La france dela désobéissance
I ll UST ra TIO n S : J ean lec OI n T re 108 XXI â JANVIER/FEVRIER/MARS 2008
KinĂ©sithĂ©rapeutes, artisans, chirurgiens, instituteurs, infirmiĂšres, paysans, chĂŽmeurs, retraitĂ©s, acteurs⊠Ils sont des milliers Ă avoir rejoint les rangs de la dĂ©sobĂ©issance civile. OrganisĂ©s en rĂ©seaux parfois trĂšs efficaces, ils se voient comme de nouveaux Robin des bois. Des Faucheurs volontaires aux DĂ©boulonneurs en passant par les DĂ©gonfleurs ou les Barbouilleurs, portrait dâune France invisible, entrĂ©e en dissidence au risque de lâillĂ©galitĂ©.
Par Maria Malagardis
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La france de La désobéissance
Y« Quarante mĂštres de chaĂźnes !!! Et vingtcinq cadenas⊠!? Mais vous prĂ©parez quoi au juste, les gars ? Une prise dâotages ? » Avec son accent traĂźnant du Sud, le vendeur en blouse orange ne cache pas sa perplexitĂ©. Et fronce les sourcils lorsque Marius mesure la taille des chaĂźnes autour de son buste massif. « Ne vous inquiĂ©tez pas, Mâsieur ! Câest juste pour nos petits jeux intimes », plaisante Nina, dreadlocks multicolores et tatouages en arabesques sur les bras. Câest vrai quâils nâont pas tout Ă fait lâair de clients ordinaires ces deux-lĂ , dans ce supermarchĂ© de bricolage dâun village des Landes. Lui Marius, costaud, plutĂŽt bonne tĂȘte, semble sorti dâun remake mĂ©ridional dâEasy Rider : santiags, jean noir et T-shirt frappĂ© dâun Ă©norme « Made in Tchernobyl ». Elle, petite, fĂ©brile, dĂ©jĂ prĂȘte au combat avec ses Rangers et ses ongles laquĂ©s, longs comme des griffes.
Il y a peu de clients en ce dĂ©but dâaprĂšs-midi. Le monde semble assoupi, la France si paisible. Des retraitĂ©s sâattardent au rayon jardinage. Nina et Marius y cherchent en vain des Ă©chelles en corde. Un haut-parleur distille une chanson de variĂ©tĂ© : « Câest quand le bonheur ? Câest quand le bonheur ?... Je suis pendu Ă cet espoir que vous mâavez soldĂ©âŠÂ » A la caisse, Marius rĂ©clame une facture. En route pour la bataille.
Au moins, ce jour-lĂ , la voiture de Marius nâest pas suivie. Il a lâhabitude, Marius, des fonctionnaires des Renseignements gĂ©nĂ©raux (RG) qui stationnent pendant des heures devant sa grande maison des Landes. Ou se cachent avec des jumelles derriĂšre les buissons, chez le voisin dâen face. Un jour, « ils » ont mĂȘme appelĂ© Ă son boulot : « Par chance, ce nâest pas mon chef mais un collĂšgue qui a dĂ©croché⊠Un type sâest prĂ©sentĂ© au nom du ministĂšre de la DĂ©fense. Il voulait des renseignements sur moi. Si je nâĂ©tais pas fonctionnaire, je serais dĂ©jĂ virĂ©... » La voiture longe Ă prĂ©sent une grande forĂȘt de pins. « Câest ici ! sâexclame Nina. Regarde, ils sont dĂ©jĂ lĂ ! Ils nous attendent. »
A intervalles rĂ©guliers, des camionnettes de gendarmes mobiles, comme Ă©garĂ©es en pleine nature, campent sous le soleil de ce dĂ©but de week-end, prĂȘtes Ă la confrontation. Un arrĂȘtĂ© prĂ©fectoral a interdit Ă la circulation tous les chemins de randonnĂ©e. Le porte-parole de lâElysĂ©e, David Martinon, a prĂ©fĂ©rĂ© reporter son mariage, prĂ©vu dans la rĂ©gion. Les forces de lâordre sont en Ă©tat dâalerte. La faute Ă Internet, lâarme fatale des rebelles du XXIe siĂšcle.
Depuis plusieurs jours, les DĂ©sobĂ©issants ont annoncĂ© leur intention de pĂ©nĂ©trer illĂ©galement dans le Centre dâessai des Landes. Braver la loi ? Presque une vocation pour ce jeune mouvement aty-
pique qui ambitionne de rassembler tous ceux qui ne font plus confiance aux rĂšgles classiques du combat politique.
Le Centre dâessai militaire des Landes est le terrain de jeu de ces nouveaux rebelles. Ou plutĂŽt de dĂ©fi. Sur la carte, ce nâest quâun vaste rectangle de 18 000 hectares entre Biscarosse et Mimizan : « 180 kilomĂštres carrĂ©s qui Ă©chappent en rĂ©alitĂ© au contrĂŽle des citoyens. Et oĂč la France prĂ©pare sa politique de rĂ©armement nuclĂ©aire », souligne le porteparole du mouvement.
La guerre dâusure
réinventée
Dans lâaprĂšs-midi, Marius, Nina, et leurs complices, sâenchaĂźneront aux grilles avec leurs chaĂźnes et leurs cadenas. A lâaide dâĂ©chelles de corde, ils franchiront les barbelĂ©s pour sâaventurer Ă lâintĂ©rieur de ce pĂ©rimĂštre verrouillĂ© par lâarmĂ©e.
Le rituel est immuable. Trois Ă quatre fois par an, le Mouvement des DĂ©sobĂ©issants se donne rendezvous devant la « zone interdite ». Objectif ouvertement assumĂ© : pĂ©nĂ©trer Ă lâintĂ©rieur, dĂ©jouer les rondes et les contrĂŽles pour mener des « inspections citoyennes » censĂ©es dĂ©noncer le programme du futur missile M51, prototype dâune nouvelle gĂ©nĂ©ration dâarmes Ă ogives nuclĂ©aires destinĂ©es aux sous-marins nuclĂ©aires français. Ce programme nâa rien de secret, il est juste « invisible » : personne nâen parle, pas plus les mĂ©dias que les politiques. Pour briser le silence, les DĂ©sobĂ©issants ont donc rĂ©inventĂ© la guerre dâusure.
« DĂšs quâon est averti dâun tir dâessai, on essaye de rentrer Ă lâintĂ©rieur. On veut sâapprocher au plus prĂšs de la zone de lancement pour faire capoter le compte Ă rebours », explique Sam, grand gaillard Ă la longue chevelure blonde qui roule avec prĂ©caution sa cigarette sur le parking du Parc des expositions de La Teste.
A quelques kilomĂštres dâArcachon, câest une succession dâentrepĂŽts et de hangars posĂ©s en bordure de la nationale. Pas vraiment le dĂ©cor rĂȘvĂ© pour guĂ©rilleros en herbe. Câest pourtant dans ce no manâs land industriel que les DĂ©sobĂ©issants prĂ©parent leurs troupes au combat sur une vaste esplanade coincĂ©e entre un Jardiland fermĂ© et les entrepĂŽts des Piscines arcachonnaises. Un peu plus loin, au restaurant Campanile, des reprĂ©sentants de commerce aux cravates colorĂ©es dĂ©couvrent la formule Ă 19,90 euros sans soupçonner que, deux ronds-points plus haut, des DĂ©sobĂ©issants sâĂ©chauffent Ă lâentraĂźnement.
