Semestriel deuxiĂšme semestre 2022

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LE RÉVEIL D’UN ESPOIR

Si la gauche est de retour Ă  l’AssemblĂ©e nationale grĂące Ă  l’alliance aussi inĂ©dite qu’inattendue de la Nouvelle union populaire Ă©cologique et sociale (Nupes), tous nos repĂšres politiques se trouvent brouil lĂ©s par une situation politique singuliĂšre avec un prĂ©sident de la RĂ©publique sans majoritĂ© politique absolue pour gouverner. De quoi le nouvel hĂ©micycle est-il le nom ? Assisterions-nous Ă  la rĂ©surgence du clivage droite / gauche ? Pourtant, ce sont bien trois blocs qui occupent les bancs du Palais-Bourbon, dans des proportions comparables. Le bloc de gauche. Le bloc de droite. Et le bloc d’extrĂȘme droite. Ces blocs sont-ils homogĂšnes ? Les quatre groupes politiques indĂ©pendants qui composent la Nupes – La France in soumise, le Parti communiste français, les Ă©cologistes et le Parti socialiste –sauront-ils former une opposition solide et solidaire, une force propulsive vers une alternative crĂ©dible au projet d’Em manuel Macron ? Le camp prĂ©sidentiel parviendra-t-il opportunĂ©ment Ă  trouver des majoritĂ©s de projet avec la droite sur

les questions rĂ©galiennes, de maĂźtrise des dĂ©penses publiques et de rĂ©sorp tion de la dette ? Des accords tacites sont-ils envisageables ou envisagĂ©s avec la droite et l’extrĂȘme droite sur les questions de sĂ©curitĂ© et d’immigration ? Cette XVIe lĂ©gislature s’est ouverte dans l’instabilitĂ© et l’incertitude les plus complĂštes. Nos institutions dĂ©jĂ  fragilisĂ©es et, disons-le, obsolĂštes, sont mises Ă  rude Ă©preuve. La mĂ©thode de travail prĂ© sentĂ©e par le prĂ©sident de la RĂ©publique – celle du compromis retrouvĂ©, projet par projet – rend illisible la trajectoire sur laquelle ce quinquennat nous inscrit. Gouverner un coup Ă  gauche et un coup Ă  droite, comme semble le promettre la « majoritĂ© » prĂ©sidentielle, paraĂźt peu crĂ©dible. Les macronistes ont cessĂ© de faire de la politique. Ils gĂšrent. Ils sont devenus des superchefs d’administration. Sans direction. Sans projet. Sans idĂ©es.

La prolifĂ©ration des noms de parti dĂ© nuĂ©s de rĂ©fĂ©rence idĂ©ologiques et d’his toire politique signalĂ©e en tĂ©moigne : En Marche, Renaissance, Ensemble,

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Horizons, Agir, Libre, etc. Alors que les partis politiques ne font plus recette, il ne s’est jamais autant créé d’organisations et autres mouvements que ces der niĂšres annĂ©es. Les appellations donnĂ©es Ă  ces « chapelles » rĂ©vĂšlent l’avantage dĂ©sormais donnĂ© Ă  la stratĂ©gie politique plus qu’à la place laissĂ©e aux idĂ©ologies. Signe d’un champ politique complĂšte ment dĂ©boussolĂ©, Ă  court d’idĂ©es nou velles.

À gauche Ă©galement, ces partis politiques peuvent fleurir aussi vite qu’ils disparaissent. Ils disent Ă  la fois tout et rien de leurs ambitions. Et surtout, ne se rattachent Ă  rien. Pour autant, la gauche vient de rĂ©veiller un espoir. Un espoir qui, pour l’heure, tient en 650 proposi tions : le projet de l’alliance de la Nupes aux Ă©lections lĂ©gislatives de juin dernier. Cette nouvelle alliance est Ă  la fois une force et une faiblesse. À gauche, une nouvelle gĂ©nĂ©ration est en train d’émer ger par-delĂ  les inimitiĂ©s d’hier et c’est sans doute ce qui a rendu possible le resurgissement d’une gauche qu’on croyait divisĂ©e Ă  jamais. Cette alliance tiendra-t-elle dans la du rĂ©e ? OĂč veut-elle nous conduire ? Comment affronte-t-elle les enjeux climatiques, dĂ©mocratiques et sociaux ? En somme, quel est son projet ? Peut-elle seulement en dĂ©finir les contours en res pectant les traditions, sensibilitĂ©s et histoires de chacun ? Que sera la gauche

d’aprĂšs ? C’est l’objet du dossier central de ce numĂ©ro. Cette gauche devra dĂ©jĂ  renouer avec les classes populaires, et notre enquĂȘte intellectuelle interroge cette nĂ©cessitĂ©. Vous trouverez Ă©galement, tout au long des prochaines pages, des entretiens, des reportages et des analyses sur de nombreux sujets qui sont autant de dĂ©fis pour la gauche et les Ă©cologistes : la rĂ©volution #MeToo, le scandale des Ehpad, les migrations et le climat, le rĂŽle de la place dans la cité  Bonne lecture, et bon Ă©tĂ© !  pierre jacquemain

ÉDITO DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 3
La nouvelle alliance ne se sent pas l’hĂ©ritiĂšre des clivages passĂ©s. C’est sans doute ce qui a rendu possible le resurgissement d’une gauche que l’on croyait morte.
86 ENQUÊTE LA GAUCHE SAIT-ELLE ENCORE PARLER AUX CLASSES POPULAIRES ? 06 ANALYSE VIOLENCES SEXUELLES : UN GRAND COUP DANS LES PARTIS ? 28 L’OBJET AVION PRÉSIDENTIEL 94 LE MOT RAISONNABLE SOMMAIRE 12 ENTRETIEN FRANÇOIS GEMENNE « LA PREMIÈRE DES INJUSTICES EST CELLE DU LIEU DE NAISSANCE » 84 CHRONIQUE DE ROKHAYA DIALLO EXTRÊME COMPLICITÉ
30 DOSSIER LA GAUCHE D’APRÈS 96 ENTRETIEN PLACES URBAINES, PLACES DÉMOCRATIQUES ? 116 PORTRAIT SOA DE MUSE « RIEN D’AUTRE QUE MOI » 124 INTERVIEW POSTHUME PIERRE BOURDIEU « L’ÉTAT IMPOTENT SUSCITE L’INDIFFÉRENCE DES ÉLECTEURS POUR LA RÉPUBLIQUE » 106 REPORTAGE EHPAD SAINTE-MARTHE  « ILS GÈRENT TOUT SUR DES FICHIERS EXCEL » 114 CHRONIQUE D’ARNAUD VIVIANT CÉLINE, MÊME PAS MORT !

LES PARTIS POLITIQUES AU DÉFI DES VIOLENCES SEXUELLES

Le mouvement de refus des violences sexuelles et sexistes s’institutionnalise et se propage au cƓur des organisations politiques. Comment faire entrer celles-ci dans un nouvel ñge des rapports femmes-hommes ?

texte

catherine tricot

ANALYSE
Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou, 1776-1779

Sandrine Rousseau le rap pelle souvent : son engagement dans la primaire des Ă©cologistes Ă©tait liĂ© Ă  la lutte contre le viol et les violences faites aux femmes. Sa dĂ©cision de revenir en po litique rĂ©sultait de son combat contre les agressions de Denis Baupin dont elle fut victime, et contre l’humiliation que constitue le maintien de GĂ©rald Darmanin au gouvernement. Sandrine Rousseau a Ă©tĂ© la premiĂšre femme Ă  le dire : les violences sexuelles et sexistes (VSS), ce n’est pas seulement ailleurs, dans la famille, le travail, la rue. C’est aussi dans le monde politique. Ce monde-lĂ  restait un des derniers bastions. L’église tremble sur ses bases et doit regarder en face son indulgence, son soutien parfois aux prĂȘtres pĂ©dophiles qui ont abusĂ© des centaines de milliers d’enfants et adolescents. Le monde des entraĂźneurs et Ă©ducateurs sportifs est sur la sellette. MĂȘme la fa mille la plus avenante, par exemple celle d’Olivier Duhamel, influent intellectuel de gauche, est passĂ©e au papier de verre de la souffrance et des relations sexuelles intrafamiliales. FĂ©minicide. Un nouveau terme s’impose et, avec lui, une rĂ©alitĂ© : chaque annĂ©e, plus d’une centaine de femmes meurent sous les coups de leur compagnon ou ex-compagnon. Des dizaines de milliers d’autres souffrent et cherchent une is

sue Ă  cette violence. Mais, en cette in tense annĂ©e Ă©lectorale, c’est le monde du pouvoir politique qui prend la lumiĂšre. Il y avait dĂ©jĂ  eu de retentissants prĂ©cĂ© dents. Dominique Strauss-Kahn ne sera jamais prĂ©sident de la RĂ©publique. Ni colas Hulot n’a pas seulement quittĂ© le gouvernement de l’inaction climatique, il a perdu toute lĂ©gitimitĂ© dans le monde public. Un grand journaliste politique du tournant du XXe siĂšcle, Patrick Poivre d’Arvor, est mis en cause pour ses agissements de prĂ©dateur par de nom breuses femmes


UN CHEMIN ESCARPÉ

DĂ©sormais, la vague dĂ©borde les cas spectaculaires et isolĂ©s. AprĂšs s’ĂȘtre imposĂ©e chez les Verts, on la retrouve au PCF et Ă  la France insoumise. Philippe Martinez a rĂ©vĂ©lĂ© avoir agi au sein de la direction de la confĂ©dĂ©ration CGT. Bref, la question fait irruption dans les organisations de la gauche, acquises au nouveau fĂ©minisme de la vague #MeToo.

Le chemin aura Ă©tĂ© escarpĂ©. À l’étĂ© 2011, l’incrĂ©dulitĂ© dominait parmi les socialistes et les soutiens de DSK, encore patron du FMI. Au printemps 2018, mal en prit au nouvel hebdomadaire qui pensait faire son trou dans le milieu de la presse en rĂ©vĂ©lant des agissements de Nicolas Hulot. Ebdo ne dura que quelques semaines. Macron voulut

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tirer au clair l’affaire dans un entretien « d’homme Ă  homme ». La prĂ©somption d’innocence des hommes a longtemps prĂ©valu sur la parole des femmes. Les Colleuses entrent alors en scĂšne. Les noms des femmes mortes sous les coups de leurs conjoints s’affichent sur les murs des villes : une lettre noire par feuille A4. Efficace. DĂ©sormais, le mur du silence est enfoncĂ©. Le problĂšme est massif, il est partout. Il faut agir. Un milliard d’euros pour faire face, demandent les fĂ©ministes. Et la justice ? Et la respon sabilitĂ© des partis ? Tout se complique.

UNE PRÉSOMPTION DE SINCÉRITÉ

Aux femmes qui disent, parfois sous couvert d’anonymat, avoir Ă©tĂ© victimes d’agression sexuelle ou de viol, injonc tion est faite d’aller porter plainte. Ainsi, Pour Élisabeth Borne, sans plainte dĂ©posĂ©e et sans mise en examen, pas d’éviction du gouvernement. Pourtant, chacun sait que 94 % des plaintes pour harcĂšlement et 70 % des plaintes pour viol sont classĂ©es sans suite. Constatant cette dĂ©faillance systĂ©mique, la militante fĂ©ministe Caroline De Haas rĂ©torque Ă  la premiĂšre ministre, sur Twitter, que ce qu’elle demande aux femmes, c’est : « Allez-vous faire classer sans suite. » Avant elle, AdĂšle Haenel, qui avait rĂ©vĂ©lĂ© en 2019 Ă  Mediapart les attouchements et le harcĂšlement sexuels subis de la part du rĂ©alisateur Christophe Ruggia

Face Ă  l’ampleur des classements sans suite, les mouvements fĂ©ministes, dans le sillage des luttes espagnoles, imposent en France un nouveau slogan : « On te croit. »

lorsqu’elle Ă©tait adolescente, a dans un premier temps refusĂ© de porter plainte. Elle faisait acte de dĂ©fiance contre cette justice injuste avec les femmes. Gros problĂšme : qui peut dire le droit et le juste en dehors de la justice ? Face Ă  l’ampleur des classements sans suite, les mouvements fĂ©ministes, dans le sillage des luttes espagnoles, imposent en France un nouveau slogan : « On te croit. » Cette proposition va-t-elle faire tomber le socle sur lequel notre dĂ©mocratie repose ? La magistrate et membre du bureau de la Ligue des droits de l’homme Évelyne Sire-Marin l’a dit sans dĂ©tour Ă  la Midinale de regards.fr : « Une victime peut mentir. Sans prĂ©somption d’innocence, sans existence de preuve pour condamner et sans contradictoire, on est en dictature. » Une autre proposition Ă©merge, reprise notamment par le PS et la CGT :

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la prĂ©somption de sincĂ©ritĂ©. Cette ap proche permet de « prendre en compte deux vĂ©ritĂ©s contradictoires », comme le dĂ©fend la fĂ©ministe de #NousToutes Fatima Benomar. Elle ne laisse pas les femmes dans la prĂ©somption de men songe tant que la personne accusĂ©e n’est pas dĂ©signĂ©e coupable. Ce faisant, elle facilite la prise de parole. Reste, bien sĂ»r, la question des moyens et du rythme de la justice


LES CHOIX DES PARTIS

La justice est-elle seule Ă  devoir agir ? Oui, rĂ©pond sans dĂ©tour Évelyne Sire-Marin. « Il ne peut y avoir de jus tice privĂ©e habilitĂ©e Ă  prononcer des sanctions. Retirer un mandat, ne pas investir un candidat c’est une sanction trĂšs lourde qui peut entraĂźner la mort sociale. » Alors, que doivent faire les partis ? Ils ont la responsabilitĂ© du choix de leurs dirigeants et des candidats qu’ils investissent. Ils ne peuvent non plus se dĂ©fausser de la vie de l’organisation. Comment doivent-ils agir face aux violences sexuelles et sexistes en leur sein ?

Les premiĂšres rĂ©vĂ©lations ont concernĂ© les mouvements de jeunesse (Unef, Jeunesse communiste), mais la vague s’est Ă©largie. La parole s’est libĂ©rĂ©e, l’omerta ne pouvait continuer. Dans un premier temps, la gestion au cas par cas a Ă©tĂ© la rĂšgle. Elle le demeure Ă  droite. Pour

les autres partis, des cellules d’écoute et d’accompagnement des femmes ont Ă©tĂ© mises en place. La difficultĂ© rĂ©side dans les dĂ©cisions que ces cellules sont amenĂ©es Ă  prendre tout en respectant la prĂ©somption de sincĂ©ritĂ© des femmes qui s’ouvrent Ă  elles, ainsi que la promesse d’anonymat, s’il est demandĂ©. Assumant la dĂ©cision de la France insou mise, qui dĂ©cida de ne pas prĂ©senter Ă  la dĂ©putation Taha Bouhafs Ă  la suite de tĂ©moignages anonymes l’accusant de viol, ClĂ©mentine Autain Ă©crit : « Un parti ne rend pas la justice, mais il a le droit de faire des choix. » Elle rejoint sur ce point la militante fĂ©ministe Caroline De Haas : « Le boulot de dirigeant d’organisation ou d’entreprise, c’est de mener une enquĂȘte interne dans le cadre de l’action ou du travail. Et, Ă  partir des Ă©lĂ©ments rĂ©coltĂ©s, s’il y a un faisceau d’indices rĂ©voltants, vous pouvez licencier pour harcĂšlement moral. » Sauf qu’il existe un recours pour les salariĂ©s, le tribunal des prud’hommes. TrĂšs inquiĂšte, Évelyne Sire-Marin n’hĂ©site pas Ă  faire le parallĂšle avec Le ProcĂšs de Franz Kafka : « Josef K est accusĂ© il ne sait de quoi, il ne sait par qui et ne connaĂźt pas ses juges. Finalement, il est condamnĂ© et exĂ©cutĂ©. Ça me fait trĂšs peur. Ça peut arriver Ă  tous et porter sur tous sujets, au-delĂ  des VSS. » Dans un entretien au journal LibĂ©ration, Jean-Luc MĂ©lenchon le reconnaĂźt : « On pensait avoir trouvĂ© la

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solution en mettant en place ce comitĂ© [ComitĂ© de suivi des violences sexistes et sexuelles de la France insoumise]. Mais, dans la pratique, on voit bien que ce n’est pas encore satisfaisant. DĂ©cider de croire la parole des femmes est un choix arbitraire, mais nous l’assumons. Je n’accepte ni que l’on mette en doute la parole des femmes, ni l’impunitĂ©. Je me heurte Ă  une contradiction. Je suis donc en recherche. »

LE PARTAGE DU POUVOIR

Retour Ă  la case dĂ©part ? Il faudra sĂ»re ment distinguer les crimes (viols, agres sions, harcĂšlement) des mises en cause pour comportements inappropriĂ©s. Les fĂ©ministes ont raison de relever que, dans leur ensemble, ces manifesta tions sont de gravitĂ©s diffĂ©rentes, mais relĂšvent du mĂȘme continuum de domination masculine. Bien sĂ»r, peu d’entre nous Ă©chappent Ă  cette ancestrale orga nisation des relations femmes-hommes ; Ă©videmment, tous les hommes ne sont

pas des agresseurs, ni mĂȘme des agres seurs en puissance. Mais la possibilitĂ© du viol, de la possession par force ne peut se combattre sans radicale dĂ©con struction de cette histoire. ClĂ©mentine Autain, toute premiĂšre femme politique Ă  avoir rĂ©vĂ©lĂ© son viol, partage sĂ»rement cette approche commune aux fĂ©ministes. Elle vient de pu blier le roman AssemblĂ©es qui, sous une forme grand public, autour d’une intrigue qui exprime un vĂ©cu, interroge les voies de la domination masculine. HarcĂšlement, viol et petites vilenies for ment la toile de fond de ce roman qui se joue Ă  l’AssemblĂ©e nationale. Avec une interrogation inquiĂšte : « Pourquoi les femmes sont-elles attirĂ©es par les hommes de pouvoir » et, ainsi, donnent de la force Ă  ces hommes ?

Au fond, cette histoire dramatique, douloureuse, n’est possible que parce qu’elle nous prend tous dans ses rets. DĂšs lors, l’issue est sĂ»rement une suite de rĂ©sistances, de refus, de tĂątonnements, mais aussi de transformations plus profondes. Le partage du pouvoir, la culture fĂ©ministe des organisations seront deux des clĂ©s pour faire descendre de leur piĂ©destal ces hommes au pouvoir encore trop inaccessible aux femmes. La nouvelle gĂ©nĂ©ration de femmes qui veulent tout – le choix, la li bertĂ© et le pouvoir – nourrit cet espoir.  catherine tricot

ANALYSE
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Assemblées, Clémentine Autain (éd. Grasset 2022)

« PARTIR EST UN DROIT FONDAMENTAL ! »

Accueil des rĂ©fugiĂ©s, politiques migratoires, justice climatique, dette du Nord envers le Sud : pour François Gemenne, spĂ©cialiste des migrations environnementales, ces enjeux dĂ©terminent l’avenir de l’humanitĂ©. Il dĂ©plore aussi la « dĂ©faite morale » de la gauche sur ces questions


recueillis par pierre jacquemain, photos

propos
© unhcr

Vue du nouveau quartier de Niamey 2021, la Cité Garantché. Depuis quarante jours, elle accueille les prÚs de 9 700 sinistrés des pluies de 2020 sur un terrain offert par le gouvernement nigérien. Mais tout reste à construire. ©UNHCR/Sylvain

ENTRETIEN

Regards. S’opposant Ă  Manuel Valls (« L’Europe ne peut pas accueillir davantage de rĂ©fugiĂ©s. (
) Il faut un message trĂšs clair qui dise “Maintenant, nous n’accueillons plus de rĂ©fugiĂ©s” »), Emmanuel Macron avait dĂ©fendu l’idĂ©e d’un accueil des rĂ©fugiĂ©s syriens. Pourtant, l’une de ses premiĂšres dĂ©cisions de prĂ©sident de la RĂ©publique est la loi « Asile et immigration » qui rĂ©duit les droits des exilĂ©s. Que dit le sursaut solidaire de la France avec les Ukrainiens de notre rapport Ă  l’immigration ?

François Gemenne. D’abord, il faut bien reconnaĂźtre que le discours de Manuel Valls Ă  Munich en 2016 – alors que l’Europe est confrontĂ©e Ă  une crise de

l’accueil des rĂ©fugiĂ©s syriens – consti tue un moment charniĂšre. On atteint, Ă  ce moment-lĂ , un seuil d’indignitĂ© maximale. Ce moment reprĂ©sente une trahison absolue pour la gauche de gouvernement en regard des enjeux hu manistes, des enjeux d’accueil et d’hospitalitĂ©. Mais Valls n’était pas seul. C’est aussi dans ce contexte que l’ensemble des gouvernements socialistes en Eu rope reprennent le discours de l’extrĂȘme droite. L’idĂ©e selon laquelle l’Europe est au bord de l’implosion et qu’elle n’a pas de capacitĂ© d’accueil des rĂ©fugiĂ©s est dominante. De son cĂŽtĂ©, isolĂ©e, la chan celiĂšre allemande Angela Merkel – qui va accueillir prĂšs d’un million de rĂ©fugiĂ©s – est vue comme profondĂ©ment imprudente. On pense qu’elle risque de conduire l’Allemagne Ă  sa perte. Le Royaume-Uni sort de l’Union europĂ©enne en partie par crainte d’ĂȘtre tou chĂ©e Ă  son tour par cette crise de l’asile.

BIO François Gemenne, directeur de l’Observatoire Hugo consacrĂ© aux migrations environnementales Ă  l’universitĂ© de LiĂšge, est Ă©galement membre du GIEC. Il vient de diriger l’ouvrage collectif La Guerre chaude : enjeux stratĂ©giques du changement climatique (Ă©d. Presses de Sciences Po).

Cette perspective s’inverse avec la crise ukrainienne


Aujourd’hui, l’Europe est touchĂ©e une nouvelle fois par des arrivĂ©es massives, cette fois de rĂ©fugiĂ©s ukrainiens. Il faut en prendre toute la mesure : il y a eu plus d’accueil en deux mois qu’il n’y en avait eu en deux ans, entre 2014 et 2016. On dĂ©couvre tout Ă  coup des capacitĂ©s massives : des organisations

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comme Singa croulent sous les offres d’accueil chez des particuliers. Alors mĂȘme que, pendant longtemps, le leitmotiv de l’extrĂȘme droite a Ă©tĂ© de dire : « Si vous voulez accueillir les rĂ©fugiĂ©s, prenez-les chez vous », on dĂ©couvre que beaucoup de Français sont prĂȘts Ă  mettre Ă  disposition leur canapĂ© et Ă  accueillir des gens. On dĂ©couvre aussi que des pays hostiles Ă  l’accueil font aujourd’hui preuve d’une grande gĂ©nĂ©rositĂ© : la population de Varsovie a augmentĂ© de 20 % avec l’arrivĂ©e des rĂ©fugiĂ©s ukrainiens. C’est le cas aussi en Slovaquie et, dans une moindre me sure, en Roumanie ou en Hongrie. On voit donc que les lignes sont en train de bouger. Par exemple, l’idĂ©e d’hĂ©berger des migrants – qui a Ă©tĂ© longtemps cri minalisĂ©e – est devenue une politique publique. On lance une application pour hĂ©berger, on demande aux gens de se porter volontaires, la solidaritĂ© euro pĂ©enne s’est mise en place en un temps record.

