"Missak et Mélinée" d'Élise Fontenaille - Extrait

Page 1



MISSAK & MÉLINÉE


Du même auteur au Rouergue Diane l’ensauvagée - 2023, roman doado noir. Célina / Félina - 2022, roman boomerang. La malinche – 2022, roman doado. La sourcière – 2021, roman épik. Jesse Owens, le coureur qui défia les nazis – 2020, roman doado. La dernière reine d’Ayiti – 2016, roman doado. La révolte d’Éva – 2015, roman doado Noir. EBEN ou les yeux de la nuit - 2015, roman doado. Zizou au désert / Ziza dans l’oasis - 2014, roman boomerang. La cité des filles-choisies - 2014, roman doado. Banksy et moi - 2014, roman doado. Les trois soeurs et le dictateur - 2014, roman doado. Les poings sur les îles - 2011, album (ill. Violeta Lópiz). Le garçon qui volait des avions - 2011, roman doado. L’été à Pékin - 2010, roman dacodac. La cérémonie d’hiver - 2010, roman doado Noir. La reine des chats - 2010, roman zigzag (ill. Céline Le Gouail). Un koala dans la tête - 2009, roman dacodac. Chasseur d’orages - 2009, roman doado. Et aussi Bel ordure – 2016, Calmann-Lévy. Lettre à Dennis Rodman, bouffon de la Corée du Nord - Les Échappés/Charlie Hebdo, 2015. Blue book - 2015, roman, Calmann-Lévy. Ma vie précaire - 2012, roman, Calmann-Lévy. Le palais de mémoire - 2011, roman, Calmann-Lévy. L’homme qui haïssait les femmes - 2011, roman, Grasset. Les disparues de Vancouver - 2010, roman, Grasset (prix Erckmann-Chatrian 2010). L’aérostat - 2008, roman, Grasset. Unica - 2007, roman, Stock (grand prix de la SF 2008, prix Rosny). Brûlements - 2006, roman, Grasset (prix Plume d’or 2006). L’enfant rouge - 2002, roman, Grasset. Demain les filles on va tuer papa - 2001, roman, Grasset. Le palais de la Femme - 1999, roman, Grasset. La gommeuse - 1997, roman, Grasset.

Illustration de couverture : © Julien Rico © Éditions du Rouergue, 2024 www.lerouergue.com


Élise Fontenaille

MISSAK & MÉLINÉE

une histoire de l’affiche rouge



À Missak & Mélinée ; aux 23. À Marcel, Jean & Guy-Félix Fontenaille. À l’armée des ombres - les résistant·e·s de partout.



Vous avez hérité de la nationalité française… Nous, nous l’avons méritée ! Missak Manouchian, à la fin du procès du groupe Manouchian, avant leur exécution, le 21 février 1944.

C’était avant tout un poète. Ce qu’il voulait, c’était vivre, c’était parler, c’était aimer. C’était changer le monde, et se changer lui-même, non pas s’en séparer. Notre vie était un combat. Mélinée Manouchian

Nous étions en paix comme nos montagnes Vous êtes venus comme des vents fous Nous avons fait front comme nos montagnes. Missak Manouchian



1. la fresque – le visage

Un garçon marche un soir de juin dans Paris. Il avance au hasard dans une rue du 20 e arrondissement, une rue quelconque, où il n’est jamais allé. Un tout jeune homme, baskets noires, survêtement noir, cheveux clairs, yeux clairs, démarche souple et élastique. D’un peu loin, on dirait qu’il danse. Le 20 e, c’est ici qu’il vit, depuis deux ans, mais ce quartier, il ne le connaît pas vraiment. Il cherche un arbre. Au bout de la rue, une fresque immense, étalée sur huit étages : tout un immeuble. Un visage d’homme gigantesque, qui surplombe Paris, auréolé de rouge, entouré de roses et de barbelés. Sur son cœur, un profil de femme, et tout en bas, une poignée d’hommes, jeunes, auréolés eux aussi. Un drôle de christ moderne, en veste bleue et cravate, et ses apôtres en costume ? Quelques phrases écrites à la main, qu’il ne parvient pas à lire, le soir tombe. Juste : ma chère Mél…, ma bien aimée… 11