« Allez, les gars, on sây met ! On va imaginer un truc : vous avez sĂ©questrĂ© le directeur dâune usine. Bon, dĂ©jĂ faut le savoir : sĂ©questrer quelquâun en France, ça peut coĂ»ter cher. TrĂšs cher mĂȘme. Si ça dure plus
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de vingt-quatre heures, vous risquez la prison Ă vie. Alors, je vous conseille au moins le sourire. Evitez lâattitude agressive qui alourdirait votre peine. » Debout au milieu du groupe, Sam, quarante-deux ans, fait le prof, ou plutĂŽt le « formateur ». Face Ă lui, les « stagiaires ». Ils sont Ă peine une dizaine, assis sur des chaises en plastique. Etrange « armĂ©e » oĂč se cĂŽtoient hippies nĂ©oruraux, adolescentes en quĂȘte de sens, jeunes altermondialistes Ă©bouriffĂ©s et vieilles dames indignĂ©es « par tout ce qui dĂ©conne dans la sociĂ©té ». On y croise aussi quelques profils inattendus, comme Patrice, chef dâentreprise de cinquante-deux ans qui « ne croit plus Ă la politique, ne regarde plus la tĂ©lé » et sâamuse la nuit Ă dĂ©monter les panneaux publicitaires. Tous disent ĂȘtre venus « pour voir ». La profession de foi des nouveaux rebelles, affichĂ©e sur un site Internet, les a convaincus. Ils se sont retrouvĂ©s dans ces mots qui faisaient Ă©cho Ă leurs interrogations :
« Nous sommes un certain nombre Ă penser que la situation inquiĂ©tante de notre planĂšte nous impose de retrouver le chemin de formes dâaction et de lutte plus efficaces et plus radicales. (âŠ) Conscients des limites liĂ©es aux modes traditionnels de mobilisation (pĂ©titions, manifestations...), nous avons dĂ©cidĂ© de former un rĂ©seau informel de militants de lâaction directe nonviolente. (âŠ) Des stages se tiennent rĂ©guliĂšrement. Vous pouvez y participer quelle que soit votre expĂ©rience du militantisme ou de lâaction directe non-violente. Ces stages sont aussi lâoccasion de discuter la prĂ©paration dâactions concrĂštes. »
LâĂ©mergence dâune colĂšre diffuse
Les stages ont lieu chaque mois en France. Dans des gĂźtes, des campings ou au milieu de hangars. Deux ou trois jours de formation pour 40 euros par stagiaire, repas et boissons compris. « Câest ici,
au Centre dâessai des Landes, que tout a commencĂ©, rappelle Sam, le formateur. En septembre 2006, nous avons dĂ©cidĂ© de pĂ©nĂ©trer pour la premiĂšre fois dans cette zone de tirs de missiles. CâĂ©tait la plus grande manif antinuclĂ©aire jamais organisĂ©e depuis les annĂ©es 70 ! » Les organisateurs sont dĂ©passĂ©s par le succĂšs. Des manifestants parviennent Ă pĂ©nĂ©trer sur le site interdit. Et alors ? Et aprĂšs ? « On nâavait aucune idĂ©e. On Ă©tait dans la zone interdite, la manif Ă©tait un succĂšs, mais on ne savait plus quoi faireâŠÂ »
Câest de lĂ quâest venue lâidĂ©e des stages : pour mieux prĂ©parer, pour encadrer aussi cette colĂšre diffuse dont les DĂ©sobĂ©issants ont pressenti lâĂ©mergence. Depuis ce jour de septembre 2006, Sam, cheminot Ă temps partiel, quitte une fois par mois son village du Tarn pour se rendre en Bretagne, en Lorraine ou en Provence afin de rencontrer et former les « stagiaires ». Il y croise Marius, formateur comme lui, ou encore Christian, un pĂšre au foyer, longtemps SDF.
Assis au milieu du cercle, Christian parle Ă la maniĂšre dâun instituteur. « DĂ©sobĂ©ir suppose dâabord un positionnement personnel, Ă©nonce-t-il tout en ajustant rĂ©guliĂšrement ses petites lunettes cerclĂ©es. Il faut toujours savoir jusquâoĂč lâon est capable dâaller, pour mieux rĂ©agir en cas dâinattendu. » Sam prĂ©cise : « Face aux forces de lâordre, nous sommes de toute façon dĂ©sarmĂ©s. Il faut utiliser ce dĂ©sĂ©quilibre, jouer de notre fragilitĂ©. Et surtout pas commencer Ă mettre des coups de boule aux flics ! » Bras croisĂ©s, les Ă©lĂšves Ă©coutent en silence. Il nây a ni pupitres, ni cahiers. Parfois, lâun se penche vers son voisin, puis vers un autre, rĂ©clame un stylo et note fĂ©brilement une phrase, un dĂ©tail vite griffonnĂ© sur un morceau de carton ou une feuille arrachĂ©e. Ils ont tous leurs histoires, leur raison dâĂȘtre lĂ . On ne leur demandera jamais de lâexpliquer. Et quand Sam se met debout pour mimer « le poids mort » â un manifestant qui sâaffale dans les bras dâun policier pour le bloquer â rares sont ceux qui rĂ©alisent quâil a dĂ©jĂ vĂ©cu tout ça : la violence, les flics qui chargent, la peur aussi.
Lâengagement de Sam sâest nouĂ© Ă Falslane, en Ecosse, mythique théùtre de la bataille engagĂ©e par les nouveaux rebelles. Falslane abrite la plus grande base nuclĂ©aire de lâOtan en Europe. Dans lâindiffĂ©rence apparente du monde, on sây est battu tous les jours en 2007. Pacifistes, militants antinuclĂ©aire, nouveaux romantiques et vieux rebelles sont venus de toute lâEurope faire le siĂšge de cette forteresse. Un an durant, ils ont bloquĂ©, forcĂ©, assailli. Un Ă©vĂ©nement existe-t-il quand on nâen parle pas ? LâĂ©cho de ce vacarme nâa pas traversĂ© la Manche. Mais Sam, lui, y Ă©tait « au printemps avec le groupe
«âOn va imaginer un truc : vous avez sĂ©questrĂ© le directeur dâune usine. Bon, dĂ©jĂ faut le savoir : sĂ©questrer quelquâun en France, ça peut coĂ»ter cher. Si ça dure plus de vingt-quatre heures, vous risquez la prison Ă vie.
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Alors, je vous conseille au moins le sourire.â»
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français ». Et trĂšs vite, ce fut le clash. PlaquĂ© Ă terre, menottĂ©, le voici interpellĂ©, jetĂ© dans une cellule, livrĂ© Ă lui-mĂȘme : « Personne ne me disait rien. JâĂ©tais en isolement absolu. Jâavais un livre avec moi et jâen lisais dix lignes par jour. Pour lâĂ©conomiser. Le reste du temps, je rĂ©flĂ©chissais. Je ne suis ni un terroriste ni un martyr, mais jusquâoĂč Ă©tais-je prĂȘt Ă aller ? Prendre des risques et finir en prison ? Oui. A une condition : Ă©viter la violence. Parce que je serais toujours perdant face Ă celle des forces de lâordre. »
Il fait nuit Ă prĂ©sent. Les joints ont souvent remplacĂ© les cigarettes. Quelquâun a mis de la musique. AprĂšs les cours du jour, « stagiaires » et formateurs se retrouvent autour dâune grande table en bois pour un repas qui rĂ©veille des souvenirs dâenfance. Comme dans une colonie de vacances, pĂątĂ©, baguette et salade passent de main en main. « Câest quand mĂȘme un peu le bordel vos stages », plaisante Didier avec lâaccent chantant du coin. Lui, petit barbu au visage chiffonnĂ©, passe juste pour le dĂźner. Il connaĂźt tout le monde depuis le temps quâil sabote les panneaux publicitaires, dĂ©truit les champs dâOGM, peint des slogans sur la nationaleâŠ
« Grand Gourou », un mentor si discret Briscard multicartes sur le front des luttes, il sourit quand on lui raconte les jeux de rĂŽle imaginĂ©s au cours de cette journĂ©e de stage. La fausse confrontation entre flics et manifestants avec un corps Ă corps qui, finalement, a tournĂ© Ă la bousculade gĂ©nĂ©rale. Ou encore cette rĂ©pĂ©tition de manif, trĂšs organisĂ©e. En premiĂšre ligne, les activistes : « les bloqueurs », qui affrontent les policiers, essayent de gagner du terrain et de sây maintenir.