Qu’est-ce qui explique ce sursaut ?

Comme il s’agit d’une guerre en Europe, les EuropĂ©ens se sentent directement concernĂ©s, ils ont le sentiment d’une proximitĂ© gĂ©ographique et culturelle. Il y avait dĂ©jĂ  une grande diaspora ukrai nienne – beaucoup d’Ukrainiens rĂ©sidaient auparavant en Slovaquie et en

Pologne. Il y a aussi l’effet de la commu nication : aux yeux des EuropĂ©ens, les Ukrainiens Ă©tant des hĂ©ros de guerre, l’accueil constituerait une participation Ă  l’effort de guerre. Enfin, les rĂ©fugiĂ©s sont en majoritĂ© des femmes et des enfants. Ces spĂ©cificitĂ©s expliquent en partie cet Ă©lan, en comparaison de la guerre en Syrie, mal comprise par les EuropĂ©ens. D’abord parce qu’il s’agissait d’une guerre civile, et que ceux qui tentaient de la fuir Ă©taient dĂ©peints par l’extrĂȘme droite comme des traĂźtres Ă  leur pays. Ensuite, la diaspora syrienne en Europe est peu nombreuse. Enfin, il y a une question plus fondamentale de racisme : les Ukrai niens sont blancs, les Syriens n’étaient pas blancs et Ă©taient musulmans.

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« Il y a cette idée que, pour garantir un accueil digne aux réfugiés, il faudrait fermer la porte aux migrants. Comme si la protection des uns dépendait du mauvais traitement des autres. »

Les effets du changement climatique ont Ă©tĂ© fortement ressentis Ă  Bor, Soudan du Sud, oĂč trois annĂ©es consĂ©cutives d’inondations ont Ă©rodĂ© la capacitĂ© d’adaptation de la population.

© UNHCR/Aoife McDonnell

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Il y aurait donc les bons et les mauvais migrants, catĂ©gorisĂ©s selon que l’on parle d’exilĂ©s, de rĂ©fugiĂ©s ou de migrants ?

Les catĂ©gories juridiques dĂ©terminent un jugement normatif. Les Syriens ont Ă©tĂ© appelĂ©s « migrants » et les Ukrainiens « rĂ©fugiĂ©s » – alors que technique ment, ils n’ont pas le statut de rĂ©fugiĂ©s, mais sont protĂ©gĂ©s par la directive sur la protection temporaire. Nous portons un jugement normatif sur ces catĂ©gories, comme si les rĂ©fugiĂ©s Ă©taient les bons, et les migrants les mauvais. D’une cer taine maniĂšre, il y a cette idĂ©e que, pour garantir un accueil digne aux rĂ©fugiĂ©s, il faudrait fermer la porte aux migrants. Comme s’il y avait un phĂ©nomĂšne de vases communicants, comme si la protection des uns dĂ©pendait du mauvais traitement des autres. C’est trĂšs inquiĂ© tant, a fortiori quand on sait que cette distinction est trĂšs diffuse sur le terrain. Les motifs de migration s’entremĂȘlent les uns aux autres : les dynamiques migratoires ne sont plus celles de per sonnes qui migrent d’un point A vers un point B pour une raison prĂ©cise. Le classement des gens selon leurs motifs de migration est une façon de justifier nos politiques europĂ©ennes d’accueil trĂšs restrictives plutĂŽt que de dĂ©crire la rĂ©alitĂ© sur le terrain.

MalgrĂ© les signes d’ouverture relative manifestĂ©s durant la campagne de 2017, le mandat d’Emmanuel Macron est-il restĂ© dans la continuitĂ© des prĂ©cĂ©dents ?

Le premier quinquennat Macron est un quinquennat de trĂšs grande rĂ©gression du droit des Ă©trangers et des politiques d’accueil et d’hospitalitĂ©. Mais cette rĂ©gression est continue sous la Ve RĂ©publique. Si Charles Pasqua revenait au jourd’hui, il passerait pour un militant du NPA ! Je force le trait, mais si je regarde les lois Pasqua Ă  l’aune de ce qui a Ă©tĂ© fait depuis, je ferai n’importe quoi pour y revenir. Cette rĂ©gression totale sous tous les gouvernements, de droite ou de gauche, est stupĂ©fiante.

ENTRETIEN DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 17
« On devrait se rĂ©jouir d’attirer des immigrĂ©s et s’inquiĂ©ter de ne plus guĂšre en attirer, mais c’est l’inverse qui se produit. »

Cette régression est-elle propre à la France ?

Les montants de l’aide au dĂ©veloppe ment en Afrique sont pour moitiĂ© allouĂ©s Ă  la surveillance, au contrĂŽle et Ă  la fer meture des frontiĂšres. Ça n’est donc pas propre Ă  la France, c’est d’abord et avant tout une tendance europĂ©enne, plus marquĂ©e dans certains pays. Par exemple, le Danemark a votĂ© une loi d’externalisation de la demande du droit d’asile alors que dix-neuf des membres de son gouvernement sont socialistes. La loi a Ă©tĂ© votĂ©e main dans la main par les socialistes et l’extrĂȘme droite
 Tous les autres partis ont votĂ© contre.

Comment expliquez-vous cet abandon politique, ce reniement mĂȘme, de la gauche sur les questions migratoires ?

La gauche a largement abandonnĂ© son combat internationaliste au profit d’idĂ©es souverainistes. C’est le cas dans plusieurs partis de gauche, y compris de la gauche radicale. La France insoumise est d’inspiration souverainiste, Die Linke en Allemagne est aussi un parti trĂšs souverainiste, de mĂȘme que le Parti du Travail de Belgique (PTB). Mon senti ment est qu’il existe un basculement d’une partie de la gauche en Europe, qui s’est recentrĂ©e sur une perspective sou

verainiste en pensant la question des luttes sociales avant tout Ă  l’intĂ©rieur des frontiĂšres. L’agenda altermondialiste et dĂ©veloppementaliste a Ă©tĂ© large ment abandonnĂ©. Pour ne prendre qu’un exemple rĂ©cent, dans l’accord initial de la Nouvelle union populaire Ă©cologique et sociale (Nupes) pour les Ă©lections lĂ©gislatives, il n’y avait rien sur les ques tions internationales.

La France renie sa supposĂ©e tradition d’accueil ?

Elle se fantasme encore volontiers en « terre d’asile », fantasme que la gauche ne remet d’ailleurs pas vraiment en cause. La rĂ©alitĂ© est que si la France garde sans doute une certaine image pour son style de vie, elle accueille peu d’immigrĂ©s en proportion de sa population. D’ailleurs, de nombreux mi grants prĂ©sents sur le territoire français cherchent Ă  en partir. À Calais, les gens veulent quitter la France le plus rapidement possible, quitte Ă  prendre des risques terribles. La France n’est pas attractive et cela devrait nous interroger car c’est un marqueur de l’état de santĂ© dĂ©mocratique et Ă©conomique d’un pays. On devrait se rĂ©jouir d’attirer des immi grĂ©s et s’inquiĂ©ter de ne plus guĂšre en attirer, mais c’est l’inverse qui se pro duit. Quand GĂ©rald Darmanin se flatte auprĂšs de Marine Le Pen d’en accueillir

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le moins possible, et que tout le monde est fier de cela, c’est stupĂ©fiant.

De gauche Ă  droite, on pose la question de l’immigration comme un « problĂšme », on parle du « problĂšme migratoire ». Comment repenser et reposer les termes du dĂ©bat ?

Le simple fait de porter un jugement nor matif sur les migrations, de considĂ©rer que certaines sont lĂ©gitimes, bonnes, une « chance pour le pays », et d’autres illĂ©gitimes, mauvaises ou dĂ©signĂ©es comme un fardeau, est Ă  mon sens une dĂ©faite morale absolue de la gauche. Au nom de quoi va-t-on juger de la lĂ©gitimitĂ© d’ĂȘtres humains Ă  se trouver sur un territoire plutĂŽt qu’un autre ? Qui se bat, aujourd’hui, pour ce qui est selon moi la premiĂšre des injustices, celle du lieu de naissance ? Votre vie est dĂ©terminĂ©e par le fait que vous naissiez sur la rive nord ou la rive sud de la MĂ©diterranĂ©e : personne ne se bat contre cela. Il faut pouvoir revenir Ă  la DĂ©claration universelle des droits de l’Homme, article 13, alinĂ©a 2 : « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien. »

On doit pouvoir dire et assumer l’idĂ©e que toute personne a le droit de s’ins taller dans tout pays. La droite veut Ă©ri ger des murs pour Ă©viter que les gens ne viennent, et la gauche veut mettre en place des politiques pour Ă©viter que

les gens ne partent. Mais c’est le droit fondamental des gens de partir ! Il faut rĂ©affirmer cela. Nous sommes coincĂ©s dans ce que j’appelle le paradigme de l’immobilitĂ©, c’est-Ă -dire dans l’idĂ©e que dans un monde idĂ©al, chacun resterait chez soi, et que l’immigration n’existe rait pas. Le problĂšme actuellement, tant Ă  gauche qu’à droite, est l’incapacitĂ© Ă  penser une politique d’immigration car on considĂšre que l’immigration est une forme d’anomalie politique, venant casser les codes du traitĂ© westphalien selon lesquels une population serait nĂ©cessairement attachĂ©e Ă  un territoire. On ne parvient pas Ă  accepter que l’im migration soit un Ă©lĂ©ment structurel du monde qui a toujours existĂ© et existera vraisemblablement toujours.

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« La droite veut ériger des murs pour éviter que les gens ne viennent, et la gauche veut mettre en place des politiques pour éviter que les gens ne partent. »

Alors que la rĂ©gion de Minawao au Cameroun est confrontĂ©e Ă  une dĂ©forestation critique due au rĂ©chauffement climatique et Ă  l’activitĂ© humaine de 56 000 rĂ©fugiĂ©s nigĂ©rians, le HCR et ses partenaires ont lancĂ© un projet de reforestation. Le site de Minawao accueille des rĂ©fugiĂ©s nigĂ©rians, fuyant les violences depuis 2014.

Au total, le Cameroun accueille plus de 100 000 réfugiés nigérians. © UNHCR/Xavier Bourgois

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Comment mieux organiser l’accueil des immigrĂ©s ?

D’abord, je pense qu’une des erreurs fondamentales consiste Ă  penser, systĂ© matiquement, que l’ouverture des frontiĂšres va provoquer plus de migrations. Les Ă©tudes historiques, sociologiques et prospectives montrent qu’elle se traduit par les mĂȘmes niveaux de migrations, mais dans de meilleures conditions. Si l’on ouvrait les frontiĂšres, les gens arri veraient en vie Ă  destination sans avoir subi de violences physiques ou psycho logiques pendant leur traversĂ©e. Ils arriveraient sans s’ĂȘtre dĂ©lestĂ©s de toutes leurs Ă©conomies et seraient moins dĂ© pendants des aides des pays d’accueil. L’ouverture permet aussi de dĂ©manteler largement l’industrie des passeurs et des trafiquants. Les personnes arrive raient aussi plus enthousiastes dans le pays d’accueil, ce qui faciliterait leur insertion dans le tissu social et Ă©conomique. Cela permettrait donc de mieux

les considĂ©rer comme faisant dĂ©sormais partie d’une communautĂ© nationale.

On est trùs loin de cette conception, aujourd’hui


HĂ©las, on reste persuadĂ©, Ă  gauche comme Ă  droite, que le grand dĂ©terminant des flux migratoires dans le monde est le degrĂ© d’ouverture des frontiĂšres et que si vous ouvrez, il aura plus de gens qui viendront et que si vous fermez, il y en aura moins – selon la mĂ©taphore du ro binet utilisĂ©e par Nicolas Sarkozy. C’est faux. Mais encore une fois, la droite n’est pas seule responsable. Par exemple, je ne comprends pas qu’il y ait autant de gens de gauche, en France, qui se disent rocardiens ou nostalgiques de Michel Rocard. Il Ă©tait dĂ©gueulasse sur les questions d’asile et d’immigration, il faut pouvoir le dire ! C’est lui qui a gĂ© nĂ©rĂ© les Valls, les CambadĂ©lis et toute la gĂ©nĂ©ration du Parti socialiste qui a trahi. Et je ne comprends pas qu’on ne veuille pas se dĂ©barrasser de cet hĂ©ritage rocardien qui est une trahison totale de la gauche. À « La France ne peut pas accueillir toute la misĂšre du monde », on prĂ©tend que Rocard a ajoutĂ© : « Mais elle doit en prendre sa part. » Ça n’est pas vrai, il ne l’a fait que plus tard, sous la pression des militants et des ONG. Ce discours de 1989 continue de structurer le discours Ă  gauche.

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« Je ne suis pas Ă©cologiste par amour des arbres, mais pour la prĂ©servation des droits humains et de l’habitabilitĂ© de la planĂšte. »

Brigitte Fontaine, lors de la mobilisation pour l’accueil des migrants en octobre 2018 initiĂ©e par Regards, Politis et Mediapart, avait dit : « BientĂŽt, frĂšres humains, il fera si chaud qu’on grillera comme des harengs. On se prĂ©cipitera vers les Eskimos et les Lapons qui nous recevront avec des barbelĂ©s et des kalachnikovs. Et ça sera bien fait pour nous. » Il y a un peu de ça dans ce qui se joue Ă  l’avenir : des millions de dĂ©placĂ©s climatiques ?

Cette phrase de Brigitte Fontaine mobilise un imaginaire un peu caricatural, mais il y a de ça. Le grand enjeu de la lutte contre le changement climatique est la question de l’habitabilitĂ© de la planĂšte. Allons-nous parvenir Ă  conserver le monde habitable pour tous, Ă  commen cer par les plus vulnĂ©rables ? C’est l’en jeu du respect de l’accord de Paris et de l’objectif des deux degrĂ©s Ă  ne pas dĂ©passer. Aujourd’hui, toutes les rĂ©gions du monde restent Ă  peu prĂšs habitables. Il faut comprendre ce que cela signifie : on peut continuer Ă  habiter partout dans le monde. Le GIEC dit en revanche que si nous dĂ©passons les deux degrĂ©s, cer taines rĂ©gions du monde vont devenir lit tĂ©ralement impropres Ă  la vie humaine : parce qu’inondĂ©es en permanence, trop chaudes ou incultivables. C’est ce qui

m’a fait venir Ă  la question du change ment climatique. Je ne suis pas Ă©cologiste par amour des arbres, mais pour la prĂ©servation des droits humains et de l’habitabilitĂ© de la planĂšte.

Certains scientifiques parlent de plusieurs dizaines, voire centaines de millions de personnes déplacées dans le siÚcle à venir. Comment nos politiques publiques peuvent-elles, doivent-elles anticiper ces migrations climatiques ?

En rĂ©alitĂ©, nous sommes tous climatos ceptiques. Donald Trump est plus honnĂȘte que les autres, c’est tout. Nous sommes d’une hypocrisie sans nom sur ces questions. Aujourd’hui, on reste dans une logique strictement rĂ©active envers les migrations comme envers les impacts du changement climatique. On refuse l’idĂ©e d’organiser les choses et on n’accepte pas de tenir un discours politique qui soit un discours d’organisation. Dans la crise syrienne, on retien

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« En rĂ©alitĂ©, nous sommes tous climatosceptiques. Donald Trump est plus honnĂȘte que les autres, c’est tout. »

dra sans doute le grand discours d’An gela Merkel, qui avait dit « Wir schaffen das ! » (« Nous y arriverons ! »). C’était un beau slogan : sans doute l’un des plus beaux slogans politiques invoquant la confiance dans notre capacitĂ© collec tive. Quand elle dit : « Les migrations sont le rendez-vous de l’Allemagne avec la mondialisation », c’est aussi une maniĂšre de se demander quelle place l’Allemagne prendra dans le monde.

Cela signifie qu’il n’existe pas de politique publique d’anticipation des dĂ©sordres mondiaux, qu’il s’agisse des questions climatiques ou migratoires ?

Il y a aujourd’hui environ trente millions de dĂ©placĂ©s climatiques par an. Ces migrations ont lieu principalement du Sud vers le Sud, mais globalement, personne ne sait exactement qui sont ces gens et oĂč ils vont. Cette nouvelle donne prĂ©oc cupe beaucoup de responsables politiques des pays du Sud. Je suis toujours trĂšs frappĂ©, quand je discute avec des ministres bangladais, togolais ou Ă©thio piens, Ă  quel point ils en ont conscience. En 2021, neuf pays de l’Afrique de l’Est ont dĂ©cidĂ© de crĂ©er une zone de libre cir culation entre eux – une sorte de Schen gen est-africain –, notamment pour faci liter les mouvements migratoires liĂ©s au changement climatique et pour Ă©viter

les tensions aux frontiĂšres. C’est majeur, mais personne n’en parle. Le gouvernement indonĂ©sien s’est donnĂ© quinze ans pour abandonner Djakarta et crĂ©er une capitale nouvelle sur l’üle de BornĂ©o. C’est majeur, et peu de gens en parlent. Si ça se passait en France, qu’on abandonnait Paris en raison des risques de crue de la Seine ou de canicule pour dĂ©placer Paris Ă  Clermont-Ferrand, ce serait un Ă©vĂ©nement majeur. Je suis Ă©galement frappĂ© de voir qu’on considĂšre les ministres et les politiques du Sud comme des incompĂ©tents notoires, cor rompus, alors que sur les sujets migra toires et climatiques, ils sont bien plus en avance, pour leurs capacitĂ©s d’anticipation et d’organisation, que les res ponsables politiques europĂ©ens. Dans ces pays, il y a une acceptation que les migrations constituent une transformation structurelle des sociĂ©tĂ©s et qu’il faut les organiser et les anticiper. En Europe, on s’en tient Ă  une approche strictement idĂ©ologique – parfois simplement sondagiĂšre – de l’immigration.

Comment faire évoluer les pays du Nord, premiers responsables des dérÚglements climatiques et donc des déplacements de populations ?

On doit se battre sur la question du droit Ă  la mobilitĂ©, laissĂ©e complĂštement en dĂ©shĂ©rence. Si l’on pense Ă  la Conven

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Autour du lac Mahmouda, le changement climatique a aggravĂ© les tensions entre les demandeurs d’asile maliens et les communautĂ©s d’accueil mauritaniennes, en concurrence pour des ressources naturelles de plus en plus rares. © UNHCR/Colin Delfosse

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tion de GenĂšve, par exemple, il faut bien rĂ©aliser qu’il s’agit Ă  l’origine d’une convention pour gĂ©rer le problĂšme des rĂ©fugiĂ©s juifs aprĂšs la seconde guerre mondiale. On en fait aujourd’hui une sorte de pierre angulaire du droit in ternational mais, au dĂ©part, il ne s’agit que d’un arrangement entre grandes puissances pour gĂ©rer un problĂšme spĂ©cifique. Aujourd’hui, il y a une urgence Ă  dĂ©velopper d’autres formes de protection. Malheureusement, dans le climat politique actuel, ce serait un suicide politique que de vouloir rĂ©viser la Convention de GenĂšve – parce qu’elle tient encore peu ou prou. Mais on doit absolument dĂ©velopper une sĂ©rie de protections complĂ©mentaires Ă  cĂŽtĂ© de cette convention.

Quelles seraient ces protections étendues ?

La protection temporaire qu’a dĂ©velop pĂ©e l’Union europĂ©enne en 2001 est une bonne directive, qui fait ses preuves dans la crise ukrainienne. On aurait dĂ» l’appliquer plus tĂŽt. On est capable d’inventer des protections et des instru ments efficaces. Et pour les dĂ©placĂ©s environnementaux, on a créé l’agenda de protection de l’initiative Nansen, adoptĂ© par cent dix gouvernements en octobre 2015. Il a donnĂ© naissance Ă  une nouvelle plateforme internationale : The Platform on Disaster Displacement, consacrĂ©e aux dĂ©placements consĂ©cutifs aux catastrophes. Personne ne connaĂźt cette organisation alors que la France l’a prĂ©sidĂ©e pendant un an et demi
 Cette organisation a exactement la mĂȘme forme d’autoritĂ© que le Haut-Commissariat des Nations unies pour les rĂ©fugiĂ©s (HCR) – créé en 1951 et qui avait pour but d’accompagner la mise en Ɠuvre de la Convention de GenĂšve. La France donne des fonds Ă  cette organisation qui reconnaĂźt officiellement l’existence des rĂ©fugiĂ©s climatiques. La France a mĂȘme une ambassadrice dĂ©diĂ©e aux rĂ©fugiĂ©s climatiques, Caroline Dumas. Personne ne le sait. La France s’est donc engagĂ©e Ă  donner des pro tections et des droits Ă  l’information aux personnes en exil climatique. Il n’existe

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« La question n’est pas “Sommes-nous trop nombreux sur Terre ?”, mais : “Comment chacun veut vivre et quelle place veut-il bien laisser aux autres ?” »

cependant pas encore de statut de ré fugié climatique en France : nous avons besoin de faire vivre et de faire connaßtre les textes sur lesquels la France est en gagée.

La notion de dette écologique ou climatique semble elle aussi peu connue


Un segment des nĂ©gociations sur le climat, qui s’appelle « pertes et prĂ©judices », vise Ă  traduire la dette clima tique et Ă  reconnaĂźtre la dette des pays du Nord envers les dommages subis par les pays du Sud – y compris les migrations, la perte de cultures, de territoires, etc. Ça non plus, personne ne le sait. Pas mĂȘme les militants et les activistes pour le climat, parfois ! J’entends des activistes revendiquer des choses qui existent dĂ©jà
 Ces nĂ©gociations sont pourtant passionnantes : Ă  combien Ă©value-t-on la dette ? Comment est-ce qu’on quantifie des impacts intangibles comme les migrations ou la perte de cultures ? Tous les pays, reprĂ©sentĂ©s par des diplomates, sont au cƓur de ces nĂ©gociations. Personne n’est au courant et ça nous Ă©chappe.

