"Barabal Skaw" de Benjamin Desmares - Extrait

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La tribu des Désormais tome 2 - 2019, roman épik

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Le meilleur des pères - 2023, roman épik

Illustration de couverture : © Germain Barthélémy

© Éditions du Rouergue, 2025 www.lerouergue.com

Benjamin Desmares Barabal Skaw

prologue

Londres. 15 mars 1926

Avant de pouvoir enfin planter ses dents dans le gâteau, Charles Burnells avait dû manger sa part de pain noir. Mais à bientôt trente-deux ans, il pouvait s’enorgueillir d’être arrivé là où il le souhaitait. À force de persévérance, il était parvenu à poursuivre ses études alors que la majorité des hommes de son milieu rangeaient livres et cahiers pour travailler à l’usine.

Contre toute attente, le jeune homme avait réussi à traverser le plafond de verre propre à son origine sociale pour finalement accéder au poste de rédacteur en chef du Citizen, quotidien lu dans tout le royaume britannique.

Sa plume acérée faisait régulièrement trembler les grands de ce monde. Il se plaisait à publier dans son journal des enquêtes qui mettaient à mal les nantis et les puissants.

Ces dernières années avaient été riches en scandales et parmi ses cibles beaucoup l’avaient menacé ou attaqué en justice. Le jeune patron de presse, bien bâti et doté d’un caractère à toute épreuve, ne se laissait pas intimider et pouvait compter sur quelques solides appuis.

La vie de Charles Burnells était ainsi bien remplie, joyeuse et mouvementée. Mais ce n’était qu’un début. D’ici la fin de l’année, il voulait frapper un grand coup, en publiant un article explosif de ses amis Philip et Héléna. Le couple, soutien de la première heure du Citizen, avait consacré ces dernières années à réunir les preuves de l’existence d’une organisation criminelle sans équivalent par sa taille, son pouvoir et ses ramifications.

Charles venait d’acquérir un appartement splendide en plein cœur de Londres. Comble du bonheur, Elisabeth, sa femme, travaillait de son côté à l’écriture de romans qui commençaient à rencontrer leur public. La vie était douce pour le jeune directeur, qui pensait avoir mérité chacune des bouchées de ce gâteau.

Ce matin-là, il s’installa à la table du petit déjeuner en espérant que son thé chasserait le mal de crâne lancinant qui le gênait depuis quelques jours. Cela ressemblait à un acouphène qu’il oubliait sitôt qu’il entrait dans la salle de rédaction du journal et qu’il se mettait au travail. Rien de bien grave.

Charles reposa la tasse vide sur sa soucoupe. Une porte s’ouvrit et la bonne apparut avec les garçons dans les bras.

La vue des jumeaux le combla. Vifs et en bonne santé, Victor et Henry étaient les rayons de soleil de la maison. Charles se leva et alla à leur rencontre.

– Permettez que je vous libère de ces deux fardeaux, Marie, proposa Charles en tendant les bras.

La bonne sourit en lui confiant les enfants.

– Alors les affreux ? Affamés ?

Les jumeaux se contentèrent de gazouiller en agitant leurs jambes dodues. Charles, un fils sur chaque bras, s’approcha de la fenêtre ouverte. Les cloches de la cathédrale Saint-Paul résonnaient au loin.

La vue depuis l’appartement était un spectacle dont il ne se lassait pas. D’ici, il pouvait admirer la coupole de la cathédrale que ce matin de mars teintait de rose pâle, tandis que sous ses fenêtres la Tamise brillait comme si un morceau de soleil était tombé au fond. Il gonfla ses poumons de l’air printanier. Sans prévenir, l’acouphène se fit plus insistant. Il grimaça. La vision du fleuve lui parut d’un coup insupportable. Il ferma les yeux.

– Charles ?

Il n’avait pas entendu Elisabeth arriver. Il se tourna vers sa femme. Le bruit était passé.