des slogans sur la nationaleâŠ
Puis, les « sensibilisateurs », chargĂ©s de dialoguer avec la police, la presse ou la foule et que lâon appelle souvent « peacekeepers » : « Parce quâen français, ben heu⊠âgardiens de la paixâ, ça Ă©voque quand mĂȘme autre chose, hein ! » Enfin, « les anges gardiens » ChargĂ©s dâassister les « bloqueurs », ils sont les seuls Ă pouvoir libĂ©rer les activistes enchaĂźnĂ©s : « Evidemment, si ça dure longtemps, tâauras peut-ĂȘtre envie de pisserâŠÂ »
De cette fausse piĂšce de théùtre qui peut parfois prĂȘter Ă sourire, on retient dâabord le folklore. Depuis peu, il attire les mĂ©dias comme des mouches. Des manifestations planifiĂ©es et organisĂ©es comme une action commando ? Des formateurs, qui, tels de vieux sages Jedi, ont vu un jour « le cĂŽtĂ© obscur de la force » ? VoilĂ bien un « sujet en or » pour la presse
«âCâest quand mĂȘme un peu le bordel vos stagesâ», plaisante Didier. Lui, petit barbu au visage chiffonnĂ©, passe juste pour le dĂźner. Il connaĂźt tout le monde depuis
le temps quâil sabote les panneaux publicitaires, dĂ©truit les champs dâOGM, peint
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ou la tĂ©lĂ© ! Une fois achevĂ©s les jeux de rĂŽle, les fausses scĂšnes de batailles enregistrĂ©es ou « mises en boĂźte », restent pourtant quelques questions. Dont celle-ci : qui sont les gĂ©nĂ©raux supposĂ©s conduire Ă lâaffrontement ces troupes de bric et de broc ? « Nous sommes des citoyens lambda. Il nây a pas de chef, pas de leader. Nous voulons rester anonymes », assure Christian dâun ton lent.
Ce nâest pas tout Ă fait vrai : il nây a pas de chef, mais il y a bien un mentor, si discret quâon le remarque Ă peine. Calvitie prĂ©coce et allure de jeune financier, il ne ressemble pas aux autres, ne boit pas, ne fume pas et dispose de lâaisance de celui qui rĂ©flĂ©chit et organise. Il le sait dâailleurs, en joue. Sur les forums Internet, son nom de code, ironique, est « Grand Gourou ».
YAncien de Greenpeace, une bonne Ă©cole pour apprendre Ă former des activistes, « Grand Gourou » se tient ce soir Ă lâĂ©cart de la tablĂ©e enfumĂ©e oĂč Christian explique la vraie finalitĂ© du mouvement : « Ce nâest pas un truc de baba cool. La nonviolence, on en parle beaucoup, mais câest juste un outil. Lâessentiel est ailleurs : faire germer la dĂ©sobĂ©issance, lâamener au plus profond de nous. » Un temps : « Dans la sociĂ©tĂ© actuelle, ce qui ressort câest la passivitĂ© des gens qui pensent quâon ne peut plus rien changer. Il faut rĂ©veiller leur conscience. » Paris, mĂ©tro GlaciĂšre, un vendredi soir sous la pluie. La voilĂ donc, cette foule passive et fataliste. Ces visages fermĂ©s
qui se bousculent en silence au portillon, Ă©paules rentrĂ©es, pour oublier le crachin gris qui surprend Ă la sortie dâune journĂ©e de travail. Une de plus, et il faut se dĂ©pĂȘcher de rentrer. Ont-ils seulement remarquĂ© ? Ce jeune homme avec un haut-parleur et un tabouret, qui sâinstalle au milieu des flots charriĂ©s par le mĂ©tro ? Et les policiers ce soir-lĂ ? Bien campĂ©s sur leurs bottes devant la buvette du Chicco Burger, sous la colonne du mĂ©tro aĂ©rien ? Le jeune homme au haut-parleur interpelle soudain la foule. De petits groupes de badauds sâassemblent autour de lui. « Ce soir nous allons transgresser la loi, annonce lâorateur dâun ton joyeux. Nous assumons quâil faut parfois dĂ©sobĂ©ir pour que la loi progresse... » Timides applaudissements. Un second orateur grimpe sur le tabouret, lit un texte Ă©voquant les « progrĂšs rĂ©alisĂ©s » quant aux « nouvelles lĂ©gislations sur lâaffichage publicitaire Ă ParisâŠÂ », lĂšve le nez pour ajouter en souriant : « Si nous nâĂ©tions pas intervenusâŠÂ »
Cinq cars de CRS viennent de se garer le long du trottoir. Impassible, un policier en civil muni dâun talkie-walkie sâapproche. Lâorateur enchaĂźne : « Il nâest pas question de nous opposer Ă la police. Vous nâimaginez pas le plaisir de se faire arrĂȘter et de sâexpliquer devant un officier de police. »
Un petit cortÚge se met en marche. Les CRS suivent. Etrange défilé en vérité : une trentaine de personnes remontant la
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rue de la GlaciĂšre, encadrĂ©es par autant dâuniformes et suivies par une longue chenille de cars de police. Non loin de la prison de la SantĂ©, Ă quelques pas de lâhĂŽpital Sainte-Anne, la troupe sâimmobilise. Un immense panneau publicitaire lumineux attire tous les regards. On y reconnaĂźt un animateur populaire au sourire conquĂ©rant. Le voilĂ couvert dâune giclĂ©e de peinture et dâun gigantesque graffiti : « Privatisation de lâespace public : Non ! » Les policiers observent, sans broncher. Les passants lĂšvent la tĂȘte, surpris. Dâautres slogans maculent une marque de voiture. Un texte est distribuĂ© Ă la petite foule de sympathisants. En chĆur, celle-ci entonne « la chanson du Barbouilleur », une reprise un peu particuliĂšre du DĂ©serteur de Boris Vian :
« Monsieur le PrĂ©sident,/ (âŠ) Jâen ai assez de voir/ Lâhorreur publicitaire/ DĂ©cor totalitaire/ Du matin jusquâau soir/ Monsieur le PrĂ©sident/ Je ne supporte plus/ Ces photos qui polluent/ La vue de tous les gensâŠÂ »
VoilĂ , câest terminĂ©, fini pour ce soir. Les « barbouilleurs » descendent de leurs escabeaux, rangent les bombes de peinture. Comme pour un exercice de routine, les policiers les alignent contre le mur et les emmĂšnent en fourgon jusquâau commissariat voisin. Personne ne rĂ©agit ni ne proteste. On se croirait sur le tournage dâun film. Lequel se rĂ©pĂšte tous les derniers vendredis de chaque mois depuis novembre 2005, date de crĂ©ation du Collectif des DĂ©boulonneurs. Son but ? Lutter contre lâinvasion des pubs, imposer dâen limiter la taille en usant dâactions illĂ©gales, les « barbouillages », annoncĂ©es Ă lâavance sur le site du collectif
Le « chef dâorchestre »
« Nous ne sommes ni une association, ni un parti. On ne se compte pas. Personne nâest mis en avant », explique Vincent dans la pĂ©nombre dâun petit appartement de lâEst parisien. Informaticien, Vincent travaille en free-lance, ce qui lui laisse du temps pour sâoccuper des DĂ©boulonneurs et militer contre les OGM, le nuclĂ©aire⊠« La pub nourrit beaucoup dâenvies artificielles. On pousse les gens Ă la surconsommation et on les rend malheureux. »
Son petit studio ressemble Ă une chambre dâĂ©tudiant. Sur la porte du « salon », il a affichĂ© lâarticle 35 de la DĂ©claration des droits de lâhomme. Pas celle de 1948, mais celle de 1793. Celle de Saint-Just, dont trois articles justifient le droit Ă lâinsurrection. Et notamment le dernier, lâarticle 35 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, lâinsurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacrĂ© des droits et le plus indispensable des devoirs. »
« Je suis passé à la désobéissance civile parce que
les actions lĂ©gales ne mĂšnent Ă rien, explique le jeune trentenaire un peu timide. Il existe plein dâassociations antipublicitĂ© qui montent des dossiers, attaquent en justice. A priori câest facile : un tiers des panneaux de pub sont illĂ©gaux en France. Mais au final, la justice traĂźne et les dossiers sâĂ©puisent dâeux-mĂȘmes. » Pour Vincent, « la vraie question nâest pas lâillĂ©galitĂ©, mais la lĂ©gitimité » : « Depuis toujours, il y a eu des combats contre la loi qui se sont rĂ©vĂ©lĂ©s justes aprĂšs coup. Les rĂ©sistants, les 343 salopes pour le droit Ă lâavortement⊠Tous se sont un jour opposĂ©s Ă la loi. »
Sur lâĂ©cran de son ordinateur dĂ©boule un mail annonçant la prochaine action des DĂ©boulonneurs. Avec rĂ©partition prĂ©cise des rĂŽles : cette fois-ci, Manu, Sophie et Damien seront « barbouilleurs », Thomas sâoccupera de la « gestion de la foule », Luc sera le « chef dâorchestre ». Le jeu de rĂŽle se dĂ©roulera en temps rĂ©el. Il rappelle Ă©videmment les leçons des DĂ©sobĂ©issants.
