"Point de côté" d'Anne Percin - Extrait

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point de côté

De la même autrice

Littérature jeunesse

Servais des Collines – 2007, Oskar.

Né sur X – 2008.

L’Âge d’ange – 2008, L’École des loisirs.

N’importe où hors de ce monde – 2009.

À quoi servent les clowns ? – 2010, roman dacodac, Rouergue.

Comme des trains dans la nuit – 2011, roman doado, Rouergue.

Comment (bien) rater ses vacances - 2011, roman doado, 2020, poche, Rouergue.

Comment (bien) gérer sa love story – 2011, roman doado, Rouergue.

Comment devenir une rock star (ou pas) – 2012, roman doado, Rouergue.

Western girl – 2013, roman doado, Rouergue.

Le Jour du slip / Je porte la culotte (avec Thomas Gornet) – 2013, roman boomerang, Rouergue.

Ma mère, le crabe et moi – 2015, roman doado, Rouergue.

Comment maximiser (enfin) ses vacances – 2017, roman doado, Rouergue.

Romans

Bonheur fantôme (prix Jean-Monnet des Jeunes européens) – 2009, coll. la brune, Rouergue ; Babel n° 1468.

Le premier été – 2011, coll. la brune, Rouergue ; Babel n° 1264.

Les singuliers (prix Charles-Oulmont de la Fondation de France) – 2014, coll. la brune, Rouergue ; Babel n° 1407.

Sous la vague – 2016, coll. la brune, Rouergue.

© Éditions du Rouergue, 2023

www.lerouergue.com

Illustration de couverture : © Marta Orzel

Anne Percin point de côté

1 er CAHIER
« L’adolescence est le seul temps où l’on ait appris quelque chose. »
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs

lundi 26 juillet

J’aurais aimé commencer par un portrait. Court, neutre, sec et froid comme un signalement policier. Ça commencerait avec mon nom. On aurait tout de suite pigé l’ambiance. Avec un nom comme ça, pas la peine de mettre un nez de clown, on voit tout de suite qui je suis. Mon nom, je m’englue dedans et ça m’empoisonne. C’est ce qu’il y a de moins neutre, de plus chargé en symboles, en hérédité, en jeux de mots à la con. Pierre, déjà, c’est triste, c’est dur, c’est froid. Pierre tombale. Si j’ajoute mon patronyme : Mouron, ça devient presque marrant, tellement c’est lugubre.

Pierre Mouron.

Plus lourd, tu coules.

Sept ans plus tôt, ç’aurait été plus léger. J’aurais dit par exemple : « Nous sommes les jumeaux Mouron, nous sommes petits, nous avons les cheveux bruns, bouclés, la peau mate. Nos yeux gris ont la couleur de l’agate dans le Guide des cristaux et minéraux de Papa. » On aimait bien les cristaux, on se voyait chercheurs

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d’or, dénicheurs de trésors. Désormais, je suis passé du pluriel au singulier, et je ne crois plus qu’on peut trouver de l’or dans les cailloux.

Dans les formulaires de la Sécurité sociale, il faut renseigner cette rubrique : Rang de naissance, si jumeaux. J’ai découvert à cette occasion que je portais le chiffre 2…

Le n° 1 s’appelait Éric. Il y a sept ans, un 1er août, il est parti.

Disparu, il nous a quittés . Il m’a quitté, moi. Pour aller où ? Je ne crois pas qu’il soit « là-haut », même si on me l’a dit tellement souvent que j’avais fini par lever les yeux au ciel pour lui parler. Il n’est nulle part, depuis le temps, on ne peut même pas dire qu’il manque. C’est moi qui suis de trop. Je ne dis pas ça pour me rendre intéressant. Je le dis, parce que c’est pour ça que je suis seul. Pour ça que je vais mourir.

Je sais déjà quand : le 1er août, dans trois ans. La date est fixée depuis longtemps.

Ce ne sera pas un suicide, plutôt un règlement de comptes. Dix ans après lui, quand j’aurai vingt ans.

Je pense souvent à ce projet, mais je n’en ai jamais parlé à personne. Je sais que les gens vont me juger, je connais d’avance leurs arguments, alors je ne dis rien. Je sais bien que l’adolescence c’est un moment génial, tout s’offre à nous, blabla. Je veux bien. Mais moi, j’ai mal. Tout le temps mal… Ce n’est pas une tristesse pour rire. Chaque matin depuis sept ans, quand je me réveille, c’est comme les gens qui

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craignent de s’endormir parce qu’ils font toujours le même cauchemar. Le cauchemar du canard.

Il paraît qu’un canard à qui on vient de couper le cou peut parfois s’échapper des mains du fermier pour piquer un sprint dans la basse-cour. La tête dans le panier voit son corps marcher, tituber puis tomber. L’horreur. Eh bien, je suis ce canard qui marche. Je suis les jambes, les membres qui s’agitent. Je suis cette mécanique qui se lève et se couche depuis sept ans, sans tête. Je vis sans savoir pourquoi. Les gens qui pensent que les morts vont là-haut pourraient me donner des raisons, mais ça ne m’intéresse pas. Je ne cherche pas des raisons, je cherche une solution. Une issue.

Il faut que je m’en sorte. Que je sorte de cette vie. Dans cette vie, à part ça, je suis fils d’employés de bureau dépressifs, classe sociale moyenne, j’ai dixsept ans, j’habite un pavillon dans un quartier de Strasbourg qui s’appelle le Port-du-Rhin, et je prends le bus n° 32 chaque matin et chaque soir pour aller au lycée. Sauf ce mois-ci, parce que c’est les vacances. Alors j’ai acheté ce cahier et j’ai décidé d’écrire.

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