Le reste se perd, mangé par l’ombre. En bas de la fresque, sept hommes, visages penchés, l’air accablé. Qui sont-ils ? Le garçon est intrigué. Ce beau visage, sur trois étages, ce regard très brun, aux sourcils épais, l’expression de l’homme : douceur et fermeté. La fresque lui parle, le visage le fixe de ses grands yeux noirs. Le garçon se déplace, le regard le suit. Devant le mur peint, un arbre. Soudain, une délicieuse odeur l’arrête… À gauche, dans un renfoncement, un petit restaurant. Une vitrine étroite, illuminée. En plein jour, il ne l’aurait sûrement pas remarquée. Mais là, avec les lumières… du rouge, du bleu ! Un air de fête. Il avance, le regard le suit toujours. Une femme sort et se campe sur le pas de la porte. Belle ! Âgée, avec une expression incroyable. Ou plutôt… sans âge. Un geste, un sourire : – Entre ! Il marche vers elle sans y penser, comme happé. Comme s’il avait rendez-vous. C’est ici que ses pas le mènent, sous couvert de hasard. Un petit resto de quartier, un parfum de paradis. – Assieds-toi ! dit la femme, de sa voix grave, un peu rauque, avec un léger accent. Une voix de chanteuse, un peu gitane ; le garçon aime les gitans. 12


Il s’assied, s’enfonce plutôt, dans un vieux divan. – J’ai faim, mais je n’ai pas d’argent. Je suis parti de chez moi sans rien, je voulais juste faire un tour. – … et te voici : c’était écrit. Tu me paieras une autre fois ! Elle pose une assiette devant lui : – J’attendais des amis qui ne sont pas venus, ceux de l’affiche, tu les remplaceras ! Ceux de l’affiche ? A-t-il bien entendu ? Devant lui, comme par magie, une grande assiette creuse, emplie de boulettes, nappées d’une sauce onctueuse. – Tu tombes bien, je n’allais pas jeter ça… – Et moi j’ai tellement faim ! Le garçon dévore, il sent la vie revenir en lui. Il n’a jamais rien mangé d’aussi bon, la sauce divine chasse le spleen. Ou la gentillesse de la femme ? L’assiette est vide, il la sauce avec son pain, fin et rond. Il ne laisse rien : pas une trace. – Du lavash ! lui dit-elle. Un pain arménien, frais de ce matin. Son assiette luit, à croire qu’il n’y a jamais rien eu dedans ; la femme rit. – Tu vois, je t’attendais ! Je m’appelle Hermine. Et toi ? – Jibril… Elle s’incline : – Un nom d’archange… Enchantée, bel ange ! 13


Sourire complice. Le ventre plein, réconforté, Jibril regarde autour de lui. Le long des murs, des bocaux pleins de délices. Hermine en prend un, l’ouvre, en sort des petites noix confites. – Goûte-moi ça ! Il en croque une, tendre et sucrée, et gémit de bonheur. – Je peux m’allonger un peu ? Je suis épuisé. Il pense : Je me sens bien ici. Aucune envie de rentrer chez lui. Retrouver sa mère, ses reproches, sa chambre en vrac, sa fenêtre sur cour, non merci. L’absence de son père, ce vide criant, sa solitude. Les vacances qui s’annoncent, interminables, dont il ne sait que faire. Chercher du travail, reprendre ses études ? Il est bien mieux ici, au moins pour cette nuit. Il enlève ses baskets, étend ses jambes. – Tiens, un coussin pour ta tête, un autre pour tes pieds. Ça va mieux ? – Oui, beaucoup mieux ! Il ouvre les yeux, se redresse un peu. – Vous savez qui est peint sur le mur ? Dehors ? Le visage ? La femme s’assied dans un grand fauteuil rouge. – Oh oui ! Tu veux que je te raconte ? – Je veux bien. 14


– Ça risque d’être long… – J’ai tout mon temps. – Personne ne t’attend ? – Non. Hermine se lève. – Je tire le rideau, comme ça personne nous dérangera ; la cuisine est fermée, et ma mémoire grande ouverte. Elle revient avec une bougie rouge, de celles qui peuvent se consumer toute une nuit. – Le visage sur le mur, c’est celui de Missak… Hermine allume la bougie, un étrange parfum envahit la pièce. Odeur d’encens et de jasmin… – Missak Manouchian, son nom ne te dit rien ? – Rien du tout. – Alors ferme les yeux et ouvre grand tes oreilles… Étendu de tout son long, Jibril laisse la voix d’Hermine emplir son âme. Elle s’amplifie, devient chaude et profonde.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.