Vincent est un « historique ». Il a suivi le premier des stages organisĂ©s par les DĂ©sobĂ©issants Ă la fin 2006 dans le Vercors, berceau de la RĂ©sistance française. « Pour cette premiĂšre, on Ă©tait encadrĂ© par les Bombspotters, des activistes antinuclĂ©aire belges super-efficaces. Mais la vraie rĂ©fĂ©rence pour notre gĂ©nĂ©ration, câest Greenpeace depuis ce jour mythique de 1971 en Alaska oĂč ils ont rĂ©ussi Ă entrer sur la zone dâessais nuclĂ©aires de lâarmĂ©e amĂ©ricaine. »
LâĂ©tĂ© dernier, Vincent sâest portĂ© volontaire pour prendre dâassaut le Centre dâessai des Landes. Presque par hasard, il a rĂ©ussi Ă sâapprocher de la zone dâenvoi du missile ! Des militants restĂ©s Ă lâextĂ©rieur ont averti les autoritĂ©s. Lesquelles ont cru Ă un coup de bluff. Et ont dĂ©clenchĂ© le tir. Jamais Vincent nâa oubliĂ© ce moment vertigineux : la forĂȘt tout entiĂšre qui se met Ă trembler dans un vacarme dâapocalypse, le missile qui dĂ©colle sous ses yeux, sa terrifiante puissance de feu.
La victoire des Déboulonneurs
Nul communiquĂ© officiel, aucun article de presse nâa jamais fait Ă©tat de la prĂ©sence dâun activiste si prĂšs du champ de tir dâun missile balistique lancĂ© Ă 8 000 km de distance, au large de la Guyane. « Quand on rĂ©alise que les choses ne se passent pas exactement comme lâaffirme la version officielle, on dĂ©veloppe forcĂ©ment un esprit critique. On se rend compte que, sur dâautres sujets quâon connaĂźt moins bien, ça doit ĂȘtre pareil », note Vincent. Son engagement, il lâexplique en quelques mots : « Je ne me sens pas rĂ©volutionnaire. Je veux juste alerter lâopinion, susciter des dĂ©clics chez les gens. »
Des « dĂ©clics » qui peuvent coĂ»ter cher Ă leurs auteurs. La police nâintervient jamais pendant les
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« barbouillages » parce quâelle sait que les activistes ne rĂ©sistent pas. Chacun est alors dans son rĂŽle. Au commissariat, lâambiance peut changer : « On ne doit rien dire sur le collectif, câest la rĂšgle. Mais les flics te cuisinent, cherchent parfois Ă tâintimider. Psychologiquement, ça peut ĂȘtre violent », explique Vincent, dĂ©jĂ poursuivi en justice.
CâĂ©tait il y a un an. Il faisait partie dâun groupe de sept DĂ©boulonneurs qui comparaissait devant le tribunal correctionnel de Paris pour avoir « barbouillé » des publicitĂ©s Ă la gare dâAusterlitz. Peine encourue : cinq ans de prison et 75 000 euros dâamende. Vincent a eu de la chance : reconnus coupables, lui et ses compagnons ont Ă©tĂ© condamnĂ©s Ă un euro symbolique. Le procĂšs, en revanche, a donnĂ© lieu Ă trois heures de dĂ©bats, largement repris par les mĂ©dias, sur les nuisances publicitaires. Au final, ce fut une vraie victoire pour les DĂ©boulonneurs, et leur avocat, François Roux, personnalitĂ© singuliĂšre devenue incontournable.
YTribunal de grande instance de Bobigny. Le voici, MaĂźtre Roux, en toge et Ă lâĆuvre. A ses cĂŽtĂ©s, les prĂ©venus : un musicien, trois scĂ©naristes. Debout, mains croisĂ©es dans le dos, face Ă la prĂ©sidente du tribunal, les quatre sont accusĂ©s dâ« entraves Ă la libertĂ© de travail » pour avoir perturbĂ©, le 18 octobre 2003, une Ă©mission en direct de la Star Academy. Deux dâentre eux rĂ©pondent Ă©galement de « violences volontaires avec dĂ©gradations ». En jeans et vestes en velours cĂŽtelĂ©, ils dĂ©clinent tour Ă tour leur identitĂ© : deux sont nĂ©s peu aprĂšs la LibĂ©ration, deux Ă la veille des manifs de 68. Tous sont des enfants des Trente Glorieuses. Une parenthĂšse de prospĂ©ritĂ©, entre guerre et crise, aujourdâhui rĂ©volue : « On a voulu rĂ©sister Ă une loi inĂ©galitaire qui allait condamner certains dâentre nous au RMI. Je me suis senti solidaire. Jâai suivi le mouvement », se dĂ©fend lâun des prĂ©venus. Câest le musicien, il a cinquantecinq ans et rappelle que le statut dâintermittent fut, longtemps, « un bon moyen pour pratiquer un mĂ©tier modeste ». JusquâĂ ce quâil soit remis en cause. Et que les artistes descendent dans la rue. Les manifestations jalonneront lâannĂ©e 2003. A la mi-octobre, des protestataires investissent les studios de TF1. La manif tourne Ă lâaffrontement lorsquâils tentent de forcer le plateau de la Star Acâ : une porte vitrĂ©e brisĂ©e, plusieurs blessĂ©s.
« Vous avez été désignés comme les meneurs⊠rappelle la présidente du tribunal.
- Il nây avait ni meneurs, ni gĂ©nĂ©raux⊠On nous a attrapĂ©s au hasard », assure lâun des inculpĂ©s.
Aucun reprĂ©sentant de TF1 ne sâest prĂ©sentĂ© au tribunal. La prĂ©sidente rappelle que la chaĂźne reven-
dique un « prĂ©judice de deux millions dâeuros de pertes, en Ă©crans publicitaires ». Rires de lâassistance, nombreuse dans la salle. Des intermittents venus, bien sĂ»r, par solidaritĂ©. Et des « comparants volontaires ». Une nouveautĂ©, une « trouvaille » juridique de MaĂźtre Roux.