Vous avez beaucoup travaillĂ© sur la notion d’anthropocĂšne, sur l’influence de l’ĂȘtre humain sur nos Ă©cosystĂšmes, la planĂšte et le climat. Cela

pose notamment la question de la surpopulation mondiale : sommesnous trop nombreux sur terre ?

Il n’y a pas de seuil maximal. La ques tion n’est pas « Sommes-nous trop nombreux sur Terre ? », mais : « Comment chacun veut vivre et quelle place veut-il bien laisser aux autres ? » Si l’on accepte de vivre plus sobrement en Eu rope, on peut monter jusqu’à dix, douze voire quinze milliards d’ĂȘtres humains sur la planĂšte. Pour le moment, la ma niĂšre dont on vit en Europe ne devrait pas nous permettre d’ĂȘtre plus de trois ou quatre milliards d’habitants. La vraie question de la population mondiale est celle de l’empreinte carbone. Un enjeu majeur de la rĂ©duction de nos Ă©missions de gaz Ă  effet de serre est aussi de permettre Ă  d’autres d’augmenter leur empreinte carbone. Si l’on doit rĂ©duire notre consommation de viande en Eu rope, c’est aussi pour que les habitants du Sierra Leone puissent manger des steaks. Si l’on doit rĂ©duire nos trajets en avion, c’est aussi pour que les gens aient la chance de prendre l’avion pour la premiĂšre fois et peut-ĂȘtre pour l’unique fois de leur vie. L’une des trĂšs grandes injustices est que 20 % de la population mondiale seulement a un jour pris l’avion. En Afrique, le dĂ©veloppement de l’avion est un enjeu considĂ©rable. Comment se fait-il qu’aujourd’hui, pour passer de

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ont poussĂ© plus de cinq mille Somaliens Ă  chercher refuge en Éthiopie depuis le dĂ©but de l’annĂ©e

l’Afrique de l’Est Ă  l’Afrique de l’Ouest, il soit nĂ©cessaire de faire un crochet par Paris ou Bruxelles ? On doit apprĂ©hen der les problĂšmes dans une logique glo bale de justice internationale. Pour dire les choses caricaturalement, je suis prĂȘt

Ă  accepter de ne plus voler en avion Ă  la condition que d’autres puissent le faire. Je me dĂ©sole, hĂ©las, que la gauche ait largement perdu cette perspective in ternationaliste.  propos recueillis par pierre jacquemain

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L’aggravation de la sĂ©cheresse et la violence du groupe extrĂ©miste armĂ© al Shabaab 2019. © UNHCR/Eduardo Soteras Jalil

Il est beau, il est puissant, il est flanquĂ© des trois couleurs bleu, blanc et rouge, ainsi que des deux mots « RÉPUBLIQUE » et « FRANÇAISE ». Notre Air Force One s’appelle Cotam UnitĂ© – Cotam pour « Commandement du transport aĂ©rien militaire » et « unitĂ© » pour dire que le prĂ©sident de la RĂ©publique voyage Ă  bord. C’est moins glam, mais c’est sĂ»rement aussi ça, la French Touch. Cet Airbus A330 rĂ©amĂ©nagĂ© offre plus de 12 000 kilomĂštres d’autonomie, une consommation de kĂ©rosĂšne un poil rĂ©duite par rapport aux engins du mĂȘme modĂšle, un look princier et une efficacitĂ© politique que l’on croit redoutable. L’avion prĂ©sidentiel est l’un des outils de la diplomatie française. Et mĂȘme de politique intĂ©rieure. Emmanuel Macron en a fait usage, le 14 juin dernier, entre les deux tours des Ă©lections lĂ©gislatives. Depuis le tarmac d’Orly, avant de s’envoler pour la Roumanie pour aller visiter une base de l’OTAN, le prĂ©sident prend la parole. Avec un air martial hollywoodien, il est debout derriĂšre un pupitre, les cheveux au vent. DerriĂšre lui, tous les symboles sont lĂ , savamment rĂ©unis dans le cadre : la RĂ©publique, le drapeau et la puissance de l’avion. Breaking news sur toutes les chaĂźnes. Quoi de mieux qu’un avion pour prendre de la hauteur ? Pour dire l’homme pressĂ© par les urgences ? Pour se comparer au prĂ©sident amĂ©ricain ? Avec lui, le chef d’État peut se projeter sur le terrain, aller nĂ©gocier « d’homme Ă  homme » avec les autres dirigeants du monde. Le Cotam UnitĂ© personnalise la diplomatie française en octroyant Ă  son occupant l’aura d’un Jupiter. La boucle est bouclĂ©e.  pablo pillaud-vivien, illustration anaĂŻs bergerat

AVION PRÉSIDENTIEL

L’OBJET POLITIQUE DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 29

LA GAUCHE D’APRÈS

PORTRAITS, HISTOIRES, ENJEUX

RevigorĂ©es par les bons scores Ă©lectoraux de la Nupes, mais encore loin du pouvoir, les formations de gauche doivent poursuivre leur rassemblement sans s'Ă©pargner un travail de rĂ©invention et de reconquĂȘte. Le chantier est vaste, mais il est ouvert.

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 31 DOSSIER

SOMMAIRE DU DOSSIER

L'opposition de gauche est Ă  pied d'Ɠuvre en ce dĂ©but de quinquennat placĂ© sous le signe de l'instabilitĂ© et du pĂ©ril de l'extrĂȘme droite. Elle devra dĂ©jĂ  trouver en son sein de nouveaux Ă©quilibres et une nouvelle dynamique (p. 33). Pour la France insoumise, Manuel Bompard analyse les raisons du rassemblement de la gauche et dĂ©finit sa feuille de route (p. 40). Quelle place y prendra le PCF aprĂšs la campagne ambivalente de Fabien Roussel ? Trois de ses membres livrent leurs rĂ©ponses (pp. 51 Ă  60). Avant le pouvoir, faut-il reconquĂ©rir la fameuse « hĂ©gĂ©monie » gramscienne ? (p. 62). Quant aux Ă©cologistes de EE-LV, on attend encore qu'ils entrent rĂ©solument
 en politique (p. 65). Avec l'habile Olivier Faure Ă  sa tĂȘte, le PS peut espĂ©rer retrouver un espace au sein de cette gauche (p. 69). Transformation sociale et Ă©cologique, projet Ă©conomique, coopĂ©ration internationale : nos « consultants » Jean-François Julliard, Éloi Laurent et Christophe Aguiton cernent les dĂ©fis qui attendent cette gauche d'aprĂšs (pp. 72 Ă  82). Enfin, trois portraits de figures montantes jalonnent ce dossier, ceux de FrĂ©dĂ©ric Maillot, Mathilde Panot et Carole Delga. Demain s'Ă©crit maintenant.

LA GAUCHE FACE À ELLE-MÊME

En 2022, un grand cycle électoral et politique s'est clos. De profondes transformations s'enchùssent dans des temporalités différentes. La montée apparemment irrépressible de l'abstention présente un miroir étrange à un pays qui se fonde et se refonde dans le projet politique. Qu'est-ce qui ne parle plus aux citoyens ? Les réponses sont nombreuses. L'impression que voter ne sert à rien, que rien ne change. Le souvenir d'un vote nié, celui du référen dum de 2005. La réalité d'un monde qui change vite fait souvent peur et éclate les vies : comment actualiser les visions du monde pour qu'elles rassemblent les éclats du kaléidoscope que la France semble devenue ? L'obsolescence d'ins titutions qui ne parviennent pas à faire vivre la démocratie, à peine seulement

lors des élections. Un sentiment d'épuisement, de dévitalisation s'impose, et on sait déjà que cela ne peut durer. Le temps politique ne s'accélÚre pas, il est incertain, précaire, inquiétant.

Le Rassemblement national sort vainqueur de cette longue sĂ©quence. Paria depuis la seconde guerre mondiale, hier cantonnĂ©e aux marges de la RĂ©pu blique, l'extrĂȘme droite est parvenue Ă  revenir Ă  l'AssemblĂ©e nationale et Ă  se rĂ©inscrire dans le paysage comme une force parmi d'autres. C'est le succĂšs de la stratĂ©gie de dĂ©diabolisation et d'institutionnalisation : significativement, ses Ă©lus sont arrivĂ©s en cravate et bien sapĂ©s au Parlement. Le RN se construit une crĂ©dibilitĂ© nouvelle. Sur la base d'un socle xĂ©nophobe, labourĂ© et connu de tous, il structure son projet et Ă©largit son

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La transformation de l'espace politique s'est accentuée cette année, plaçant les formations progressistes face à des échéances immédiates, et face à leurs responsabilités : il faut réfléchir, unir et agir.

discours. La dénonciation de l'assistanat englobe pauvres, chÎmeurs, migrants et réfugiés. Des réponses autoritaires sont proposées pour les banlieues et l'école. Le localisme se veut la solution face au changement climatique et à la mondia lisation. Une certaine laïcité, contre les musulmans, est défendue au nom des femmes et de l'histoire du pays.

LE TIC-TAC DE LA DISSOLUTION

Forte de son accession au second tour de la prĂ©sidentielle pour la deuxiĂšme fois, Marine Le Pen fait des alliances, des compromis et des Ɠillades. Elle se veut le pivot de l'alternative Ă  Emmanuel Macron en embarquant une droite qui, dĂ©jĂ  et pour partie, s'abandonne dans les urnes.

Emmanuel Macron est parvenu Ă  se faire réélire prĂ©sident. Son sens tactique l'a conduit Ă  ne pas faire campagne, Ă  ne pas dĂ©battre, Ă  ne rien dire de ses pro jets. ÂgĂ© et riche, son Ă©lectorat est typĂ© : Macron n'a pas le soutien des forces vives pour ses rĂ©formes. Il n'a mĂȘme plus de majoritĂ© Ă  l'AssemblĂ©e. Faute d'accord avec la droite, qui hĂ©site entre trois options – s'allier Ă  la macronie, se reconstruire sur la base de ses forces locales et du SĂ©nat, s'allier avec la RN –, le prĂ©sident est conduit Ă  l'immobilisme. Celui qui se voulait un grand rĂ©formateur, dĂ©passant les clivages et rassemblant le cercle de la raison, s'est cassĂ© les dents.

Mais le pays ne peut rester longtemps dans cette impasse. Le tic-tac de la dis solution paraĂźt bel et bien enclenchĂ©. À gauche, chacun le mesure : il faut se tenir prĂȘt, dans l'Ă©ventualitĂ© d'une dissolution, et face Ă  la poussĂ©e de l'extrĂȘme droite. La Nupes, accord politique et Ă©lectoral entre ennemis d'hier, s'est muĂ©e en intergroupe Ă  l'AssemblĂ©e nationale. Parmi les Ă©lecteurs de gauche, le soulagement est grand. Enfin rassem blĂ©s ! De fait, partout les candidatures dissidentes ont fait de petits scores, mĂȘme face Ă  des candidats Nupes peu connus. L'origine partisane des candi dats de la Nupes n'a pas comptĂ© davan tage. Au total, la gauche politique n'est pas morte, c'est une base. Elle arrive en tĂȘte du premier tour des lĂ©gislatives, elle

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La gauche politique n'est pas morte, c'est une base. Est-elle en mesure de rassembler une majorité de Français ? Pas encore.

double son nombre de dĂ©putĂ©s. Est-elle en mesure de rassembler une majoritĂ© de Français ? Pas encore. Dans ce laps de temps que personne ne maĂźtrise, il lui faut approfondir certains sujets qui la divisent ou sur lesquels elle n'est pas encore au point – mondialisation, individuation, Ă©galitĂ©, proposionsnous dans le dossier de janvier 2022. Il lui faut aussi construire et dĂ©finir une stratĂ©gie, pour chacune de ses composantes et collectivement. Les gauches se trouvent face Ă  des dĂ©fis et des cham bardements. Tous sont urgents, mĂȘme si tous ne seront pas rĂ©solus dans les mĂȘmes dĂ©lais.

QUE FAIRE DU NOUVEAU RAPPORT DE FORCE À GAUCHE ?

Historiquement, la gauche est constituée de deux pÎles, l'un d'obédience socialiste, l'autre communiste. Le XXe siÚcle a vu les rapports de force s'inverser entre les deux frÚres séparés depuis le congrÚs de Tours. Jusqu'à la fin des années 1960, le PCF dominait. Puis le PS prit l'ascendant. Sa der niÚre accession au pouvoir a signé sa dégringolade : moins de 7 % pour le PS associé aux écologistes à l'issue du mandat Hollande, tandis que Jean-Luc Mélenchon, alors allié aux communistes, réunissait prÚs de 20 % des votes. En 2022, l'écart s'est encore creusé : moins de 2 % pour le PS et sa candi

date Anne Hidalgo, prĂšs de 22 % pour le seul Jean-Luc MĂ©lenchon. Au sein de la gauche, un dĂ©bat s'ouvre. Peut-elle gagner quand elle est dominĂ©e par son versant radical ? La candidate socia liste n'a cessĂ© de le contester, et tentĂ© d'en faire un argument Ă©lectoral. De fait, l'approche classique veut que la majoritĂ© s'obtienne en Ă©largissant vers le centre. Cette idĂ©e est aujourd'hui questionnĂ©e. Or la gravitĂ© des enjeux – notamment Ă©cologiques – appelle des rĂ©ponses radicales. Les radicaux seraient alors les mieux placĂ©s pour convaincre, et donc pour rassembler. La rĂ©ponse viendra certainement de la qualitĂ© des relations que les deux pĂŽles de la gauche sauront construire. Leurs Ă©lecteurs respectifs ont voulu invalider la thĂ©orie des « deux gauches irrĂ©conciliables », dĂ©fendue en son temps par Manuel Valls et rĂ©activĂ©e par le dĂ©bat lu naire sur l'appartenance Ă  la RĂ©publique de Jean-Luc MĂ©lenchon et de la France insoumise. Elle fut parfois alimentĂ©e par le mĂ©pris moqueur des Insoumis Ă  l'Ă©gard des « gĂŽches ». Ouf ! Il semble que ce temps de l'invective et l'excom munication soit derriĂšre nous. Au-delĂ  de la civilitĂ© retrouvĂ©e de leurs relations, les deux pĂŽles de la gauche sauront-ils se convaincre que, dans le frottement de leurs rĂ©ponses et de leurs cultures, s'Ă©la borera une proposition rassembleuse et convaincante ? Qui vivra verra.

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 35 DOSSIER

COMMENT SE STRUCTURER ?

L'histoire de la gauche est celle de ses divisions, de ses retrouvailles, de son union qui est un combat
 et du vieux serpent de mer d'un congrĂšs de Tours Ă  l'envers : comment revenir aux sources de l'unitĂ© d'avant la sĂ©paration de 1920 ? AprĂšs avoir beaucoup bro cardĂ© la « soupe aux logos », Jean-Luc MĂ©lenchon se fait l'artisan de l'union. En avril 2019, dans un entretien au quotidien LibĂ©ration, le leader insoumis avait fait la proposition d'une « fĂ©dĂ©ration po pulaire » pour rĂ©unir forces associatives, syndicales et politiques. Son succĂšs Ă  la prĂ©sidentielle lui a permis d'imposer aux Ă©clopĂ©s du scrutin un programme qui repose sur les bases de LFI.

Plus extraordinaire, il impose, ce qui ne s'est jamais fait Ă  gauche, une candidature unique par circonscription. Tout le monde valide, car cet accord permet Ă  chaque parti de disposer d'un groupe. Au lendemain des Ă©lections lĂ©gislatives, MĂ©lenchon suggĂšre un groupe commun des dĂ©putĂ©s de la Nupes, et non un intergroupe. Poussant plus avant l'unitĂ©-unification, il intervient dĂ©sormais avec le logo de la Nupes et propose des universitĂ©s d'Ă©tĂ© communes, une mani festation Ă  la rentrĂ©e
 Officiellement, sans volontĂ© d'hĂ©gĂ©monie. Sans, non plus, de proposition claire. Car, de fait, l'intĂ©gration dans une seule et mĂȘme

organisation poserait de nombreux pro blÚmes à un Jean-Luc Mélenchon qui, par exemple, récuse la création de parlements départementaux de l'Union popu laire : « On ne va pas perdre son temps à écouter les bavards. » Lui n'a aucun goût pour les tendances, les débats internes. DÚs lors, comment gérer et arbitrer entre idées différentes ? Pour le moment, les Insoumis bottent en touche.

L'exemple italien permet d'interroger l'avenir d'un grand parti radical qui absorberait toute la gauche. Ce fut le cas du PCI qui, Ă  la fin du XXe siĂšcle, avait fini par ĂȘtre Ă  lui seul toute la gauche. Finalement, de l'intĂ©rieur, la social-dĂ©mocratie a repris sa place
 et le PCI

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La réponse viendra certainement de la qualité des relations que les deux pÎles de la gauche sauront construire. Leurs électeurs ont voulu invalider la théorie des « deux gauches irréconciliables ».

n'existe plus. Les socialistes français ont une longue tradition. Ils ont sauvĂ© leur groupe et leur parti. La compĂ©tition est ouverte
 Sans doute vaut-il mieux qu'elle se mĂšne au grand jour. Les Ă©co logistes et les communistes ont eux aus si les moyens de leur existence. Qu'ils fassent. En politique, la confrontation vaut mieux que le rapport de force per manent. La Nupes ne peut se rĂ©duire Ă  un intergroupe Ă  l'AssemblĂ©e nationale. Elle ne peut ĂȘtre dominĂ©e par un seul de ses membres. Comment va-t-elle Ă©vo luer ? Il faudra souplesse et imagination. La culture dĂ©mocratique va ĂȘtre sollici tĂ©e.

COMMENT RENOUER AVEC L'ÉLECTORAT POPULAIRE ?

Autre dĂ©fi, autre serpent de mer : comment inverser l'affaiblissement de la gauche parmi les classes populaires ? En 1981, François Mitterrand est Ă©lu prĂ©sident en rĂ©unissant plus de 65 % des suffrages des ouvriers et des employĂ©s, alors mĂȘme que la participation est forte (81 %). En 2022, le premier parti populaire est l'abstention. Le vote Marine Le Pen vient ensuite avec plus de 40 % des ouvriers et employĂ©s qui ont votĂ© pour l'extrĂȘme droite. La fragmentation de la France suppose d'affiner ces premiers constats. En fonc tion de son lieu de rĂ©sidence, le monde populaire n'a pas les mĂȘmes questions,

ni les mĂȘmes histoires politiques : loge ment, transports, service public, loisirs, police, discrimination
 rien n'est pareil entre la petite ville et la banlieue de grande ville. Le type de ville et l'histoire des territoires se rĂ©vĂšlent des Ă©lĂ©ments structurants du vote. Le vote Jean-Luc MĂ©lenchon est premier dans les villes de plus de 50 000 habitants (qui rassemblent 32 % de la population fran çaise). La Seine-Saint-Denis, territoire des plus populaires, a votĂ© Ă  plus de 40 % pour le candidat insoumis, puis a Ă©lu douze dĂ©putĂ©s Nupes sur douze

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La Nupes ne peut se rĂ©duire Ă  un intergroupe Ă  l'AssemblĂ©e nationale. Elle ne peut ĂȘtre dominĂ©e par un seul de ses membres. Comment va-t-elle Ă©voluer ?

circonscriptions. « JLM » capte bien une partie du vote populaire, notamment celui des quartiers qualifiés ainsi.

Mais Marine Le Pen arrive, elle, en tĂȘte dans les villes de moins de 5 000 habi tants (38 % de la population française y rĂ©side). L'Ă©tude menĂ©e par Roger Martelli1 pour regards.fr le rĂ©vĂšle : le vote en faveur de Marine Le Pen est d'autant plus fort dans les petites communes que le monde populaire y est prĂ©sent. Ainsi, l'inquiĂ©tude de François Ruffin et de Fabien Roussel au sujet d'un dĂ©crochage de la gauche dans le monde populaire des petites villes est-elle fondĂ©e. Non seulement la gauche est battue, mais le RN s'installe, s'incruste. Comment aborder ce sujet ?

En 2011, le think tank Terra Nova sug gĂ©rait de faire son deuil de ce monde populaire-lĂ , et de chercher une alliance avec les quartiers populaires, les jeunes, les populations issues de l'immigration. À l'inverse, le gĂ©ographe Christophe Guilluy prĂŽnait un retour vers la classe ouvriĂšre blanche de la France du pĂ©riurbain et des petites villes. François Ruf fin suggĂšre, lui, de recoudre le peuple autour de la question sociale en mettant en avant le clivage entre eux (les ultrariches) et nous (le peuple). Il prĂŽne un souverainisme plus affirmĂ© pour retrou ver de l'emploi industriel. Fabien Rous

1. « Le peuple, la gauche et le Rassemblement natio nal », Roger Martelli, regards.fr, 11 juillet 2022

sel s'est voulu le candidat du peuple des petites villes, en phase avec ceux qui font des barbecues, vivent en pavillon et veulent la tranquillité.

La gauche est souvent battue, mais elle ne peut plus tergiverser. Il lui faut trouver la clĂ©. Cela passera sans nul doute par de nouvelles propositions, une rĂ©orga nisation du discours, un ancrage local, de nouvelles personnalitĂ©s
 Mais avant cela, elle devra comprendre et en discu ter. Ce dossier tente de faire le point sur ces sujets avec les diffĂ©rents partis de gauche. Ce n'est qu'un dĂ©but.  catherine tricot

DOSSIER
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Le vote en faveur de Marine Le Pen est d'autant plus fort dans les petites communes que le monde populaire y est présent.

MANUEL BOMPARD

« UNE FORCE D'ALTERNATIVE PRÊTE À GOUVERNER DEMAIN »

Figure centrale de la France insoumise, Manuel Bompard revient sur les conditions du rassemblement de la gauche. Le nouveau député définit aussi les perspectives et les responsabilités de cette alliance.

REGARDS. Avec le recul, comment expliquez-vous le revirement inattendu qu'a constitué l'accord entre les partis de gauche aux législatives ?

MANUEL BOMPARD. Il y a plusieurs facteurs mais, pour rĂ©pondre Ă  la question, je veux d'abord revenir sur une petite musique qui revient souvent et qui consiste Ă  dire : « Mais pourquoi cet accord de toute la gauche et des Ă©cologistes n'est-il pas intervenu avant, c'est-Ă -dire lors de l'Ă©lection prĂ©sidentielle ? » Je crois que c'est prĂ©cisĂ©ment le rĂ©sultat de l'Ă©lection prĂ©sidentielle qui a permis l'accord politique aux lĂ©gislatives. D'une certaine maniĂšre, la prĂ©sidentielle a tranchĂ© la question de l'orientation politique, c'estĂ -dire celle Ă  partir de laquelle devait s'organiser le rassemblement de la gauche et des Ă©cologistes. Et c'est une orientation de rupture qui a Ă©tĂ© placĂ©e trĂšs largement en tĂȘte du premier tour de l'Ă©lection prĂ©sidentielle.