– Bonjour chérie. J’admirais la vue.

– Oui, merveilleux, n’est-ce pas ? Autant de lumière à Londres en plein mois de mars, c’est de mauvais augure. Je te parie que l’été sera encore maussade et froid.

Il s’apprêtait à lui répondre lorsque le bruit ressurgit soudain avec une violence inédite. Les cloches de SaintPaul ne carillonnaient plus au loin, elles se trouvaient installées dans sa tête.

Il ferma les yeux une nouvelle fois pour chasser la douleur. Lorsqu’il les rouvrit, le calme régnait à nouveau. Il se tourna vers la fenêtre. Oui, une journée magnifique en perspective, se dit-il. Une journée que rien ne pourrait venir gâcher.

– Charles ? Tu vas bien ? s’inquiéta Elisabeth.

– Oui, répondit-il, lointain.

Charles Burnells lança un dernier regard en direction du clocher de Saint-Paul. Il se sentait apaisé. Plus aucun bruit ne se faisait entendre dans sa tête. Il inspira de nouveau l’air doux à pleins poumons. Puis, parfaitement calme, il jeta ses deux enfants par la fenêtre.

chapitre 1

Perth. Écosse. Bureau du docteur Melgrew.

6 avril 1926

– Pourquoi voles-tu, Barabal ?

– Parce que ça fait trop mal.

– Qu’entends-tu par là ?

– Le monde est vide. Personne ne semble s’en apercevoir, mais il n’y a que la nuit, partout. Même derrière le bleu du ciel.

– Tu pourrais m’en dire plus sur cette sensation de vide ?

Je n’ai pas répondu tout de suite, préférant laisser mon regard se promener le long du large cadre noir, accroché sur le mur d’en face. Au beau milieu se trouvait mon reflet. Ma longue silhouette se découpait parfaitement sur la panne de velours de la méridienne. D’aussi loin que je me souvenais, il me semblait avoir toujours été habillée de la même façon : bottines à lacets, longue jupe noire droite et ajustée à la taille, chemisier vermillon à boutons noirs resserré par un large ceinturon, noir également. Quant à ma tête, je ne l’aimais pas. Trop sage, trop blonde, elle ne disait rien de la sauvagerie qui m’habitait.

– Vous préféreriez quoi ? j’ai répliqué en tournant la tête vers le médecin. Que je vous raconte un conte de Noël ? Quelque chose qui commencerait par « Il était une fois dans un pays merveilleux… » ?

Le docteur Melgrew a laissé échapper un petit rire.

– Écoute, Barabal…

– Je vole, oui ! Depuis que je suis en âge de le faire. J’ai commencé par cacher des bouts de gâteau, des croûtons de pain, des épingles à nourrice, des papiers d’emballage ou des rubans. Je vole toutes sortes de choses que j’entrepose dans des cachettes. En accumulant des objets, je me construis des sanctuaires où je ne suis plus seule. Ce sont comme de petits univers dont je suis la reine. Vous voyez ?

Il a acquiescé en silence, attendant sans doute que je poursuive mon raisonnement. Mais je n’avais plus envie de parler.

– Hum… N’as-tu jamais pensé à te faire des amis ? a-t-il repris. On me dit que tu refuses de nouer des contacts avec les jeunes filles de ton école.

– Si, bien sûr. J’ai essayé à de nombreuses reprises. Mais à quoi bon quand vous risquez de perdre ceux que vous aimez du jour au lendemain ?

Le docteur Melgrew a commencé à lisser sa moustache entre le pouce et l’index de sa main droite. Depuis le temps, j’avais appris à reconnaître dans ce geste son agacement. Les choses n’allaient sans doute pas dans le sens qu’il souhaitait. J’avais toujours été douée pour faire naître la contrariété chez les autres.