« Nous y étions aussi »
Lâavocat, justement, se lĂšve. Et rappelle immĂ©diatement que « trente et un comparants volontaires sont prĂ©sents aujourdâhui dans la salle ». Jamais avant ce jour Ă Bobigny, les intermittents ne sâĂ©taient « mouillĂ©s » Ă ce point, en se proposant dâĂȘtre accusĂ©s en mĂȘme temps que ceux qui se sont fait attraper. « La situation est un peu particuliĂšre, souligne MaĂźtre Roux en sâadressant Ă la prĂ©sidente du tribunal. VoilĂ des citoyens qui viennent vous dire : âNous y Ă©tions nous aussi.â Et demandent par consĂ©quent Ă ĂȘtre entendus en mĂȘme temps que les personnes convoquĂ©es. Ce nâest pas une dĂ©marche facile ni habituelle, mais nous la rencontrons aujourdâhui, de plus en plus souvent dans ce genre dâactions. » Lâavocat dĂ©veloppe son argument : « Combien de fois ont-ils Ă©tĂ© plus de quatre ? Et combien de fois nâa-t-on jugĂ© que ceux qui ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s ? Aujourdâhui, ils vous disent âchiche !â et viennent sâadresser Ă vous, juges indĂ©pendants. Il y a eu plusieurs groupes, dites-vous ? De multiples centres dâactions ? Avant et aprĂšs ? Vous avez donc choisi les responsables au hasard ? Alors sachez que dâautres sont lĂ , dans cette salle, Ă la disposition de la justice, pour rĂ©pondre de leurs actes. »
RĂ©pondre des actes commis ? La question est essentielle aux yeux de ceux qui dĂ©cident de franchir la ligne rouge de la dĂ©sobĂ©issance. « Le jour oĂč jâai compris que jâallais devoir dĂ©sobĂ©ir aux lois de mon pays, je suis allĂ© trouver ma femme et mes filles. Je leur ai demandé : âEst-ce que je dois prendre le risque dâaller en prison ?â, âEst-ce vous lâassumerez Ă mes cĂŽtĂ©s ?â
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La chaĂźne TF1 revendique «âun prĂ©judice de deux millions dâeuros de perte en Ă©crans publicitairesâ». Rires de lâassistance, nombreuse dans la salle.
La france de La désobéissance
Elles mâont rĂ©pondu âouiâ. Sans hĂ©siter », se souvient Jean-Baptiste Libouban, sosie de lâabbĂ© Pierre ! Quand on le croise pour la premiĂšre fois, câest ce qui saute aux yeux : mĂȘme barbe blanche, mĂȘme regard pĂ©tillant et un grand pull campagnard Ă la place de la soutane.
Inconnu du grand public, cet octogĂ©naire Ă©nergique est le vrai inspirateur du plus mĂ©diatisĂ© des mouvements de dĂ©sobĂ©issance civile : les Faucheurs volontaires. Souvent associĂ©s Ă JosĂ© BovĂ©, ces destructeurs de champs de maĂŻs OGM ont, en rĂ©alitĂ©, trouvĂ© leur inspiration dans la tĂȘte dâun vieil homme qui vivait depuis longtemps retirĂ© dans une communautĂ© du Larzac.
ConfrontĂ© Ă un « monde qui joue Ă lâapprenti sorcier » et Ă un irrĂ©pressible sentiment dâimpuissance, Jean-Baptiste Libouban sâest dit, un beau matin, quâil nây avait plus de choix : il fallait maintenant dĂ©truire en groupe et ouvertement ces cultures jugĂ©es nocives, il fallait prendre le risque dâarracher les plants de maĂŻs OGM pour empĂȘcher Ă tout prix la contamination. Et donc, dĂ©sobĂ©ir Ă la loi.
Il en a, bien sĂ»r, parlĂ© Ă son « ami José ». Avec quelques proches, tous deux ont profitĂ© dâun grand rassemblement en 2003 dans le Larzac pour « ouvrir le bureau dâembauche ». Grosse dĂ©ception : « On pensait susciter lâenthousiasme, sauf quâau dĂ©part, on nâĂ©tait pas si nombreux. » Les deux compĂšres ont persĂ©vĂ©rĂ© : « DĂšs lâannĂ©e suivante, nous Ă©tions plus de 1 000 ! Aujourdâhui, nous sommes 6 700 Faucheurs volontaires en France. »
Une élégante jeune retraitée
Tous comme les autres DĂ©sobĂ©issants, JeanBaptiste Libouban nâa jamais oubliĂ© sa « premiĂšre fois » : « CâĂ©tait comme une grande messe ! Nous avancions sans hĂ©siter, arrachant de nos mains les plants de maĂŻs. A chacun sa rangĂ©e. Et Ă la fin, au milieu des tournesols, sous un ciel bleu intense, on les a vus apparaĂźtre, les kĂ©pis ! On a continuĂ© avec encore plus de dĂ©termination. On avançait vers eux, rĂ©solument, dans un silence solennel. Un grand moment », soufflet-il, les yeux plissĂ©s.
Quelques secondes durant, Jean-Baptiste semble sâĂȘtre abstrait du monde rĂ©el. Disparue cette salle des fĂȘtes de Mainvilliers dans la pĂ©riphĂ©rie de Chartres oĂč il se trouve. OubliĂ© ce dĂ©cor rose saumon aux lumiĂšres trop fortes⊠Une centaine de Faucheurs venus des quatre coins de France sont lĂ , rĂ©unis autour de quelques quiches maison accompagnĂ©es de gobelets de cidre. Assis Ă lâentrĂ©e, sous le poster du prochain « dĂźner dansant de Jacques Besset, accordĂ©oniste », Dominique sâarrache les cheveux : il est chargĂ© de loger tout
le monde. Les Faucheurs ne vont jamais Ă lâhĂŽtel mais sont accueillis chez des sympathisants unis par la solidaritĂ© invisible du « rĂ©seau ».
« TrĂšs impliquĂ©e auprĂšs des sans-papiers », Jacqueline en est. Cette Ă©lĂ©gante jeune retraitĂ©e se propose dâaccueillir ce soir sept Faucheurs dans sa grande maison du centre de Chartres. « Si tu ne ronfles pas trop, tu peux dormir avec moi dans le bureau, il y a encore un matelas disponible. Mais tu es bien sĂ»r que tu ne ronfles pas ? » demande une grande tige en jogging Ă un quinquagĂ©naire dĂ©bonnaire en panne de lit.
Comme tous les adeptes de la dĂ©sobĂ©issance civile, les Faucheurs disposent de soutiens partout. ReliĂ©s entre eux par le « rĂ©seau », ces complices anonymes et discrets dessinent le visage dâune France Ă©tonnante et invisible entrĂ©e en dissidence au risque de se placer hors-la-loi. Dans ce pays-lĂ , les combats des uns sont le combat de tous. Comme ici Ă Chartres : si les Faucheurs y sont rĂ©unis, câest dâabord en raison du procĂšs fixĂ© au lendemain.
Les confrontations avec la justice jalonnent lâhistoire du mouvement. Il y eut « les trois de Saint-Georges », les « neuf de Guyancourt »⊠Il y a maintenant les « cinquante-huit de Poinville ». Tous Faucheurs, ils ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s en aoĂ»t dernier lors de la destruction sauvage dâun champ dâessai OGM Ă Poinville (Eure-et-Loir). Ils comparaissent au tribunal de grande instance de Chartres. Leur avocat ? Un certain MaĂźtre Roux, bien sĂ»r.
ArrivĂ© en ville il y a peu, il sirote une tasse de thĂ© au Grand-Monarque, un hĂŽtel tout en dorures plantĂ© sur la place des Epars Ă Chartres. Lâhomme aime les dĂ©fis. Il a assurĂ© la dĂ©fense de Zacarias Moussaoui, ce Français inculpĂ© dans les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis, celle de Rwandais accusĂ©s de gĂ©nocide. La veille de son arrivĂ©e, il Ă©tait encore au Cambodge, prĂ©parant la dĂ©fense de « Douch », de son vrai nom Kang Kek Ieu, qui dirigea pour les Khmers rouges le centre de dĂ©tention S-21.