MANUEL BOMPARD

SecrĂ©taire national du Parti de gauche de 2010 Ă  2018, Manuel Bompard a Ă©tĂ© directeur de campagne de Jean-Luc MĂ©lenchon en 2017 et 2022. Élu dĂ©putĂ© europĂ©en en 2019, il est dĂ©sormais dĂ©putĂ© des Bouches-du-RhĂŽne.

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C'est donc bien un accord politique et pas seulement électoral
 Vos partenaires sont-ils clairs et sincÚres là-dessus, en particulier le Parti socialiste ?

Les premiers échanges que nous avons eus avec le Parti socialiste étaient ex clusivement programmatiques. Nous n'avions, avant notre premiÚre rencontre, aucune certitude sur l'issue. Il existait une possibilité que ces échanges per mettent de renouer des relations de dialogue et de respect, sans néces sairement aboutir à un accord pour les élections législatives. Or dÚs l'issue du

premier tour de table, nous avons com pris qu'il s'Ă©tait passĂ© quelque chose. Nous avons eu affaire Ă  un nouveau Parti socialiste, assumant sa rupture avec le quinquennat Hollande et marquant la fin de toute ambiguĂŻtĂ© dans son rapport au macronisme. Nous avons senti une envie partagĂ©e d'avancer ensemble et une mĂȘme vision stratĂ©gique pour la bataille des Ă©lections lĂ©gislatives : il fallait consti tuer une majoritĂ© Ă  l'AssemblĂ©e nationale pour gouverner le pays.

Une nouvelle gĂ©nĂ©ration, de nouvelles tĂȘtes sont apparues lors de ces nĂ©gociations. Cela a-t-il jouĂ© en faveur de cet accord ?

Je le disais, plusieurs facteurs ont rendu cet accord possible. Le premier, c'est donc le résultat de l'élection présidentielle. Le deuxiÚme, c'était la volonté commune de ne pas repartir avec cinq ans de Macron et de se dire qu'il y avait une autre possibilité. Je pense que le troisiÚme facteur est effectivement générationnel. Autour de la table, personne n'avait de comptes à régler. Chacun a eu la volonté d'ouvrir une nouvelle phase, une nouvelle période de nos relations. J'ai trouvé nos discussions trÚs saines. Je ne nie pas la part de rapport de force dans ces discussions, mais elles se sont déroulées d'une maniÚre respectueuse, sans volonté d'écraser ou d'humilier. Un lien s'est créé entre nous.

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« Nous avons eu affaire à un nouveau PS, assumant sa rupture avec le quinquennat Hollande et marquant la fin de toute ambiguïté dans son rapport au macronisme. »

Que répondez-vous à ceux qui pensent le contraire, qu'il y a chez vous une tentation hégémonique ?

On peut toujours regarder le verre Ă  moi tiĂ© vide ou le verre Ă  moitiĂ© plein. J'ob serve que, si on avait appliquĂ© une stricte rĂ©partition des candidatures sur la base des rĂ©sultats de l'Ă©lection prĂ©sidentielle, le Parti socialiste n'aurait probablement pas de groupe Ă  l'AssemblĂ©e nationale. Il n'y a donc pas eu de volontĂ© hĂ©gĂ©monique. Une volontĂ© hĂ©gĂ©monique aurait consistĂ© Ă  dire : « VoilĂ  notre proposition. Elle est Ă  prendre ou Ă  laisser. » Ça n'a pas Ă©tĂ© le cas. Ce que je dis pour le PS vaut aussi pour le PCF et, Ă©videmment, les Ă©cologistes qui n'avaient pas de groupe lors de la prĂ©cĂ©dente lĂ©gislature. Je rappelle aussi que nos dĂ©saccords n'ont pas Ă©tĂ© mis sous le tapis et que nous avons Ă©tĂ© transparents puisqu'ils figuraient dans notre programme. Nous les avons renvoyĂ©s Ă  la libertĂ© de vote de chacune de nos sensibilitĂ©s politiques. Personne n'a Ă©tĂ© flouĂ©, et personne n'a Ă©tĂ© forcĂ© d'adopter une position qui n'Ă©tait pas la sienne.

Vous n'ĂȘtes pas au gouvernement, Jean-Luc MĂ©lenchon n'est pas premier ministre. Quelle est votre feuille de route collective au sein de la Nupes ?

Cette question ne peut pas ĂȘtre dĂ©connectĂ©e de notre analyse de la situation

politique. Nous avons un prĂ©sident Ă©lu sans mandat. La majoritĂ© prĂ©sidentielle a Ă©tĂ© battue aux lĂ©gislatives. Il faut quand mĂȘme rappeler qu'au premier tour, c'est la Nupes qui est arrivĂ©e en tĂȘte. Pour la premiĂšre fois depuis l'inversion du calen drier lĂ©gislatif et son alignement sur le calendrier prĂ©sidentiel, le prĂ©sident Ă©lu au mois d'avril ne figure pas en tĂȘte des Ă©lections lĂ©gislatives et ne remporte pas une majoritĂ© absolue Ă  l'AssemblĂ©e. Le paysage politique est instable. De deux choses l'une : soit le systĂšme trouve un point de stabilitĂ© en constituant une coa lition pĂ©renne qui dispose d'une majoritĂ© Ă  l'AssemblĂ©e ; soit, tĂŽt ou tard, il faudra revenir devant le peuple français. Notre enjeu est donc de faire vivre l'opposition principale Ă  Emmanuel Macron, de nous affermir comme force capable d'exercer demain le pouvoir, et d'agir dans le pays pour augmenter le rapport de force en faveur de nos propositions. C'est pour quoi nous voulons dĂ©velopper, renforcer et approfondir la Nupes. Des points d'appui se sont dĂ©veloppĂ©s pendant la campagne, notamment autour de candidats et de groupes militants communs dans l'ensemble des circonscriptions du pays. Nous devons continuer, partout, Ă  rĂ©unir ces Ă©quipes Ă  l'Ă©chelle des circonscrip tions, Ă  la fois pour faire le lien avec le tra vail de l'AssemblĂ©e nationale et pour me ner des campagnes dans la sociĂ©tĂ©. C'est aussi l'enjeu du Parlement de la Nupes.

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Lors du lancement de ce Parlement, Jean-Luc Mélenchon et Aurélie Trouvé, sa présidente, avaient insisté pour que chacun s'engage à faire vivre ce Parlement dans la durée. Tous les partenaires se sont-ils engagés en ce sens ?

Il faut procĂ©der Ă©tape par Ă©tape. Il y a un accord, assez largement partagĂ©, pour que ce Parlement se rĂ©unisse dans la durĂ©e. Ensuite, chaque organisation politique va connaĂźtre des Ă©chĂ©ances internes. La question de la participation Ă  la stratĂ©gie de la Nupes va ĂȘtre posĂ©e dans chacune d'entre elles. C'est lĂ©gi time et conforme au respect des cadres internes des diffĂ©rentes organisations. Nous l'avons dit il y a longtemps, au sein de LFI : nous souhaitons avancer dans ce sens. Nous avions parlĂ© de la crĂ©ation d'une fĂ©dĂ©ration populaire – ou d'un front populaire – dont l'objectif serait de crĂ©er un cadre ou une organisation poli tique pĂ©renne qui ouvre un travail com mun avec des collectifs citoyens, des syndicats et des associations. On sait que ce processus va prendre du temps, mais avec ce Parlement, nous aurons le bon outil pour avancer dans cette voie.

Peut-on imaginer que la Nupes présente des candidatures communes aux élections européennes, ou bien les désaccords sont-ils trop importants sur l'Europe ?

Il est trop tĂŽt pour avoir cette discussion. Mais, Ă  titre personnel, je pense qu'on devrait se fixer cette ambition et travailler Ă  cette perspective. S'il y a une volontĂ© partagĂ©e, nous devons ĂȘtre en capacitĂ© d'y parvenir. Les dĂ©saccords sont Ă  rela tiviser. Je sais que certains aiment dire que nous aurions trop de divergences sur la question europĂ©enne, mais sur les 650 propositions que nous avons formu lĂ©es aux lĂ©gislatives, le cadre de celles qui portaient sur l'Europe Ă©tait suffisamment large pour justifier un accord. Nous aurons Ă©videmment besoin d'approfon dir encore nos discussions, mais nous avons deux ans pour les mener, alors que pour les lĂ©gislatives, nous n'avons eu que deux semaines.

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DOSSIER
« La France insoumise doit d'abord ĂȘtre le fer de lance du renforcement et de l'Ă©largissement de la Nupes. C'est dans cet Ă©tat d'esprit que nous travaillons Ă  l'AssemblĂ©e nationale. »

Quel va ĂȘtre, quel peut ĂȘtre le rĂŽle de la France insoumise dans les mois et annĂ©es qui viennent ?

La France insoumise a un rĂŽle dĂ©ter minant. Elle doit d'abord ĂȘtre le fer de lance du renforcement et de l'Ă©largisse ment de la Nupes. C'est dans cet Ă©tat d'esprit que nous travaillons Ă  l'AssemblĂ©e nationale et c'est comme cela que nous voulons agir dans la sociĂ©tĂ©. Nous sommes passĂ©s de 17 dĂ©putĂ©s Ă  75. Mais nous devons aussi transformer la force collective qui s'est mise en mouve ment autour de la candidature de JeanLuc MĂ©lenchon en une force politique organisĂ©e capable de mener la bataille idĂ©ologique, de soutenir les mobilisations de la sociĂ©tĂ©, de favoriser les dy namiques d'auto-organisation populaire et de former les gĂ©nĂ©rations militantes de demain. Nous avons expĂ©rimentĂ© bien des choses, au cours des annĂ©es prĂ©cĂ©dentes, pour construire un objet politique nouveau, Ă©loignĂ© des divisions et des batailles internes des partis politiques traditionnels. Nous avons, sans doute, aussi commis des erreurs ou constatĂ© les limites de ce type d'objet. Trouver le bon Ă©quilibre fait partie des rĂ©flexions que nous avons devant nous aujourd'hui !

C'en est terminé de la stratégie populiste ? Vous revenez à une approche classiquement de gauche, ou

bien est-ce que votre ligne de fracture reste celle d'une Ă©lite contre un peuple, d'un bloc populaire contre un bloc bourgeois ? Aucune des deux ! Le paysage politique issu de la sĂ©quence Ă©lectorale est par tagĂ© en trois blocs de tailles quasiment Ă©quivalentes, et d'un quatriĂšme bloc abstentionniste. Aucun de ces trois blocs n'est aujourd'hui majoritaire. Et aucune combinaison de ces blocs ne semble aujourd'hui possible. Le paysage politique peut rester instable ou retrouver un point d'Ă©quilibre. Soit parce que l'un des blocs rĂ©ussit Ă  convaincre parmi les abstentionnistes. Soit parce que la porositĂ© que l'on constate entre le bloc ultralibĂ©ral et le bloc d'extrĂȘme droite devient une alliance plus franche. C'est une pos sibilitĂ© particuliĂšrement prĂ©occupante que l'on ne peut plus Ă©carter aujourd'hui.

N'y a-t-il pas un risque, pour vous, qu'Emmanuel Macron vous fasse porter la responsabilité d'une instabilité, voire d'une paralysie politique ? Et qu'il en sorte renforcé, y compris si une dissolution intervenait rapidement


La stratégie d'Emmanuel Macron n'est pas trÚs originale. Elle vise à créer les conditions pour qu'un éventuel retour aux urnes se fasse sur le terrain qui lui soit le plus favorable. Et son avantage sur nous est qu'il dispose de la maßtrise du

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calendrier. À nous de profiter des mois qui viennent pour faire Ă©voluer en notre faveur le rapport de force dans le pays. De ce point de vue, s'il peut y avoir des inconvĂ©nients Ă  passer pour une force de blocage, il y en aurait davantage Ă  apparaĂźtre comme une force conciliante avec le pouvoir en place. Nous voulons ĂȘtre Ă  la fois une force d'opposition sans concession et une force d'alternative crĂ©dible, prĂȘte Ă  gouverner le pays demain.

Cette stratĂ©gie est aussi pĂ©rilleuse pour vous que pour Macron : Ă  la fin, l'alternative peut tout aussi bien ĂȘtre Marine Le Pen


Emmanuel Macron a suffisamment jouĂ© avec le feu pour que cette hypothĂšse voie le jour. On se rend compte que la crĂ©ature qu'on aide Ă  faire grossir petit Ă  petit peut Ă©chapper Ă  son crĂ©ateur. On connaĂźt suffisamment bien l'histoire pour savoir que l'extrĂȘme droite arrive rarement au pouvoir par hasard.

Faut-il « rediaboliser » un Rassemblement national qui s'est banalisĂ©, presque normalisĂ© ? Quelle est la bonne stratĂ©gie ? Je ne suis pas sĂ»r qu'il existe une stra tĂ©gie magique. Il faut se battre, pied Ă  pied. DĂ©mystifier les mensonges du RN sur son programme. Repolariser en permanence la sociĂ©tĂ© autour des questions sociales. Proposer un autre clivage que celui mis en avant par l'extrĂȘme droite.

Plusieurs ministres parlent de vous comme si vous étiez sortis du champ républicain. Craignez-vous un basculement du plafond de verre de Marine Le Pen vers vous ? Je n'y crois pas. La vérité est qu'avec un taux de participation plus fort chez les jeunes, qui votent majoritairement pour nous, nous aurions pu gagner. Le sujet n'est donc pas qu'il n'y aurait pas suf fisamment de gens d'accord avec nous dans la société. Le sujet est qu'il n'y a pas suffisamment de gens qui croient que ce que nous proposons est réali

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« Nous devons transformer la force collective mise en mouvement autour de la candidature de Jean-Luc Mélenchon en une force politique organisée capable de mener la bataille idéologique. »

sable. Trop de gens sont gagnĂ©s par la rĂ©signation et le sentiment du « tous les mĂȘmes ». Il n'y a pas, dans la sociĂ©tĂ©, de plafond de verre pour les idĂ©es que nous dĂ©fendons. À chaque fois qu'on mĂšne des sondages sur nos mesures pro grammatiques, elles apparaissent lar gement majoritaires dans la population. Notre problĂšme n'est donc pas d'arriver Ă  convaincre davantage de gens que nos idĂ©es sont justes, mais d'arriver Ă  convaincre que nos idĂ©es sont applicables et que nous les mettrions vraiment en Ɠuvre si nous Ă©tions au pouvoir. S'il y a un plafond de verre, c'est dans la mobilisation et la participation des Ă©lec teurs – des jeunes essentiellement, mais aussi des catĂ©gories populaires.

Fabien Roussel refuse d'ĂȘtre assimilĂ© Ă  la gauche des mĂ©tropoles. Il rejoint en partie François Ruffin lorsqu'il dit : « On ne doit pas devenir la gauche des mĂ©tropoles contre la droite et l'extrĂȘme droite des bourgs et des champs. » Est-ce la gauche qui a rompu avec les catĂ©gories populaires, ou les catĂ©gories populaires qui ont rompu avec la gauche ?

S'il y a eu une rupture entre la gauche et les catĂ©gories populaires, c'est d'abord parce que sa derniĂšre expĂ©rience au pouvoir a Ă©tĂ© vĂ©cue comme une trahison. Depuis lors, notre travail a plutĂŽt permis de renouer des liens entre le peuple et la gauche. Jean-Luc MĂ©lenchon est le premier candidat dans les villes les plus pauvres. Il est le candidat des jeunes, des chĂŽmeurs, des prĂ©caires, et fait des scores plus importants que la moyenne chez les ouvriers et les employĂ©s. Pour voir plus loin, il faut commencer par sa luer ce bilan et ne pas se tromper sur l'analyse. Quand nous remportons trois circonscriptions en Haute-Vienne, deux en Dordogne, ou encore celle du dĂ©par tement de la Creuse, il n'est pas question de mĂ©tropoles
 Et quand l'extrĂȘme droite remporte la circonscription des 13e et 14e arrondissements de Marseille, il n'y a pas beaucoup de bourgs et de champs sur ce territoire
 La lecture gĂ©ographique est une vue de l'esprit,

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 47 DOSSIER
« Notre problĂšme n'est pas d'arriver Ă  convaincre davantage de gens que nos idĂ©es sont justes, mais d'arriver Ă  convaincre que nos idĂ©es sont applicables et que nous les mettrions vraiment en Ɠuvre. »

qui fait abstraction de l'histoire politique des territoires, de leurs structures sociales comme du travail militant qui y est mené. Oui, le Rassemblement national progresse, et il progresse malheureuse ment partout. Certains territoires y sont davantage perméables par leur histoire et leur sociologie. Il faut donc le combattre partout. Mais si certains pensent que, pour y parvenir, il faut abandonner les banlieues populaires et renoncer à la dénonciation du racisme ou de l'islamophobie, alors nous avons un désaccord fondamental.

Le PCF pense que la gauche s'est perdue en menant des combats qu'il juge lĂ©gitimes – lutte contre les discriminations et les violences policiĂšres, fĂ©minisme, etc. –, mais au dĂ©triment du social


Je suis convaincu que ce que vous dĂ© crivez ici n'est pas l'orientation du PCF, dont de nombreux militants s'investissent dans ces combats. Mais c'est en effet ce que semble penser Fabien Roussel
 Cela me paraĂźt ĂȘtre un contresens total : la bataille pour l'Ă©galitĂ© des conditions de vie ne peut pas ĂȘtre dĂ©connectĂ©e de celle pour l'Ă©galitĂ© de tous, quels que soient son genre, sa couleur de peau, sa religion ou son orientation sexuelle. Ce serait une grave erreur : la gauche n'a rien Ă  gagner Ă  mimer le Rassemblement national ou Ă  masquer certaines

batailles pour lui complaire. On ne gagne jamais sur le terrain des autres. Nous nous adressons Ă  tous et nous disons : ces tentatives de division agissent comme des diversions. Le RN cherche Ă  faire vibrer la corde identitaire. Nous voulons faire vibrer la corde sociale et convaincre que le problĂšme, c'est celui de ceux qui se gavent !

Le partenaire historique de LFI est le PCF. Que se passe-t-il avec ce dernier ? Il y a un problĂšme Roussel ou un problĂšme PCF ? Fabien Roussel dĂ©fend une ligne de rĂ©affirmation du Parti communiste. C'est cette orientation qu'il a mise en Ɠuvre Ă  l'Ă©lection prĂ©sidentielle. Au service de

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 48
« S'il y a eu une rupture entre la gauche et les catégories populaires, c'est d'abord parce que sa derniÚre expérience au pouvoir a été vécue comme une trahison. »

cette ligne autonome, il a dĂ©fendu une orientation singuliĂšre avec laquelle j'ai dit mes dĂ©saccords. Aux Ă©lections lĂ©gislatives, le PCF a proposĂ© des accords dĂ©fensifs pour sauver ses dĂ©putĂ©s sortants. Or la Nupes Ă©tait un accord programmatique avec un objectif stratĂ©gique commun : Ă©lire une majoritĂ© de dĂ©putĂ©s Ă  l'AssemblĂ©e nationale. Par consĂ©quent, Fabien Roussel s'est re trouvĂ© dans cet accord un peu contraint et forcĂ©. Mais ce n'est pas le cas des militants communistes qui, dans de nombreuses circonscriptions, ont menĂ© campagne avec les autres composantes et sont aujourd'hui dĂ©terminĂ©s Ă  continuer avec elles. Les choses vont donc dans le bon sens. Et je forme le vƓu que l'espoir nĂ© dans ces deux campagnes Ă©lectorales emportera mĂȘme les plus rĂ©calcitrants.

À l'inverse, c'est l'entente cordiale avec le PS, au sein duquel Jean-Luc MĂ©lenchon a militĂ© durant trentedeux ans. Se peut-il que LFI soit une organisation banalement, classiquement social-dĂ©mocrate ? De mon point de vue, la France insoumise a permis Ă  la gauche de renouer avec les positions de rupture qu'elle n'aurait jamais dĂ» abandonner. Son programme est clair : sortir des mains du systĂšme capitaliste tout un pan de l'Ă©conomie en constituant des pĂŽles publics pour pro

tĂ©ger les biens communs et satisfaire les besoins fondamentaux ; dĂ©velopper les formes de propriĂ©tĂ©s collectives Ă  travers le dĂ©veloppement de l'Ă©conomie sociale et solidaire ou des coopĂ©ratives ; renforcer les droits des travailleurs dans l'Ă©conomie privĂ©e. Est-ce un programme social-dĂ©mocrate ? Je ne crois pas. C'est un programme de rupture avec le capitalisme, un programme auquel l'urgence Ă©cologique a redonnĂ© une assise sociale plus large. Il peut rassembler aujourd'hui des catĂ©gories populaires, des classes moyennes et une jeunesse se forgeant une conscience politique par les revendications Ă©cologiques. Je crois donc que ces positions de rupture peuvent, Ă  l'avenir, regrouper une majo ritĂ© populaire.  propos recueillis par pierre jacquemain

DOSSIER
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« La bataille pour l'Ă©galitĂ© des conditions de vie ne peut pas ĂȘtre dĂ©connectĂ©e de celle pour l'Ă©galitĂ© de tous, quels que soient son genre, sa couleur de peau, sa religion ou son orientation sexuelle. »

ELLE VA COMPTER
 MATHILDE PANOT, INSOUMISE EN CHEFFE

Le verbe haut mais bien aligné, la députée doit encore, pour grandir politiquement, conquérir son indépendance.

« C’est celle qui m’impressionne le plus. Rien ne lui fait peur. » Mathilde Panot, trente-trois ans, est explicitement adoubĂ©e par Jean-Luc MĂ©lenchon. Ce n'est pas pour rien qu'au moment l'insoumis commence Ă  passer la main, c'est elle qu'il dĂ©signe en octobre 2021 pour prendre la prĂ©sidence du groupe parlementaire – Mathilde Panot devenant alors la plus jeune prĂ©sidente de groupe de l'histoire de l'AssemblĂ©e nationale. Ce mandat est renouvelĂ© au changement de lĂ©gislature, en juin 2022. Élue puis réélue Ă  la majoritĂ© absolue par ses pairs, la confiance lui est accordĂ©e d'en haut.

