FONTEVRAUD L’Abbaye royale
Fontevraud
L’Abbaye royale
L’HISTOIRE DE L’ABBAYE
10
Quelle histoire pour Fontevraud ?
Nicolas Dupont, conservateur du patrimoine
◊
la fondation et la vie monastique
18
Le renversant projet de Robert d’Arbrissel
Jacques Dalarun, historien du Moyen Âge
22
L’installation à Fontevraud
Michel Melot, historien de l’art
28
Le monastère de cœur de la maison d’Anjou et d’Aliénor d’Aquitaine
Martin Aurell, professeur d’histoire du Moyen Âge à l’université de Poitiers
34
Être moniale à Fontevraud
Entre faste et austérité
Marie-Élisabeth Henneau, docteure en Histoire moderne
40
Marie-Madeleine-Gabrielle de Rochechouart de Mortemart
Élisabeth Verry, conservatrice générale du patrimoine
46
Julie d’Antin, un destin brisé
Jean-Clément Martin, professeur émérite à l’université Paris 1
50
Fontevraud dans la tourmente de la Révolution
Élisabeth Verry
◊ la prison
58
D’une clôture à l’autre : l’abbaye de Fontevraud devient prison
Claire Giraud-Labalte, historienne de l’art
66
En quête de l’ordinaire des détenus
Philippe Artières, historien
72
Et si les pierres pouvaient parler
Gabriel Turquet de Beauregard, chef de l’Unité départementale de l’Architecture du Patrimoine (UDAP) de Maine-et-Loire
78
Henri Manuel, photographe des célébrités et… des prisons
Fabienne Huard-Hardy, responsable du Centre de ressources sur l’histoire des crimes et des peines de l’École nationale d’administration pénitentiaire
86
Fontevraud dans l’univers littéraire de Jean Genet
Pierre-Marie Héron, professeur de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier 3
94
Que reste-t-il de la maison centrale de détention ?
Clémentine Mathurin, conservatrice du patrimoine, et Florian Stalder, conservateur départemental des musées de Maine-et-Loire
◊
un lieu d’accueil des artistes
105
Fontevraud, naissance d’un centre culturel de rencontre
Martin Morillon, directeur de l’Abbaye royale de Fontevraud
106
Concordance des temps. Quatre décennies
d’art contemporain à l’abbaye de Fontevraud
Éva Prouteau, critique d’art
114
Un havre pour le cinéma d’animation : dix-huit ans de résidences et de rencontres
Xavier Kawa-Topor, délégué général de NEF Animation
122
Fontevraud, le musée d’art moderne
Dominique Gagneux, directrice du musée d’Art moderne de Fontevraud
L’ABBAYE, UN VASTE ENSEMBLE
134
Fontevraud : évolution d’une cité monastique
Daniel Prigent, conservateur en chef honoraire du patrimoine
140
Le chemin de croix des fontevristes
Michel Melot et Daniel Prigent
146
Réparer la mémoire aux sources de l’histoire
Nicolas Dupont
150
Protéger, restaurer l’abbaye de Fontevraud : histoire et dynamique
Valérie Gaudard, conservatrice générale du patrimoine
156
Fontevraud dans l’art roman et gothique angevin
Jacques Mallet (†), historien de l’art
164
Les gisants de Fontevraud
Bénédicte Fillion-Braguet, docteure en histoire de l’art
172
L’abbatiale, un monument exemplaire
Daniel Prigent
178
Les chapiteaux de l’abbatiale
Michel Melot
184
Les cuisines monumentales du Grand Moûtier
Jean-Yves Hunot, archéologue médiéviste au Département de Maine-et-Loire
192
La salle du chapitre Entre spiritualité et pouvoir
Nicolas Dupont et Julien Bertreux, chargé des ressources documentaires et iconographiques, Abbaye royale de Fontevraud
202
Un Jugement dernier à Fontevraud
Léon Pressouyre (†), historien, et Daniel Prigent
208
L’eau à Fontevraud
Daniel Prigent
216
Les jardins de Fontevraud, du xviie au xxie siècle
Florian Stalder
226
Les prieurés de Fontevraud et l’ordre fontevriste
Patrick Bouvart, ingénieur d’études à la Drac Nouvelle-Aquitaine
232
La forêt de Fontevraud
De la forêt frontière au champ de tir Florian Stalder
240
L’abbaye et le village de Fontevraud : répulsion, attraction Florian Stalder
↑ Le gisant moderne de Robert d’Arbrissel a été détruit à la Révolution. Seule la tête a été retrouvée à ce jour.
© Photo Région Pays de la Loire –Inventaire général, Patrice Giraud.
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Vues de la sculpture en terre cuite de Robert d’Arbrissel après restauration.
© Photos Bernard Renoux.
Jacques DalarunLe renversant projet de Robert d’Arbrissel
L’abbaye de Fontevraud naît du projet de son fondateur : regrouper hommes et femmes dans la même communauté, dirigée par une abbesse.
Ce projet témoigne du bouillonnement déclenché par la réforme de l’Église et de la société au tournant des xie et xiie siècles.
1. Jacques Dalarun et al., Les Deux Vies de Robert d’Arbrissel, fondateur de Fontevraud. Légendes, écrits et témoignages, Turnhout, Brepols, 2006.
2. Ibid., p. 142.
3. Ibid., p. 530-533.
4. Ibid., p. 322-323.
5. Ibid., p. 294-295.
6. Ibid., p. 568-571.
7. Ibid., p. 398-399.
Le voyageur qui découvre Fontevraud au creux de son vallon, l’impeccable quadrillage de ses cloîtres, les sages couleurs du tuffeau et de l’ardoise se mariant aux reflets des cieux angevins, est empli d’un sentiment de paix, d’ordre et d’équilibre. Car Fontevraud est bien plus qu’un monastère : c’est une cité monastique d’une ampleur sans équivalent, rassemblant au cœur d’un périmètre sacré et distribuant en cet espace clos hommes et femmes, vierges et veuves, clercs et laïcs, bien-portants et malades, comme une préfiguration de la Jérusalem céleste, une insolite enclave de la Cité de Dieu sur la terre des hommes.
Pourtant, cette leçon de sagesse est l’œuvre d’un fou, un fou de Dieu, Robert d’Arbrissel, qui voulut réincarner dans les provinces de l’Ouest de la France l’ardent idéal des Pères du désert oriental. Retraçons son parcours au fil des sources primitives qui témoignent de son existence 1
Robert naît vers 1045. Son premier hagiographe, Baudri de Bourgueil, évoque sa naissance en ces termes : « Le bienheureux Robert […] fut donc fils et héritier de profession chrétienne, rejeton de la Petite Bretagne, province qu’il combla d’honneurs, prêtre issu de générations de prêtres, natif du pays de Rennes, indigène et colon du village vulgairement appelé Arbrissel 2 » Comme des générations de ses ancêtres, son père est en effet curé du village et marié. En ce milieu du xie siècle, le célibat ne s’était pas encore totalement imposé aux prêtres. Le fils prend bientôt la succession de son père. En 1076, il favorise l’accession au siège épiscopal de Rennes de Sylvestre de La Guerche, seigneur d’Arbrissel : un étrange prélat, guerrier et pas même prêtre, que le pape dépose en 1078. Robert s’enfuit à Paris. Il y tombe en pleine ébullition de la réforme grégorienne. La papauté, sous la conduite de Grégoire VII, s’en prend alors aux deux maux qui, selon elle, sont les pires fléaux de l’Église : la simonie, c’est-à-dire le trafic des charges pastorales ou des sacrements, et le nicolaïsme, soit le manquement des prêtres au célibat. Robert se découvre soudain coupable de tout cela à la fois, conçu, englué dans le péché. Son chemin est tracé : il se consacrera à la réforme par l’expiation de ses fautes, l’appel d’autrui à la pénitence et à la rédemption. C’est ce qu’il fait à Rennes, où il est rappelé comme archiprêtre du diocèse. Mais, avec la fougue du converti, il agit sans ménagement. Il doit s’enfuir, chassé par ses confrères. Il se réfugie à Angers puis se retire au désert, en pleine forêt : ascèse, macérations dignes des Pères de l’Orient. Les disciples affluent. Robert et ses compagnons se constituent en une communauté d’ermites, qui devient ensuite une abbaye de chanoines réguliers, à La Roë. Mais l’homme ne tient pas en place. En 1096, il prêche devant le pape Urbain II, de passage à Angers, qui
lui confie une mission de prédication. L’ermite doit exercer sur les foules une fascination extraordinaire, physique autant que spirituelle. Une troupe hirsute s’attache à ses pas. Vers 1098-1099, le nouvel évêque de Rennes, Marbode, vitupère : Robert ne respecte rien, il critique les prélats et les puissants, mélange, parmi ses disciples, les classes sociales, les statuts, les sexes. L’évêque s’indigne : « On dit que tu préfères la cohabitation des femmes, genre de péché dans lequel tu es autrefois tombé, comme si tu t’appliquais à expier la souillure d’une faute ancienne par un exemple de vie religieuse nouvelle portant sur la même matière. Tu les juges donc dignes, à ce qu’on rapporte, non seulement de partager ta table dans la journée, mais aussi le lieu de couchage pendant la nuit, avec également le troupeau des disciples qui couche ensemble 3 » On voit Robert, à Rouen, entrer « dans un lupanar et, s’asseyant près du foyer pour se réchauffer les pieds, [être] entouré par les prostituées pensant qu’il est entré pour forniquer 4 » Bien au contraire, il s’efforce de les convertir à une vie meilleure. On le verra plus tard, en Auvergne, forcer avec ses compagnes l’entrée d’un sanctuaire rigoureusement interdit aux femmes, en assénant aux gardiens du lieu cet argument imparable : « Si la femme prend et mange le corps et le sang de Jésus-Christ, pensez quelle folie c’est de croire qu’elle ne doit entrer en l’église 5 » En 1101, Robert se pose : il installe sa communauté mixte à Fontevraud. Apaisement ? Tant s’en faut ! En 1106, l’abbé de Vendôme lui expédie à son tour une lettre de semonce, lui reprochant sa conduite avec une partie de ses disciples : « À certaines des femmes tu permets, dit-on, d’habiter trop familièrement avec toi, tu leur parles trop souvent en privé et tu ne rougis même pas de coucher fréquemment la nuit avec elles et au milieu d’elles. Tu penses ainsi, affirmes-tu, porter dignement la croix du Seigneur sauveur, quand tu t’efforces d’éteindre l’ardeur de la chair allumée à tort 6 » La leçon porte. Des édifices en dur sont construits, avec les maisons des femmes bien distinctes de celles des hommes. Les donations de l’aristocratie locale affluent. Une prieure est choisie dans l’une de ces grandes familles. Robert fixe les statuts de Fontevraud, dont la disposition la plus renversante ouvre les articles consacrés aux hommes « qui, par son enseignement, auront pris l’habit de sainte vie et qui, de leur propre volonté et par pure inclination, auront promis de servir les moniales sous le joug d’obéissance jusqu’à la mort, […] non seulement dans le lieu de Fontevraud, mais aussi à toutes les maisons dépendant de ce lieu 7 » La protection de l’évêque Pierre II de Poitiers et celle de Pascal II s’ensuivent, tandis que le temporel s’accroît grâce à la générosité des comtes d’Anjou. Enfin, brisé, Robert sent la mort venir. À la fin de l’été 1115, comme le rapporte le chapelain André, son
Le gisant de la reine Aliénor d'Aquitaine, détail, abbaye de Fontevraud.
Le monastère de cœur de la maison d’Anjou et d’Aliénor d’Aquitaine
La vocation d’Alix-Mathilde, deuxième abbesse de Fontevraud, et l’attrait pour l’abbaye de sa tante Ermengarde, duchesse de Bretagne, correspondent à l’intérêt que les femmes de la maison d’Anjou éprouvent pour l’abbaye dès sa fondation. Mariée au comte Henri II, Aliénor d’Aquitaine et sa fille Jeanne perpétuent cette tradition.
Martin Aurell1. The Ecclesiastical history of Orderic Vitalis, éd. et trad. angl. M. Chibnall, Oxford, 1968-1980, t. VI, p. 296-297.
