"Des jours comme des nuits" de Sébastien Joanniez - Extrait

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Sébastien Joanniez

des jours comme des nuits


L’éditeur tient à remercier le Centre national du livre pour son aide précieuse. Illustration de couverture : © Anne Brouillard © Éditions du Rouergue, 2024 www.lerouergue.com


En mémoire d’Emmanuel, pour Mona, cet arbre.

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends. J’irai par la forêt, j’irai par la montagne. Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps. Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées, Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit, Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées, Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit… Victor Hugo, Les Contemplations.



LES JOURS D’AVANT



Maman se maquillait toujours avant. Elle ne faisait jamais des pâtes presque tous les jours. On n’avait jamais le droit de rester après manger le soir et de se coucher aussi tard. Ou de boire du lait juste avant d’aller dormir. C’était une question d’équilibre. Elle n’était jamais fatiguée avant. Elle avait toujours quelque chose à faire, elle n’arrêtait pas d’aller dans la cuisine, dans les chambres, elle partait voir une copine, elle revenait avec des fleurs et des légumes, on mangeait de la soupe. Avant. Je me levais le matin, il y avait toujours Maman debout qui préparait mon cartable, et Papa faisait

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griller du pain pour mon frère Jérémy qui empilait des céréales dans son chocolat chaud. Je n’avais pas le droit d’avoir un téléphone. Je ne pouvais pas déjeuner dans le canapé ou boire le jus d’orange à la bouteille. C’était avant.


Avant, Papa regardait par la fenêtre. Le matin, quand je partais à l’école. Le soir, quand je rentrais, il était assis à la table de la cuisine. Il faisait des sudokus avec un crayon vert et une gomme blanche. Il me demandait comment c’était la journée à l’école. Si je voulais goûter, je pouvais prendre une part de la tarte aux poires du jardin. Ou un chocolat chaud. Ou les deux, si je préférais. Je m’asseyais avec lui, je ne racontais jamais l’école, je ne disais rien. Je mangeais la tarte en commençant par les fruits. Je regardais ses mains qui essuyaient les miettes de gomme sur le magazine. Je regardais sa barbe sur ses joues. Il ne se rasait plus, il laissait pousser sa barbe, il disait qu’il se raserait le jour où il retrouverait du travail.

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J’essayais de comprendre les sudokus. Mon père m’expliquait tous les jours. Mais j’oubliais d’écouter. – C’est simple, tu dois faire quarante-cinq partout. En ligne et en colonne. En utilisant les chiffres de un à neuf. Manon ? J’ouvrais des grands yeux et une bouche pleine de pâte à tarte. – Elle est bonne ta tarte. (Je ne trouvais rien à dire tellement je n’écoutais pas.) – Merci, disait mon père. (Il gommait toujours le même chiffre en soupirant.) Fais attention à ton lait. Je vérifiais dans la casserole le lait qui chauffait. Jérémy rentrait et jetait son cartable au milieu de la cuisine. Ma mère arrivait, pas loin derrière, en criant. – Ton cartable Jéré ! Ramasse-le et range-le s’il te plaît ! Et tiens-toi à carreau hein ! Tu sais ce qu’il a encore fait ?

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Elle embrassait Papa et elle continuait à parler en préparant un sandwich au fromage pour mon frère. – Il a donné un coup de poing à Enzo dans la classe ! Il a refusé de s’excuser, maître Alain l’a mis à la sieste tout l’après-midi ! Et tu sais quoi ? Il a dormi ! Ma mère s’arrêtait comme si elle réalisait que mon père n’avait rien dit. Elle le regardait. Lui et son magazine de sudokus. On aurait dit qu’elle allait pleurer. – Alors ? elle finissait par lui demander. – Bonjour, il disait. – Oui, bonjour. Jéré, viens manger ton sandwich ! Elle s’asseyait devant mon père. – Alors ? elle demandait. Papa haussait les épaules. Jérémy débarquait dans la cuisine avec une branche d’arbre et un frisbee.

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– J’ai faim. – Tiens. Maman lui tendait le sandwich. – Merci on dit. –… – Jéré, tu peux dire merci s’il te plaît ? –… – Jéré ? Tu cherches quoi là ? –… Mon frère baissait la tête. Ma mère posait le sandwich. – Tu veux que… Mon père frappait un grand coup soudain sur la table et tout le monde s’arrêtait. Même mon frère relevait la tête vers Papa qui le fixait avec des yeux noirs. – Tu vas obéir tout de suite Jérémy, il disait tranquillement les dents serrées. Et dire merci, tout de suite.

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– Merci, bredouillait Jérémy en prenant le sandwich sur la table. – Voilà. Maintenant, tu vas m’expliquer cette histoire de coup de poing. Tu as frappé qui et pourquoi ? Mon frère baissait la tête en pliant la bouche triste. Alors Papa le prenait par les épaules et l’asseyait sur la chaise à côté de lui. – Mange, il disait. Tu m’expliqueras après. Jérémy mâchait un morceau de pain pendant que mon père ramassait son sudoku, son crayon, sa gomme, et les reposait sur la table.


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