Il faut dire que la Tourangelle fait le taf. Jamais elle ne commet un Ă©cart. D'aucuns ne la supportent pas car ils trouvent qu'elle parle fort – comme l'ex-dĂ©putĂ© LREM Pierre Henriet, dont le seul fait d'armes parlementaire men

tionnĂ© sur sa page Wikipedia est de l'avoir traitĂ© de « poissonniĂšre ». Une de ses qualitĂ©s notoires est surtout de parler le MĂ©lenchon couramment, Ă  l'instar Adrien Quatennens – les deux « hologrammes de MĂ©lenchon », comme le titrait Le Parisien en 2019. Maligne, elle sait bien que, pour l'instant, la jeune garde a l'avantage. Jean-Luc MĂ©lenchon veut renouveler sa classe insoumise. Ou, comme l'explicite un dirigeant socialiste au JDD : « Dans le systĂšme MĂ©lenchon, vous devez ĂȘtre la voix du chef pour ĂȘtre acceptĂ©, et seulement ensuite vous pouvez essayer de crĂ©er des marges de manƓuvre. Elle est encore dans la pre miĂšre sĂ©quence. »

En cinq ans de dĂ©putation, Mathilde Panot est devenue incontournable. AuprĂšs de la revue Charles, elle insiste sur sa peur de devenir une habituĂ©e des dorures du Palais-Bourbon, d'ĂȘtre « de leur monde », perdant tout sens des rĂ©alitĂ©s. Elle entend entretenir ce dĂ©sir d'indĂ© pendance et d'Ă©mancipation. Pour y par venir, elle devra dĂ©jĂ  gĂ©rer son dĂ©licat statut d'hĂ©ritiĂšre.  l . l . c .

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 50

PCF : LE RETOUR DU PARTI ?

Plus efficace dans les médias que dans les urnes, la campagne de Fabien Roussel a redonné une visibilité au PCF tout en accentuant les clivages en son sein et avec les autres composantes de la gauche.

Le Parti communiste français a fĂȘtĂ© son centenaire il y a maintenant deux ans. ManiĂšre originale et combative d'ĂȘtre une concrĂ©tude militante, culturelle et poli tique de la pensĂ©e marxiste nĂ©e au cƓur du XIXe siĂšcle, il a Ă©tĂ©, Ă  un moment central, un cadre fĂ©dĂ©rateur pour les catĂ©go ries populaires, ouvriĂšres et employĂ©es. Aujourd'hui, son poids politique ne peut se mesurer Ă  la stricte aune de ses rĂ©sultats Ă©lectoraux : l'histoire dont le PCF est l'hĂ©ritier et sa place dans l'Ă©cosystĂšme de la gauche et des Ă©cologistes pourraient lui assurer un rĂŽle important – si tant est qu'il arrive Ă  se poser les bonnes questions et Ă  se redĂ©finir pour affronter les dĂ©fis de notre temps.

Les membres du Parti communiste sont quelque 50 000 encore aujourd'hui, ce qui en fait toujours l'une des premiÚres forces politiques du pays en nombre de militants. Lors du dernier congrÚs de 2018, le vote en faveur de la réaffirmation de la place du Parti sur l'échiquier politique français et dans l'écosystÚme de la gauche l'avait esquissé : pour ses militants, c'est par l'autonomie du PCF, notamment aux élections européennes et présidentielle, que le communisme pour

ra réaffirmer l'apport de ses idées pour comprendre le monde et proposer une alternative politique.

EN OPPOSITION
 À LA GAUCHE

Pendant la campagne prĂ©sidentielle, Fabien Roussel a rĂ©ussi Ă  remettre le PCF en lumiĂšre. Il y a quelques mois encore, beau coup de Français et de Françaises avaient oubliĂ© qu'il existait un Parti communiste. Ce n'est plus le cas. Le candidat a imposĂ© une autre façon de parler de politique en mettant l'accent sur le franc-parler. Mais c'est aussi – voire surtout – son opposition aux autres sensibilitĂ©s de la gauche, notamment aux Ă©cologistes et aux insou mis, qu'on aura retenue. Les phrases bien balancĂ©es sur la bonne chĂšre protĂ©inĂ©e ou une accolade avec Patrick SĂ©bastien peuvent-elles constituer une expression du projet politique du PCF ? Et surtout, dans quelle mesure cela lui permettraitil de retrouver une place au sein de la gauche et plus largement de la France ? On ne peut nĂ©anmoins rĂ©sumer la cam pagne de Fabien Roussel Ă  la superfi cialitĂ© de ces gestes mĂ©diatiques. De maniĂšre beaucoup moins audible, le candidat Ă  la prĂ©sidentielle a aussi essayĂ© de

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développer une idée singuliÚre et com muniste du rapport de la société au travail, en particulier aux travailleurs et aux travailleuses. Si la défense des services publics faisait bien évidemment partie du discours du candidat, on l'a aussi en tendu redonner une centralité à celles et ceux qui font tourner notre outil productif : ce sont elles et eux qui justifiaient sa présence dans la course présidentielle, ce sont leurs mots et leur grammaire qu'il a souhaité faire siens pour s'adresser à tous. Avec le résultat que l'on sait : 2,3 % des suffrages exprimés.

PARTICIPER À UNE ALTERNATIVE

D'un cĂŽtĂ©, la dĂ©ception suscitĂ©e par ce score contraste avec la fiertĂ© affichĂ©e par de nombreux communistes. De l'autre, cette fiertĂ© cohabite avec le dĂ©sarroi et l'incomprĂ©hension, voire la honte de ceux qui ont vĂ©cu cette campagne comme dĂ©magogique et populiste, loin de la tradition d'union des couches crĂ©atrices de la sociĂ©tĂ©. Le parti d'Éluard et d'Aragon a paru bien loin. L'outrance contre le parti-pris Ă©cologiste et le souverainisme affirmĂ© ont tournĂ© le dos aux discours d'hier du mĂȘme PCF, et semblĂ© loin des valeurs qu'il est censĂ© dĂ©fendre. DĂšs lors, le risque d'Ă©clatement de sa structure devient rĂ©el. La stratĂ©gie de Fabien Rous sel a Ă  la fois aggravĂ© les clivages entre communistes et abĂźmĂ© les liens avec les autres sensibilitĂ©s de la gauche.

Au printemps 2023, le Parti communiste tiendra congrĂšs. Tout l'enjeu pourrait ĂȘtre rĂ©sumĂ© ainsi : rĂ©ussir Ă  redonner une nĂ© cessitĂ© et un objectif Ă  la survie de l'appa reil, tout en participant Ă  la construction d'une alternative Ă  gauche. Il s'agit pour le PCF de renouer, dans des formes Ă  inventer, avec ce qui fit sa singularitĂ© et les bases de sa force : un rapport particulier au monde populaire et une articulation entre critique de l'ordre social et construction d'un espoir. Depuis trois dĂ©cennies, le Parti est Ă  la croisĂ©e des chemins. Les voies – comme les voix – ne manquent pas pour dessiner son futur. Nous avons donc proposĂ© Ă  trois personnalitĂ©s du PCF de livrer leur vision : le secrĂ©taire de la section de Nanterre Hugo Pompougnac, l'ancienne secrĂ©taire nationale Marie-George Buffet et l'ancien porte-parole de Fabien Roussel dans la campagne prĂ©sidentielle, Guil laume Roubaud-Quashie.  pablo pillaud vivien

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Le candidat à la présidentielle a essayé de développer une idée singuliÚrement communiste du rapport de la société au travail.

ENFILER UNE CHEMISE PROPRE

Les partis communistes sont nés d'une exigence simple : face à la crise générale de l'impérialisme qui a présidé à la pre miÚre guerre mondiale, il fut nécessaire de grouper celles et ceux qui se proposaient de la résoudre dans le sens de la révolution sociale. Les partis socialistes européens de l'époque s'étant ralliés à

la propagande chauvine de leurs gou vernements respectifs, il fallut, comme l'expliquait LĂ©nine, « enfiler une chemise propre » – celle du communisme. Ces dĂ©bats semblent loin de nous. Pourtant, le capitalisme international traverse Ă  nouveau une crise majeure, dont les paramĂštres fondamentaux sont climatiques, sanitaires, financiers, commerciaux – et donc, aussi, politiques et gĂ©o politiques. Dans la tempĂȘte, des vents contradictoires soufflent sur le monde, de la grĂšve gĂ©nĂ©rale en Inde Ă  l'offensive contre le droit Ă  l'IVG aux USA.

En France, la crise a atteint son point culminant avec les élections législatives. Les institutions financiÚres accélérant la marche forcée pour se partager le gùteau de la sécurité sociale et de la fonction publique, Emmanuel Macron, qui est leur fondé de pouvoir, ne par vient plus à recueillir le consentement de l'opinion publique. DÚs lors, le contrÎle

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Hugo Pompougnac, secrĂ©taire de la section de Nanterre, rappelle le PCF Ă  son hĂ©ritage et ses responsabilitĂ©s : il doit prendre toute sa part dans le chƓur des gauches.

des institutions lui Ă©chappe : le principe plĂ©biscitaire de l'État est atteint en son cƓur. Comme tous les rĂ©gimes privĂ©s d'une base sociale suffisamment large et solide, la Ve RĂ©publique tombera bien tĂŽt. On ne sait ni quand exactement, ni comment, mais l'issue est inĂ©vitable. Une course contre la montre est donc lancĂ©e entre les deux approches en lice pour rĂ©soudre la crise.

1. Celle que propose le RN consiste Ă  « lisser » les effets de la crise sur les Français en Ă©crasant les Ă©trangers (ou prĂ©sumĂ©s tels). C'est le sens de la « prĂ© fĂ©rence nationale » qui forme le cƓur de sa doctrine. Cette stratĂ©gie Ă©conomique s'accompagne des mesures de restriction dĂ©mocratique nĂ©cessaires pour ma ter ceux qu'elle cible : elle suppose de fortifier l'Ă©tat policier et de dĂ©ployer une propagande ethnique permanente.

2. Celle que propose la gauche ras semblĂ©e (la Nupes) consiste Ă  dĂ©raci ner le pouvoir de la finance dans notre pays. Cela suppose de gĂ©nĂ©raliser la dĂ©mocratie, et non de la restreindre : le suffrage universel doit se substituer aux directives du CAC 40. À peine ces mesures dĂ©mocratiques rĂ©alisĂ©es, se poseront des questions directement collectivistes : il sera impossible de pri ver Total (par exemple) de son pouvoir abusif sans porter atteinte Ă  son action nariat, sans faire de l'Ă©nergie un bien commun. C'est pourquoi nous mettons

l'accent sur la convergence économique et sociale entre les différentes fractions du peuple (salariés et indépendants, ruralité et banlieues
) et sur la dissi pation des polémiques identitaires : on peut coexister sans difficulté quel que soit le plat que l'on met dans l'assiette le dimanche midi, ou le maillot de bain que l'on porte à la piscine.

LE CHOC EST POUR BIENTÔT

Ces deux approches Ă©tant les seules possibles, tout homme politique, toute institution, tout Ă©ditorialiste est vouĂ© Ă  graviter autour de l'une d'entre elles. C'est la raison de la dĂ©rive policiĂšre et identitaire du gouvernement : ne pouvant s'opposer aux capitalistes, il vient graduellement sur la ligne de l'extrĂȘme droite.

Le choc Ă©tant pour bientĂŽt, l'heure est aux prĂ©paratifs pratiques. Comment faire pour que le prochain mouvement de type Gilets jaunes ou Black Lives Matter recueille un soutien actif dans la population ? Quelle revendication mettre en avant, Ă  ce moment-lĂ , pour faire tom ber le pouvoir (dissolution, constituante, RIC
) ? Comment faire Ă©chouer les tentatives cyniques du gouvernement pour rallier telle ou telle catĂ©gorie de la population, comme il le fait sur le droit Ă  l'avortement, alors mĂȘme qu'il ferme les centres IVG les uns aprĂšs les autres ? Et, par consĂ©quent, comment rĂ©duire Ă 

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l'impuissance les tentatives de conciliation séparée avec la bourgeoisie ?

L'opportunisme a toujours Ă©tĂ© le fos soyeur des luttes rĂ©volutionnaires d'am pleur. Il faut montrer inlassablement que, dans la crise, toute attitude Ɠuvrant Ă  sĂ©parer le mouvement (sur des critĂšres nationaux, gĂ©ographiques
 ou politi co-partisans) constitue un renfort pour Macron, et donc aussi pour son hĂ©ritiĂšre prĂ©sumĂ©e Ă  la tĂȘte du capitalisme fran

çais. En particulier, la solidaritĂ© rĂ©solue avec les travailleuses et travailleurs de toutes les nationalitĂ©s, par-delĂ  les fron tiĂšres mais avant tout sur le sol français, est une prioritĂ© absolue. Ces problĂšmes ne sont pas nouveaux, bien qu'ils se prĂ©sentent sous une forme inĂ©dite. C'est pourquoi les partis Ă©prou vĂ©s par l'expĂ©rience des rĂ©volutions du XXe siĂšcle ont un rĂŽle dĂ©cisif Ă  jouer dans celles du XXIe. C'est le cas du PCF, fruit de l'implantation du bolchevisme inter national sur le sol du jacobinisme fran çais, entre luttes collectivistes et dĂ©mocratie radicale. Il lui appartient donc de dĂ©cider s'il reprend son poste de com bat, en agissant pour fortifier la Nupes dans l'Ă©preuve qui vient. Ses traditions municipales et son action internationale, notamment, sont uniques et forment des points d'appui essentiels. À l'inverse, il serait dramatique qu'il y renonce ; qu'Ă  l'image des partis europĂ©ens du dĂ©but du XXe siĂšcle, au pire moment possible, il perde le fil de son engagement rĂ©volu tionnaire.

Louis Aragon prĂ©venait dĂ©jĂ , en 1960 : « Sachez-le, toujours le chƓur profond reprend la phrase interrompue, du mo ment que jusqu'au bout de lui-mĂȘme le chanteur a fait ce qu'il a pu. » Le chƓur reprend. Faisons ce que nous pouvons.  hugo pompougnac

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«
Il appartient au PCF de décider s'il reprend son poste de combat en agissant pour fortifier la Nupes dans l'épreuve qui vient. »

LE PARTI N'EST PAS LE BUT, C'EST L'OUTIL

La « nouvelle union » de la gauche a ravivĂ© l'espoir de dĂ©faire la droite et l'extrĂȘme droite : pour Marie-George Buffet, ancienne secrĂ©taire nationale, le PCF doit rĂ©solument contribuer Ă  cet Ă©lan.

Tout au long de la campagne pour les élections législatives, nombreux sont les femmes et les hommes qui m'ont fait part de leur satisfaction de voir la gauche rassemblée dans la Nouvelle union populaire, écologique et sociale. Une satisfaction et surtout un espoir, un espoir fort de voir enfin une gauche dé terminée, victorieuse car unie sur un pro jet de changement cohérent et efficace,

une gauche qui veut porter leurs colĂšres et aspirations Ă  l'AssemblĂ©e comme auprĂšs du gouvernement. Une satisfaction d'autant plus forte que, lors de l'Ă©lection prĂ©sidentielle, le posi tionnement des forces de gauche avait conduit Ă  un deuxiĂšme tour ignorant le progrĂšs social, la dĂ©mocratie et l'huma nisme. En votant pour la Nupes, ces femmes et ces hommes n'ont pas choisi a priori les reprĂ©sentants et reprĂ©sentantes de tel ou tel parti : ils ont choisi la dynamique du changement possible. Certes, la majoritĂ© permettant de gou verner n'a pas Ă©tĂ© atteinte, mais cet objectif doit ĂȘtre maintenu. L'Ă©tat du pays comme la souffrance populaire appellent Ă  sa rĂ©alisation.

La Nupes peut, avec ses Ă©lus et Ă©lues, ses militants et militantes, lever un grand dĂ©bat dĂ©mocratique, nourrir les mobili sations Ă  partir de son projet, faire Ɠuvre d'Ă©ducation populaire et, ainsi, faire recu ler les idĂ©es d'extrĂȘme droite. La Nupes peut avec ses Ă©lues et Ă©lus, avec le

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soutien des citoyennes et des citoyens, bloquer la route aux lois antisociales et antidĂ©mocratiques du prĂ©sident Macron et de toute la droite. La Nupes peut ĂȘtre au pouvoir demain, pour le rendre Ă  nos compatriotes, en ouvrant la constituante pour une VIe RĂ©publique qui fera vivre pour chacune et chacun nos principes fondateurs : libertĂ©, Ă©galitĂ©, fraternitĂ©.

LE PARTI EST L'OUTIL

Alors, n'allons pas la dĂ©vitaliser en la rĂ©duisant Ă  un simple accord Ă©lectoral, n'allons pas la cantonner Ă  la crĂ©ation d'un indispensable intergroupe parlementaire. Ne tombons pas dans le piĂšge grossier tendu par Macron, qui dĂ©cerne bon et mauvais points aux forces de gauche. Surtout, n'allons pas nous renfermer Ă  l'intĂ©rieur des frontiĂšres de nos partis respectifs. Militantes et militants, notre but n'est pas le parti lui-mĂȘme : le parti est l'outil, un collectif de femmes et d'hommes ouverts, tournĂ©s vers la sociĂ©tĂ©. Un outil que nous voulons efficace pour atteindre le but de notre engagement militant : changer la sociĂ©tĂ©, changer le monde. Je suis persuadĂ©e que mon parti, le Parti communiste français, avec son prĂ©cieux potentiel humain, la richesse de son pro jet, ses Ă©lues et Ă©lus, peut ĂȘtre ainsi un acteur dĂ©cisif pour faire fructifier cette

dynamique unitaire, l'inscrire dans la du rée et la faire gagner.

J'ai envie, avec de nombreux et nom breuses camarades, au sein de la Nupes, de relever ce formidable dĂ©fi consistant Ă  redonner le pouvoir Ă  notre peuple. Alors, c'est vraiment pas le moment de rendre sa carte (sourire), mais celui de rentrer Ă  fond dans le dĂ©bat : quel positionnement, quel apport du parti pour gagner avec la Nupes ? On porte l'es poir, ou on reste dans son prĂ© carrĂ©. Por tons l'espoir de la victoire.  marie-george buffet

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«
Je suis persuadĂ©e que mon parti, le Parti communiste français, peut ĂȘtre un acteur dĂ©cisif pour faire fructifier cette dynamique unitaire, l'inscrire dans la durĂ©e et la faire gagner. »

UN PARTI PORTEUR DE L'AMBITION HUMAINE

Ce n'est pas le moindre paradoxe de l'Ă©trange pĂ©riode que nous vivons : alors que, sous nos yeux, le capitalisme montre tous les signes d'une nocivitĂ© accrue, au point de mettre en pĂ©ril l'hu manitĂ© entiĂšre, le nombre de formations politiques se rĂ©clamant du dĂ©passement clair et net de ce mode de production a fondu comme neige au soleil. Ramenons-nous en arriĂšre, ne serait-ce que d'une cinquantaine d'annĂ©es. Sans mĂȘme Ă©voquer le Parti communiste ou les formations d'extrĂȘme gauche, rappe lons que le Parti socialiste proclame dans sa dĂ©claration de principes de 1969 : « Il ne peut exister de dĂ©mocratie rĂ©elle dans la sociĂ©tĂ© capitaliste (
) Le socialisme se fixe pour objectif le bien commun et non le profit privĂ©. La socialisation pro gressive des moyens d'investissement, de production et d'Ă©change en constitue la base indispensable. » Le Parti socia liste unifiĂ© (PSU) n'est pas en reste et af firme, dans la troisiĂšme « thĂšse » adoptĂ©e par son congrĂšs de la mĂȘme annĂ©e, « la

nécessité et l'actualité du socialisme » . Citons, parmi les nombreux arguments destinés à étayer cette position : « De plus en plus, le mode capitaliste de production fait la démonstration de son incapacité structurelle à surmonter ses contradictions, à tirer le meilleur emploi des ressources immenses que le développement des sciences et des techniques a données aux hommes. »

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Pour Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de la revue Causecommuneet membre du Comité exécutif national, le PCF reste une indispensable force politique face aux défis actuels.

« Libérée du carcan du profit comme seule boussole, l'humanité pourrait présenter un profil si différent. »

ROMPRE AVEC LE CAPITAL

Revenons Ă  aujourd'hui. Le caractĂšre de frein au dĂ©veloppement humain re vĂȘtu par le capitalisme s'est tragiquement renforcĂ©. Pour ne prendre qu'un exemple : combien d'hommes et de femmes auraient pu ĂȘtre sauvĂ©s si le vaccin contre le Covid n'avait pas Ă©tĂ© enfermĂ© dans les logiques de marchĂ© et de rentabilitĂ© ? LibĂ©rĂ©e du carcan du profit comme seule boussole, l'humanitĂ© pourrait prĂ©senter un profil si diffĂ©rent. Si le sort de la « planĂšte-Homme » (pour citer Lucien SĂšve) ne vous Ă©meut guĂšre, pensez au moins au devenir imminent de notre planĂšte sans rupture radicale avec la loi du capital.

Face à cela, essayons, sans polémique, d'examiner le paysage à gauche. Il me semble possible de dire que le PS a tourné le dos, de longue date, à ses déclarations des siÚcles passés. Dans le programme porté pour les législatives

par la Nupes, les nationalisations propo sĂ©es ont Ă  peu prĂšs systĂ©matiquement fait l'objet d'un refus de la part du PS et d'Europe Écologie-Les Verts, alors mĂȘme qu'elles demeurent, dans l'ensemble, trĂšs peu nombreuses. Certes, nous n'en sommes plus aux annĂ©es 1990 et il n'y a plus grand monde, Ă  gauche, pour chanter fort les louanges du capitalisme. Mais quelle formation porte avec clartĂ© et rĂ©solution l'ambition qu'appelle pourtant objectivement le moment de l'histoire humaine que nous vivons ?