2. Grand cartulaire de Fontevraud, éd. J.-M. Bienvenu, R. Favreau et G. Pon, Poitiers, 2000, t. I, p. 87-88, no 99.
3. J.-M. Bienvenu, « Aliénor d’Aquitaine et Fontevraud », Cahiers de Civilisation médiévale, 29, 1986, p. 15-28.
4. Recueil des actes de Henri II, roi d’Angleterre et duc de Normandie, éd. É. Berger et L. Delisle, Paris, 1916-1927, t. I, p. 31-32, no 24*.
5. M. Melot, Histoire de l’abbaye de Fontevraud : Notre-Dame-des-Pleurs (1101-1793), Paris, Éditions du CNRS, 2022, p. 112-114.
Au cours de la nuit glaciale du 25 novembre 1120, le roi Henri Ier d’Angleterre s’embarque à Barfleur.
Âgé de dix-sept ans, Guillaume Adelin, son seul fils légitime, doit le suivre dans un autre bateau, la Blanche Nef. Il est accompagné de ses jeunes compagnons, fine fleur de la haute aristocratie anglo-normande.
L’ambiance est joyeuse ; le vin coule à flots, y compris parmi les membres de l’équipage. Les prêtres arrivés pour bénir le navire sont chassés par les fêtards. L’ancre est levée. Le pari fou de rattraper le navire royal est lancé. À moitié saoul, le pilote tient mal la barre. Soudain le navire heurte un récif de son flanc gauche. Il est vite submergé. Un seul survivant racontera la catastrophe qu’Orderic Vital, profondément marqué par l’événement, couche par écrit avec précision dans son monastère de Saint-Évroult, aux lisières de la Normandie et du Perche 1
Le veuvage subit d’Alix-Mathilde et son entrée à Fontevraud
Sept ans auparavant, en février 1113, à Alençon, Henri Ier avait rencontré Foulques V le Jeune, comte d’Anjou, pour négocier une paix rompant l’un des nombreux cycles de violence opposant les Normands et les Angevins. En échange de la reconnaissance de son acquisition du Maine en dot de sa femme Eremburge, Foulques jurait fidélité à Henri. Pour entériner leur pacte, le mariage de Guillaume Adelin avec Alix-Mathilde, fille du comte, avait été stipulé. En juin 1119, à Lisieux, les deux jeunes gens se fiancent formellement. Il est même probable qu’ils aient échangé leurs consentements pour un mariage qu’Alix-Mathilde, alors enfant, ne peut encore consommer. Un an plus tard, le naufrage de la Blanche Nef la rend veuve avant l’âge. Ses parents auraient pu lui trouver un autre parti. Ils ont pourtant vite fait de disparaître. En 1126, sa mère Eremburge meurt. Peu après, son père Foulques V part pour la Terre sainte où il épouse Mélisende, reine de Jérusalem. Il abdique de l’Anjou et du Maine au profit de son fils Geoffroi V Plantagenêt, marié alors à l’impératrice Mathilde, sœur de Guillaume Adelin et héritière d’Henri Ier d’Angleterre.
La jeune Alix-Mathilde découvre sa vocation religieuse. Peut-être la mort prématurée de son fiancé et de sa mère et le départ définitif en pèlerin vers la Terre sainte de son père l’ont-ils poussée à rejeter le siècle ? En 1129, âgée d’à peine vingt ans, elle prend le voile à Fontevraud, dont la construction avait été largement subventionnée par son père. Touché, selon ses termes, « en apprenant que [sa] cousine, fille de Foulques [V], comte d’Anjou, vient d’y devenir moniale 2 », Conan III, duc de Bretagne, s’empresse d’accorder une généreuse donation au monastère. Demi-sœur de Foulques V, sa mère Ermengarde d’Anjou († 1147), correspondante de
Robert d’Arbrissel, a jadis songé à abandonner son propre mari Alain IV Fergant de Bretagne pour y devenir moniale.
Le destin d’une autre aïeule de la maison d’Anjou est lié à Fontevraud. Il s’agit de Bertrade de Montfort († 1117), si souvent décriée par le clergé de son temps, mère de Foulques V et marâtre d’Ermengarde, qui délaisse Foulques IV le Réchin pour vivre en adultère avec Philippe Ier, roi de France. Le couple est excommunié. À la fin de ses jours, Bertrade se retire dans le prieuré fontevriste des Hautes-Bruyères, qu’elle a fondé sur les terres de sa famille. En définitive, dès les toutes premières années de sa fondation, Fontevraud compte sur l’appui de plusieurs membres de la maison d’Anjou : Foulques V, sa demi-sœur Ermengarde, devenue duchesse de Bretagne, la comtesse Bertrade de Montfort à la réputation sulfureuse…
Le patronage d’Henri II Plantagenêt
Petite-fille de Bertrade, Alice-Mathilde ne fait que perpétuer, à la troisième génération, un patronage bien enraciné dans la dynastie angevine. En 1149, elle succède à Pétronille de Chemillé, première abbesse du monastère. Né de Geoffroi V Plantagenêt et de l’impératrice Mathilde d’Angleterre, Henri II est son neveu ; il fera preuve, sa vie durant, de générosité envers l’abbaye selon la tradition familiale. En 1151, à la mort de son père, il devient comte d’Anjou et duc de Normandie. L’année suivante, il épouse Aliénor, duchesse d’Aquitaine, que Louis VII, roi de France, vient de répudier. Il ceint la couronne d’Angleterre en 1154. Henri II constitue ainsi un vaste conglomérat de principautés s’étendant des Pyrénées à la frontière de l’Écosse et de l’est de l’Irlande à l’Auvergne, que nous appelons, faute de mieux, l’empire Plantagenêt. La position géographique de Fontevraud est centrale dans cet espace.
Très peu de temps après ses secondes noces, Aliénor d’Aquitaine se rend au monastère, peut-être encouragée par son mari 3. Elle rencontre alors Alix-Mathilde d’Anjou, la nouvelle abbesse. La charte par laquelle Aliénor lui confirme, devant toutes les moniales réunies en chapitre, les dons qu’elle et ses ancêtres leur ont accordés précise son statut matrimonial : « Après avoir été séparée de mon seigneur Louis, le sérénissime roi des Francs, à cause de notre parentèle commune et après avoir été unie par mariage à mon seigneur Henri, comte très noble des Angevins, j’ai désiré, touchée par une inspiration divine, visiter la congrégation des saintes vierges de Fontevraud. » Et d’ajouter aussitôt, de façon exceptionnellement chaleureuse dans un acte juridique : « [...] l’émotion qui étreint mon cœur 4 ». Sans doute l’accueil de la tante de son époux et de l’ensemble de la communauté ou la beauté des bâtiments, encore partiellement en chantier 5, la touchent-ils.
Marie-MadeleineGabrielle de Rochechouart de Mortemart
Celle que Louis XIV
se plaisait à
nommer « la perle des abbesses » et à qui il porta jusqu’à sa mort une fidèle et sincère affection, vit le jour à Paris, au château des Tuileries, fille du duc de RochechouartMortemart et sœur de la future favorite du roi, Mme de Montespan.
Admise à onze ans à l’Abbaye-aux-Bois, Marie-Madeleine-Gabrielle de Rochechouart de Mortemart (1645-1704) y manifeste de vives qualités intellectuelles qui la portent vers l’étude des langues et de la philosophie. Elle prend le voile en 1664 et prononce ses vœux l’année suivante. En 1670 le roi la nomme à la tête de l’ordre de Fontevraud, charge qu’elle assumera jusqu’à sa mort dans un concert d’éloges. Sous son gouvernement, l’abbaye devient un foyer de rayonnement spirituel et culturel. Mais elle ne néglige pas pour autant les intérêts de l’ordre et veille scrupuleusement au respect de la règle, que ce soit à l’abbaye ou dans ses cinquante prieurés. Elle laisse à sa nièce Louise-Françoise une abbaye d’une prospérité et d’un prestige inégalés. À travers sa précieuse correspondance, en partie conservée, se dessine le portrait d’une femme volontaire, tout entière tournée vers son devoir mais faisant par son esprit, sa simplicité et l’étendue de son savoir l’admiration sincère de ses contemporains.
Étudier
Marie-Madeleine-Gabrielle de Rochechouart de Mortemart, trente-troisième abbesse de Fontevraud, est née en 1645 au palais des Tuileries. Elle est issue d’une famille de haut rang, son père est gouverneur de Paris. Elle découvre l’étude à l’âge de onze ans, pensionnaire au couvent de l’Abbaye-aux-Bois à Paris. Le plaisir d’apprendre ne la quittera plus. Curieuse de tous les savoirs, elle affectionne en particulier l’étude des langues. Elle a appris l’espagnol, l’italien et le latin ; elle y ajoute le grec et même l’hébreu. À Fontevraud, où elle est abbesse de 1670 à 1704, elle entretient cette stimulation intellectuelle, lisant et écrivant sans relâche. On lui prête une traduction du Banquet de Platon. Elle fait jouer Esther de Racine, entretient une correspondance suivie avec des écrivains, des amis lettrés comme Boileau, Segrais, Pierre-Daniel Huet ou encore le collectionneur Roger de Gaignières. Ses contemporains vantent « la fleur de son esprit », mais son érudition et sa culture viennent aussi enrichir ses exhortations spirituelles.
S’entourer
Parents et amis fidèles accompagnent Gabrielle de Rochechouart, au premier rang desquels sa sœur Françoise, marquise de Montespan et favorite de Louis XIV. Mais l’abbesse se rend peu
Marie-Madeleine-Gabrielle de Rochechouart de Mortemart, trente-troisième abbesse de Fontevraud de 1670 à 1704, huile sur toile, église de Montreuil-Bellay. © Photo Conservation départementale du patrimoine de Maine-et-Loire, Bruno Rousseau.
Ce texte a été publié initialement dans Xavier Kawa-Topor (dir.), Les abbesses de Fontevraud, Nantes, Éditions 303, coll. « Carnets de Fontevraud », 2014.
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Dortoirs des détenus
aménagés sous les voûtes de la nef dans l’église abbatiale. Coll. Arch. dép. Maine-et-Loire, © Photo Éric Jabol.
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Ensemble d’objets saisis par l’administration pénitentiaire de Fontevraud au cours de fouilles, première moitié du xxe siècle. Coll. Abbaye royale de Fontevraud, don d’un particulier en 2023. © Photo Bernard Renoux.
Cet article est un condensé de celui qui a paru dans le no 67 de 303, publié en 2000 puis 2008 et entièrement consacré à l’abbaye de Fontevraud (2008, p. 56-65).
Claire Giraud-LabalteD’une clôture à l’autre : l’abbaye de Fontevraud devient prison Après sept siècles de vie religieuse puis vingt-cinq ans d’abandon, l’ensemble monastique se transforme en un dur lieu de vie et de labeur pour des milliers de reclus.
1. Claire Giraud-Labalte, « Fontevraud au xixe siècle : une prison dans une abbaye », 303, no 0, 1984, p. 8-25.
2. Deux-Sèvres, Indre-etLoire, Loir-et-Cher, LoireInférieure, Maine-et-Loire, Mayenne, Sarthe, Vendée, Vienne.
3. Suivant le principe d’isolement cellulaire, Jeremy Bentham (1748-1832) imagine le panoptique qui connaît d’autres applications (usine, hôpital, école, etc.).
4. Pour tout ce qui se rattache à l’histoire des prisons, se référer aux travaux de Jacques-Guy Petit, spécialiste de l’histoire de la justice, et à l’ouvrage majeur de Michel Foucault, Surveiller et punir, naissance de la prison, Paris, 1975.
Le 2 novembre 1789, l’Assemblée vote la nationalisation de tous les biens du clergé. Les religieux au début de l’été 1791, puis les religieuses à l’automne 1792, quittent l’abbaye de Fontevraud 1. L’estimation des maisons et dépendances de l’abbaye aboutit à une division en dix-neuf lots destinés à être mis en vente. Le mobilier facilement vendu est dispersé. Les bâtiments hors de l’enceinte trouvent preneur et sont détruits ou profondément modifiés, mais les ensembles très importants situés au sein de la clôture monastique sont peu susceptibles d’intéresser les acheteurs de biens nationaux. D’ailleurs, les rédacteurs de l’inventaire n’évaluent pas le dix-huitième lot qui comprenait le Grand Moûtier – incluant la tour d’Evrault mais pas l’église abbatiale – et l’ensemble Saint-Benoît. Constituant le dernier lot, la vaste église abbatiale devait servir à la paroisse de Fontevraud.
