"Petit monde" de Georgia Doll - Extrait

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petit
monde

De la même autrice, bibliographie choisie

Théâtre

Sous le sixième soleil, édition numérique La Marelle, 2017

Stranger, Éditions Drei Masken Verlag, Munich, 2017

Klara Morgenrot, Éditions Drei Masken Verlag, Munich, 2015

Das blaue Gold/L’Or bleu, édition bilingue, coll. Nouvelles Scènes, PUM Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 2013

Das blaue Gold, Éditions Drei Masken Verlag, Munich, 2011

Autres textes

Planète – Prison, un aller-retour, texte en prose, in : La première chose que je peux vous dire… n° 91, Éditions La Marelle, Marseille, 2022

La crise pourpre, texte en prose, in : La première chose que je peux vous dire… no 4, Éditions La Marelle, Marseille, 2015

Le texte bénéficie de la bourse de création du CNL – Centre national du livre.

Illustration de couverture : © Corina Bouweriks

© Éditions du Rouergue, 2023

www.lerouergue.com

Georgia Doll petit monde

la brune au rouergue

Cette fiction s’inspire librement d’une expérience du réel, elle-même fondée sur une illusion collective.

À ma famille.

Qu’il s’avance, celui qui connaît un monde meilleur.

Ingeborg Bachmann, Je ne connais pas de monde meilleur. Poèmes inédits

Dehors

Loly donne le signal de départ : à nos marques, prêts, partons !

Bal et elle se sont éclipsés de la salle au milieu de la répétition générale de leur spectacle. Sous les arcades, ils ont écouté le chant d’un oiseau, clair et plein de désir. Ils courent jusqu’en haut de la grande colline. Ensuite, ils traversent la forêt, escaladent la grille du château d’eau et entrent par la fenêtre. C’est le seul endroit d’où l’on voit toute la propriété ; elle s’étend à l’intérieur des murs, des vergers à la menuiserie d’une part, des prairies aux étables de l’autre. Au centre se trouve le hameau, constitué du manoir et des autres bâtiments, construits en cercle autour d’une grande cour. Au-delà du mur, le pays s’étale en champs interminables, séparés par les routes de campagne et de petits regroupements d’arbres. Loly montre l’horizon : c’est là qu’elle veut aller ! Dans de grandes caisses, ils découvrent de l’ail emmagasiné et ils se

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fourrent des têtes d’ail dans les poches. En descendant l’allée de peupliers blancs, ils les épluchent et l’ail, encore jeune, leur brûle la langue et leur donne du courage. Ils jouent aux dragons, incendiant les arbres fruitiers d’un souffle de feu. Au bord de l’étang, ils aperçoivent Wally, il est en train d’enrouler quelque chose. À nouveau, ils tournent les talons et courent en prenant la piste battue à travers les églantiers. Arrivés au pied du mur, ils le longent à la recherche d’un arbre assez proche pour l’escalader, mais ils n’en trouvent pas. Découragés, ils arrivent à la sortie secondaire de l’enceinte. Comme par miracle, le portail est ouvert. Ils se retournent une dernière fois, mais personne n’est venu les chercher.

Dehors, il y a les champs, l’étendue qui ne les connaît pas. En courant, ils entrent dans une éteule où de grands rouleaux de paille sont dispersés. L’horizon semble loin, hors de portée ; ils le pourchassent jusqu’à être à bout de souffle. Utilisant leurs dernières forces, ils se font la courte échelle pour monter sur un rouleau. Loly enlève sa salopette courte. Son corps est parsemé de taches de peinture qui collent désagréablement sur sa peau. Bal est torse nu et porte un pagne en feuilles de bananier, le bandeau plumé est tombé de sa tête pendant sa course.

Ils s’allongent sur la balle de paille. L’effort et la chaleur font couler des larmes de leurs yeux, leurs cœurs cognent contre leurs poitrines comme pour en sortir. Doucement, leurs souffles se calment. Sur les poteaux électriques, de petits oiseaux renversés somnolent. Un rapace tourne très haut audessus d’eux, à la recherche d’une proie. Plus bas, le ciel est traversé de cumulus. Mais aujourd’hui, ils ne cherchent pas à y trouver des visages pour les peindre. Leurs yeux visent l’espace vide au-delà des nuages ; c’est là qu’ils voudraient être. La tête à l’envers, ils guettent l’infini.