Patchwork « made in France »
Pour MaĂźtre François Roux, les choses sont claires : « Face Ă une loi injuste, il existe des rĂ©voltes lĂ©gitimes et les tribunaux doivent les reconnaĂźtre comme telles. » Un « état de nĂ©cessité » auquel il a consacrĂ© un livre et de nombreux articles. « Les intermittents font de la dĂ©sobĂ©issance civile sans le savoir, sans la conceptualiser. Les Faucheurs volontaires, câest diffĂ©rent. Ils sont trĂšs engagĂ©s et dĂ©fient la loi en connaissance de cause », explique-t-il. Et les militants anti-avortement qui sâenchaĂźnent aux grilles des cliniques ? Les sympathisants de la cause animale qui « libĂšrent » les lapins enfermĂ©s dans les
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Dominique sâarrache
labos ? Sont-ils, eux aussi, en « état de nĂ©cessité » ? Lâavocat hĂ©site : « Ces mouvements-lĂ sâen prennent Ă lâintĂ©gritĂ© physique ou utilisent la violence, câest diffĂ©rent ». ConcĂšde : « Je sais bien, câest une rĂ©ponse partielle ». Conclut : « En rĂ©alitĂ©, dĂ©sobĂ©ir nâest pas tellement dans la culture française. Mais certaines Ă©poques suscitent plus de rĂ©voltes. »
Apparemment, nous y serions. Cinquante-huit prĂ©venus ! Soit quatre pleines rangĂ©es dans la grande salle du tribunal. Pas vraiment impressionnĂ©s, les voici qui pouffent, se poussent des coudes, gesticulent sans cesse Ă la maniĂšre dâune classe indisciplinĂ©e. Le prĂ©sident du tribunal joue Ă lâinstituteur, rĂ©clame le silence, fait lâappel. Lâun aprĂšs lâautre, les prĂ©venus se lĂšvent. Ils viennent des quatre coins du pays. Sont kinĂ©sithĂ©rapeutes, artisans, instituteurs, infirmiĂšres, paysans, chĂŽmeurs, retraitĂ©s⊠Des jeunes comme des vieux, autant dâhommes que de femmes : un vrai patchwork « made in France ».
Lâavocat entame sa plaidoirie : « Voici cinquante-huit personnes qui viennent devant vous et vous disent : âNous voulons assumer ce que nous avons fait. Nous sommes prĂȘts Ă nous expliquer.â Ce sont des citoyens engagĂ©s dans des actions, pour faire bouger les choses. Parlerait-on autant des OGM aujourdâhui, sâils ne sâĂ©taient pas mis en marche ? »
Le procĂšs sera ajournĂ©, renvoyĂ© Ă une date ultĂ©rieure. Devant le tribunal, les Faucheurs feront la fĂȘte. Sous le regard impassible des policiers alignĂ©s devant les grilles du tribunal, ils chantent et dansent. « Jâai toujours aimĂ© ce cĂŽtĂ© festif. Au dĂ©but, les Faucheurs venaient mĂȘme en famille sur les champs », glisse François Roux.
Depuis, les Désobéissants ont appris à se méfier. Tosca en avait fait mention un soir pendant le stage. Devenue adepte du fauchage, la jeune fille blonde de vingt-sept ans avait évoqué sa découverte de la face secrÚte,
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les cheveux : il est chargĂ© de loger tout le monde. Les Faucheurs ne vont jamais Ă lâhĂŽtel mais sont accueillis chez des sympathisants unis par la solidaritĂ© invisible du «ârĂ©seauâ».
La france de La désobéissance
quasi clandestine, du mouvement : « Quand une action contre un champ OGM est planifiĂ©e, tu lâapprends en gĂ©nĂ©ral par courrier postal. Jamais par mail, câest trop surveillĂ©. Ni mĂȘme au tĂ©lĂ©phone, on est tous sur Ă©coute. Ensuite, on te fixe en gĂ©nĂ©ral un premier rendez-vous. Câest du bluff pour tromper la surveillance des RG (les Renseignements gĂ©nĂ©raux). Parfois, il y a comme ça deux ou trois faux rendez-vous avant de se retrouver devant le champ quâon va vraiment dĂ©truire. »
Comme Tosca, de nombreux Faucheurs volontaires ont suivi les stages de dĂ©sobĂ©issance civile. Pour apprendre Ă mieux rĂ©agir, Ă faire face Ă la violence qui survient parfois sans prĂ©venir. Comme Ă Lugos il y a deux ans, lorsque le propriĂ©taire dâune parcelle OGM est arrivĂ© avec son fusil, sâest mis Ă tirer en lâair avant de foncer avec sa voiture sur les Faucheurs. En aoĂ»t dernier, un agriculteur sâest suicidĂ© en apprenant quâils visaient ses cultures.
Franchir le pas
Cheveux courts, polo chic et bleu marine, Yves connaĂźt ces risques. Et les autres. Chirurgien, Yves travaille dans une clinique privĂ©e de la rĂ©gion parisienne. Une vie confortable, sans soucis. Au risque de tout perdre, il a pourtant dĂ©cidĂ© de rejoindre les Faucheurs volontaires. Sâil a « franchi le pas », dit-il, câest « en conscience ». ExcĂ©dĂ© par « la folie de lâagrobusiness, si avide de tout dĂ©vorer sur son passage », effrayĂ© aussi « par les risques sanitaires et les mensonges qui dissimulent dâĂ©normes incertitudes », il a dĂ©truit plusieurs fois Ă mains nues des cultures OGM, dĂ©fiant ainsi les forces de lâordre.
Yves est lâun des cinquante-huit prĂ©venus de Chartres. Sâil venait Ă ĂȘtre dĂ©clarĂ© coupable, il perdra gros : « Un chirurgien ne doit pas avoir de casier judiciaire. Si je suis condamnĂ©, je suis virĂ©. Et comme je suis lâun des plus solvables, je peux Ă©coper de lâamende de tout le groupe. »
Agir et risquer de tout perdre.
Ne pas agir et se perdre.
Entrer en rĂ©sistance, accepter de dĂ©sobĂ©ir, câest Ă©galement perdre son innocence. Jeune professeur de philosophie, Thomas repense souvent Ă cette nuit terrible. Il aurait dĂ» y aller ! RĂ©pondre Ă ce maudit coup de fil nocturne sur le portable ! Et se retrouver, comme les autres, Ă 3 heures du matin devant le centre de rĂ©tention de Marseille. « Jâavais cours trĂšs tĂŽt le lendemain matin, jâai hĂ©sitĂ©. Et je me suis recouchĂ©. »
Il nây Ă©tait pas et « les autres » nâont rien pu faire pour protĂ©ger les Demiri, une famille kosovare de trois enfants renvoyĂ©e menottĂ©e en septembre aprĂšs trois annĂ©es en France dans un avion militaire spĂ©cialement dĂ©pĂȘchĂ© Ă Marseille.
Les Demiri sont repartis et Thomas a conservĂ© prĂ©cieusement une lettre de leur fille, la petite Liridona, quatorze ans : « Câest un peu ma lettre de Guy MĂŽquet Ă moi. » LâĂ©tĂ© dernier, il sâest inscrit au stage des DĂ©sobĂ©issants : « Presque par hasard, par curiositĂ©. » Thomas nâa rien dâune tĂȘte brĂ»lĂ©e. Il est juste du genre Ă intervenir, Ă poser des questions lors dâune interpellation en pleine rue. A sâindigner : « Bienvenue Ă Marseille, la plus pauvre des grandes villes de France. »
En cette fin dâaprĂšs-midi, le ciel a des reflets roses et la vie semble insouciante. Au cafĂ© des DanaĂŻdes, place Stalingrad, des joueurs dâĂ©checs maghrĂ©bins cĂŽtoient les Ă©tudiants plongĂ©s dans leurs rĂ©visions. Des femmes vĂȘtues de pagnes flamboyants traversent la place suivies par une nuĂ©e dâenfants : « VoilĂ la France que jâaime. Câest pour ça que jâadore ce cafĂ©, cette place, ces mĂ©langes », sâexclame Thomas qui a fixĂ©, ici, le rendez-vous avec des militants de son rĂ©seau, le RĂ©seau Ă©ducation sans frontiĂšres, plus connu sous lâacronyme RESF.