Que faire de ce vaste enclos qui court à la ruine ?
Cet enclos bâti de onze hectares se délabre rapidement depuis le départ des religieux et menace ruine, victime avant tout du saccage et du pillage des habitants.
À Fontevraud, le vol de pierres, de bois, de plomb et de carreaux est tel que les toitures disparaissent rapidement, menaçant dangereusement les voûtes, surtout celles du grand cloître. La commune parvient à grand-peine à mettre un frein à ce massacre en fermant les portes de la clôture en 1795. Après ce dépeçage en règle, il devient urgent de trouver une affectation à l’édifice sérieusement menacé.
Plusieurs propositions sont alors avancées : aménager l’ancienne abbaye en hospice, en fabrique de toile à voiles ou bien la transformer en maison de détention. L’unanimité se fait sur ce dernier projet, qui détermine pour un siècle et demi le destin de Fontevraud. Trois personnes s’arrogent la paternité de cet ambitieux programme pénitentiaire, qui représente un réel enjeu économique pour la commune. Le juriste et élu Boullet, qui dit avoir suggéré cette idée dès le départ des religieuses en 1792, accompagne le préfet Montault-Desilles lors de sa première visite sur le site vers 1800. Convaincu de l’intérêt d’un tel établissement, celui-ci soutient fermement le projet auprès du gouvernement et s’en attribue même l’initiative. Enfin Charles-Marie Normand, ingénieur des Ponts et Chaussées, se considère comme le fondateur de cette maison de détention, chantier public numéro 1 du Maine-et-Loire dans lequel il s’est particulièrement investi.
Dès le printemps 1802, Normand s’attelle à la mise en forme du projet, rédige un prospectus très complet, prépare des devis et dresse des plans.
Sur la base de ces documents, une maison de détention pour neuf départements 2 est établie dans la ci-devant abbaye de Fontevraud par décret
impérial du 18 octobre 1804. Cette affectation s’inscrit parfaitement dans la politique impériale qui lance de nombreux chantiers afin de résoudre les difficultés économiques et sociales et de satisfaire le besoin accru de bâtiments publics. Pour ne parler que des prisons, la mise en place sous le Consulat d’un véritable État policier suivant le principe « Surveiller, arrêter pour prévenir mais aussi punir » réclame des établissements plus nombreux. L’emprisonnement devenu une peine avec le Code pénal de 1791 implique en effet la conception d’un appareil disciplinaire par lequel le coupable, privé de sa liberté, va payer sa dette et s’amender. En corollaire, l’adoption des réformes pénitentiaires qui préconisent l’humanisation de la détention et le travail comme moyen de réinsérer l’être déchu exige des locaux plus vastes et mieux adaptés. Parmi les premiers édifices nationaux affectés à l’accueil de détenus, on peut citer aussi les abbayes de Clairvaux et du Mont Saint-Michel, ainsi que le château de Gaillon.
À Fontevraud, les rédacteurs du projet prétendent appliquer des principes novateurs, inspirés par le philanthrope anglais John Howard (1726-1790), et prennent pour modèles les prisons de Philadelphie aux États-Unis et de Vilvorde en Belgique. Précisons qu’il n’est pas encore question du panoptique de Jeremy Bentham 3, un modèle qui va révolutionner l’architecture carcérale et sera utilisé en France après 1840. Le projet de Normand manifeste donc une attention très fine au programme pénitentiaire 4 Les principes qui s’en dégagent et leur influence sur la transformation de l’ancien ensemble monastique méritent d’être mis en évidence.
Sûreté, travail, hygiène et religion pour une prison humanisée
En préambule, Normand condamne les prisons anciennes, aussi insalubres qu’effrayantes, « ces espèces de cavernes, [qui] loin d’être l’asile du repentir, ne peuvent qu’inspirer l’horreur et le désespoir », puis définit les objectifs d’une maison de correction digne de ce nom. Sûreté, travail, hygiène et religion sont les grands principes puisés chez Howard qui régissent la distribution de ce vaste établissement prévu pour mille à mille deux cents individus. Pour garantir la sûreté et faciliter la circulation, il faut d’abord procéder à « l’équarrissement » de l’enclos, c’est-à-dire à la régularisation du plan. Ceci consiste à détruire tous les bâtiments en mauvais état ou gênants, à dégager ainsi les « grandes et belles masses » puis à entourer d’un haut mur le Grand Moûtier et la cour Saint-Benoît. L’aspect d’une telle maison doit offrir l’image d’une « manufacture en activité » car le travail est considéré comme le premier remède à l’oisiveté et le meilleur moyen de compenser les frais de séjour. Cette
Les « cages à poules », anciennes cellules de prison dans l’abbaye de Fontevraud.
Photo Henri Manuel.
Coll. Enap-Centre de ressources sur l’histoire des crimes et des peines.
Philippe ArtièresEn quête de l’ordinaire des détenus
Il est difficile de documenter la vie quotidienne derrière les murs de la prison que fut pendant plus de cent cinquante ans l’abbaye de Fontevraud ; il faut donc partir en quête d’infimes détails, de quelques traces, de quelques signes sur un mur, de quelques lignes dans la presse.
1. Voir Claire Giraud-Labalte, « Fontevraud au xixe siècle, une prison dans une abbaye », 303, no 0, 1984, p. 8-25 ; Id., « D’une clôture à l’autre, l’abbaye devient prison », 303, no 67, 2008, p. 56-65.
2. Voir Jacques-Guy Petit, Ces peines obscures. La prison pénale en France 1780-1875, Paris, Fayard, 1990.
3. Cloitreprison.fr
4. Françoise Denoyelle, « Le studio Henri Manuel et le ministère de la Justice : une commande non élucidée », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 4/2002, p. 127-143.
Après avoir été oubliée, refoulée pendant plus de trente ans, l’histoire de la prison de Fontevraud est désormais connue grâce à une série de travaux 1 .
On sait qu’à partir de 1814, et pendant cent cinquante ans, l’abbaye fondée en 1101 par Robert d’Arbrissel servit de maison centrale de détention. La population carcérale atteint 2 700 détenus en 1834, femmes, hommes et enfants, alors que la maison de détention ne devait initialement pouvoir en accueillir que quelques centaines, ce qui occasionna de nombreux travaux et altérations du bâtiment d’origine. On sait aussi que ne furent ensuite enfermés que des hommes, que leur nombre décrut jusqu’à n’être plus que 200 en 1963. Des enquêtes d’histoire orale menées à partir des années 2000 renseignent sur l’importance de la prison dans la vie du village de Fontevraud, beaucoup de ses habitants travaillant pour l’établissement. L’administration de la détention (son économie, son fonctionnement…) est, elle aussi, documentée aux Archives départementales de Maine-et-Loire. Mais qu’en est-il de la vie quotidienne des détenus presque quarante ans après la fermeture de la maison centrale ? Que reste-t-il de l’existence de ces individus soumis à l’enfermement pendant de longues années ? Il y a d’abord, sur le site même, un ensemble de traces qui demeurent aujourd’hui. Cette série de vestiges est celle des dispositifs de surveillance, qui ont progressivement fait l’objet d’une patrimonialisation. Le portail d’entrée et sa lourde grille, que les visiteurs et visiteuses ne peuvent ignorer ; on la franchit ou l’on passe devant elle, confronté à son caractère massif qui détonne avec la finesse architecturale de l’abbaye. Il faut se représenter le franchissement de cette grille pour un condamné : elle matérialisait le passage dans un autre monde, une société du dedans, avec ses règles écrites mais aussi implicites et son temps propre 2. Car, on l’oublie souvent, l’emprisonnement est une brusque exclusion du présent dont le détenu est contemporain. Les nouvelles du dehors, désormais, viennent avec l’arrivée d’un nouveau codétenu, ou, mais elles sont rares, les visites d’un membre de la famille dans le bâtiment du parloir. Ces rencontres sous surveillance sont toujours limitées dans leur fréquence et leur durée.
D’autres vestiges plus récents témoignent de cette clôture subie : dans le quartier de la Madeleine, le dernier quartier de la prison qui a fermé, un chemin de ronde, un mirador vitré et une lourde et haute porte de fer peinte. Là encore, on ne prend plus aujourd’hui la mesure de ces dispositifs de surveillance et de privation de liberté. Ils étaient habités par des agents pénitentiaires armés. Ces éléments participaient d’une politique de l’effroi : il s’agit bien aussi de produire et d’intensifier chez les détenus le sentiment d’isolement, de les couper du monde.
À l’intérieur, d’autres vestiges ont été conservés qui, non sans ambiguïté, suscitent aujourd’hui une vive
curiosité : on les nomme les « cages à poules ». Il s’agit de petites architectures d’intérieur des plus sommaires, qui fractionnent les anciennes chambres de l’infirmerie de l’abbaye en minuscules cellules individuelles sans plafond, faites de grilles et de cloisons de bois. À l’intérieur on aperçoit, si on y prête attention, une tache sombre un peu au-dessus de la planche qui faisait office de lit, trace de la présence d’un corps soumis, trace laissée par une tête appuyée de longues et interminables heures, empreinte de l’enfermement. Ces dispositifs, que l’on retrouve à la prison-abbaye de Clairvaux 3, participent d’une lutte contre « l’école du crime » que pouvait constituer la prison aux yeux de certains. Ils contribuent aussi à lutter contre les mutineries et autres mouvements collectifs. On préconise de redoubler la prison en son sein par une multitude de cellules individuelles, sans s’inquiéter des effets de cette solitude, à commencer par le suicide. On voit ces cages à poules sur l’une des photographies prises par Henri Manuel lors de la grande commande qui fut passée par l’administration pénitentiaire à son studio parisien (surtout connu pour ses clichés de mode et de variétés) entre 1928 et 1932. Le photographe et son équipe ont pour mission de couvrir en images les prisons et les institutions pour mineurs relevant du ministère de la Justice. Le reportage porte ainsi sur l’École d’administration pénitentiaire, dix-sept maisons d’arrêt, six centrales et enfin neuf établissements pour mineurs. Sur cette image de Fontevraud, on aperçoit un homme de dos vêtu d’un uniforme blanc de détenu ; mais il n’y est pas enfermé, il fait le ménage. Sur les autres clichés pris à Fontevraud en ce début des années 1930, on voit surtout des détenus au travail, dans les ateliers, les cuisines ou à la maintenance de l’établissement (travaux d’entretien, tâches collectives). Au sein de l’abbaye, le travail rapporte peu aux prisonniers, les cantonnant dans une grande précarité en raison des prix élevés des produits qu’ils peuvent cantiner, mais de cela ces photographies ne parlent pas. Comme le souligne la chercheuse Françoise Denoyelle 4 , l’ensemble du reportage est marqué par « la volonté [du photographe] de montrer que la prison n’est pas seulement un lieu de détention/punition, mais aussi de rachat par le travail. L’éducation, la diversité des apprentissages sont largement développées, valorisées ; en revanche, la répression, les brimades, l’enfermement transparaissent plus qu’ils ne sont affirmés. » Le photographe ne montre que sur l’un des clichés des détenus dans des espaces disciplinaires. On y voit, dans une vaste pièce, sept hommes de dos, en uniforme de détention, assis sur des tabourets de pierre face à une paroi vitrée derrière laquelle se tient un surveillant portant un képi (voir photo p. 82). La punition consistait à rester immobile et silencieux dans cette position particulièrement inconfortable. Il faut aussi imaginer le froid et l’humidité qui peuvent
Clémentine
Mathurin et Florian Stalder
Que reste-t-il de la maison centrale de détention ?
Si l’essentiel des éléments constitutifs de la prison de Fontevraud
– architecture et
objets –
a rapidement disparu après sa fermeture, certains sont toujours visibles sur place, dans l’ombre de l’abbaye.
