrouverte sur la poussière du dehors, mais ses parents n’étaient nulle part. Pris de panique, il fit le tour du quartier : personne ne les avait vus. Il rentra chez lui le cœur serré et ramassa les coussins. Il balaya les morceaux de terre cuite. Il attendit. La matinée passa puis l’après-midi. Les cloches sacrées sonnèrent, le soir tomba. À travers le mur, il entendait la voisine et sa marmaille s’installer sur le patio pour manger leur couscous, une armée de petites mains lancées à l’attaque d’un même grand plat. Leur vie n’avait

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changé en rien, alors que la sienne venait de sombrer dans un grand trou noir.

Les jours suivants n’amenèrent que des complications. Toute l’oasis semblait l’éviter ; il perdit son travail.

– Au cas où, tu comprends ? se justifia la patronne de l’atelier de tapis.

Malek comprenait. Qui disait « disparus » disait

« Sultan » ou « Infinie ». Sultan Shahbâz-le-Quatorzième était un tyran cruel, fils de tyran cruel, qui ne reculait devant rien pour satisfaire ses envies. L’Infinie, Orticultrice des Âmes, agissait de façon plus subtile conformément à son rôle spirituel. Elle se trouvait à la tête du panthérisme, la religion de la déesse Innommable, une foi inspirée des visions d’une ermite ayant vécu mille ans plus tôt, et dont le message, bienveillant à l’origine, s’était largement égaré en chemin. L’empire de Selim n’était heureux qu’en apparence. On s’y couchait de bonne heure, à cause du couvre-feu, et on y réfléchissait le moins possible. Quiconque se permettait de penser librement, ou de connaître quelqu’un qui pensait librement, ou même d’entendre accidentellement une pensée libre risquait d’être rayé de la carte.

– Tes parents ont dû comploter contre les autorités, supposa la patronne de Malek.

Peu probable, ils étaient si honnêtes et si pieux.

– Ils ont blasphémé, par hasard ?

Jamais.

– Alors ils n’ont pas obéi aux cloches… Impensable. Celil et Diyana étaient les premiers à s’agenouiller pour offrir leur visage au soleil quand, trois fois par jour, retentissaient les cloches sacrées.

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– Certains impies se cachent dans la piété, Malek. Il faut croire que nous connaissions mal tes parents.

Comment savoir ?

– Oublie-les, c’est plus prudent. Ne les cherche pas, surtout. Prie.

Oublie-les ? Comment ? Prier ! À quoi bon ? Avant de le congédier tout à fait, la patronne de Malek lui refila un fil-de-foi supplémentaire – un chapelet de trente-sept billes au port obligatoire.

– Ne va pas sans fifo, surtout dans ta situation.

Malek aurait préféré des dattes ou du couscous. Il avait le cœur brisé, mais aussi l’estomac creux. Dans les mois qui suivirent, tout ce qu’il entreprit commença là, dans son ventre. Il dévora le contenu du garde-manger, dépensa les économies cachées dans un vieux tagine, vendit les châles et les bijoux, les amphores, les lampes, les jarres, le brûleur d’encens, le couvre-table, la table elle-même, la théière ciselée et le beau miroir caché derrière de petits volets peints d’oiseaux qui se bécotent. Tout ça pour manger. Il ne conserva que deux objets à valeur sentimentale : le peigne de sa mère et le rasoir de son père. Le reste se déversa, un morceau à la fois, sur les étals du souk.

La faim persistait. Malek aurait bien voulu gagner sa croûte, mais personne n’osait l’employer.

– Fils de disparus… ? Ah non, désolé.

Il finit par vendre la maison. Elle fut acquise pour presque rien « parce qu’il y avait eu disparition ». Il continua d’habiter le même quartier jaune dans l’espoir de moins en moins justifié que ses parents réapparaissent. À toutes fins utiles, il changea à peine

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d’adresse : il déroula sa natte entre deux habitations de la même rue, au pied de son seul meuble invendable, un bahut en bois de cocotier dont les tiroirs s’ouvraient mal et ne se fermaient qu’à moitié. Quand le sable les bloqua tout à fait, il n’en conserva qu’un seul et brûla le reste, une nuit d’hiver, pour se réchauffer. Le cocotier est un mauvais combustible.

Malek, dont le nom signifie roi, s’était résigné à la pauvreté. Le quartier tolérait sa présence tout en l’ignorant de son mieux puisque le Sultan plaçait des espions partout et que l’Infinie dirigeait un essaim de Vaillantes obsessives, l’oreille aux murs, la main lourde et un pied dans toutes les portes. Les voisins, qui connaissaient Malek depuis sa naissance, veillaient au moins à ce que personne ne lui vole son tiroir. Parfois, ils laissaient des oranges anonymes dans le trou du mur où il plaçait sa chandelle.

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