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La journée est avancée et chaude. Le bourdonnement des insectes les enveloppe. La main de Bal s’est glissée dans la sienne, elle est chaude et sèche comme l’été. Leurs paumes échangent des informations subtiles. Elles parlent de choses incompréhensibles. Leurs yeux se sont fermés sans le vouloir et leurs corps deviennent de plus en plus lourds. Ils continuent à tomber dans le blé, dans l’univers. Le bourdonnement des insectes est une musique ancienne, leurs bras et leurs jambes s’affinent, deviennent transparents et filiformes, ils se multiplient, leurs dos s’arrondissent à la courbe inverse du blé. Ils sont devenus des escarbots comme dans l’histoire du soir qu’on leur a racontée, pas gros comme Gregor Samsa, mais minuscules, au fond de la galaxie.

« Hé ! »

Loly sursaute. Un homme se tient en bas du rouleau de paille et les regarde avec fureur. Il a l’air étrange, dans sa tenue bleue et avec son bonnet rond sur la tête. Le paysan agite les bras. Ses mains sont comme des pelles. Encore à demi endormie, elle se demande si l’homme existe ou si c’est une réminiscence de son rêve.

« Descendez de là, tout de suite ! Et que ça saute ! » Il parle dans le dialecte du coin. Loly et Bal se relèvent rapidement.

« Ah, les petits cochons ! » s’écrie l’homme en apercevant les jambes nues de Loly. En toute hâte, elle essaie d’enfiler la salopette, mais elle ne trouve pas l’entrée de la jambe. La salopette en main, elle se laisse glisser de l’autre côté de la botte de paille. Bal la suit d’un grand saut. De nouveau, les enfants courent à travers les champs. La voix du paysan les suit, les insultant dans son jargon vulgaire. Ils courent au-delà des champs, les buissons et les orties leur mordent les mollets, ils ne s’arrêtent qu’à l’orée d’un petit bois. En se retournant, ils

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voient que les rouleaux de paille se sont regroupés à l’horizon. L’homme a disparu.

Lentement, ils retournent vers la route. Loly a soif, Bal a faim. Les mûres sur les ronces sont desséchées et le soleil commence à descendre sur l’horizon. Dans leur dos, une camionnette s’approche, elle ralentit. Un jeune homme aux cheveux bruns et bouclés les salue, il sort un bras de la fenêtre.

« Je vous emmène ? »

Loly acquiesce avant que Bal ne puisse refuser. L’homme ouvre la porte et les enfants montent dans la voiture en se serrant sur le siège passager. Il redémarre.

– Où allez-vous, les enfants ?

– En Allemagne.

– Ça ne va pas être possible. Vous ne savez pas qu’il y a une frontière ?

Il a l’air amusé, Loly n’est pas sûre de savoir de quoi il parle.

– Nous allons chez notre grand-mère, invente-t-elle.

– Où habite-t-elle ?

Elle hésite, incertaine.

– À Vienne.

– Ce n’est pas l’Allemagne, c’est notre capitale !

– Je sais bien car je les connais toutes ; celle de l’Espagne s’appelle Madrid.

Loly essaie de se donner un air décontracté.

– Tiens, dit-il en lui jetant un regard curieux. Je peux vous laisser à la gare.

Elle donne un coup de coude à Bal, mais il ne réagit pas. Fasciné, il observe les mains de l’homme manipuler le volant.

– C’est déjà le carnaval à l’école ?

Elle hausse les épaules en guise de réponse.

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– Où sont vos parents ?

– Nous sommes assez grands pour y aller seuls.

– Je vois ça !

Il se penche en avant pour jeter un regard au-delà de la tête de Loly.

– Et toi ? Tu ne parles pas ?

Bal secoue la tête en silence et Loly se rend compte qu’il a peur. Aussitôt, elle est envahie par son émotion. « La gare », ça sonne lointain et sans retour.

Ils longent des champs de colza. L’homme conduit en silence, sans détourner les yeux de la route. Mal assise dans sa salopette, Loly remue sur le siège et donne plusieurs coups de coude à Bal, mais il ne réagit toujours pas. Elle se met à gratter une tache de peinture de sa cuisse.

