
Illustration de couverture : © Mathilde Foignet © Éditions du Rouergue, 2025 www.lerouergue.com

Illustration de couverture : © Mathilde Foignet © Éditions du Rouergue, 2025 www.lerouergue.com
illustrations Mathilde Foignet
Un clin d’œil affectueux aux « versinovelistes » qui ont assisté à la naissance de cette histoire. Un autre à mes élèves de bac pro mécanique auto qui ont été les premiers ados à lire ce texte (c’est le danger quand on a une prof qui écrit des livres…).
M. C.
Musée d’Orsay
– Putain de Lucas, putain de musée, allez tous vous faire foutre…
Coincée entre un seau à roulettes et un balai, Joséphine, dix-sept ans demain, maudit la terre entière à voix basse.
Ce n’est pas ça qui va la délivrer de son placard mais les gros mots lui font du bien, alors elle les enchaîne, les laisse glisser sur sa langue et voler autour d’elle. Insectes ivres dans l’obscurité.
Papillons de putaindemerdedeconnardetd’enculédesamère.
Phalènes aux ailes noires, bardées d’aiguilles de fer, qui la giflent à chaque fois qu’elles la frôlent.
Jo a mal au dos, aux fesses, à la nuque et au moral.
Le placard où ils l’ont enfermée est juste assez grand pour qu’elle puisse s’asseoir. Et encore, à
condition de garder les genoux serrés contre sa poitrine, remontés jusqu’à son menton. Boule de colère.
Depuis combien de temps est-elle là ? Une heure ? deux heures ? trois peut-être ?
Difficile d’estimer l’écoulement des minutes depuis le fond d’un placard, surtout avec un portable si vieux qu’elle est obligée de l’éteindre pour préserver sa batterie en fin de vie. Elle a bien demandé à en avoir un neuf, mais sa mère lui a répondu que son frère en avait plus besoin qu’elle, alors Joséphine a récupéré l’appareil de l’aîné. Comme elle porte son blouson, utilise son ancien sac à dos et ses chaussures de rando (pas de chance pour elle, ils ont la même pointure).
La dernière fois que Joséphine l’a allumé, l’écran indiquait 18 h 15, soit un quart d’heure après la limite donnée par la prof pour se regrouper devant l’entrée du musée.
À ce moment-là, Jo s’était dit que madame Bourgeron allait se rendre compte qu’elle manquait à l’appel, que les autres, bien obligés, viendraient la libérer.
Qu’en ouvrant la porte ils parleraient d’une blague, diraient « C’est bon, on en parle plus » et « T’as intérêt à fermer ta gueule. »
Qu’elle s’écraserait, comme d’habitude.
Hochement de tête, regard baissé devant le prof, le frère, le père. Colère enfermée à l’intérieur, juste à côté de la peur.
Mais là, Joséphine doit se rendre à l’évidence.
Personne n’est venu la chercher, elle est dans ce placard depuis une éternité, elle a mal au dos, aux fesses, à la nuque.
Et envie de pisser.
Ils l’ont oubliée.
Normande
Jo ne voulait pas venir à Paris, encore moins pour visiter un musée.
Un musée. C’est bien une idée de prof ça.
La culture, l’ouverture sur le monde, l’émancipation par l’art, des œuvres à citer pour le bac.
Conneries.
Comme si la prof avait la moindre idée de ce qu’est son monde.
Comme si ce musée avait le moindre rapport avec la vie qu’on lui destine.
Des meufs à poil, des bourgeois en habits, des dieux grecs ou romains, des mers sombres, des villes tristes, des campagnes et des vaches, des falaises pelées. Un monde conjugué au passé alors que Joséphine aimerait qu’il lui parle d’avenir.
L’art, une émancipation ? Sérieux, quelle blague.
Et puis, il y a ce truc qui tourne dans son esprit quand elle avance entre les allées, un moustique agaçant, un bourdonnement si diffus qu’elle met du temps à saisir ce qui la dérange.
Cette impression de ne pas être à sa place. Ici, à Paris, dans un musée.
Que l’art, comme la littérature, ce n’est pas pour elle.
Qu’elle ne vient pas du bon quartier, n’a pas les bonnes références et sans doute pas la bonne couleur. Un truc qu’on ne lui a jamais dit frontalement mais qu’elle a tout de même entendu.