La formule est sans doute usĂ©e, mais je la crois profondĂ©ment juste quand je regarde notre monde : plus que jamais, nous avons besoin d'un parti – avec ce que cela dit de force organisĂ©e – com muniste, porteur de cette immense, urgente et si nĂ©cessaire ambition hu maine.

 guillaume roubaud-quashie

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IL VA COMPTER


FRÉDÉRIC MAILLOT, LA RÉUNION ET L'UNION

« Seule la lutte dĂ©sintoxique un peuple aliĂ©nĂ© », assure le tout nouveau dĂ©putĂ© de la sixiĂšme circonscription de La RĂ©union au micro de RĂ©union La PremiĂšre. FrĂ©dĂ© ric Maillot, proche de l'ancienne dĂ©putĂ©e Huguette Bello (dĂ©sormais prĂ©sidente du Conseil rĂ©gional de la RĂ©union), n'envi sage pas la politique autrement que par une addition des mobilisations politiques, sociales et syndicales : « Le politicien n'est pas un magicien. Il faudra travailler tous ensemble pour apporter une solution tous azimuts. » S'il n'en est pas Ă  son premier mandat politique – il Ă©tait vice-prĂ©sident de la RĂ©gion – FrĂ©dĂ©ric Maillot est avant tout un militant de l'Ă©ducation populaire. Avec son passĂ© de travailleur social, c'est en conscience des urgences et des dĂ©fis imposĂ©s Ă  une jeunesse prĂ©carisĂ©e qu'il compte revĂȘtir ses habits de parlemen taire. D'un parlementaire d'Outre-mer, oĂč la gauche et les Ă©cologistes ont fait leurs meilleurs scores. Et c'est tout naturellement que FrĂ©dĂ©ric Maillot a choisi de siĂ©ger au sein du groupe de la Gauche dĂ©mocrate et rĂ©publicaine (GDR-Nupes), composĂ© traditionnellement des Ă©lus communistes et ultramarins. L'Ă©lu rĂ©u

nionnais s'est battu pour que le nom officiel du groupe soit accolĂ© Ă  l'acronyme de la Nupes. La bataille n'Ă©tait pas gagnĂ©e d'avance, tant le premier secrĂ©taire du PCF, Fabien Roussel, n'en voulait pas. Lui assume. Son compte Twitter en atteste : il est « dĂ©putĂ© de l'Union populaire ». Il fait partie d'une gĂ©nĂ©ration issue des quartiers populaires qui avait cessĂ© de voter et dĂ©sespĂ©rait de ne pas voir la gauche se rassembler, laissant passer les trains de 2012, 2017 et 2022. Il croit en l'union. Il sait la gauche diverse et veut en favoriser l'expression. Si sa conscience Ă©cologiste est rĂ©cente, il l'assure : « La tĂšr i attan pu nou », lance-t-il en crĂ©ole. La Terre n'attend plus. Le poids des Ă©lus ultramarins, stratĂ©gique pour maintenir l'existence d'un groupe communiste, sera dĂ©terminant dans ce nouveau Parlement. Leur rĂŽle et leur visibilitĂ© n'en seront que renforcĂ©s. FrĂ©dĂ©ric Maillot sera de ceux qui veulent et vont compter Ă  gauche. Porte-voix d'un territoire oubliĂ© et d'une jeunesse sacrifiĂ©e. FrĂ©dĂ©ric Maillot, trentecinq ans, est aussi musicien Ă  ses heures : son « oxygĂšne », assure-t-il. Et avec lui, c'est l'assurance d'un vent frais dans l'hĂ©micycle du Palais-Bourbon.  l . l . c .

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QuĂȘte d'hĂ©gĂ©monie, comportement hĂ©gĂ©monique, retrouver l'hĂ©gĂ©monie culturelle
 Ce concept central chez Antonio Gramsci (1891-1937, philosophe, thĂ©oricien politique, journaliste et fondateur du Parti communiste italien) est rĂ©current dans les dĂ©bats politiques.

HĂ©gĂ©monie vient du grec hegemon, « commandement des chefs ». On retrouve le terme dans l'histoire antique aussi bien grecque que chinoise. RevendiquĂ© ou rĂ©cusĂ©, ses usages sont multiples. Il signifie souvent un rapport de force stabilisĂ©, imposĂ© par la violence politique. À l'inverse, chez un penseur comme Ernesto Laclau, l'hĂ©gĂ©monie se construit au jour le jour. Elle est parfois restreinte Ă  l'hĂ©gĂ©monie culturelle, la culture Ă©tant elle-mĂȘme rĂ©duite aux mĂ©dias de masse. LĂ©nine, Ă  la suite de Gueorgui Plekhanov, utilisait dĂ©jĂ  ce concept. Chez le rĂ©volutionnaire russe, il s'agit de conduire la lutte politique (contre le tsarisme) en mĂȘme temps que la

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HÉGÉMONIEHÉGÉMONIEHÉGÉMONIEHÉGÉMONIEHÉGÉMONIE

DOSSIER

lutte Ă©conomique. « La paix et le pain » est le mot d'ordre qui rallie le peuple russe en 1917. L'hĂ©gĂ©monie est tout Ă  la fois tactique et rapport de force. Chez Antonio Gramsci, le concept sert d'abord Ă  caractĂ©riser la domination de la bourgeoisie. Il n'y a pas d'hĂ©gĂ©monie sans consentement, et celui-ci est au cƓur du pouvoir. L'hĂ©gĂ©monie bourgeoise se fonde donc sur le consentement des autres classes
 qui adoptent les intĂ©rĂȘts de la bourgeoisie. On est trĂšs loin de l'idĂ©e de manipulation : la bourgeoisie peut, Ă  un moment de l'histoire, incarner des intĂ©rĂȘts collectifs, nationaux.

CONSENTEMENT ET COERCITION

L'hégémonie n'est donc pas seulement une domination culturelle, elle relÚve d'un « consentement cuirassé de coercition ». Loin du cliché, pour Gramsci, ce ne sont pas les idées qui dominent : elles sont l'expression d'un rapport de force social et intellectuel. Cette hégémonie, d'abord sociale, a besoin de relais. En son

temps, il s'agissait de la presse, de l'Ă©cole, de l'Église, des partis. Les idĂ©es sont bien le lieu et l'enjeu d'un conflit, et non son arme exclusive. Chez l'Italien, le projet hĂ©gĂ©monique est fondamentalement un projet d'alliance entre classes (paysanne, moyenne, bourgeoise). Dans une perspective rĂ©volutionnaire, il l'envisage sous l'Ă©gide du prolĂ©tariat, qui passerait des compromis et ferait des concessions. Aussi, par exemple, le prolĂ©tariat doit-il prendre en charge des revendications de la paysannerie. L'hĂ©gĂ©monie revĂȘt alors une dimension stratĂ©gique, mais aussi tactique : le combat pour l'hĂ©gĂ©monie est une nĂ©gociation permanente, sans cynisme ni calcul Ă©troit. Le concept est repris dans les annĂ©es 1970 par Stuart Hall et Raymond Williams. Sous leur plume, les rĂ©seaux de communication sont des moyens de production traversĂ©s par les contradictions du capitalisme. L'hĂ©gĂ©monie prend alors un sens plus Ă©troit, celui d'hĂ©gĂ©monie culturelle. C'est celui-ci qui domine encore bien souvent les dĂ©bats d'idĂ©es actuels. 

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POUR EELV, IL EST TEMPS

DE FAIRE PARTI

EmpĂȘtrĂ©e dans ses contradictions, la formation verte ne met pas Ă  son profit les aspirations de l'Ă©poque. Elle n'y parviendra qu'en assumant enfin d'ĂȘtre aussi politique qu'Ă©cologiste.

Chez Regards, cela fait des annĂ©es que l'on se pose la question, plus ou moins sĂ©rieusement, de l’utilitĂ© d’un parti Ă©co logiste alors que la plupart des mouvements politiques ont intĂ©grĂ©, avec plus ou moins de radicalitĂ©, les enjeux envi ronnementaux et climatiques dans leurs programmes. L'Ă©poque est Ă  l'Ă©cologie, mais le parti de l'Ă©cologie semble rater son Ă©poque. Et si, pour Europe Écologie-Les Verts, le changement, c'Ă©tait maintenant ? Sur ses dix meilleurs scores Ă©lectoraux, six ont Ă©tĂ© atteints lors d'Ă©lections europĂ©ennes, le scrutin favori des Ă©colos. Or, aprĂšs chacune d'entre elles, ils ont tendance Ă  s'enflammer. Ainsi, en 2019, aprĂšs les 13,48 % enregistrĂ©s par Yannick Jadot, EE-LV se croit durablement

installĂ© en pole position Ă  gauche. Les municipales qui suivent confortent ce sentiment, aprĂšs la conquĂȘte de grandes villes comme Bordeaux ou Lyon. Aux rĂ©gionales de 2021, le parti semble se maintenir dans ces hautes eaux, Ă  l'instar d'un Julien Bayou pre nant l'ascendant sur la gauche en Île-deFrance. Cette bonne sĂ©quence incline ses membres Ă  aborder 2022 gonflĂ©s Ă  bloc.

On connaßt la suite. Yannick Jadot y croit, pousse, persiste et
 achÚve son parcours à la sixiÚme place de la présidentielle, à 4,63 %. Sous la barre des 5 %, la campagne ne sera pas rembour sée. Le champion de l'écologie frise alors l'indécence, au soir du premier tour, appelant à l'aide financiÚrement

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avant de se positionner sur le duel à venir entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Les législatives auraient pu, comme pour les socialistes, achever le cheval blessé. Mais la Nupes a ouvert grand ses bras. Résultat des courses, cÎté EE-LV : pour la troisiÚme fois dans l'histoire de la Ve République, les écolos ont un groupe au Palais-Bourbon. Pas autant que les 33 députés de 1997, mais toujours plus que les 18 de 2012 : ils sont désormais 23. Pour quoi faire ?

« LA GAUCHE ET LES ÉCOLOGISTES »

EE-LV reste un ovni dans le paysage politique français. Cette union entre Europe Écologie et Les Verts tient le coup, bon an mal, sans que l'incohĂ©rence globale de leur cohabitation ne fasse tomber l'Ă©difice commun. L'apparition du macronisme lui a tout de mĂȘme fait assez mal. Ayons une pensĂ©e pour les de Rugy, Pompili, Canfin et autre Du rand, venus offrir Ă  Emmanuel Macron des pots de peinture verte. Cette porositĂ© aura valu Ă  Jadot d'ĂȘtre sans cesse sous le coup du soupçon : la question n'Ă©tait pas de savoir s'il allait rallier Macron, mais quand. Or, Ă  l'heure oĂč l'on imprime ces lignes, il n'a pas trahi son camp.

Cette confusion est structurelle, mais elle est aussi entretenue. LĂ  oĂč certains Insoumis souhaitaient remplacer

le mot « gauche » par celui de « peuple », les Ă©colos, eux, n'avaient de cesse d'employer l'expression « la gauche et les Ă©cologistes ». À l'excĂšs. Une façon de cultiver l'ambiguĂŻtĂ© quant Ă  leur rĂ©el positionnement. Car l'Ă©cologie n'est pas un mouvement nĂ© Ă  gauche. Sa culture vient d'ailleurs. Et cela se ressent en core aujourd'hui. EE-LV est un parti sans partisan. On n'y adhĂšre pas : chacun y entre pour une idĂ©e, un combat, par sa propre porte d'entrĂ©e, que l'on soit militant Ă©cologiste ou des luttes LGB TQI+. Pour une large part, ses militants sont issus du monde associatif. Jusqu'Ă 

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 66
EE-LV est un parti sans partisan. On n'y adhÚre pas : chacun y entre pour une idée, un combat, par sa propre porte d'entrée.

sa tĂȘte : Jadot, Bayou, Coffin
 Ajoutezleur une poignĂ©e d'apparatchiks sans grande vision politique, et voilĂ  EE-LV, une force militante assez rĂ©duite, mais trĂšs investie sur ses terrains de prĂ©di lection – ce qui ne fait pas d'elle une machine Ă  conquĂ©rir le pouvoir.

Un parti sans socle vĂ©ritable tombe vite dans l'incohĂ©rence et l'instabilitĂ©. Pour exemple, la primaire organisĂ©e en vue de la prĂ©sidentielle de 2022 : deux candidats, deux visions assez largement opposĂ©es, et un score Ă  l'Ă©quilibre qua si parfait. EE-LV n'a jamais tranchĂ© sur sa ligne de crĂȘte, pas plus que le parti n'a structurĂ© une culture politique. Or l'Ă©poque est Ă  l'Ă©cologie, et elle oblige Ă  rĂ©pondre prĂ©sent. D'autant que, au-de lĂ  du greenwashing de la macronie, la droite, voire l'extrĂȘme droite s'en rĂ©clament de plus en plus. À se vouloir plus Ă©cologiste que poli tique, le parti voit la politique faire de l'Ă©cologie sans lui. NoĂ«l MamĂšre plai dait, en son temps, pour une Ă©cologie politique. Il n'est pas trop tard. Alors, EE-LV va-t-il profiter de l'Ă©lan de la Nupes pour s'assumer enfin comme une formation politique ? Dans notre Midinale, en juin 2022, la secrĂ©taire nationale adjointe Sandra Regol prenait position : « Je suis pour la crĂ©ation d’un nouveau grand parti de l’écologie. » Af faire Ă  suivre.  loĂŻc le clerc

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 67 DOSSIER
EE-LV est une force militante assez rĂ©duite, mais trĂšs investie sur ses terrains de prĂ©dilection – ce qui ne fait pas d'elle une machine Ă  conquĂ©rir le pouvoir.

LE PARTI SOCIALISTE SAUVÉ PAR MÉLENCHON ?

l'agonie,

En 2017, au lendemain du premier tour de l'Ă©lection prĂ©sidentielle, les socialistes pensaient avoir touchĂ© le fond. Le candidat du PS – candidat d'un parti sans force ni Ăąme – sombrait Ă  6,36 % des voix, s'approchant dangereusement du triste record de Gaston Defferre lors de la prĂ©sidentielle de 1969 : 5,01 %. Il faut dire que BenoĂźt Hamon hĂ©ritait d'un chalutier bien endommagĂ© par un quinquen nat de trahisons, Ă  quoi il fallut ajouter les dĂ©fections de ses petits camarades trouvant l'herbe plus verte chez Emmanuel Macron. Par miracle, le PS sauvait les meubles aux lĂ©gislatives suivantes, main tenant en poste 31 de ses 295 dĂ©putĂ©s. Mais le pire Ă©tait encore Ă  venir. Le quinquennat Macron ne fait pas office de cure pour les socialistes. SupĂ©rieurs en nombre Ă  leurs camarades de gauche, ils peinent Ă  exister dans l'opposition, tant les dix-sept dĂ©putĂ©s insoumis occupent le terrain avec brio. Peu Ă  peu, entre coups d'Ă©clat, cabotinages et scandales, Jean-Luc MĂ©lenchon mĂšne ses troupes et sa barque Ă  bon port. Pendant ce temps, le premier des socialistes, Olivier Faure,

prĂ©serve ce qui peut l'ĂȘtre. Le parti est Ă  la peine financiĂšrement. Il doit se rĂ©soudre Ă  plusieurs plans sociaux, dans la douleur, ainsi qu'Ă  un dĂ©part de la rue de Solferino, symbole de sa splendeur d'antan. Passent en 2019 et 2021 les pires Ă©lec tions europĂ©ennes et rĂ©gionales de l'his toire du parti – 6,19 % et 15,47 %. 2022 sera marquĂ©e le crash, avant mĂȘme tout dĂ©collage, de la candidature d'Anne Hi dalgo Ă  la prĂ©sidentielle : 616 000 bulle tins, 1,75 % des suffrages. C'est la premiĂšre fois qu'un socialiste n'obtient pas au moins un million de voix Ă  ce scrutin. L'Ă©lectorat de gauche, lui, ne s'y est pas trompĂ© : il s'est reportĂ© sans trop d'Ă©tats d'Ăąme sur MĂ©lenchon. L'histoire aurait pu s'arrĂȘter lĂ . Le Parti socialiste, tel ses homologues italien ou grec, s'en allait rejoindre les archives de l'histoire politique de la France, sans plus ĂȘtre en mesure d'y prendre une quelconque part. Mais il y a eu la Nupes. Et Olivier Faure, conscient de ce qui se jouait – Ă  l'inverse des Ă©lĂ©phants Hollande, Le Foll ou Cazeneuve –, a saisi la chance au passage. RĂ©sultat : le PS conserve

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 69 DOSSIER
À
mais encore vivant, le Parti socialiste d'Olivier Faure a encore des cartes à jouer au sein d'une gauche dont l'union et la radicalité actuelles lui ménagent quelques perspectives.

ses dĂ©putĂ©s. Il a survĂ©cu. La question est dĂ©sormais celle de son avenir. Survivre, d'accord, mais pour quoi faire ? Existe-t-il encore un espace pour la social-dĂ©mocra tie ? Olivier Faure assure qu'elle n'est pas morte, Ă  une condition : qu'elle revienne dans le giron de la gauche. Or Jean-Luc MĂ©lenchon, lui, se pense hĂ©gĂ©monique dans cet espace. De 2012 Ă  2022, il a construit le « mouvement gazeux » dont lui seul est la clĂ© de voĂ»te. Mais lui, tout comme le premier secrĂ©taire du PS, connaĂźt bien l'histoire de la gauche. Tous deux, pour des raisons et des ambitions diffĂ©rentes, se souviennent des annĂ©es qui ont prĂ©cĂ©dĂ© l'avĂšnement de François Mitterrand, et de l'Ă©quilibre des forces internes Ă  la gauche de l'Ă©poque


« L'ASTRE MORT » PEUT ENCORE BRILLER

À partir de 1965, l'histoire de la gauche est dominĂ©e par une dynamique : celle de l'union de la gauche, proposĂ©e au dĂ©part par le PCF et acceptĂ©e par le PS de Mitterrand en 1972. En 1967, la gauche –en difficultĂ© depuis la mise en place des institutions de 1958 – profite de l'Ă©lan de la premiĂšre candidature unitaire de Mitterrand pour conforter ses positions dans l'enceinte du Palais-Bourbon, et pour venir taquiner l'hĂ©gĂ©monie gaulliste, totale depuis 1962. En 1973, elle est dopĂ©e par le programme commun PCFPS-Radicaux de gauche, conclu en juin

de l'annĂ©e prĂ©cĂ©dente. On note un pre mier accroc dans la dynamique unitaire entre 1974 et 1978 : en 1974, le candidat unique – Mitterrand pour la seconde fois – frĂŽle la victoire ; mais la rupture de l'union en 1978 ne permet pas Ă  la gauche de retrouver son niveau de 1974 (pour la premiĂšre fois, depuis 1945, le PCF est lĂ©gĂšrement distancĂ© par le PS) et de devenir majoritaire Ă  l'AssemblĂ©e. Il lui faudra attendre trois ans pour parvenir Ă  ses fins. Le 10 mai 1981, elle exulte avec la victoire historique de Mitterrand, Ă  sa troisiĂšme tentative. Le nouveau prĂ© sident dissout aussitĂŽt l'AssemblĂ©e. Dans l'enthousiasme, le peuple de gauche Ă©lit la plus forte majoritĂ© en dĂ©putĂ©s que la gauche ait connue depuis la LibĂ©ration. Le Parti socialiste devient le parti domi nant de ce cĂŽtĂ© du champ politique, son homologue communiste marque le pas et entame son dĂ©clin. Jean-Luc MĂ©lenchon se rĂȘve en hĂ©ritier de François Mitterrand. Et s'il Ă©tait, finale ment, le personnage qui remettra en selle le PS ? En 2022, le parti semble en Ă©tat de mort clinique. Un parti sans adhĂ©rents, sans cadre historique. Un « astre mort », comme l'a qualifiĂ© Ă  de nombreuses reprises l'insoumis en chef. Pourtant, il est une chose qui a toujours favorisĂ© la vita litĂ© de la social-dĂ©mocratie dans l'histoire politique française : avoir aux basques un mouvement rĂ©volutionnaire pour l'aiguillonner
  loĂŻc le clerc

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 70

ELLE VA COMPTER
 CAROLE DELGA PREMIER RÔLE DANS SON FILM

La présidente du Conseil régional d'Occitanie regarde à gauche et (surtout) à droite pour se frayer une voie dans les décombres du PS.

PlutĂŽt Valls que Hamon en 2017, Carole Delga se voit aujourd'hui au point d'Ă©qui libre entre le macronisme et le mĂ©lenchonisme, passant son temps Ă  attaquer la gauche et Ă  mĂ©nager la droite (sauf Ă  fustiger les « trahisons » de ses ex-cama rades du PS passĂ©s chez Macron). Au point de se rĂȘver devenir la cheffe de ce qu'il reste de socialistes... À LibĂ©ration, en mai 2022, elle assure ne pas aimer se « perdre dans des dis cussions sans fin sur le wokisme ». Elle rĂ©agit pourtant Ă  chaque polĂ©mique sur le sujet et n'hĂ©site pas Ă  lancer des accu sations en islamogauchisme contre LFI. Une sĂ©quence illustre assez bien le personnage. En mars 2021, des militants de l'Action française (un groupuscule ultranationaliste et royaliste) pĂ©nĂštrent dans l'hĂ©micycle de son Conseil rĂ©gio nal avec cette pancarte : « Islamo-gau chistes, traĂźtres Ă  la France ». Delga

condamne l'Ă©vĂ©nement, dans un premier temps, avant de rebondir contre
 les rĂ©unions non-mixtes de l'Unef, lesquelles monteraient « les gens les uns contre les autres, au risque de gĂ©nĂ©rer une sociĂ© tĂ© d'ennemis ». La gauche s'indigne Ă  l'unisson, ce qui fera dire Ă  l'intĂ©ressĂ©e, au sujet de MĂ©lenchon, qu'il « sort du cadre rĂ©publicain » et « s'enfonce dans une violence verbale et dangereuse » . La violence de l'extrĂȘme droite retient moins son attention.

« Je sais cogner et en politique, parfois, je sais tuer aussi, parce que les nui sibles, si vous ne les tuez pas politiquement, ce sont eux qui vont vous tuer » , plastronne celle qui s'identifie Ă  une « lionne », au micro de France Culture en septembre 2021. Il faut lui reconnaĂźtre un certain goĂ»t du risque : alors que l'Ă©lectorat a tranchĂ© Ă  la prĂ©sidentielle, alors que les dirigeants de la gauche ont reçu le message et mis sur pied une union inĂ©dite pour les lĂ©gislatives, Delga mise sur l'isolement et l'identitarisme po litique. En pensant sĂ©rieusement Ă  2027.  l . l . c .

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 71
DOSSIER

Quelles dynamiques sociales ? Quelles alternatives économiques ? Quelles coopérations internationales ?

TROIS ENJEUX

POUR LA GAUCHE QUI VIENT Analyses et perspectives

JEAN-FRANÇOIS JULLIARD

Directeur général de Greenpeace France depuis 2012. Il est l'auteur de Climat. Cinq ans pour sauver notre humanité (éd. Tallandier, 2022).

ÉLOI LAURENT

Professeur à Sciences Po, à l'école des Ponts ParisTech et à l'université Stanford. Il vient de publier La Raison économique et ses monstres (éd. Les Liens qui libÚrent, 2022).

CHRISTOPHE AGUITON

Sociologue, militant syndical et politique, membre fondateur de Sud-PTT et d'Attac. Il a notamment Ă©crit La gauche du XXIe siĂšcle. EnquĂȘte sur une refondation (Ă©d. La DĂ©couverte, 2017).

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UNE ALLIANCE ÉCOLOGIQUE ET SOCIALE

Pour parvenir à limiter les conséquences du réchauffement climatique, nous devons transformer des pans entiers de notre société.

La gauche commence Ă  rĂ©aliser qu'elle doit se rĂ©inventer pour redevenir une force crĂ©dible et puissante, prĂȘte Ă  gouverner Ă  nouveau le pays dans les annĂ©es qui viennent. Ce sursaut est notamment passĂ© par des discussions nouvelles, un autre Ă©tat d'esprit et une concrĂ©tisation dans une alliance inĂ©dite lors des rĂ©centes Ă©lections lĂ©gislatives. Du cĂŽtĂ© de la sociĂ©tĂ© civile, cette coo pĂ©ration existe depuis plusieurs annĂ©es et a sans doute Ă©tĂ© l'une des sources d'inspiration pour cette gauche rassem blĂ©e. La convergence des enjeux et des luttes sociales et environnementales a Ă©tĂ© l'un des grands succĂšs de ces mouvements profonds qui ont agitĂ© notre sociĂ©tĂ©.