Je m’en voulais de m’amuser ainsi. C’était quelqu’un de gentil, je crois. Et moi qui jouais les filles au cœur

de pierre… Ce que je venais de lui raconter était un peu exagéré.

Je voulais juste qu’il me laisse tranquille. J’avais toujours été seule, d’accord. Mais je m’en accommodais très bien. Je ne serai pas allée jusqu’à dire qu’être orpheline était une situation enviable. Il y avait cette façon qu’avaient les gens de vous regarder, ces familles chez qui l’on vous installait avant de passer vous prendre sans prévenir pour vous mettre ailleurs.

Combien de trésors avais-je été obligée de laisser derrière moi ? Combien de cachettes ? Des dizaines. Je me rappelais chacune. De la première – remplie de nourriture – à la dernière, que j’avais abandonnée sans un regard derrière moi, moins d’un an auparavant, remplie de pièces et de billets, de bijoux et d’objets de valeur patiemment amassés.

Je continuais à observer le médecin. J’avais fini par comprendre ce que cet homme représentait à mes yeux : ma cachette la plus sûre, un endroit où, grâce au secret médical, je pouvais déposer tous mes méfaits.

Mais, lui aussi, je l’aurai abandonné un jour. Sans un regard derrière moi, sans regret.

– Écoute Barabal, a poursuivi le bon docteur

Melgrew en délaissant les poils de sa moustache. Ces dernières années ont été compliquées. Je veux dire, avec les familles. Et puis, le dernier incident à l’école… Tu dois prendre conscience de la gravité de ton geste.

– Oui ? Et donc ?

– Eh bien, comme tu le sais, l’année scolaire se termine bientôt. En temps normal, au vu de ce qui s’est

passé, tu devrais changer de famille et d’établissement. Mais ce que nous aimerions te proposer aujourd’hui, si tu le veux bien… ce serait que tu fasses une pause pour rejoindre un nouvel internat à la rentrée de septembre, mais dans une autre région…

J’ai levé un sourcil. Au moins, cette proposition avait-elle le mérite de me surprendre.

– Oui, seulement voilà, a-t-il continué devant mon visage de marbre. Il s’agirait d’un établissement un peu spécial. C’est un…

– Qu’est-ce qu’il a de spécial votre internat ? l’ai-je coupé. C’est un hôpital psychiatrique ? Une prison ? Non ! Ne dites rien, j’ai deviné : un chenil !

Le docteur Melgrew a souri. Il a ôté ses lunettes pour les nettoyer. Encore un signe d’anxiété.

– Non, a-t-il répondu dans un rire un peu forcé, c’est un lieu tout ce qu’il y a de normal, mis à part que cet internat est mixte et qu’il se trouve sur une île.

– Une île ? C’est une blague ? Ne me dites pas que vous m’envoyez sur Portree ? La fille de ma précédente famille d’accueil est allée au lycée de Portree. Quand je l’ai croisée à son retour, elle avait oublié jusqu’à la signification de l’expression « ciel bleu ».

Le docteur a vérifié la propreté des verres de ses lunettes puis les a reposées sur son nez.

– Non, Barabal. Il ne s’agit pas de Portree. L’île dont je te parle ne se trouve pas en Écosse.

– Vous me faites peur, docteur. Où voulez-vous m’envoyer exactement ? Au Groenland ?

– Écoute, il n’est pas question ici de te punir mais plutôt de te donner une chance. Changer de contexte

peut parfois aider à grandir. L’île s’appelle Mélanos et elle se trouve au beau milieu de la mer Ionienne.

J’ai laissé passer quelques secondes, le temps pour mon cerveau de traiter l’information. Enfin, j’ai demandé d’une voix plus blanche que je ne le souhaitais :

– La mer Ionienne ? On parle bien de la même ?

– En dehors de celle qui se trouve entre la Grèce et l’Italie, je n’en connais pas d’autres.

Je me suis levée, raide. L’air commençait à me manquer.

– Je pars quand ?

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