Jo ne sait pas pourquoi elle y pense précisément ce jour-là (avant ça ne l’avait pas frappée) mais devant tous ces visages, peints ou sculptés, qui lui ressemblent si peu, elle y pense et se sent oubliée.
Enfin. Presque.
Parce qu’à force de déambuler, de suivre l’idée moustique qui vole autour de son crâne, elle a fini par dénicher quelques visages qui lui ressemblent :
La servante d’Olympia, tache noire en arrièreplan du célèbre tableau de Manet, à peine plus visible que le chat dressé sur le lit de la prostituée.
Trois musiciennes dans une scène de harem, femmes accroupies au pied de leur maître et jouant pour son plaisir.
Un buste, dans la galerie des sculptures, Femme des colonies, au sourire à peine esquissé.
Sauf que Joséphine n’est pas une domestique ni une fille de harem, et encore moins une esclave.
Non, Joséphine est née en Normandie.
C’est ce qu’elle répond quand on lui pose la question, qu’elle est normande. NORMANDE
Comme sa mère
Comme sa grand-mère
Comme les tartes, les pommes et le camembert
Même si ça en défrise certains quand elle dit ça
Quand ils insistent parce que : OK, Jo, t’es normande. Mais tes origines, c’est quoi ?
Parce que ta peau, tes cheveux, tes lèvres.
Même le prof d’histoire-géo a cette question au fond des yeux, avec ce regard en coin quand il est question de l’Afrique, d’esclavage et de colonisation.
Comme si être noire faisait d’elle une experte, comme s’il avait peur de la froisser, comme si ça ne concernait qu’elle alors qu’en fait, non.
– Bande de cons…
L’écho de sa voix entre les parois du placard brise le sort qui la gardait immobile.
Les mots fragments tombent autour d’elle comme des pétales fanés
Jo dénoue ses bras, les secoue pour en chasser les fourmis agaçantes
Lève une main à hauteur de sa joue.
Sa pommette droite la lance.
Celle qui a cogné l’étagère.
Jo sent encore la paume de Lucas entre ses omoplates
Entend les rires de ceuxquinontrienfaitmaisquiontregardé
Et sans doute filmé, posté sur les réseaux
Comme d’hab
Sang, morve et larmes dans la gorge
Joséphine déglutit pour faire passer
Sauf que ça ne passe pas
Ça ne passe plus Putain de musée.
Elle n’aurait jamais dû venir.
Aurait dû prétexter une gastro, des règles douloureuses, une migraine, n’importe quoi plutôt que de monter dans ce bus.
Mais sa mère a insisté. Paris, le musée d’Orsay, tu en as de la chance, j’aimerais tellement être à ta place ! a-t-elle dit en lui donnant l’argent, l’argent sueur qu’il ne faut pas gâcher.
Jo a failli lui répondre que sa « place » n’avait rien d’enviable, mais cette simple phrase aurait ouvert la porte aux questions.
Jo a trouvé plus simple de se taire, d’accepter, se convainquant que ça ne pourrait pas être pire qu’au lycée.
Une mauvaise idée.
Geste brusque pour tourner la tête, appuyer l’autre joue sur un genou, essuyer la morve et les larmes au passage.
Si Jo pouvait faire pareil avec cet après-midi, avec les jours, les mois qui ont précédé, ce serait bien.
Bien mais impossible, elle est assez lucide pour le savoir.
L’envie de pisser est si forte que ça lui fait mal
Pourquoi personne ne vient la chercher ?
Ils ne peuvent tout de même pas être partis sans elle. Non ?
Il faut qu’elle bouge
Jo se relève, jure quand sa tête rencontre à nouveau l’étagère
Donne un grand coup d’épaule contre la porte et…
La porte est ouverte.
Elle aurait pu sortir. Depuis longtemps.
Il suffisait d’oser, ce qu’elle n’a pas fait, ce qu’elle ne fait jamais par peur de se faire remarquer.
Comme quand elle tait les bonnes réponses en classe, les insultes, les photomontages, les pieds qui se tendent sur son passage, les chewing-gums dans ses cheveux, son sac de cours transformé en poubelle.
Joséphine la discrète, Joséphine l’effacée.
Jo qui, à cet instant précis, n’a qu’une idée en tête : vider sa vessie.