L’abbaye royale de Fontevraud ne livre à l’actuel visiteur qu’une perception relativement évanescente de son passé pénitentiaire, surtout transmise par des dispositifs de médiation. Pourtant, une véritable ville carcérale a existé là de 1804 – création de la maison centrale – à 1963 – sa fermeture –, voire 1985 – départ des derniers détenus. Elle se composait de bâtiments greffés à l’ancienne abbaye, construits et modifiés en un chantier ininterrompu durant un siècle et demi. Elle abritait aussi le mobilier le plus varié, lié à son fonctionnement.
Si ces éléments pénitentiaires furent massivement effacés, des traces demeurent in situ de ce qui fut la maison centrale de détention de Fontevraud 1
L’effacement de la prison : des prémices anciennes, puis une destruction rapide
Le 1er juillet 1963, la prison de Fontevraud est évacuée. Si les destructions d’envergure commencent alors, c’est en fait dès le xixe siècle que débute l’effacement des premiers éléments carcéraux, parallèlement à la reconnaissance patrimoniale de l’abbaye.
En 1840, Fontevraud figure sur la première liste de monuments classés dont la conservation est menacée. Des restaurations ponctuelles sont exécutées dès 1841 par Besnard, architecte de la prison, puis vers 1858-1870 sous la houlette de Jean-Joseph Christaud, directeur de la maison centrale, qui utilisa les savoir-faire de certains détenus. Il faut cependant attendre les années 1880 pour que des restaurations d’ampleur soient menées qui impliquent la suppression d’éléments pénitentiaires. La salle capitulaire est alors restaurée, tout comme le réfectoire, où ateliers et dortoirs sont détruits pour un retour au volume d’origine 2. Les grands travaux débutent autour de 1900, avec l’arrivée de Lucien Magne, architecte en charge du site, assisté d’Henri Hardion qui lui succédera. Les cuisines romanes font l’objet d’une importante restauration et, pour mieux les mettre en valeur, des bâtiments pénitentiaires qui les enserraient sont démolis. Des travaux spectaculaires sont aussi menés sur l’abbatiale à partir de 1903 : Magne détruit les niveaux de planchers qui divisaient la nef en ateliers et dortoirs et rétablit les coupoles. Plusieurs décennies avant la fermeture de la prison, le cœur patrimonial de l’abbaye reprend ainsi forme aux dépens des espaces carcéraux.
Le regard vers d’autres éléments monastiques intervient en 1958, quand la prison est moins peuplée : Bernard Vitry, architecte en chef des monuments historiques (ACMH), obtient le transfert dans d’autres locaux des services de santé qui occupaient l’ancien couvent Saint-Lazare, dont il entame la restauration en 1960.
Après la fermeture de la prison, des destructions massives sont très rapidement lancées par l’administration pénitentiaire sous le contrôle du service des Monuments historiques, qui prend ensuite seul la direction des opérations.
← Restauration de l’église abbatiale, début du xxe siècle.
Coll. Arch. dép. Maine-et-Loire.
© Photo Région Pays de la Loire –Inventaire général, Patrice Giraud.
1. Ce texte est une version très abrégée d’un article paru en 2016 dans la revue en ligne Criminocorpus, « La maison centrale de Fontevraud, un patrimoine ! ». Voir : http://criminocorpus. hypotheses.org/19604.
2. Henri Enguehard, « Les travaux de l’abbaye de Fontevraud aux xixe et xxe siècles », Congrès archéologique de France, cxxiie session, Anjou, 1964, p. 478-481.
Concordance des temps
Quatre décennies d’art contemporain à l’abbaye de Fontevraud
Après que Daniel Buren a théorisé la notion d’in situ, en 1969, les artistes ont intensifié le dialogue avec le lieu. La recherche se fait en réciprocité : l’œuvre change le lieu qui l’accueille, et elle-même se façonne singulièrement dans cet écrin spatial.
La rencontre entre une subjectivité contemporaine et des matériaux historiquement situés est parfois périlleuse : à Fontevraud, la monumentalité de l’abbaye, sa matrice idéologique et son passé carcéral auraient pu sembler écrasants. Pourtant, dès 1983, ce joyau patrimonial devient le théâtre de multiples expériences artistiques, qui ont arrimé subtilement son histoire au présent.
Au commencement
À la genèse des liens entre Fontevraud et l’art contemporain, il faut clairement poser le décor, entre ruines et romantisme noir, pour saisir comment le génie du lieu se révèle aussi terrifique qu’envoûtant : lorsque le critique d’art et commissaire d’expositions Jean de Loisy visite pour la première fois l’abbaye, c’est l’hiver, les éboulis et le grand vide. Dans cette architecture traversée d’émotions contradictoires, qui va connaître une campagne de restauration d’une ampleur inédite, la première manifestation publique d’un Fonds régional d’art contemporain (Frac) en France s’ouvrira en juin 1983, et très vite le concept des Ateliers Internationaux s’imposera, avec des résidences de six semaines pour une quinzaine d’artistes, et l’idée que la création vivante saurait mieux que tout autre faire revivre ce monument en mutation. « Un bâtiment ne doit pas être restauré seulement dans ses formes, dans sa structure architectonique mais également dans son imaginaire 1 . »
Plusieurs axes visionnaires caractérisent l’action de Jean de Loisy à cette époque : le souhait que les artistes viennent créer in situ, collaborent avec des artisans locaux et rencontrent un public encore rétif à l’art contemporain ; que les œuvres écrivent une épopée transhistorique de l’abbaye et s’imprègnent intimement de ses différentes facettes et fonctions ; enfin, que les artistes résidents constituent entre eux des liens forts, qui les amènent à se revoir et à prolonger leurs échanges. De Françoise Vergier à Richard Deacon, de Kate Blaker à Georges Rousse, les formes prennent l’espace et le digèrent jusqu’en 1987 2
Rebond
Après une longue absence, le Frac des Pays de la Loire revient en 2006, sur l’invitation du directeur nommé l’année précédente, Xavier Kawa-Topor, à l’occasion d’une exposition temporaire intitulée Un chant d’amours. Cette manifestation réunit les œuvres de onze artistes qui ont tous été associés aux résidences proposées à l’abbaye au début des années 1980 dans le cadre des Ateliers Internationaux, et se place sous l’égide de Jean Genet, poète dont le destin littéraire a
La Très Grande Table, Caron et Bachelot, 2023.
© Photo Léonard de Serres.
1. Extrait d’À la recherche de la ligne d’or, de Jean de Loisy, propos recueillis par Pierre Giquel, 303, no 67, 2008, p. 194.
2. À Fontevraud, Jean de Loisy accompagne les deux premières éditions des Ateliers, remplacé par Guy Tortosa pour les troisième et quatrième éditions.
Les jardins de l’abbaye royale de Fontevraud dessinés par Yulia Aronova, qui y était en résidence en 2015.
© Yulia Aronova.
Xavier Kawa-ToporUn havre pour le cinéma d’animation
: dix-huit ans de résidences et de rencontres
Depuis 2006, plus de deux cents films d’animation ont vu le jour dans le cadre de la résidence d’écriture de Fontevraud, devenue un haut lieu de la création en ce domaine.
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Dessin de Mariam Saknelashvili, résidence 2021. Coll. NEF Animation.
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Dessin de Camille
Authouart, résidence 2018. Coll. NEF Animation.
1. Les films de la résidence de Fontevraud ont fait l’objet de trois livres DVD disponibles en librairie : Le Cinéma d’animation - résidence d’écriture à Fontevraud, Éditions 303, 2014 ; L’Esprit du lieu10 ans de résidence à l’abbaye de Fontevraud – 15 films d’animation, Éditions de l’Œil, 2017 ; L’Esprit du temps - 12 films d’animation de réalisatrices écrits en résidence à l’abbaye royale de Fontevraud et à Meknès, Éditions de l’Œil, 2023.
Tout a commencé à l’hiver 2006 lorsque Florence Miailhe a posé ses pinceaux à l’abbaye royale de Fontevraud. La réalisatrice française, autrice de courts métrages remarqués tel Au premier dimanche d’août, pour lequel elle a reçu un César en 2002, s’est installée à l’étage de la cour Saint-Benoît, dans une pièce que l’aube vient inonder de lumière et dont les murs usés portent l’empreinte du temps. Dans son atelier, des cahiers pour écrire, des carnets pour dessiner, une presse à gravure et quelques toiles blanches pour peindre aux heures où elle ne travaillerait pas à La Traversée, son premier long métrage dont le projet occupait son esprit depuis plusieurs mois déjà et auquel elle allait enfin pouvoir se consacrer. L’invitation en résidence à l’abbaye de Fontevraud tombait à point nommé. Pendant un mois entier, détachée des contraintes et des sollicitations du quotidien, elle pourrait se plonger librement dans cette étape de recherche, précieuse entre toutes, qui lui permettrait de poser les premières intentions narratives et visuelles de son film. Après Fontevraud viendraient l’écriture du scénario avec l’écrivaine Marie Desplechin, sa complice de toujours, l’élaboration du storyboard, l’indispensable et hasardeuse recherche de financements et le tournage, enfin, qui s’échelonnerait sur de longs mois. Il faut douze images originales pour créer une seconde d’animation. Dans le cas particulier de Florence Miailhe, qui pratique la peinture animée directement sous la caméra, le défi est colossal.
De fait, douze années s’écouleront avant que La Traversée, son grand œuvre, sorte sur les écrans et soit acclamé dans les festivals du monde entier. Entre-temps, bien d’autres artistes de l’animation auront trouvé, entre les murs plusieurs fois centenaires de l’abbaye royale de Fontevraud, un havre propice à la création, un lieu idéal pour poser les fondations de leur futur film : certains célèbres, comme Michel Ocelot, le « papa » de Kirikou, venu écrire à Fontevraud ses Contes de la nuit, d’autres débutants comme les treize jeunes talents issus des écoles françaises d’animation et sélectionnés chaque année dans le cadre de la collection « En sortant de l’école » – diffusée par France Télévisions – pour réaliser leur premier film.
Rapidement, la réputation de la résidence de Fontevraud s’est étendue au-delà des frontières nationales et européennes. Des candidatures du monde entier ont afflué. Au fil des ans, ce sont plus de trois cents cinéastes d’animation, originaires de quarante-cinq pays différents, sélectionnés sur la qualité de leur projet, qui y ont été invités. Leurs œuvres, courts ou longs métrages, productions audiovisuelles ou interactives, ont remporté plus de neuf cents prix dans les festivals internationaux, apportant la preuve de l’efficience de cette résidence offrant aux artistes un cadre privilégié, propice à la création 1
Les films s’écrivent à Fontevraud en suivant le cheminement créatif singulier de leurs auteurs, souvent fait d’allers et retours entre l’écriture littéraire et les recherches graphiques, entre le geste intuitif et l’élaboration rationnelle. Une image rend bien compte de cette diversité d’approches : celle de l’atelier de Fontevraud en 2011 où l’on voit cohabiter
L’ABBAYE, UN VASTE ENSEMBLE
Le
chemin de croix des fontevristes
Chaque Vendredi saint, les moniales de Fontevraud devaient faire leur chemin de croix. Jeanne-Baptiste de Bourbon (1608-1670), après avoir rétabli la règle de son ordre et remis à sa place chacun dans sa clôture, et les hommes sous l’emprise des femmes, avait consigné son parcours dans un petit livre imprimé en 1668 : Le Voyage de la Passion de Notre Seigneur.
Michel Melot et Daniel Prigent Galerie sud du cloître du Grand Moûtier, théâtre des processions du dortoir à l’église. © Photo Bernard Renoux.1. Voyage de la Passion de Notre Seigneur, Saumur, chez François Ernou Imprimeur & Libraire ordinaire du roi & des RR PP de l’Oratoire, MDCLXVIII. Le livre est introduit par une « Épistre » de JeanneBaptiste de Bourbon, encore grande prieure : A mes très chères filles et bien aymées religieuses, la mère Grande Prieure et couvent de NotreDame de Fontevraud.