Il y a plus de trois ans maintenant, nous avons bùti le collectif « Plus jamais ça » avec d'autres associations environne

mentales et des syndicats. Nous nous sommes retrouvés autour du constat partagé qu'il fallait cesser d'opposer les luttes sociales et les luttes écologistes, la « fin du mois » et la « fin du monde » et que les causes de la casse sociale et des crises environnementales étaient à chercher du cÎté des dérives d'un modÚle économique ultralibéral et glo balisé.

Cette alliance écologique et sociale est née autour d'un appel commun à préparer « le jour d'aprÚs », au tout début de la pandémie. Nous considérions alors que la crise sanitaire mettait au jour, de maniÚre criante, l'urgence sociale et environnementale et la nécessité d'une remise à plat totale des orientations politiques, tant en matiÚre économique, sociale, qu'environnementale et démocratique.

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 73 DOSSIER
JEAN-FRANÇOIS JULLIARD

DES MODES DE VIE À INVENTER

Nous défendons une écologie sociale, qui se bat pour l'équité de traitement entre toutes et tous, pour le droit à une vie et à un environnement soutenables. La crise climatique concerne tout le monde, mais son impact est inégalement réparti. Les principales victimes sont des personnes démunies qui ne peuvent ni isoler leur logement pour sortir de la précarité énergétique, ni déménager pour vivre dans des régions moins affectées par des épisodes ca niculaires répétés et de plus en plus meurtriers. Ces populations sont celles qui émettent le moins de gaz à effet de serre quand les 10 % des ménages les plus riches contribuent à environ la moi tié de ces émissions. Comment ne pas y voir un lien direct, évident et incontournable entre les crises sociales et environnementales ? Ce qui vaut pour le climat se retrouve aussi si l'on examine l'impact de la pollution de l'air, de l'eau ou des sols.

Du cÎté des solutions, là aussi, des liens forts sont inévitables entre les militants écolos et les salariés des usines. Nous ne sortirons pas des énergies fossiles sans embarquer dans ce mouvement les salariés concernés. Les raffineurs de pétrole n'ont pas plus que d'autres envie de polluer ou de réchauffer des écosys tÚmes devenus de plus en plus fragiles. Mais les pointer du doigt ou les tenir à

l'écart des solutions envisagées serait stérile. Pour parvenir à limiter les conséquences du réchauffement climatique, nous devons transformer en profondeur des pans entiers de notre société. Nos modes de production et de consom mation doivent changer. Des modes de vie nouveaux, plus sobres, sont à inventer et cela ne pourra pas se faire sans impliquer toutes celles et ceux qui sont concernés.

Cette convergence doit peser dans le dĂ©bat d'idĂ©es tout autant que dans le rapport de force politique. « Plus ja mais ça » a proposĂ© un plan de rupture qui regroupe des propositions Ă  la fois concrĂštes et pouvant ĂȘtre mises en Ɠuvre dĂšs Ă  prĂ©sent, ainsi qu'un projet de sociĂ©tĂ© Ă  long terme. Nous portons ce qui nous rassemble sans ignorer nos divergences.

Nous nous sommes, entre autres, mobilisĂ©(e)s pour soutenir dans leur grĂšve les travailleurs et travailleuses de la raffinerie de Total Énergies de Grandpuits, en Seine-et-Marne. Nous avons dĂ©noncĂ© ensemble le greenwashing d'un plan de transformation qui n'avait rien d'Ă©cologique. Nous avons aussi accompagnĂ© la lutte des anciens salariĂ©s de la papeterie Chapelle-Darblay, prĂšs de Rouen, contre la dĂ©localisation de leur site de production de papier recy clĂ©. Cette usine incarnait parfaitement une industrie qui rime avec l'Ă©cologie,

et elle a pourtant failli ĂȘtre dĂ©truite pour maximiser des dividendes d'actionnaires dĂ©sintĂ©ressĂ©s par les enjeux de sociĂ©tĂ©.

La détermination des anciens salariés, des syndicats, d'élues et élus locaux a payé. Le site est sauvé et l'usine devrait redémarrer prochainement.

Dans la période actuelle d'inflation et de hausse des prix de l'énergie et des matiÚres premiÚres, d'accélération des effets du changement climatique et du manque d'action politique, la convergence des mouvements sociaux et écologistes est porteuse d'espoir. Elle es quisse un projet de société fédérateur, inclusif, juste et qui protÚge notre avenir et le vivant.

 jean-françois julliard

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Nous ne sortirons pas des énergies fossiles sans embarquer dans ce mouvement les salariés concernés.

ÉLOI LAURENT UNE ÉCONOMIE POUR LA GAUCHE DU XXI E  SIÈCLE

L'économie du XXe siÚcle a été inven tée voilà quatre-vingts ans, en une dé cennie, par trois hommes occidentaux : Simon Kuznets, John Maynard Keynes et William Beveridge. Tandis que Kuznets concevait en 1934 l'indicateur de référence, le produit intérieur brut (PIB), Keynes théorisait en 1936 l'instrument susceptible de le faire croßtre : la politique macroéconomique. En novembre 1944 paraissait le second rapport Beveridge liant croissance économique et plein emploi. Politique macroéconomique, croissance, plein emploi allaient former jusqu'à aujourd'hui le triptyque du pro grÚs social. Mais le XXe siÚcle est derriÚre nous pour de bon : les crises écologiques nous ont fait basculer dans un siÚcle nouveau le 7 avril 2020, quand quatre milliards d'humains se sont retrouvés coupés de leurs liens sociaux à force de détruire leurs liens naturels. La crise que nous

traversons encore n'est pas une crise « sanitaire » : c'est une crise d'insoutena bilité écologique qui fait systÚme avec la crise du climat ou celle de la pollution des mers et des océans. La biosphÚre ne supporte plus la croissance écono mique que nous lui imposons à marche forcée depuis 1944, elle s'affaisse et menace de s'effondrer, emportant avec elle les plus vulnérables des humains. La pollution de l'eau et de l'air ? Neuf millions de morts chaque année au moins (soit 15 % de la mortalité mondiale, sans doute beaucoup plus, certaines études estimant à 8 millions de morts la seule pollution de l'air). Les chocs écologiques comme la pandémie de Covid ? 18 millions de morts depuis mars 2020 soit 15 % de surmortalité. L'économie du XXe siÚcle est insoute nable en un sens trÚs précis : elle tra vaille à sa propre perte, c'est-à-dire à la nÎtre.

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 76
« RĂ©soudre la crise Ă©cologique, c'est sortir de la croissance et sortir des inĂ©galitĂ©s », estime l'Ă©conomiste Éloi Laurent, qui nous invite Ă  changer enfin de siĂšcle.

L'ARTICULATION SOCIALE-ÉCOLOGIQUE

L'Ă©conomie du XXIe siĂšcle est d'abord une Ă©conomie Ă©cologique, dans laquelle les indicateurs de rĂ©fĂ©rence sont les flux de matiĂšres, les dĂ©chets, l'Ă©nergie, la biodiversitĂ©, les Ă©cosystĂšmes, etc. Mais c'est aussi une Ă©conomie politique, dont les valeurs centrales sont la justice sociale et les droits humains. Pour com prendre la pertinence de cette articulation sociale-Ă©cologique, qui relie la crise des inĂ©galitĂ©s et la crise de la biosphĂšre, trois chiffres suffisent : 50 % de toutes les Ă©missions humaines de gaz Ă  effet de serre ont eu lieu depuis 1990, et 50 % de ces Ă©missions sont le fait des 10 % des plus riches dans le monde. RĂ©soudre la crise Ă©cologique, c'est donc sortir de la croissance et sortir des inĂ©galitĂ©s. Les experts du GIEC ne disent pas autre chose quand ils appellent de leurs vƓux un monde dans lequel « l'accent mis sur la croissance Ă©conomique bascule en faveur du bien-ĂȘtre humain » . ConsidĂ©rons la question Ă©conomique du moment : l'inflation. À l'aune de l'Ă©co nomie du XXe siĂšcle, la hausse des prix procĂšde des flux monĂ©taires et peut se contenir par la hausse des taux d'intĂ©rĂȘt, comme le disent les manuels de macroĂ© conomie. Mais ce que l'on appelle l'infla tion est en rĂ©alitĂ© le tĂ©lescopage entre la dĂ©pendance aux Ă©nergies fossiles et la prĂ©caritĂ© Ă©nergĂ©tique. D'un cĂŽtĂ©, l'Ă©co

nomie Ă©cologique, de l'autre, l'Ă©conomie politique. « Lutter contre l'inflation », c'est donc, en rĂ©alitĂ© : d'un cĂŽtĂ©, dĂ©velopper massivement les Ă©nergies renouvelables et la sobriĂ©tĂ© ; de l'autre, sortir les mĂ© nages modestes du piĂšge des fossiles en rĂ©novant leurs logements et en investissant dans les transports collectifs. La hausse des taux d'intĂ©rĂȘt ne rendra que plus difficile la lutte contre l'inflation ainsi dĂ©finie !

Et il en va de mĂȘme de tous les sujets Ă©conomiques contemporains. La dette qui importe n'est pas la dette monĂ©taire, mais la dette Ă©cologique. La croissance est appauvrissante car elle dĂ©truit la santĂ© via les atteintes aux Ă©cosystĂšmes. Enfin, le plein-emploi n'a aucune impor tance s'il masque l'effondrement de la sociĂ©tĂ© (comme aux États-Unis) ou dĂ© grade l'environnement (comme en Chine ou en Inde).

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 78
L'économie du XXe siÚcle est insoutenable en un sens trÚs précis : elle travaille à sa propre perte, c'est-à-dire à la nÎtre.

Un horizon et une mĂ©thode doivent gui der l'Ă©conomie du XXIe siĂšcle : la pleine santĂ© et la transition juste. La « pleine santĂ© », c'est ce qui nous relie les uns aux autres et Ă  tous les ĂȘtres de Nature dans un Ă©tat continu de bien-ĂȘtre : phy sique et psychologique, individuel et social, humain et Ă©cologique. La pleine santĂ© est donc une santĂ© d'interfaces, de synergies, de solidaritĂ©s. C'est la leçon fondamentale de la pandĂ©mie de Covid. La « transition juste », c'est analyser systĂ©matiquement les chocs Ă©co logiques (comme l'inflation de 2022) et les politiques qui entendent les attĂ© nuer sous l'angle de la justice sociale, et mettre en Ɠuvre des politiques sociales-Ă©cologiques de maniĂšre dĂ©mo cratique en veillant Ă  la comprĂ©hension, Ă  l'adhĂ©sion et Ă  l'engagement des citoyennes et des citoyens – Ă  commencer par les transitions Ă©nergĂ©tique et agricole qui ont pris tant de retard en France.

À cet Ă©gard, le programme de la Nupes a marquĂ© un tournant dans la pensĂ©e Ă©conomique de la gauche française : partant de la prioritĂ© Ă©cologique, il l'articule Ă  l'urgence sociale. Il ne s'agit pas, dans les prochains mois, de dĂ©fendre cette ambition contre les « rĂ©ali tĂ©s Ă©conomiques », mais de gouverner la rĂ©alitĂ© Ă©conomique au moyen de cette ambition.  Ă©loi laurent

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 79 DOSSIER

CHRISTOPHE

AGUITON

UNE TROISIÈME VOIE

POUR LES RELATIONS

INTERNATIONALES

Le monde est entrĂ© dans une pĂ©riode de tensions et d'instabilitĂ© qui appelle la mise en Ɠuvre de nouvelles alliances, pas seulement entre les États.

Il y a trente ans, avec l'effondrement de l'Union soviĂ©tique et des États de sa zone d'influence, la mondialisation nĂ©oli bĂ©rale s'est imposĂ©e sur toute la planĂšte. Mais si les consĂ©quences sociales et environnementales des politiques nĂ©oli bĂ©rales ont Ă©tĂ©, Ă  juste titre, dĂ©noncĂ©es par le mouvement altermondialiste, les annĂ©es 1990 ont vu Ă©galement la fin des dictatures dans de trĂšs nombreux pays et ont constituĂ© un « Ăąge d'or » pour les institutions internationales. Cela a Ă©tĂ© le cas des institutions financiĂšres – FMI et Banque mondiale – et commerciales –l'OMC a Ă©tĂ© créée en 1995 –, qui ont ƓuvrĂ© pour la mise en place, partout, des politiques nĂ©olibĂ©rales. Mais cela a Ă©tĂ© Ă©galement celui de l'ONU, qui a pu multiplier les grandes confĂ©rences internatio nales comme celle du Caire en 1994 sur la dĂ©mographie ou de Beijing en 1995 sur les droits des femmes, d'Istanbul en 1996 sur le logement. Sans oublier, bien

sĂ»r, celle de Rio en 1992, qui allait lancer les cycles de nĂ©gociations sur la biodiver sitĂ© et le changement climatique. La pĂ©riode oĂč la mondialisation nĂ©olibĂ©rale s'est accompagnĂ©e d'une extension de la dĂ©mocratie – Bill Clinton la quali fiait de « dĂ©mocratie de marchĂ© » – et d'un rĂŽle accru des institutions internationales a Ă©tĂ© brĂšve. La guerre en Irak de 2003 est un point de bascule pour l'ordre interna tional. L'ONU va se trouver paralysĂ©e, de mĂȘme que l'OMC, tandis que le FMI voit la plupart des pays refuser ses interventions. Un peu plus d'une dĂ©cennie plus tard, l'Ă©lection de Donald Trump marque un nouveau tournant en fragilisant les alliances traditionnelles des États-Unis, en Europe comme en Asie, et en lĂ©gitimant le retour des dictatures militaires et le dĂ©veloppement d'un « nouvel autorita risme » : des gouvernements Ă©lus en Inde, BrĂ©sil, Turquie, Hongrie, etc. encouragent le racisme et dĂ©fient l'État de droit.

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 80

UNE NOUVELLE PHASE DE TRANSITION

Si l'on en reste aux analyses des systĂšmes-monde tels qu'ils ont Ă©tĂ© thĂ©ori sĂ©s par Immanuel Wallerstein, ceux-ci, depuis la fin du XVI e siĂšcle et le siĂšcle d'or nĂ©erlandais, ont toujours Ă©tĂ© construits autour d'un État dominant –les phases de transition d'un État do minant Ă  un autre ayant Ă©tĂ© marquĂ©es par de nombreux conflits. Aujourd'hui, nous entrons dans une nouvelle phase de transition, ce dont tĂ©moigne tous les jours la montĂ©e des tensions internationales. Les ÉtatsUnis sont toujours la puissance dominante, mais en phase de dĂ©clin relatif sur le plan Ă©conomique et militaire, affaiblis par une polarisation interne croissante. Ils restent nĂ©anmoins, et de loin, le pays qui possĂšde l'armĂ©e la plus puissante du monde ainsi que le dollar, monnaie de rĂ©fĂ©rence au niveau mondial, et qui dispose d'une hĂ©gĂ©mo nie culturelle non remise en cause. Actuellement, son seul rĂ©el compĂ©titeur est la Chine, dont le PIB approche le sien (et le dĂ©passe mĂȘme s'il est calcu lĂ© en paritĂ© de pouvoir d'achat). Cette Chine veut se dĂ©velopper dans tous les domaines industriels, et pĂšse sur la scĂšne internationale avec son initia tive « Belt and Road » qui la voit investir dans de nombreuses infrastructures de transport.

Si la Chine et les États-Unis sont les deux seuls acteurs majeurs dĂ©veloppant tous les atouts de la puissance, la phase de tensions et de guerre dans laquelle le monde est entrĂ© permet Ă  d'autres pays de peser par diffĂ©rents moyens, dont les interventions militaires. C'est Ă©videmment le cas de la Russie, qui a multipliĂ© les interventions au Moyen-Orient, en Afrique et dans le Caucase, et qui s'en gage aujourd'hui dans un conflit majeur en Ukraine. S'il faut rester prudent sur l'issue de ce dernier, ses consĂ©quences gĂ©opolitiques se dessinent dĂ©jĂ . D'une part, l'OTAN en sort renforcĂ©e, mais c'est surtout l'Union europĂ©enne qui devrait connaĂźtre un affermissement de ses liens internes.

AprĂšs la phase du Covid qui a vu l'UE se doter de moyens communs et surtout accepter d'investir des sommes considĂ©rables au nom de la communautĂ©, la guerre en Ukraine rapproche les États membres et va les amener Ă  renforcer leurs dĂ©penses militaires. D'autre part, la Russie devra trouver d'autres partenaires pour compenser les pertes dues aux sanctions occidentales, et la Chine est Ă©videmment la mieux placĂ©e.

Le paysage international qui se dessine aujourd'hui est loin d'ĂȘtre satisfaisant. Une pĂ©riode de tensions et de conflits s'ouvre dans un monde instable et divisĂ©. Dans l'actualitĂ© immĂ©diate, cette guerre majeure en Europe risque d'avoir

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 81 DOSSIER

comme consĂ©quence la constitution d'un axe Russie-Chine et un renforcement de l'Union europĂ©enne, non pas par des politiques sociales, Ă©colo giques et dĂ©mocratiques, mais par un regain de militarisme dans une alliance renouvelĂ©e avec les États-Unis.

DES ALLIANCES RÉGIONALES ET MONDIALES

Dans cette situation difficile, trois Ă©lĂ©ments paraissent importants. D'abord, la dĂ©fense et la rĂ©forme de l'ONU, seul outil multilatĂ©ral Ă  notre disposition. Face Ă  sa paralysie actuelle, l'ONU devrait modifier le fonctionnement du Conseil de sĂ©curitĂ© en l'Ă©largissant et en supprimant le droit de veto, donner plus de pouvoir Ă  l'AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale et, enfin, permettre Ă  d'autres acteurs que les États de faire entendre leurs voix : peuples premiers et reprĂ©sentants de la sociĂ©tĂ© civile. Les opinions pu bliques et les mobilisations populaires qui se multiplient aujourd'hui sur tous les continents peuvent ainsi changer la donne pour la lutte contre le change ment climatique ou la rĂ©gulation des ac tivitĂ©s des entreprises multinationales. Ensuite, l'ordre westphalien qui s'imposait encore lors de la crĂ©ation de l'ONU, uniquement basĂ©e Ă  l'Ă©poque sur les rapports interĂ©tatiques, est en effet dĂ©passĂ© par la multiplicitĂ© des acteurs jouant un rĂŽle au niveau international,

des grandes entreprises multinationales aux ONG, et par les outils qui, comme Internet, sont d'emblĂ©e mondiaux. La gestion de ces outils peut donner des idĂ©es pour un fonctionnement diffĂ©rent : Wikipedia, Openstreetmap et l'Internet lui-mĂȘme sont ainsi « gĂ©rĂ©s » au niveau mondial par des collectifs auto-organisĂ©s fonctionnant au consensus. Ce modĂšle a Ă©tĂ© repris par les scientifiques qui ont partagĂ© en temps rĂ©el toutes les informations concernant le coronavirus, faisant du Covid-19 un exemple parfait, dans la « gestion du monde », Ă  la fois du pire – les brevets sur les vaccins et les milliards de profits de « Big Pharma » –et du meilleur – la collaboration libre et ouverte de la communautĂ© scientifique. Enfin, dans un monde qui sera dĂ©ter minĂ© par la tension entre les deux puissances dominantes, il faudra trouver une troisiĂšme voie, et donc passer les alliances nĂ©cessaires pour faire avancer les prĂ©occupations sociales, Ă©cologiques et dĂ©mocratiques. Ces alliances entre États, mais aussi entre acteurs de la sociĂ©tĂ© civile, devraient ĂȘtre rĂ©gionales (pour nous, l'Europe), mais aussi mondiales pour reconstruire ensemble une organisation planĂ©taire garantissant la paix entre les peuples, la dĂ©fense des droits fondamentaux pour tous les habitants de cette planĂšte, et une nouvelle relation entre l'humanitĂ© et la nature.  christophe aguiton

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EXTRÊME COMPLICITÉ

C’est une premiĂšre dans notre histoire. AprĂšs l’élection de quatre-vingtneuf dĂ©putĂ©s du Rassem blement national Ă  l’AssemblĂ©e nationale française, deux d’entre eux en sont devenus les vice-prĂ©sidents grĂące au vote de deux cents dĂ©putĂ©s appartenant Ă  la majoritĂ© prĂ©sidentielle et Ă  la droite tradi tionnelle. Si, au dĂ©but des annĂ©es 1980, les premiers scores de Jean-Marie Le Pen au-delĂ  de 10 % suscitaient – Ă  juste titre – une grande inquiĂ©tude, il est dĂ©sormais Ă©vident qu’une large partie de la classe politique a dĂ©missionnĂ© de la lutte contre l’extrĂȘme droite. Pire encore, elle semble tout Ă  fait disposĂ©e Ă  favori ser son ascension, et mĂȘme Ă  envisager d’avancer main dans la main avec elle. Rappelons-le, puisque cela semble nĂ©cessaire : le Rassemblement national est issu du Front national fondĂ© au dĂ©but des annĂ©es 1970 par d’anciens collaborateurs du nazisme et autres nostalgiques du fascisme. Aujourd’hui, le parti est encore explicitement soutenu par les franges les plus violentes de l’extrĂȘme droite, des fascistes dĂ©clarĂ©s ainsi que des racistes notoires.

Le programme prĂ©sidentiel prĂ©sentĂ© par Marine Le Pen ne laissait planer aucun doute quant Ă  son positionnement politique. Il comportait notamment des mesures contrevenant directement Ă  la DĂ©claration des droits de l’homme et du citoyen, fondatrice de notre RĂ©pu blique, ou encore la demande du retrait partiel de la France de la Convention europĂ©enne des droits humains. Et si Marine Le Pen joue de sa condition de femme pour Ă©mouvoir les foules, rien dans son programme ne fait d’elle une alliĂ©e du fĂ©minisme. Le mot « femme » n’est mentionnĂ© dans aucune des vingtdeux mesures clĂ©s de son manifeste, Ă  l’exception d’une ligne gĂ©nĂ©rique sur les hommes et les femmes. Il n’est Ă  au cun moment question de combattre les violences sexistes ou l’égalitĂ© salariale. En revanche, il y a quelques annĂ©es, Marine Le Pen n’avait aucun scrupule Ă  qualifier d’« IVG de confort » le recours Ă  l’avortement, comme s’il s’agissait d’un caprice. Plusieurs des dĂ©putĂ©s RN Ă©lus ont tenu des propos remettant en ques tion la lĂ©gitimitĂ© mĂȘme du droit Ă  l’avor tement. Et c’est sans complexe que Marine Le Pen affirme que le voile des

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LA CHRONIQUE DE ROKHAYA DIALLO

femmes musulmanes marque une idĂ©o logie aussi dangereuse que le nazisme (qu’elle devrait pourtant ĂȘtre Ă  mĂȘme d’identifier
).