Une boĂźte de Pandore des souffrances hexagonales
Ce mouvement est incontestablement le plus original Ă avoir Ă©mergĂ© ces derniĂšres annĂ©es en France. Unissant des « rĂ©sistants », ne reposant sur aucun chef, aucun leader, aucun parti, il sâest formĂ© Ă partir dâune rĂ©action spontanĂ©e de citoyens rĂ©voltĂ©s par lâarrestation dâĂ©trangers clandestins. Et dâabord de leurs enfants, Ă la porte mĂȘme des Ă©coles. Depuis trois ans, le mouvement fonctionne Ă travers une myriade infinie de comitĂ©s locaux, tous connectĂ©s Ă Internet et prĂȘts Ă rĂ©agir au quart de tour pour empĂȘcher une expulsion.
Se brancher sur RESF, câest ouvrir sa boĂźte mail Ă un dĂ©luge dâinformations, dâannonces, dâalertes et de protestations. Le « rĂ©seau » fonctionne Ă la maniĂšre dâune boĂźte de Pandore des souffrances hexagonales, mais aussi comme une machine de communication de guerre, plus rapide que lâĂ©clair. RĂ©sultat : une incroyable efficacitĂ© qui a nourri dans son sillage une nouvelle gĂ©nĂ©ration dâopposants, des hommes
Thomas nâa rien dâune tĂȘte brĂ»lĂ©e.
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Il est juste du genre Ă intervenir, Ă poser des questions lors dâune interpellation en pleine rue.
et des femmes dâhabitude bien Ă©loignĂ©s des combats militants. Comme Aline, une charmante quadragĂ©naire toute fluette venue rejoindre Thomas sur la terrasse du cafĂ© marseillais : « Si je suis prĂȘte Ă mentir ? Cacher des gens ou tromper les flics ? Sans hĂ©siter, oui ! Dans la vie, il y a des moments oĂč lâon nâa pas le choix. » Jamais Aline nâa fait de politique. Jamais non plus elle nâa adhĂ©rĂ© Ă une association : « Jâavais une vague conscience de gauche, mais assez dĂ©litĂ©e », explique cette mĂšre de famille qui a choisi de ne pas travailler pour Ă©lever ses enfants. Aline a basculĂ© en 2006 : « Jâai senti comme un Ă©tau se resserrer. Jâentendais sans cesse les mots âexpulsionsâ, âquotasâ⊠CâĂ©tait insupportable ! Alors je me suis dit : âVas-y !â RESF, câĂ©tait simple, il suffisait dây aller. Jây suis entrĂ©e de plain-pied, comme les gens qui cachaient les juifs pendant la guerre. »
Souvent, les militants de RESF sont tentĂ©s de se considĂ©rer comme de nouveaux « Justes » qui, confrontĂ©s « aux rafles, aux enfants quâon menotte, aux quotas quâon affiche », ne trouveraient dâautre issue que lâentrĂ©e en rĂ©sistance. De cela, Marie-JosĂ© est convaincue. La militante marseillaise de RESF extirpe de son petit sac Ă main des Ă©toiles vertes quâelle a dessinĂ©es elle-mĂȘme : en lieu et place de « Juif », on lit « Sans-papiers ».
Marie-JosĂ© fait partie dâune association de juifs français. Elle est visiteuse mĂ©dicale et a lâapparence Ă©lĂ©gante dâune femme sans histoires. Elle invoque aujourdâhui lâHistoire pour expliquer son engagement : « Lâanalogie avec la guerre nâest plus un tabou ! On nous parle de rafles ? Il faut rĂ©sister, dĂ©sobĂ©ir, comme face Ă Vichy. »
Aline, Marie-JosĂ©, Thomas⊠: tous et toutes vivent dĂ©sormais au rythme des annonces dâexpulsions. Un jour, ils se retrouvent Ă courir sur le Vieux-Port pour
empĂȘcher le dĂ©part dâun cargo pour lâAlgĂ©rie avec Ă bord un pĂšre de famille expulsĂ©. Des gendarmes les poursuivent ? Ils louvoient, se glissent entre les uniformes, montent Ă bord, exigent et obtiennent quâon dĂ©barque leur protĂ©gĂ©. Le lendemain, les revoilĂ forçant les barrages de police pour pĂ©nĂ©trer sur le tarmac de lâaĂ©roport de Marignane, avant le dĂ©part dâun jeune expulsable « emportĂ© de force, ligotĂ© comme un sac de linge sale », se souvient Aline, encore scandalisĂ©e. ValĂ©rie, une institutrice de vingt-huit ans, les accompagne souvent : « La politique ne mâa jamais intĂ©ressĂ©e », souligne la jeune fille, enseignante dans les quartiers Nord de Marseille oĂč les trois quarts des Ă©lĂšves ont des parents sans-papiers. Longtemps, ValĂ©rie a souri en voyant, dans la cour, les enfants jouer « aux expulsions ». Jusquâau jour oĂč elle sâest trouvĂ©e confrontĂ©e Ă cette mĂšre en pleurs Ă la porte de lâĂ©cole. Son mari venait dâĂȘtre arrĂȘtĂ© par la police. Il risquait la prison Ă son retour en Turquie. Lâun de ses enfants Ă©tait dans la classe de ValĂ©rie. « Je nâavais aucune idĂ©e de ce quâil fallait faire ! Jâai contactĂ© RESF. Ils mâont conseillĂ© de crĂ©er un comitĂ© de soutien au sein de lâĂ©cole. Mes collĂšgues ont eu peur. Ils prĂ©tendaient que RESF, câĂ©tait dangereux, que câĂ©tait un mouvement qui menait Ă lâillĂ©galitĂ©. Au final, on Ă©tait deux dans ce comitĂ© de soutien ! »
Le « Manifeste des Innombrables »
ValĂ©rie se battra, rĂ©ussira Ă Ă©viter lâexpulsion du pĂšre de famille. Mais, quelques jours plus tard, son fils de vingt ans, Sedat, se fera arrĂȘter lors dâun contrĂŽle dâidentitĂ© sur la CanebiĂšre : « A trois reprises, on a rĂ©ussi Ă empĂȘcher son expulsion. Une fois, jâai mĂȘme sautĂ© dans un avion pour Paris, comme ça, sans rĂ©flĂ©chir, poursuivant en quelque sorte celui qui emmenait Sedat. Dans lâavion, jâai contactĂ© RESF Paris pour quâils viennent lâaider Ă lâatterrissage. »
Trop engagĂ©e, ValĂ©rie a Ă©tĂ© rappelĂ©e Ă lâordre par lâinspecteur dâacadĂ©mie qui lâa menacĂ©e de blĂąme. Elle ne sâen soucie pas, ne pense quâà « ses » protĂ©gĂ©s : « Le pĂšre a Ă©puisĂ© tous les recours. Il reste chez lui, a renoncĂ© Ă travailler. Si lui ou Sedat se retrouvaient Ă nouveau arrĂȘtĂ©s, alors je nâaurais plus le choix : je cacherais toute la famille chez moi. »
La bataille a commencĂ©. Elle nâest pas prĂȘte de se terminer. Il y a toujours de nouveaux combats Ă mener, de nouveaux pas Ă franchir. En tĂ©moigne le rĂ©cent Manifeste des Innombrables distribuĂ© par mail Ă des millions dâexemplaires, qui dĂ©bute sur ces mots : « Je dĂ©clare comme des milliers dâautres personnes rĂ©sidant en France avoir soutenu, soutenir actuellement et/ou ĂȘtre prĂȘt Ă soutenir un jeune majeur scolarisĂ©, un enfant et sa famille sans titre de sĂ©jour pour leur permettre de poursuivre leur vie en
Longtemps, Valérie, enseignante, a souri en voyant, dans la cour, les enfants jouer
«âaux expulsions ».