2. Parmi les religieuses, six « discrètes » sont élues pour remplacer la prieure.
L’idée n’était pas nouvelle. Deux abbesses précédentes, Louise de Bourbon et Éléonore de Bourbon, l’avaient étudiée avec minutie, au point d’envoyer des missionnaires mesurer sur place le parcours de Jésus-Christ du jardin des Oliviers jusqu’au Golgotha 1. « Le zèle, écrit Jeanne-Baptiste de Bourbon, nous a souvent fait souhaiter avec ardeur que ce Voyage de sa Passion fût imprimé ; j’ay prié des personnes d’une haute capacité de l’examiner avec soin... C’est ce qui fait que je vous laisse cet écrit, tel que nous l’ont donné feu Mesdames Louise et Éléonore de Bourbon, d’heureuse mémoire… Ces dévotes princesses avaient envoyé jusqu’en la Terre sainte pour mesurer les distances des lieux et même il y a plus de cent ans que ce voyage fut imprimé par des sçavants docteurs en théologie. » Une communauté franciscaine, installée à Jérusalem depuis 1220, avait repris en 1342 ce rite d’origine orthodoxe et suivait chaque année ce parcours. Lorsque le voyage à Jérusalem devint impossible, il tenait lieu de pèlerinage aux Lieux saints et valait de nombreuses indulgences. Il fut reconnu par le pape Innocent XI (1611-1689) d’abord dans les seuls couvents franciscains. Ce rituel fut transposé en 1731 dans le cadre d’autres églises et est toujours pratiqué dans les églises catholiques où se déroule, dans les bas-côtés de la nef, comme une bande dessinée, le parcours du Christ de son arrestation à sa crucifixion. Il comporte aujourd’hui généralement quatorze « stations ».
À Fontevraud il en comptait trente-cinq, mesurées en aunes, soit dix-huit tours de cloître (1 aune vaut environ 1,20 m, ce qui fait 4 200 m, un tour du cloître faisant 230 m). Chaque arrêt indique le lieu de la station, offrant ainsi un précieux témoignage sur le plan de l’abbaye, dont certaines appellations sont aujourd’hui indécises voire perdues, comme le Saint-Sépulcre (peut-être une Mise au tombeau à l’entrée de l’abbatiale), Notre-Dame de pitié (chapelle près du chœur) ou une indication sur leur emplacement : « Du lieu du crucifiement jusqu’au lieu où la Vierge reçut le corps mort de Notre Seigneur, il y a 12 aunes » (14,5 m). À chaque arrêt du cortège, les religieuses s’agenouillent, se prosternent ou récitent des psaumes. La préface du Voyage précise que ce rite ne concerne pas que la maison mère mais tous les prieurés, chacun devant adapter le circuit à sa propre configuration : « Pour les autres stations le chemin se fait à dévotion selon les dispositions des églises de chaque maison. » L’exemplaire d’Amiens est relié avec un cahier manuscrit de quatre feuillets intitulé L’Ordre du voyage de la Passion du Christ , d’une écriture relâchée, et huit autres feuillets, bien écrits, intitulés Règlement pour les stations du Voyage de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ pour la maison de Collinance . À Collinance, le « voyage » s’achève à la 33e station devant le Saint Sacrement.
La « discrète 2 » chargée du réveil des sœurs traversait le dortoir au milieu des pans de toile qui séparaient les lits, agitant sa lampe et sa « craquette ». Chacune se lève dans la chemise et la guimpe qu’elle n’a pas quittées, et revêt son surplis et son voile. Les dames de chœur s’ordonnent derrière la grande prieure et se composent, de voile en voile, en un corps unique qui serait animé de l’intérieur. Dans le froid du petit matin, une dense coulée de voiles noirs descend l’escalier en forme de tunnel qui conduit du dortoir au cloître, étouffant dans son étroit passage un murmure confus de souffles, traînant le frottement sourd de centaines de pieds sur la pierre et une épaisse odeur de femmes. Les sœurs laies la suivent et sont rejointes par les novices. Soudain, la sœur chantre qui a pris place en tête du cortège et conduit la longue colonne vers le cloître entonne le premier cantique, en voix « médiocre », reprise par l’ensemble des voix mal assurées.
« Avant d’entreprendre ce voyage, dit le manuel, les pèlerines laveront leur cœur des larmes de la Confession et Pénitence. » C’est le premier des trentehuit tours de cloître par lesquels commence le long chemin qui ira jusqu’au Sépulcre. Deux par deux, elles sortent sur le cloître. Longeant le chapitre, elles entrent dans l’abbatiale vide, sonore et glacée. Elles font une génuflexion et un signe de croix au Christ qui les attend. L’abbesse les surveille depuis sa chaire, accompagnée de quelques sœurs discrètes, tôt levées pour préparer les offices. Le bloc des religieuses se déroule pour se faufiler dans les rangées de stalles, chacune à son tour. À genoux, au signal de la chantre qui a pris possession de la chaire devant la grille, elles entonnent Veni Creator, l’hymne le plus ancien qui accompagnait les entrées solennelles, que le moine bénédictin Raban Maur aurait composé au ixe siècle et que chantèrent les carmélites de Compiègne quand elles montèrent à l’échafaud le 17 juillet 1794. Arrivant du dortoir (par le passage du cloître ouvert sur le transept sud) et passant par les stalles, les nonnes vont à la sainte Table avec les apôtres, où le Christ les « repeut de son sacré cœur et sang ». C’est la première station. Enveloppées dans leur manteau noir, elles sortent de l’abbatiale dans le cloître, qui figure le jardin des Oliviers. La longue procession avance et fait une pause devant chaque station du chemin de croix, accompagnée d’un commentaire qui s’adresse directement aux religieuses, comme pour une visite guidée : à la deuxième station : « Suivons-le au jardin des Oliviers. Pour faire ce chemin il faut aller au chapitre devant la vitre où est jugé Notre Seigneur. » Elles s’arrêtent à l’entrée du chapitre, devant laquelle un vitrail représente le Jugement du Christ et à la troisième station : « Afin de l’accompagner, allons à l’autre vitre de ce chapitre où Notre Seigneur fait sa prière. » À la sixième station, lorsque Jésus-Christ retourne vers ses disciples qui se sont
Fouilles menées par le Service archéologique départemental de Maine-et-Loire, flanc nord de l’abbatiale, 1994.
© Photo Région Pays de la Loire –Inventaire général, Patrice Giraud.
Nicolas Dupont
Réparer la mémoire aux sources de l’histoire
Il n’y a pas de patrimoine sans disparition. Il n’y a pas de recherches historiques sans amnésie totale ou partielle. Archivistes, archéologues, restaurateurs, artisans d’art, historiens, conservateurs : tous sont des réparateurs de mémoire.
1. Rapports de fouilles disponibles au Service régional de l’archéologie, Nantes, Drac des Pays de la Loire.
Fontevraud, comme tout lieu patrimonial, n’a pas échappé à cette amnésie partielle. Pour recouvrer cette mémoire, les chercheurs et chercheuses disposent d’indices, de sources qu’ils traquent, interrogent, réinterrogent, réfutent, rejettent, réintègrent parfois. L’écriture de l’histoire, d’une histoire, est toujours suspendue à la découverte d’une donnée inédite, d’un regard renouvelé, d’une connexion entre deux éléments jusque-là dispersés.
Il est une première difficulté qu’il convient de rappeler même si cela peut paraître une évidence : Fontevraud, durant son histoire monastique et carcérale, a été un monde clos. Ce microcosme enserré dans la clôture monastique puis dans l’enceinte carcérale ne se donnait pas facilement à voir. Le regard extérieur était donc une exception.
Il faut alors se fier – et parfois s’en méfier – aux sources produites par ces deux institutions qui au-delà de leur vocation, la rédemption ou la correction, ont été… des administrations. De la fondation de l’abbaye à aujourd’hui, les différentes gouvernances n’ont cessé de produire des documents écrits : des devis et des factures, des correspondances, des rapports financiers, des règlements juridiques, etc., pour entreprendre des travaux, correspondre avec les tutelles, engager des actes en justice, régenter la vie des communautés successives. Du parchemin au courriel, ces documents acquièrent avec le temps le statut d’archives.
Ces archives, par leur quantité et leur qualité, peuvent biaiser l’analyse historique. Pour les périodes les plus anciennes, la documentation dont dispose le chercheur est éparse et rare. Un document peut alors prendre une importance qu’il n’aurait pas si les sources étaient plus nombreuses. Pour les périodes plus récentes, où inversement la documentation est prolixe, la difficulté est de la traiter, de la trier, d’en faire une synthèse pour pouvoir en proposer une lecture. Enfin, il faut garder à l’esprit que l’analyse historique repose principalement sur des sources produites par une élite sociale et que les modestes, numériquement majoritaires, y sont sous-représentés. Chaque type de source apporte ainsi son lot d’informations, son biais interprétatif et dessine ses propres limites. C’est pourquoi croiser les regards des spécialistes est plus qu’essentiel, c’est une nécessité. Une source prise individuellement doit être jugée a priori suspecte, un faisceau de sources en abaisse le degré de suspicion.
Pour croiser ces regards, les chercheurs ont à leur disposition des sources directes et de nombreuses études : les archives écrites monastiques et carcérales, conservées principalement aux Archives départementales de Maine-et-Loire, les sources iconographiques (plans, gravures, photographies…) et ce que l’on peut tirer de l’analyse des collections monastique et carcérale parvenues jusqu’à nos jours.
Une autre source d’informations est liée à l’archéologie et à la restauration : les données de terrain acquises lors des principales campagnes de fouilles menées par le Service archéologique de Maine-etLoire, notamment par Daniel Prigent et Jean-Yves Hunot entre 1983 et 2020 1 ; les études en archéologie du bâti, qui permettent de mieux comprendre les phases de construction des bâtiments ; l’étude du mobilier archéologique issu des fouilles (les éléments lapidaires sont déposés à l’abbaye de Fontevraud, le mobilier archéologique se trouve à la Conservation départementale de Maine-et-Loire) ; les rapports de restauration, qui éclairent les vicissitudes du monument, notamment les anciennes interventions. Le panorama des sources esquissé dans cet article est loin d’être exhaustif mais il permet pour chaque époque de voir à quelles difficultés le chercheur fontevriste est confronté.
L’histoire de la fondation peut être esquissée à partir de plusieurs sources archivistiques : chartes de donation, récits de la vie de Robert d’Arbrissel… Les fouilles archéologiques et l’archéologie du bâti sont venues consolider, confirmer ou infirmer les connaissances issues de ces sources archivistiques. Les fouilles de l’église abbatiale ont mis au jour la première chapelle de la communauté ainsi que des sillons de labour qui montrent que la forêt où s’installe Robert d’Arbrissel, si elle est isolée n’est pas pour autant un « désert », comme le disent de manière stéréotypée les textes. La découverte de la tombe de Robert confirme que la sépulture du fondateur se trouve bien dans le chœur de l’église et non « dans la boue » auprès de ses frères et sœurs, comme il le souhaitait. La mise au jour de centaines de tombes dans l’église abbatiale et à son chevet rappelle aussi le caractère funéraire d’une abbaye. Les fouilles des cuisines romanes, en 2017-2020, ont permis de mieux cerner le fonctionnement de ce bâtiment au profil aujourd’hui si atypique et d’exclure des hypothèses de fonctionnement comme celle de fumoir pour victuailles.
L’observation minutieuse et l’analyse des joints de mortier de l’église a confirmé une construction rapide de l’édifice, corroborant les chartes de donation et la réputation d’excellent prédicateur de Robert d’Arbrissel, qui a su réunir autour de lui de puissants financeurs.
Les campagnes archéologiques se sont largement concentrées sur le monastère du Grand Moûtier, occupé par les moniales de chœur issues de l’aristocratie. Il serait pertinent pour compléter notre vision de pouvoir fouiller le prieuré de la Madeleine où vivaient les sœurs converses, d’origine modeste. Le sondage archéologique de 2013 a révélé un réel potentiel stratigraphique. Il est impossible de parler des origines sans évoquer le travail sur les archives et sur des documents
Fontevraud dans l’art roman et gothique angevin
En contact avec les expériences architecturales variées tentées dans tout l’ouest de la France, l’ordre fontevriste, en pleine expansion, fait de l’énorme chantier des quatre monastères de Fontevraud un carrefour de recherches monumentales qui participe au passage de la solidité romane à l’élégance gothique.