– Où habitez-vous exactement ?

L’homme reprend la parole au moment où ils s’approchent d’un village.

– À Vienne.

Elle avale la salive.

– Tu viens de dire que votre grand-mère y habite.

Loly réfléchit longuement à sa réponse.

– Toi, tu n’es qu’un Externe !

Elle met tout le mépris qu’elle trouve dans le dernier mot.

– Qu’est-ce que tu veux dire par là ? (Et après une pause :) Tu as peur de moi ?

Elle n’a plus envie d’aller à Vienne, elle ne veut plus se rendre à la gare et surtout, elle ne veut pas rester assise à côté de l’homme qui lui pose toutes ces questions.

– Comment t’appelles-tu ?

L’inconnu a baissé la voix comme pour ne pas impliquer Bal dans leur conversation. Ils ont dépassé le village. Le ciel

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est devenu flamboyant. Elle se demande si les autres enfants sont en train d’aller à vélo dans les champs pour peindre le crépuscule.

– C’est là. Tu peux t’arrêter.

L’air déterminé, elle montre du doigt un chemin de terre. L’homme ralentit la voiture pendant un instant, mais ne s’arrête pas. Bal s’est redressé.

– Tu n’entends pas ? Elle a dit qu’on voulait descendre.

– Finalement, tu sais parler.

L’homme sourit. Bal a haussé les sourcils, le visage figé. Loly connaît cette expression : il se prépare à une confrontation. Elle passe la langue sur les lèvres ; du sel et de la crasse se sont accumulés dans le coin de la bouche.

– Arrête-toi, exige-t-il à voix haute.

– Tu sais ce que je pense ? Vous avez fugué. (Personne ne lui répond.) Pour la dernière fois : où habitez-vous ? Comment s’appellent-ils, vos parents ?

– Nous n’avons pas de parents, réplique Bal, plein de dégoût.

– Très bien, conclut l’homme. Vous me dites tout de suite où habitent vos parents ou qui d’autre est responsable de vous ou alors…

– Tu n’es pas le Chef de Groupe ici.

Cette fois-ci, Bal n’arrive pas à empêcher sa voix de trembler. Avec une main, l’homme saisit Loly par le bras.

– J’en ai assez de vous deux. Je vous amène à la police.

Encore un mot qu’ils ne comprennent pas. Loly s’imagine que la « police » est une grande cage remplie d’enfants récoltés. Un peu plus tard, l’homme arrête la voiture dans une entrée de champ.

– Pour la dernière fois, où habitez-vous ?

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Bal chuchote le nom comme s’il parlait d’une chose interdite.

– Ah… Vous appartenez à ceux-là. Fallait le dire tout de suite.

Il redémarre la voiture et fait demi-tour. Le soleil est en face, on ne distingue plus la route des champs. Loly fixe la boule rouge et compte. On leur a dit que le soleil rend aveugle si on le regarde en face au-delà de sept secondes. À six, elle détourne la tête. Des points lumineux flottent devant le visage de Bal. Derrière les lumières, Bal pleure en silence, les sourcils soulevés.

Ils ne savent pas combien de temps s’est écoulé quand l’homme arrête la voiture.

« C’est ici que je vous ai trouvés. Je ne veux pas être mêlé à ces saloperies. »

Mais Bal a déjà ouvert la portière. Les enfants courent à travers le champ, dépassant les rouleaux de paille de part et d’autre, plus loin dans la lumière aveuglante. Loly se sent presque voler. Sa poitrine est grande ouverte ; elle pourrait courir toute sa vie. Au bout de quelques minutes, Bal ralentit puis il s’arrête. À contrecœur, elle interrompt sa course.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

Bal ne répond pas. Elle le cherche dans les derniers rayons du soleil.

– La nuit va tomber ! On y va ?

Il s’est assis sur le sol et la regarde d’en bas, les yeux plissés.

– Où veux-tu aller ?

Sa voix est faible.

– On va trouver un abri pour la nuit.

– Dehors ?

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Il ressemble à un enfant oublié sur une plage gigantesque.

En arrière-plan, les murs de Fortuna se distinguent de l’obscurité, un trait gris délavé.

– Oui, confirme-t-elle et lui tend la main. Tu viens ?

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