Jusquâau jour oĂč elle sâest trouvĂ©e confrontĂ©e Ă une mĂšre en pleurs.
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La france de La désobéissance
Ă se montrer. Elle a de multiples visages, de nombreux contours, des formes encore imprĂ©cises. Mais elle est lĂ . Et les nouveaux DĂ©sobĂ©issants attendent patiemment, au bord de la route, ceux qui â pensentils â finiront inĂ©luctablement par basculer. « Lâimportant ce nâest pas de faire le point, câest de tracer la ligne », rĂ©pĂšte souvent Thomas, le jeune professeur de philosophie qui aime Ă citer Deleuze.
France dans la dignitĂ©. » A Lyon, un prĂȘtre et la maire PS du Ier arrondissement ont, trĂšs officiellement, reconnu avoir cachĂ© des sans-papiers. Huit maires de la rĂ©gion parisienne ont, eux, Ă©crit au ministre de lâImmigration et de lâIdentitĂ© nationale, Brice Hortefeux, pour affirmer leur refus catĂ©gorique de se soumettre aux pressions exercĂ©es en vue dâaccroĂźtre les expulsions. La dĂ©sobĂ©issance civile nâhĂ©site plus
YRetour Ă Paris, sous la pluie. Une jeune et jolie actrice Ă©voque le « puzzle » de sa vie : « Je cherche, jâai des doutes, mais je ne veux surtout pas passer mon petit bout de vie en spectatrice passive sans rien explorer. » Sa famille est de droite « avec domestiques et vacances au ski tous les ans ». Elle vient de suivre le stage des DĂ©sobĂ©issants.
« - Pourquoi ?
- Je ne peux que parler de moi, de cette envie de confronter mes rĂ©voltes Ă celles des autres. Je ne veux pas entrer dans un parti. Je nây crois plus, trop de luttes de pouvoir et peu dâefficacitĂ©. Jâappartiens Ă une gĂ©nĂ©ration trĂšs individualiste. »
IndiffĂ©rente Ă la pluie ruisselante, elle poursuit : « Lâinjustice du monde est lĂ , devant nous. Comment accepter cette sociĂ©tĂ© ? La richesse qui sâĂ©tale, les travailleurs jetables. Il y a une colĂšre souterraine face Ă ces abus. Et les gens qui ne militent pas se rĂ©vĂšlent, finalement, les plus radicaux. »
Elle, des combats, elle en a plein. Et dit les assumer : intermittents, Françafrique, sans-papiers... En avril dernier, elle a occupĂ© trois jours durant le siĂšge de lâUnedic Ă Paris pour « protester contre la manipulation des chiffres du chĂŽmage ». Une action programmĂ©e et planifiĂ©e, comme une opĂ©ration commando avec repĂ©rage assidu de la ronde des vigilesâŠ
Dans le théùtre du monde rĂ©el, qui donc serait son modĂšle ? Sans la moindre hĂ©sitation, la rĂ©ponse fuse : « Antigone, bien sĂ»r. La rĂ©volte jusquâau bout, au nom dâune loi intĂ©rieure. Plus forte que les Ă©vidences quâon nous impose. » XXI
Certaines personnes ayant manifesté le désir de ne pas apparaßtre sous leur vrai nom, les prénoms ont été modifiés.
«âComment accepter cette sociĂ©tĂ©â? La richesse qui sâĂ©tale, les travailleurs jetables. Il y a une colĂšre souterraine face Ă ces abus. Et les gens qui ne militent pas se rĂ©vĂšlent, finalement, les plus radicaux.â»
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Des livres de base Une mouvance hétéroclite
En tant que rĂ©volte lĂ©gitime aux lois dâun Etat, la dĂ©sobĂ©issance a donnĂ© lieu Ă une abondante littĂ©rature depuis⊠le XIXe siĂšcle. Ce nâest pourtant quâen 2007 que le concept de « dĂ©sobĂ©issance civile » a fait son apparition dans le Larousse
La France rebelle, de Xavier Crettiez et Isabelle Sommier (Editions Michalon, 2006). Recension de tous les mouvements rebelles de lâHexagone sur le mode du dictionnaire, ce livre donne un aperçu de toutes les formes de rĂ©volte qui sâexpriment en France aujourdâhui, bien au-delĂ de la dĂ©sobĂ©issance civile. On y retrouve aussi bien les DĂ©boulonneurs antipub, les Faucheurs volontaires que les dĂ©fenseurs cagoulĂ©s de la cause animale ou les sĂ©paratistes basques ou corses.
En Ă©tat de lĂ©gitime rĂ©volte, de François Roux (Edition IndigĂšne, 2002). Lâouvrage de lâavocat François Roux dĂ©veloppe un concept cher au dĂ©fenseur des DĂ©sobĂ©issants : la rĂ©sistance aux lois injustes et la maniĂšre de les combattre. Lâusage de lâarticle 122-7 du code pĂ©nal, qui autorise Ă refuser la lĂ©galitĂ© au nom dâun danger actuel ou imminent, est plus spĂ©cifiquement dĂ©veloppĂ©. Le livre nâest plus disponible.
Lâinsurrection qui vient, dâEric Hazan (Edition La Fabrique, 2007). RĂ©digĂ© par un spĂ©cialiste de la rĂ©bellion des temps modernes, ce petit ouvrage se lit Ă la maniĂšre dâun manuel. « Sous quelque angle quâon le prenne, le prĂ©sent est sans issue », est-il annoncĂ© dĂšs lâintroduction de ce livre construit en cercles concentriques, justifiant chacun la nĂ©cessitĂ© de la rĂ©sistance. On y trouve des « conseils » que ne renieraient pas les DĂ©sobĂ©issants : « Ne rien attendre des organisations, se dĂ©fier de tous milieux existant, et dâabord dâen devenir un. » Que lâon soit dâaccord ou non avec la conclusion â la rĂ©bellion est inĂ©vitable â, lâouvrage cerne les enjeux des nouvelles batailles du siĂšcle.
Un documentaire trÚs engagé
La dĂ©sobĂ©issance civile, un film de Louis Campana. Disponible en DVD, et diffusĂ© sur la chaĂźne PlanĂšte en novembre 2007, ce film dâune durĂ©e de cinquantecinq minutes nâest pas neutre. « Oui, dĂ©sobĂ©ir est parfois un acte citoyen », affirment les auteurs dans leur prĂ©sentation.
De trĂšs nombreux groupes font partie de la mouvance liĂ©e Ă la dĂ©sobĂ©issance civile. Quelques exemples : Jeudi noir est un collectif créé en 2006 dont le nom fait rĂ©fĂ©rence au crash boursier de 1929. Rassemblant une cinquantaine de militants, Jeudi noir dĂ©nonce, par des actions festives et plutĂŽt radicales, le mal-logement en France. Les membres du collectif nâhĂ©sitent pas Ă forcer la porte dâun studio Ă vendre ou Ă investir une agence immobiliĂšre pour y organiser une fĂȘte au champagne censĂ©e souligner de maniĂšre ludique la spĂ©culation sur les prix.
Les Robin des bois ont Ă©tĂ© créés en 1977, puis restructurĂ©s en 2004. Lâassociation rassemble des employĂ©s dâEDF dĂ©cidĂ©s Ă redonner lâĂ©lectricitĂ© Ă ceux qui en ont Ă©tĂ© privĂ©s pour cause dâimpayĂ©s. Bien que clandestin, le mouvement possĂšde un site et des numĂ©ros de tĂ©lĂ©phone pour les familles soudain privĂ©es de courant.
Les DĂ©gonfleurs est une association Ă©colo et antipollution créée en 1998. Ses membres traquent et attaquent les grosses voitures quâils vandalisent parfois. Suite Ă de nombreux procĂšs, lâassociation est devenue moins active.
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