À Fontevraud, complexe de monastères, l’architecture est tributaire de plusieurs données : l’implantation géographique de ce complexe à la limite du domaine des élévations médiocres des pays aquitains et bientôt démesurées du Bassin parisien ; l’originalité de l’ordre et des multiples besoins qui en découlent (abbatiale pour l’accueil général et les moniales, chapelle Saint-Benoît pour certains rites conventuels, églises Saint-Lazare pour les lépreux, la Madeleine pour les repenties, Saint-Jean-de-l’Habit pour les frères prêtres) ; enfin la période considérée, que marquent l’apogée des diverses expressions de l’art roman et l’apparition des gothiques régionaux qui en prolongent les options. Presque rien de spécifique, sauf la cuisine, traitée à part, ne subsiste des bâtiments conventuels de cette époque.
La situation géographique de Fontevraud est remarquable. Comme la première fondation de Robert d’Arbrissel, La Roë, celle de Fontevraud est située à la rencontre de trois diocèses : celui de Poitiers, dont elle dépend, et ceux de Tours et d’Angers. Sans doute a-t-on pensé profiter des rivalités, des possibilités d’action étendues, des ressources d’un mécénat diversifié qu’offrait cette implantation. Alors que la première fondation se trouvait dans une zone forestière frontière au peuplement lâche, le quadruple monastère de Fontevraud s’installe sur une voie de passage vers Poitiers, mais aussi près de la Loire, à proximité des confluents de la Vienne, de l’Indre et, plus loin, du Cher. La vocation de La Roë (Mayenne), une église canoniale, paraît locale : évangéliser un pays encore mal pourvu – les paroisses voisines dépendent bientôt des chanoines. La seconde fondation est d’essence régionale : elle peut aussi bien attirer des fidèles venus d’un vaste territoire que servir de base à un prédicateur qui ne renonce pas à ses pérégrinations. L’extension de l’influence du nouveau monastère est favorisée aussi par la réunion de nombreux fiefs de l’ouest de la France sous l’autorité des Plantagenêts. Les déplacements continuels des uns et des autres, pour des motifs tant politiques que religieux, entraînent leur confrontation constante à des solutions architecturales variées. L’adoption de certaines, plutôt que d’autres, suggère que les choix se sont faits en fonction d’un but unique. La prédication, messagère de la réforme grégorienne, est en effet la grande affaire de Robert d’Arbrissel. Il lui importe donc de disposer d’une grande salle où le regard et la voix permettent une communion directe entre le prédicateur et les fidèles.
Mais il est aussi souhaitable que les cérémonies conventuelles puissent se dérouler dans un lieu plus tranquille, quelque peu mystérieux. L’église à nef unique et passages latéraux répond à ces conditions : vaste espace de la nef pour les nombreuses moniales, chevet discret isolé
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Voûte de la chapelle Sainte-Catherine (lanterne des morts), Fontevraud-l’Abbaye.
© Photo Bernard Renoux.
Ce texte, publié dans, 303, no 67, 2008, p. 60-77, a été actualisé par Daniel Prigent pour la présente publication.
Ils étaient six
Les gisants de Fontevraud
Bienfaiteurs de l’abbaye de leur vivant ou par testament, les hauts personnages dont l’abbaye de Fontevraud conserve les gisants avaient accédé à la protection du chœur des religieuses. Aujourd’hui visibles de tous, ces voyageurs de l’éternité ne cessent de fasciner, tant par leur portée historique que par l’intime résonance qu’ils génèrent chez celui qui les regarde.
Lorsqu’en 1638 l’abbesse Jeanne-Baptiste de Bourbon fait remanier le chœur des religieuses installé dans la nef du Grand Moûtier, ce sont six effigies qu’il fallut déplacer, modifiant une disposition qui remontait à 1504 1. Témoins de ces travaux, les historiens de l’ordre Jean Lardier et Honorat Nicquet identifient ces gisants comme ceux d’Henri II, roi d’Angleterre, d’Aliénor d’Aquitaine, de leurs enfants Richard Cœur de Lion et Jeanne d’Angleterre, du fils de cette dernière, Raymond VII de Toulouse, et d’Isabelle d’Angoulême, la veuve de Jean sans Terre. En croisant les obituaires, les textes des chroniqueurs des xii e et xiiie siècles, les récits de Lardier et de Nicquet et les données fournies par les fouilles archéologiques conduites de 1986 à 1990, il est possible de déduire l’emplacement primitif des tombeaux.
Dès le 8 juillet 1189, le corps d’Henri II était mis en fosse dans le chœur des religieuses, face à l’autel 2. Début avril 1199, sur son lit de mort, son fils Richard demandait à reposer aux pieds de son père 3. En septembre 1199, la dépouille de sa sœur Jeanne d’Angleterre était placée au côté de Richard, avec l’enfant mort-né qu’elle avait mis au monde 4. C’est sans doute à la fin de cette année funeste de 1199 ou au printemps 1200, qui marque sa retraite à Fontevraud après son retour de Castille, qu’Aliénor d’Aquitaine a passé commande de quatre gisants, pour son époux, ses enfants et elle-même.
Il est à noter que des quatre gisants, celui d’Aliénor est le seul à être sculpté les yeux ouverts, lisant un livre : les trois autres ont les paupières closes. Au-delà des tendances générales, qu’il est séduisant d’attribuer à un territoire ou à une époque, il reste que cette attitude de liseuse et de veilleuse fait d’Aliénor un maître d’ouvrage idéal. L’étude formelle des gisants, qui s’appuie sur une série de marqueurs sensibles (type des vêtements et des coiffures, modelé des plis, forme des lits), confirme la réalisation au tout début du xiiie siècle de l’ensemble des quatre statues, avec un traitement genré des plis (ondulés pour les femmes, en V pour les hommes). Il est pertinent de penser qu’Aliénor, qui vit alors entre Fontevraud et Poitiers où elle meurt, confie la tâche à des sculpteurs du chantier de la cathédrale Saint-Pierre, tant les ressemblances sont grandes entre les gisants et les figures des clés de voûte du chœur et les chapiteaux de la porte Saint-Michel 5. Ces productions sont marquées par le traitement en « drapé mouillé » des étoffes, caractéristique du « style 1200 », empreint de références à l’Antiquité, qui se développe aux portails des cathédrales de Laon, Sens et Braine, avant de se diffuser aux statues du portail nord de la cathédrale de Chartres et aux gisants de Josaphat à Lèves 6
1. Honorat Nicquet, Histoire de l’ordre de Fontevraud, Paris, 1642, p. 485 et 528 et Château-Gontier, Bibliothèque municipale, ms 12, vol. III : Jean Lardier, La Sainte-Famille de Font-Evraud, […], dont les noms sont inscrits au martyrologe de Fontevraud, 1650, p. 471.
2. Giraud de Barri, Œuvres, vol. VIII, éd. 1891, p. 305.
3. Dom Housseau, Registres des chartes, coté A. 12, t. XXVII.
4. BnF, ms Latin 5480, Obituaire de Fontevraud, t. I, fol. 256.
5. Bénédicte Fillion-Braguet, « La sculpture en Anjou au xiiie siècle », dans Étienne Vacquet (dir.), Saint Louis et l’Anjou, Rennes, PUR, 2014, p. 248-252.
6. Laurence Aliferis-Terrier, L’imitation de l’Antiquité dans l’art médiéval (1180-1230), Répertoire iconographique de la littérature du Moyen Âge, Les études du Rilma 7, Turnhout, Brepols, 2016.
L’abbatiale, un monument exemplaire
L’aspect actuel de l’intérieur de l’église abbatiale peut donner au visiteur l’impression de pénétrer dans un édifice roman homogène. En réalité, le monument a subi à plusieurs reprises des transformations d’ampleur, gommées par les aménagements pénitentiaires, eux-mêmes oblitérés par les différentes opérations de restauration qui s’achèveront cette année avec la consolidation du mur nord de la nef.
Les deux travées orientales de la nef. © Photo Daniel Prigent.Aux premiers temps de Fontevraud
Quand Robert d’Arbrissel s’installa avec ses disciples sur le site de Fontevraud, il devint très rapidement indispensable d’édifier une église, monument essentiel à la vie de la communauté. Construit en belle pierre de taille de tuffeau blanc exploitable à faible distance, l’édifice dédié à Notre Dame présentait une nef unique suivie d’un transept débordant sur lequel se greffaient deux chapelles orientées ; le chevet comprenait deux courtes travées droites précédant une abside hémicirculaire. Il semble toutefois que la construction ait rapidement été interrompue, ce premier projet s’avérant trop modeste face à l’afflux des postulantes (et à l’ampleur projetée du cloître principal), et les dons se révélant suffisants pour permettre d’engager des travaux sur un édifice autrement plus ambitieux que ce bâtiment, dont les vestiges mis au jour lors des fouilles sont aujourd’hui accessibles à l’intérieur de la crypte archéologique.
L’abbatiale romane
Dès le seuil occidental, l’opposition entre le chœur lumineux, élancé, et la nef plus massive est manifeste, et les chercheurs ont longtemps considéré, comme l’a résumé Pierre d’Herbecourt dans son Anjou roman, que « le monument ne pose aucun problème. Il se compose de deux parties nettement distinctes, construites l’une et l’autre d’un seul jet. » Toutefois, la possibilité d’examiner les différentes étapes de la restauration, voire de suivre les travaux de remplacement de pierres lors des travaux, a conduit à une autre interprétation, sensiblement plus complexe, de l’évolution du bâtiment.
Une première campagne vit, après le terrassement de la partie occidentale, l’édification de la première partie du chevet en plusieurs phases clairement définies par les changements d’appareil, de signes lapidaires, de mortier et de traitement des chapiteaux. Le maîtreautel fut élevé durant cette première étape des travaux, dans la partie centrale du sanctuaire. La construction des murs de la nef jusqu’à environ sept mètres de hauteur relève également de cette campagne. Le mur gouttereau sud, légèrement différent de celui du nord, sans doute monté en premier, isola les bâtiments conventuels. Ce projet initial devait s’achever par la mise en place d’une charpente couvrant la large nef unique (14,9 m environ), mais il ne fut qu’incomplètement exécuté. Le bras sud du transept, et singulièrement la chapelle orientée, fut partiellement monté indépendamment du reste du chevet, en liaison avec l’édification du mur sud de la nef et de l’aile orientale du grand cloître.
Antérieurement au voûtement de la nef, la campagne d’achèvement du chevet comprit l’édification des
assises supérieures des murs, l’installation de la coupole de la croisée, mais aussi le couronnement des grandes colonnes par de sobres chapiteaux, ainsi que le voûtement du déambulatoire. La troisième campagne, menée dans la nef, correspond à un changement manifeste de parti, avec notamment l’installation d’une file de quatre coupoles supportées par de puissantes piles intérieures ; Fontevraud et la cathédrale de Nantes sont les exemples les plus septentrionaux de ces files de coupoles, bien connues en Aquitaine. Contrairement à celui du chevet, le décor sculpté de la nef est chargé : on y relève des motifs purement angevins mais il témoigne aussi d’influences variées, angoumoises et saintongeaises. Les chapiteaux des arcatures basses, en partie refaits, présentent les mêmes éléments que ceux des grandes piles : le décor est essentiellement végétal, le motif le plus fréquent étant l’acanthe à feuilles charnues. Les représentations des frises des grandes piles sont plus variées. On y trouve des animaux réels (oiseaux, lions) ou fantastiques, une ornementation végétale de facture grasse, mais également des scènes historiées : le décor de la seconde pile sud porte différentes scènes du récit apocryphe de la mort de la Vierge qui constituent sans conteste le morceau de bravoure de la sculpture de la nef. Cette campagne date vraisemblablement du deuxième quart du xiie siècle, mais cette datation reste discutée. La partie supérieure de la tour-clocher semble quant à elle avoir été élevée dans la seconde moitié du siècle.
Après le voûtement de la nef unique, diverses observations permettent de proposer une restitution des différents espaces médiévaux à l’intérieur de l’abbatiale achevée. Les deux travées occidentales étaient sans doute accessibles aux laïcs, du moins à certaines occasions, et aucune sépulture n’a été pratiquée dans cet espace à l’époque médiévale. Les grandes fosses de fondation mises au jour lors des fouilles archéologiques suggèrent l’emplacement d’une clôture transversale d’ampleur entre la deuxième et la troisième travée, sur laquelle aurait pu s’appuyer la majestueuse représentation sculptée du Jugement dernier mentionnée à la fin du xiie siècle. Le chœur des religieuses occupait les deux travées orientales, la porte sud communiquant avec le cloître, le portail nord dit « porte papale » correspondant sans doute au passage conduisant vers le cimetière de la communauté ; dans ce chœur furent inhumés à l’époque médiévale certaines des abbesses, mais également des personnages éminents, notamment les fameux souverains Plantagenêt ainsi que des membres de la descendance capétienne d’Aliénor d’Aquitaine. Le bras sud du transept était également réservé aux moniales.
Si l’on peut s’interroger sur l’emplacement précis de la séparation entre clercs et moniales ainsi que sur sa nature, celle-ci est déjà incontestable dans la
La Mise au tombeau de la Vierge. À Fontevraud, la Vierge Marie est davantage mise à l’honneur que le Christ sur les chapiteaux historiés qui soutiennent les dernières coupoles de l’art roman.
© Photo Région Pays de la Loire –Inventaire général, Patrice Giraud.
Michel MelotLes chapiteaux de l’abbatiale
Les chapiteaux « historiés », véritables bandes dessinées sculptées, riches en figures bibliques, symboliques ou décoratives, ont couronné pendant le xiie siècle les colonnes soutenant les nervures des voûtes au point où elles éclosent en gerbes. Ceux de Fontevraud sont parmi les plus remarquables de l’art roman, en complément des sermons et illustrant l'esprit, les scènes ou les décors propres à son histoire.
1. Marie-Thérèse Camus, Élisabeth Carpentier et Jean-François Amelot, Sculpture romane du Poitou, Paris, Picard, 2011.
2. Jacques Mallet, L’art roman de l’ancien Anjou, Paris, Picard, 1984.
3. Pierre Dubourg-Noves, « Les sculptures de la nef de Fontevraud », Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques et scientifiques, nouvelle série, fascicule 14 A, 1982, p. 140.
4. Ibid
5. Jean Vallery-Radot, Églises romanes, filiations et échanges d’influences, Paris, La Renaissance du livre, coll. « À travers l’art français », 1931, p. 130.
Dans l’ensemble considérable des monuments romans du sud de la Loire, Fontevraud tient une place particulière, à la fin d’une époque et aux frontières d’un territoire 1. L’Aquitaine, dans la première moitié du xiie siècle, n’est qu’un vaste chantier où les idées et les ouvriers circulent. Deux grands courants se rejoignent, l’un venu du Moyen-Orient, par Byzance et Venise, l’autre venu d’Espagne où la frontière de l’Islam ne cesse de reculer. Fontevraud est situé à cette extrémité septentrionale de la culture méridionale, là où viennent mourir les dernières vagues des influences mauresques dont est encore empreinte l’architecture jusqu’à Poitiers, terminus de la conquête arabe, comme en témoignent le choix des coupoles venues d’Orient ou les décors en écailles de poisson venus d’Espagne ou du Portugal. L’Espagne, au milieu du xiie siècle, était loin d’être reconquise. À la fin du xiiie siècle, la reconquista fut irréversible. Les rois de Castille et de León se liguèrent alors pour attaquer les Arabes, les obligeant à fuir l’Andalousie. Ce n’est pas un anachronisme de voir dans les sculptures de Fontevraud des scènes d’actualité.
À Fontevraud, des motifs décoratifs savants entourent les murs de bandeaux qui filent le long des lignes directrices de l’architecture, grimpent aux piliers et enrobent les arcades. Les motifs géométriques, héritage de la richesse ornementale arabe, distribuent l’espace de façon complexe et harmonieuse. Boutons, fleurettes, échiquiers, dents de scie, rubans, billettes : le répertoire est varié 2. De ces éléments abstraits jaillissent des gerbes végétales dans une sorte de « soupe primitive », comme si l’on assistait à la création du monde. Palmes et fougères s’épanouissent au sommet des colonnes. Les chapiteaux sont un héritage de l’Antiquité mais ceux-ci ne viennent pas directement de Rome. Ils ont traversé l’Orient et l’Afrique, les astragales ne sont plus solidaires du fût, comme dans l’architecture gréco-romaine, mais servent de base à la corbeille. Ces feuilles recourbées ne sont plus vraiment des acanthes, elles viennent d’Arménie ou d’Égypte, on les trouve dans les églises byzantines et les monastères coptes que les pèlerins ont visités. Leurs tiges et leurs feuillages s’enchevêtrent jusqu’à composer une jungle de formes végétales où apparaissent soudain des animaux fantastiques ou des personnages. Dans les chapiteaux, les écheveaux de lignes donnent naissance, comme par génération spontanée, à des mondes fabuleux, nourris de la peur et de l’ignorance, d’où surgissent, comme de la fin du monde, des monstres végétaux ou animaux. On sait maintenant que la nef était déjà entreprise lorsque l’on décida de la couvrir de coupoles mais on ignore comment auraient été ornés les murs et les colonnes engagées si la nef unique avait été couverte d’une charpente uniforme. Le modèle d’Angoulême a tout changé : l’épaississement des murs, le doublement des colonnes engagées, la
multiplication des arcades et l’existence d’une coursive offraient aux sculpteurs des espaces qu’il fallait faire parler. Dans l’abbatiale, on assiste d’est en ouest à l’épanouissement progressif du décor. De ce changement, le chapiteau est le point sensible. De silencieux qu’il était, il devient parlant et parfois bavard. Il se charge d’êtres fantastiques et d’histoires tutélaires. Fontevraud participe à ce mouvement du chapiteau historié qui couvrira tout le siècle, puis se confondra dans la nature. Le chapiteau narratif remplace le livre et soutient le discours du prédicateur. À Fontevraud, les sculpteurs font preuve de leur maîtrise du matériau avec des outils nouveaux qui permettent de passer du bas-relief à la troisième dimension, perçant les yeux avec le trépan. Servis par un calcaire au grain fin, les sculpteurs sont habiles à dessiner le mouvement souple des anges, comme dans les enluminures. Quarante-huit des cinquantedeux grands chapiteaux qui coiffent les colonnes sur lesquelles retombent les pendentifs des coupoles subsistent 3. À ces grands chapiteaux il faut ajouter les quarante-deux chapiteaux de moindre importance – vingt-cinq d’entre eux sont intacts – qui reçoivent les arcatures le long des murs et ne sont ornés que de motifs géométriques, et les soixante-quatre qui somment les colonnettes entourant les fenêtres, sans oublier les soixante-dix petits chapiteaux qui accostent les fenêtres.
Plusieurs obstacles s’opposent à une appréciation complète des sculptures de Fontevraud. D’abord la disparition du cloître, puis la lenteur du chantier qui laissa vides certaines cases du programme, sans doute dirigé par l’évêque Girard d’Angoulême, son inspirateur. Les frises du croisillon nord de la cathédrale d’Angoulême, les plus proches de celles de Fontevraud, ont été mises en place vers 1122-1125 4. Si Girard est le maître d’ouvrage de Fontevraud comme il le fut d’Angoulême, le fut-il après sa nomination comme évêque de Bordeaux (1131) et avant son adhésion au schisme d’Anaclet, entre 1130 et 1136 ? Après 1135, alors que la moitié de la nef est construite sur toute sa longueur, la décision d’élever des coupoles fut certainement difficile à prendre et suscita de grands débats. Les coupoles et leurs supports reproduisent presque à l’identique ceux de la cathédrale de l’évêque Girard. On en a déduit à juste titre que les acteurs du chantier tout entier, architectes, tailleurs de pierre et charpentiers, se déplacèrent lorsque celui d’Angoulême touchait à sa fin, dans les années 1130 5. Rien n’empêche que des sculpteurs ne soient revenus travailler sur le chantier inachevé de Fontevraud, malgré les difficultés financières que Pétronille affronta à la fin de son abbatiat. L’abbatiale fut un édifice inachevé, ce qui expliquerait le dénuement de la façade. Les monstres qui peuplent l’art roman du Sud-Ouest sont bien représentés à Fontevraud. L’art chrétien se
Nicolas Dupont et Julien Bertreux
La salle du chapitre
Entre spiritualité et pouvoir
La salle du chapitre est un élément essentiel de l’abbaye. À Fontevraud, son décor est intimement lié à la personnalité des abbesses issues de la puissante famille des Bourbons. Assurant le redressement et la réforme de l’ordre, elles ont fait de Fontevraud un modèle qui a servi à la réforme d’autres congrégations féminines.
Après la guerre de Cent Ans, de nombreux travaux de reconstruction sont entrepris. Le cloître est rebâti par les abbesses Renée de Bourbon (1491-1534) et Louise de Bourbon (1534-1575) sur l’emprise initiale du cloître roman du xiie siècle. Sa reconstruction symbolique soumet dès lors les moniales à la clôture perpétuelle. Louise de Bourbon commande en 1563 au peintre Thomas Pot et à son atelier des peintures murales pour orner la nouvelle salle capitulaire. Située au cœur du monastère, la salle du chapitre constitue, avec l’église abbatiale, le centre névralgique de la vie monastique. Son décor peint est à la fois un programme iconographique illustrant les fondements spirituels de l’ordre fontevriste et un manifeste de la puissance temporelle des abbesses.
Le chapitre comme autrefois
Les peintures murales de la salle capitulaire impressionnent toujours les visiteurs, au point de constituer un élément phare de la découverte de l’abbaye. Les stalles et les boiseries ayant disparu, nous n’en avons cependant qu’une vision partielle. Du Jeudi saint à La Dormition de la Vierge, ces peintures illustrent principalement le cycle de la Passion. Si de nombreux repeints témoignent des restaurations multiples engagées depuis le xixe siècle, notre perception du programme reste globalement assez proche de celle des moniales. Au fil des abbatiats, il s’est enrichi de portraits, principalement liés à la maison royale des Bourbons, jusqu’à constituer une véritable galerie de portraits. Celui de la défunte Renée de Bourbon a probablement été réalisé dès l’origine pour être le pendant du portrait de sa nièce Louise de Bourbon, la commanditaire. Toutes deux occupent ainsi une place de choix, de part et d’autre de la Crucifixion, comme pour asseoir le fondement même de l’ordre fontevriste qui puise sa spiritualité dans les dernières paroles du Christ sur la croix. Placée judicieusement dans l’alignement de la Crucifixion, face au portail et à son auditoire, l’abbesse préside le chapitre au cœur de cette « scénographie » savamment orchestrée. Cette galerie de portraits présente également l’une des plus illustres abbesses de Fontevraud, Marie-Madeleine-Gabrielle de Rochechouart de Mortemart (1670-1704), sœur de madame de Montespan, favorite de Louis XIV. Le dallage en damier date quant à lui du xixe siècle et reprend les monogrammes et armoiries des abbesses de Bourbon visibles sur le décor sculpté de la salle. Sans documentation précise, il est difficile d’en appréhender la disposition antérieure.
Fonctionnement du chapitre
Le chapitre désigne tout aussi bien un espace conventuel que l’assemblée des moniales qui s’y réunit. Les décisions relatives à la gestion des affaires temporelles et spirituelles y sont prises de manière collégiale. Suivant la Règle de l’ordre de Fontevraud, imprimée en 1642, les religieuses
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Le Baiser de Judas, détail d’une peinture murale réalisée par l’artiste angevin Thomas Pot vers 1563-1567, salle capitulaire, Fontevraud. © Photo Conservation départementale du patrimoine de Maine-et-Loire, Bruno Rousseau.
Portrait de l’abbesse
Marie-MadeleineGabrielle de Rochechouart de Mortemart, très probablement représentée dans le jardin du Clos Bourbon, dont on reconnaît les allées d’arbres et les parterres de broderies, dernier quart du xviie siècle.
Coll. Abbaye royale de Fontevraud, dépôt de l’État. Photo Région Pays de la Loire – Inventaire général, Patrice Giraud.
Florian StalderLes jardins de Fontevraud, du xviie au xxie siècle À Fontevraud les jardins ont une histoire. Livrée par bribes à partir d’archives diverses, elle témoigne de ruptures et de continuités à l’œuvre depuis au moins quatre siècles.
1. Laquelle inclut les 5 hectares du Clos Bourbon, dans le prolongement ouest du palais abbatial.
2. Arch. dép. Maine-et-Loire [ensuite AD 49], 1 Q 213 : estimation de Fontevraud par lots, 1792.
3. Pierre Clément, Une abbesse de Fontevrault au xviie siècle : Gabrielle de Rochechouart de Mortemart, 1869, p. 173.
4. AD 49, 101 H 47, 49 et 50 : gages des serviteurs de Fontevraud.
5. AD 49, 1 Q 210.
6. AD 49, 101 H 47.
7. AD 49, 101 H 49 : comptes de la Dépositaire, 1789-1790.
8. BnF, Ms lat. 5480, t. II.
9. AD 49, 5 E 38/4.
10. AD 49, 5 E 38/172.
11. AD 49, 1 Fi 92 (1740) et 1 Q 210 (1791).
12. Conservé au Centre culturel de l’Ouest. Au vu de son exactitude pour le bâti et de sa cohérence avec d’autres documents, le parti est ici de le suivre pour la figuration des jardins de l’abbaye.
Les jardins de l’abbaye de Fontevraud sont aujourd’hui des espaces de promenade et de déambulation. Ils forment un écrin végétalisé où se multiplient les points de vue bucoliques sur les bâtiments. Leur usage est aussi agricole, puisque le Clos Bourbon voit croître fruits et légumes qui garniront la table du restaurant gastronomique de l’abbaye royale.
Ce même clos abrite également un beau jardin de couverts à la française, trop peu parcouru.
Ces jardins sont donc des lieux d’agrément et d’approvisionnement alimentaire. Cette double vocation semble ici des plus anciennes et, si les archives manquent pour la période médiévale, il est possible de tenter une histoire des jardins de Fontevraud du xviie siècle à nos jours, temps long qui voit se succéder abbaye, prison et site culturel et touristique.
Des jardins pour des recluses
Avant la Révolution, les quatre couvents et les dépendances attenantes qu’exploite directement l’abbaye couvrent plus de trente hectares clos de murs, dont douze pour la grande clôture des religieuses 1. Les jardins en occupent une large part.
À l’abri de ces murs, l’usage de ces jardins, qui peuvent au fil du temps être aussi plantés de vigne ou d’arbres fruitiers, relève d’attributions spécifiques 2. Certains sont ainsi rattachés aux couvents et aux lieux d’hébergement de l’abbaye, tels le Clos Saint-Lazare, les jardins de la Madeleine, ceux de l’Habit, des frères de la secrétainerie ou du Grand Vendôme. D’autres sont réservés aux supérieures de l’ordre, l’abbesse ou la grande prieure. D’autres encore sont affectés aux offices en charge de l’approvisionnement, comme ceux de la cellérerie des dames et de celle des frères, de la grèneterie ou de la vivanderie. Au-delà des moniales et des frères, quelques agents employés et logés dans les dépendances nord de l’abbaye ont aussi leur propre petit jardin : c’est le cas du médecin, du sénéchal, du tonnelier, du portier, etc. Au vu de cette répartition, l’usage de ces parcelles semble avoir été, à l’origine, avant tout économique et nourricier. De telles surfaces de jardins nécessitent un entretien important et régulier. Frères et moniales peuvent certes s’y consacrer un peu, comme l’abbesse Gabrielle de Rochechouart qui dit en 1686 se divertir « à jardiner 3 ». Toutefois, de manière générale, la règle de l’ordre de Fontevraud et ses reformulations successives délèguent assez largement ce type de tâches à des agents laïcs. Il est ainsi prévu, dans ces textes qui insistent sur l’isolement des religieuses, que des jardiniers et quelques autres artisans soient autorisés, sous contrôle, à entrer dans la clôture pour leurs travaux.
Les archives livrent le nom de plusieurs « jardiniers de l’abbaye » pour les xviie et xviiie siècles : Gallien
Aubineau, Michel Debourg, Émery Escot, Michel Mauduit... Chacun est affecté à un secteur spécifique. Selon leur rôle, ils perçoivent au milieu du xvii e siècle de 10 à 27 livres par an. René Delérable, chargé du Clos Bourbon, reçoit jusqu’à 50 livres, dont 30 payées directement par l’abbesse, sans doute pour l’entretien supplémentaire de jardins auxquels elle seule a accès 4. L’un de ces jardiniers semble bénéficier d’un logement de fonction dans une maison située dans les Bas-Jardins, dépendances nord de l’abbaye : peut-être supervise-t-il le travail des autres.
Les informations manquent au sujet des plants cultivés dans les potagers qui parsèment l’abbaye. Tout au plus sait-on qu’une cavité troglodytique, dans les Bas-Jardins, est utilisée comme resserre pour les légumes récoltés 5 et que certaines de ces cultures sont irriguées, comme l’attestent en 1655 les travaux de curage des « rigouères [rigoles] du jardin de la Magdelaine 6 ». Par ailleurs, parmi les serviteurs qui travaillent dans le complexe monastique, on note la présence d’herboristes – dont au moins une femme au xviie siècle –, sans que l’on sache avec certitude si des simples sont cultivées sur place. Les sources d’époque révolutionnaire sont plus précises pour les essences d’arbres et les types de vigne qui se trouvent dans ces jardins, dont on comprend alors qu’ils sont souvent complantés : sont ainsi mentionnés des plants de raisin de table, muscat et chasselas, notamment en treilles, ou encore des poiriers et des pommiers, dont certains sont en espaliers, bordant des parterres ou formant des allées. Quant aux pruniers de Sainte-Catherine, dont les fruits une fois séchés entrent en proportion notable dans l’alimentation des moniales durant le carême, ils constituent une culture à part entière au point qu’une partie des récoltes peut être commercialisée 7
Les jardins de l’abbaye sont aussi des lieux d’agrément pour les frères et les moniales dans leurs couvents respectifs ou pour quelques invités de marque. Mal documentés, leurs aménagements ne sont saisis que par bribes : on sait par exemple que des balustrades les rythment car l’abbesse Louise de Bourbon « fait tailler les pierres » pour les « accoudoirs de son jardin » vers 1564-1565 8 et qu’en 1674 on fournit encore des pierres pour la « balustrade des jardins de Madame l’Abbesse 9 ». Sont aussi mentionnées en 1678 une « serre » située entre les infirmeries et le couvent Saint-Lazare 10 , et au siècle suivant des terrasses, des « allées d’ormeaux » ou des « avenues de marronniers et de charmes » à Saint-Jean-de-l’Habit 11. La composition de ces jardins d’agrément est en revanche nettement visible sur le grand plan de l’abbaye datant du milieu du xviiie siècle 12. On note ainsi un beau jardin à broderies près du Grand Vendôme et de la Secrétainerie, des parterres géométriques entourant le couvent des frères de l’Habit et d’autres
Fontevraud
Implantation troglodytique
Implantation bâtie assurée
Implantation bâtie hypothétique
Chapelle Église, prieuré
0 200 m
0
Édifice
Évolution de l’implantation du bâti et des habitations du xiie siècle à nos jours.
Cartographie Virginie Desvigne et Florian Stalder.
Fontevraud
Début du xvıe siècle
Implantation troglodytique
Implantation bâtie assurée
Implantation bâtie hypothétique
Chapelle Église, prieuré
0 200 m
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Édifice
L’abbaye et le village de Fontevraud : répulsion, attraction
À Fontevraud, au contraire d’un ordinaire bourg monastique, l’habitat villageois fut d’abord mis à distance de l’abbaye, pour ensuite et très progressivement s’en rapprocher 1
En 1101, Robert d’Arbrissel choisit d’installer sa communauté dans la partie nord de la paroisse de Roiffé, qui présente l’avantage d’être rattachée au diocèse de Poitiers tout en étant dans le comté d’Anjou – donc sous la protection de deux pouvoirs qui soutiennent le prédicateur. Quand il s’établit dans cette clairière dite de Fontevraud, il n’arrive pas, comme ses contemporains l’ont pourtant écrit et comme on l’a longtemps cru à leur suite, dans un espace « inculte et âpre, envahi de ronces et d’épines 2 », mais dans un territoire où des champs cultivés préexistaient, déjà balisé par une voie menant de la Loire à Poitiers et où il semble qu’il y ait déjà quelques bâtiments. Toutefois, cette occupation est probablement très modeste 3
Dès les premières décennies du xii e siècle, le paysage change, mais les relations d’attraction ou de mise à distance de l’habitat villageois par l’abbaye, qui vont s’exercer des siècles durant, façonnent ici un urbanisme singulier.
L’abbaye et la mise à distance de l’habitat rural (xiie- xve siècle)
Aux cabanes d’abord édifiées pour abriter la communauté qui avait suivi le prédicateur succède l’implantation rapide de quatre couvents constituant un complexe monastique qui devient l’abbaye-mère de l’ordre de Fontevraud. Les statuts alors institués pour les frères leur défendent de concéder aux laïcs les terres qui entourent l’abbaye pour y établir des habitations. Cet interdit originel est réitéré à plusieurs reprises dans les décennies suivantes, par les papes Calixte II vers 1119-1124, Innocent II en 1137 et Eugène III en 1150 4. Ce dernier porte à un rayon d’une demi-lieue la distance à laquelle s’applique l’interdit. Il s’agit surtout de garantir la tranquillité d’une retraite spirituelle et de protéger les religieuses – dont bon nombre sont de très noble famille – de toute atteinte et de tout scandale. Les abords du monastère sont ainsi gelés, voire sanctuarisés, par des terres exploitées par l’abbaye comme par un très vaste cimetière. Le bâti villageois est donc très tôt rejeté loin de l’abbaye pour se concentrer surtout aux Roches, hameau situé près d’un kilomètre plus au nord. La première attestation claire d’une maison y date de 1115-1125 mais il est possible qu’un petit habitat ait préexisté, car ce toponyme pourrait renvoyer à la présence d’habitations troglodytiques (« roches »). Rapidement, le secteur semble devenir le principal point de peuplement aux alentours de l’abbaye et lorsque, vers 1165-1173, Henri II Plantagenêt place Fontevraud sous sa protection, il n’évoque que « les possessions des moniales et leurs gens des Roches 5 ». Les archives des premiers siècles de l’ordre permettent de constater que des espaces sont alors maintenus vides dans un rayon de plusieurs centaines de mètres, notamment pour des raisons économiques et vivrières, comme c’est le cas des vastes parcelles exploitées en faire-valoir direct par les différents couvents, clos Saint-Lazare au sud-est ou Grand Clos au nord-ouest. Au nord-est, le relief assez abrupt et la forêt achèvent d’isoler les couvents.
1. Cet article est l’un des fruits d’un inventaire général du patrimoine culturel de la commune de Fontevraudl’Abbaye, conduit en partenariat entre la Région des Pays de la Loire et le Département de Maine-etLoire. Voir Florian Stalder, Fontevraud-l’Abbaye et Montsoreau : un regard sur le Saumurois, Nantes, Éditions 303, coll. « Images du patrimoine », no 283, 2013.
2. Baudri de Bourgueil, Vita beati Roberti de Arbrissello, dans Patrologia latina, t. CLXII, Paris, Migne, 1854, col. 1051-1052.
3. Jean-Marc Bienvenu et Daniel Prigent, « Installation de la communauté fontevriste », Fontevraud, Histoire-Archéologie, no 1, 1992, p. 15-22.
4. Jean-Marc Bienvenu, Les premiers temps de Fontevraud (1101-1189), thèse de doctorat d’État, Paris-Sorbonne, 1980.
5. Jean-Marc Bienvenu, Robert Favreau et Georges Pon, Grand cartulaire de Fontevraud, Poitiers, Société des antiquaires de l’Ouest, 2 vol., 2000-2005. Voir la charte no 882.