QUI EST « EXTRÊME » ?

L’application de son programme instaurerait un basculement vers un Ă©tat policier en crĂ©ant la prĂ©somption de lĂ© gitime dĂ©fense en faveur des membres des forces de l’ordre, qui pourraient porter plainte anonymement contre des citoyens dont la dĂ©fense serait rendue impossible. Et malgrĂ© leur volontĂ© d’ap paraĂźtre comme raisonnables, l’arrivĂ©e massive de dĂ©putĂ©s RN Ă  l’AssemblĂ©e n’a pas tiĂ©di l’extrĂ©misme de leurs dĂ©clarations. Ainsi, JosĂ© Gonzalez, le doyen des dĂ©putĂ©s issu du RN, a narrĂ© avec Ă©motion sa nostalgie de l’AlgĂ©rie coloniale oĂč il avait grandi, pour ensuite expliquer qu’il doutait du fait que l’ar mĂ©e française ait commis des crimes en AlgĂ©rie, et qu’il ignorait ce qu’était l’OAS, groupe terroriste pourtant bien connu pour son action funeste. MalgrĂ© cette orientation explicite, bien des dĂ©batteurs ont doutĂ© de l’appar tenance du Rassemblent national Ă  l’extrĂȘme droite. Pire, il est de plus en plus banal d’entendre l’expression « les extrĂȘmes » dĂ©signant indiffĂ©remment deux forces politiques dont les projets n’ont pourtant rien Ă  voir. D’un cĂŽtĂ©, une gauche qui Ɠuvre en faveur de la jus

tice sociale ; de l’autre, une droite des plus extrĂȘmes dont le projet rĂ©side dans l’exclusion et la discrimination.

Le travail cosmĂ©tique engagĂ© par Ma rine Le Pen semble avoir portĂ© ses fruits. D’annĂ©e en annĂ©e, les affiches de campagne – qui la montrent de plus en plus souriante – ont effacĂ© son encombrant nom de famille au profit de son prĂ©nom. Sur Instagram, la bourgeoise Ă©levĂ©e dans le confort de l’élitisme est ainsi devenue la sympathique quinqua cĂ©libataire aux goĂ»ts simples qui trans paraissent dans son amour des chats et de la variĂ©tĂ© française d’un autre temps. Si, Ă  la veille du premier tour, le prĂ©sident Emmanuel Macron, inquiet de l’ascension du RN, a fini par reconnaĂźtre le caractĂšre raciste du parti, la luciditĂ© n’a durĂ© qu’un temps. Au lendemain de l’élection des dĂ©putĂ©s RN, le camp Renaissance (ex-LREM) n’a guĂšre tardĂ© Ă  envisager la possibilitĂ© d’avancer de concert avec le parti d’extrĂȘme droite. Le RN dispose dĂ©sormais d’une tribune inĂ©dite pour diffuser ses dangereuses idĂ©es. Son ancrage dans le paysage politique s’est renforcĂ© sous les yeux d’un environnement politico-mĂ©diatique qui ne questionne que trop peu les fondamentaux de la formation extrĂ©miste. DĂ©sormais, c’est avec la complicitĂ© du parti macroniste que l’opĂ©ration de « dĂ© diabolisation » se poursuit. 

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LA GAUCHE FERA-T-ELLE REPRENDRE PARTI AUX MILIEUX POPULAIRES ?

Les Ă©lections du printemps ont ramenĂ© les classes populaires sur le devant de la scĂšne politique
 et la nĂ©cessitĂ© pour les formations de gauche de renouer avec elles. À condition de comprendre ce qu’elles vivent et de parler leur langage. enquĂȘte rĂ©alisĂ©e par marion rousset

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Du « concret ». C’est un leit motiv chez François Ruffin, qui se prĂ©sentait dans la premiĂšre circonscription de la Somme. « Les femmes de mĂ©nage, les auxiliaires de vie, les caristes, les camionneurs, les ouvriers de l’industrie agroalimentaire
 Quand est-ce que, dans la campagne prĂ©sidentielle, on a racontĂ© quelque chose de ces vies ? » , lance le dĂ©putĂ© entre les deux tours des lĂ©gislatives, lui qui s’est fait le porte-parole des mĂ©tiers de « seconde ligne » au sein de l’hĂ©micycle. « Le concret en politique est une denrĂ©e rare ! On nous envoie des reprĂ©sentants associatifs qui font remonter ce qui se passe sur le terrain, mais on reste trĂšs Ă©loignĂ©s de la rĂ©alitĂ©. Or on ne peut pas parler de ces gens si on n’a pas un peu respirĂ© ce qu’est leur vie. » Avec constance, le candidat a donc Ă©cumĂ© les bars-tabacs et les kermesses d’un territoire picard sĂ©duit par le Ras semblement national, afin de prendre le pouls de cette France rurale et laborieuse, aux fins de mois difficiles, dont La France Insoumise peine Ă  capter les voix. C’est sa mĂ©thode. Le reporter-dĂ©putĂ© François Ruffin observe, discute, tĂ©moigne
 pour tenter de rĂ©conci lier les catĂ©gories populaires avec la gauche. Un objectif partagĂ© par ceux qui, au sein de son camp politique, refusent de tourner le dos Ă  leur histoire

– Ă  commencer par le communiste Fa bien Roussel, qui se garde d’ĂȘtre assimilĂ© Ă  la gauche des mĂ©tropoles. Il a ainsi dĂ©clarĂ© vouloir « dĂ©parisaniser la France en faisant vivre nos territoires, nos petites villes et nos villages ». Tous les membres de la Nupes le sentent : il y va de l’avenir de leurs idĂ©es, de leur capacitĂ© Ă  durer et surtout Ă  contrer le Rassemblement national, qui a fait une percĂ©e spectaculaire en envoyant 89 dĂ©putĂ©s Ă  l’AssemblĂ©e nationale.

L’ABANDON DE L’ÉLECTORAT POPULAIRE

Sans forcĂ©ment mettre l’accent sur la ruralitĂ©, cette question a Ă©tĂ© remise Ă  l’agenda politique Ă  la faveur de la prĂ© sidentielle, notamment lorsque Jean-Luc MĂ©lenchon a rĂ©ussi Ă  imposer les thĂ©matiques du pouvoir d’achat et du salaire minimum, portant des propositions concrĂštes comme le blocage des prix des produits de premiĂšre nĂ©cessitĂ© et l’augmentation du smic. On a vu, par ailleurs, Ă©merger quelques nouveaux visages parmi les candidats investis par la Nupes aux lĂ©gislatives, Ă  l’image du boulanger StĂ©phane Ravacley dans le Doubs, de la femme de chambre Rachel Keke dans le Val-de-Marne, de la mili tante des quartiers NadhĂ©ra Beletreche dans l’Essonne et du postier Youenn Le Flao dans le FinistĂšre. Une reprĂ©sentation encore trĂšs marginale, qui renoue

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cependant avec un imaginaire propre aux partis issus des mouvements ouvriers : celui des grandes grĂšves de 1936 qui avaient permis les avancĂ©es du Front populaire, des usines Ă  l’arrĂȘt en 1968 ayant prĂ©parĂ© la victoire de la gauche en 1981, des mobilisations de 1995 qui prĂ©ludaient Ă  la victoire de l’opposition socialiste aux lĂ©gislatives de 1997


« L’idĂ©e que le moteur de la gauche, ses forces vives, se situent du cĂŽtĂ© du monde ouvrier est un substrat historique qui est longtemps restĂ© trĂšs puissant dans les esprits », rappelle le politologue FrĂ©dĂ©ric Sawicky. Sauf que, durant des dĂ©cennies, la gauche dominĂ©e par le Parti socialiste a cessĂ© de s’adresser Ă  cet Ă©lectorat populaire toujours plus Ă©clatĂ©, et renoncĂ© Ă  lui faire une place au sein de ses appareils. En tĂ©moigne le rapport de Terra Nova, en 2012, dans lequel Olivier Ferrand, prĂ©sident-fonda teur du think tank, invitait le PS Ă  se sou cier des classes moyennes plutĂŽt que des ouvriers qui auraient renoncĂ© aux valeurs de tolĂ©rance : « Le dĂ©clin de la classe ouvriĂšre – montĂ©e du chĂŽmage, prĂ©carisation, perte de l’identitĂ© collec tive et de la fiertĂ© de classe, difficultĂ©s de vie dans certains quartiers – donne lieu Ă  des rĂ©actions de repli : contre les immigrĂ©s, contre les assistĂ©s, contre la perte de valeurs morales et les dĂ© sordres de la sociĂ©tĂ© contemporaine » ,

pouvait-on lire dans ce document publiĂ© Ă  la veille de l’élection prĂ©sidentielle. De quoi lĂ©gitimer le divorce avec un monde dĂ©sormais associĂ© aux pires tares.

UNE CLASSE « SERVICIELLE » DIFFÉRENTE DE LA CLASSE OUVRIÈRE

Mais ce verdict n’était que la mani festation d’une rupture bien plus an cienne. DĂšs les annĂ©es 1980-1990, le dĂ©clin du monde ouvrier dĂ©boussole la gauche, qui perd prise sur cet Ă©lectorat. « La dĂ©sindustrialisation s’est accompagnĂ©e d’une restructuration profonde des classes populaires, marquĂ©e par l’apparition de nouveaux types d’em plois comme les professions de service. Dans le mĂȘme temps, on a vu monter le sentiment d’affirmation individuelle, si bien qu’au fil du temps, l’idĂ©e de s’en remettre aux organisations a reculĂ© » ,

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« Le concret en politique est une denrĂ©e rare ! On ne peut pas parler de ces gens si on n’a pas un peu respirĂ© ce qu’est leur vie. »
François Ruffin, député

souligne l’historienne des mondes ou vriers et du mouvement socialiste Marion Fontaine.

C’est aussi que cette classe « servi cielle » est trĂšs diffĂ©rente de l’ancienne classe ouvriĂšre : « Elle concentre les mĂ©tiers de la route et de la logistique, aux quels il faut adjoindre le petit BTP pour l’emploi masculin. Du cĂŽtĂ© de l’emploi fĂ©minin, c’est tout le secteur du care : aides Ă  domicile, auxiliaires de vie so ciale, assistantes maternelles
 Ce sont des gens qui travaillent souvent seuls, trĂšs peu syndiquĂ©s. Alors la politisation Ă  gauche est compliquĂ©e », explique le photojournaliste Vincent Jarousseau, qui publie en septembre le roman-photo documentaire Les Femmes du lien (Ă©d. Les ArĂšnes).

Cette dĂ©saffection tient Ă©galement aux politiques menĂ©es par la gauche au pouvoir. Et ce « dĂšs le premier septennat de François Mitterrand », estime l’historien communiste Xavier Vigna. Le tournant libĂ©ral des annĂ©es 1983-1984 aurait en effet conduit nombre d’ouvriers et d’employĂ©s Ă  s’abstenir dans les urnes, puis, de dĂ©sillusion en dĂ©sillusion, Ă  basculer vers l’extrĂȘme droite. Du moins selon certains analystes comme le politologue Pascal Perrineau, qui insiste sur la part des « gaucho-frontistes » dans l’électo rat FN. D’autres pointent plutĂŽt le cĂŽtĂ© « ni droite ni gauche » des jeunes de milieu populaire victimes de la prĂ©caritĂ©.

Quoi qu’il en soit, ni la gauche plurielle sous Lionel Jospin, ni les socialistes sous François Hollande ne sont parvenus Ă  enrayer cette dĂ©saffection, qui en est sortie au contraire consolidĂ©e, selon Xavier Vigna : « Lionel Jospin premier ministre, c’est l’époque des grandes campagnes de privatisations et de la rĂ©forme des 35 heures, mise en place au prix d’une flexibilitĂ© qui pĂ©nalise les salariĂ©s subalternes. Et avec François Hollande, en 2012, c’est l’apothĂ©ose ! » La faiblesse des avancĂ©es sociales pendant ce quinquennat n’a fait qu’am plifier la dĂ©ception des catĂ©gories po pulaires et le pouvoir d’attraction du Front national.

QUEL AUTRE GRAND RÉCIT QUE

CELUI DE LA LUTTE DES CLASSES ?

Renverser aujourd’hui la vapeur est une gageure. « Pour contrer ce mouvement, il faudrait dĂ©jĂ  Ă©viter de faire la mĂȘme chose que la droite. La preuve par l’exemple, c’est important
 », avance le politologue FrĂ©dĂ©ric Sawicky. C’est mĂȘme le b.a.-ba, pour le sociologue Ca mille Peugny. « Cela peut paraĂźtre trivial de le dire, mais pour garder l’attention des catĂ©gories populaires, il faut parler de la maniĂšre dont elles vivent, assuret-il. Le fait que la campagne de Jean-Luc MĂ©lenchon a portĂ© des propositions concrĂštes sur les salaires, le travail et le pouvoir d’achat a permis de percer

Frédéric Sawicky, politologue

le rideau d’indiffĂ©rence mĂ©diatique. » Et de retrouver l’oreille des quartiers popu laires
 plus que des zones rurales et pĂ©riurbaines. Reste donc Ă  trouver une grammaire capable de parler aux deux, autre que le grand rĂ©cit de la lutte des classes, aujourd’hui bien moins fĂ©dĂ©rateur qu’autrefois, selon FrĂ©dĂ©ric Sawicky : « L’idĂ©e qu’on serait gouvernĂ© par des capitalistes entre en collision avec les catĂ©gories pratiques de beaucoup de gens. Dans les petites entreprises, la distance entre le bas de la hiĂ©rarchie et les patrons est en effet beaucoup moins

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« Pour contrer ce mouvement vers l’extrĂȘme droite, il faudrait dĂ©jĂ  Ă©viter de faire la mĂȘme chose que la droite. La preuve par l’exemple, c’est important  »

fortement ressentie. » L’amĂ©lioration des conditions de vie est-elle le bon levier ? « Ce concept permet de reconstruire un rĂ©cit qui parle aux diffĂ©rentes fractions des classes populaires car il recoupe Ă  la fois l’idĂ©e – qui concerne tout le monde – de pouvoir vivre de son travail, se chauffer et se nourrir, mais aussi celle de ne pas avoir Ă  prĂ©senter sa carte d’identitĂ© Ă  chaque coin de rue quand on habite Ă  Bondy ou Ă  Saint-Denis », suggĂšre Camille Peugny.

Il n’empĂȘche que les rĂ©sultats de l’élec tion prĂ©sidentielle ont montrĂ© que cela ne suffisait pas. La dĂ©fense de propositions sociales susceptibles d’amĂ©liorer le quotidien de ces catĂ©gories morce lĂ©es et prĂ©carisĂ©es n’a pas permis de re gagner la confiance des personnes les plus Ă©loignĂ©es des mĂ©tropoles. Et pour cause. « La responsabilitĂ© des partis de gauche ne tient pas seulement Ă  l’orientation de leurs programmes et de leurs politiques, mais au fait que l’électorat populaire ne se sent plus reprĂ©sentĂ©. Car un langage est d’autant plus adoptĂ© et cru qu’il est portĂ© par des gens en lesquels on a confiance, avec lesquels on entretient une relation de proximitĂ© » , analyse FrĂ©dĂ©ric Sawicky.

UNE TROP GRANDE DISTANCE SOCIALE

Autrement dit, l’identification Ă  des partis dont les reprĂ©sentants appartiennent Ă  la bourgeoisie intellectuelle et parlent un langage technocratique ne fonctionne plus. « C’est le rĂ©sultat de la transforma tion du recrutement au sein du PS et du PC, qui a affaibli les liens entre les Ă©lus de ces partis et les milieux populaires » , poursuit le chercheur. « Le Parti commu niste a abandonnĂ© son ambition de for mer rĂ©guliĂšrement des ouvriers pour en faire des cadres du Parti dĂšs la fin des annĂ©es 1970 », confirme Xavier Vigna. Quant Ă  la France insoumise, elle n’a ja

« Cela peut paraĂźtre trivial de le dire, mais pour garder l’attention des catĂ©gories populaires, il faut parler de la maniĂšre dont elles vivent. »
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Camille Peugny, sociologue

mais Ă©tĂ© une organisation de masse, de mĂȘme qu’Europe Ă©cologie-Les Verts
 MĂȘme au niveau local, le fossĂ© s’est creusĂ©. « Pendant trĂšs longtemps, les dirigeants nationaux et les dĂ©putĂ©s ne venaient pas de milieux populaires, sauf au Parti communiste, mais il y avait une diversitĂ© sociale Ă  l’échelle locale. C’est de moins en moins le cas.

On cherche des diplĂŽmĂ©s pour gĂ©rer des problĂšmes techniques », observe RĂ©my Lefebvre, professeur de sciences politiques. Outre qu’elle entame la crĂ©dibilitĂ© de la gauche, cette distance so ciale favorise l’émergence de discours misĂ©rabilistes contre-productifs, selon Marion Fontaine. « Ces formations po litiques savent que les classes popu

laires constituent un enjeu majeur, mais elles en ont une vision trĂšs floue et en font mĂȘme des victimes Ă  aider, dans une perspective paternaliste. Une lo gique trĂšs diffĂ©rente de celle du mouvement ouvrier de la fin du XIXe siĂšcle, qui estimait que c’était le prolĂ©tariat qui renverserait le capitalisme », explique-telle. Loin d’ĂȘtre des victimes, c’était des interlocuteurs avec lesquels les leaders de l’époque pouvaient mĂȘme avoir des dĂ©saccords. « PlutĂŽt que de cĂ©der aux rixes entre ouvriers français, italiens et polonais, ils ont fait pression sur les patrons pour que tous soient payĂ©s pareil et adhĂšrent au mĂȘme syndicat. S’op poser ainsi Ă  son Ă©lectorat sur certains points, comme la xĂ©nophobie, suppose d’avoir des relations suffisamment intimes avec lui. » La gauche est aujourd’hui au milieu du guĂ©. Elle peut certes Ă©laborer des pro positions qui auront des chances de faire mouche, a fortiori dans un contexte de rejet du pouvoir en place. Mais les chercheurs sont formels : si elle veut accĂ©der au gouvernement et surtout y rester, elle n’a d’autre choix que de rĂ© investir concrĂštement les banlieues et les pĂ©riphĂ©ries plus lointaines, de former des militants qui en sont issus, de promouvoir de nouveaux profils. Autant dire que ça ne se fera pas du jour au lendemain.

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 marion rousset
« S’opposer Ă  son Ă©lectorat sur certains points, comme la xĂ©nophobie, suppose d’avoir des relations suffisamment intimes avec lui. »
Marion Fontaine, historienne

raisonnable

En l’absence de majoritĂ© absolue Ă  l’AssemblĂ©e nationale, Emmanuel Macron et les siens ont ressorti un argument vieux comme le monde pour mettre les oppositions face Ă  leurs responsabilitĂ©s : la raison. Ainsi le prĂ©sident de la RĂ©publique entend-il faire croire aux Français qu’il n’est responsable de rien et ses opposants responsables de tout. Comprendre : si les bases d’un accord ou d’un compromis politique n’émergent pas pour assurer une forme de stabilitĂ© institutionnelle, c’est que les oppositions ne sont pas raisonnables. Ni mĂȘme animĂ©es par le « bon sens ». Ainsi Emmanuel Macron cessa-t-il de faire de la politique et invoqua-t-il la morale pour poursuivre son Ɠuvre. « Je suis sĂ»r qu’il y a des gens raisonnables sur les bancs de la gauche et de la droite », peut-on entendre chez les dĂ©putĂ©s macro nistes, les ministres et jusqu’à la premiĂšre ministre. Par « gens raisonnables », comprendre : des parlementaires d’opposition qui, comme par enchantement, finiraient par trouver des vertus aux rĂ©formes qu’ils ont toujours combattues. DrĂŽle de maniĂšre de penser et d’envisager la politique. En rĂ©alitĂ©, l’hĂŽte de l’ÉlysĂ©e considĂšre qu’il incarne une maniĂšre raisonnable de faire de la politique. Qu’entre deux radicalitĂ©s – LFI d’un cĂŽtĂ©, le RN de l’autre –, c’est la raison du centre, ou peut-ĂȘtre le centre de la raison, qui doit l’emporter. Oubliez les images de manifestants violentĂ©s, d’exi lĂ©s pourchassĂ©s, leurs tentes lacĂ©rĂ©es. Oubliez le mĂ©pris. Oubliez ceux qui ne sont rien. Oubliez ces fainĂ©ants qui ne traversent pas la rue. Oubliez tout ça. Soyez raisonnables !  pierre jacquemain

LE MOT POLITIQUE DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 95

QUELLES PLACES POUR LA DÉMOCRATIE ?

Points de convergence sociale, culturelle, commerciale et politique, les places urbaines sont-elles encore les lieux habitĂ©s d’une dĂ©mocratie vivante ?

Architecte, sociologue et philosophe : nos invités confrontent leur vision de la place publique.

propos recueillis par catherine tricot

Paris, place de la République. Carte postale (1880-1945)

ENTRETIEN

PAUL CHEMETOV

Architecte et urbaniste, a conçu et aménagé de nombreuses places, jardins et autres lieux publics.

Regards. JoĂ«lle Zask, alors qu’on s’interroge sur les conditions d’une dĂ©mocratie vivante, vous abordez ce sujet au travers du rĂŽle des places publiques, partout dans le monde et dans le temps, en mettant l’accent sur la matĂ©rialitĂ© des lieux. On pourrait s’y attendre de la part d’une architecte, moins de celle d’une philosophe


CORINNE

LUXEMBOURG

Sociologue, spĂ©cialiste du partage de l’espace public au travers des rapports de genre, de race et de classe.

JOËLLE ZASK. Il est vrai que la ques tion est rarement interrogĂ©e. Or les places peuvent ĂȘtre un des lieux de la dĂ©mocratie. Tous les rĂ©gimes politiques ont Ă©tĂ© dominĂ©s par des leaders charis matiques se posant la question de l’ar chitecture salutaire Ă  l’exercice de leur pouvoir. On n’interroge pas les places au prisme de la dĂ©mocratie : je n’ai ainsi jamais vu de grands dĂ©mocrates se po ser la question dĂ©mocratique en termes d’urbanisme ou d’architecture.

JOËLLE ZASK

philosophe, vient de publier Se réunir (éd. Premiers ParallÚles) à propos de mouvements tels que Nuit Debout et de la place comme lieu du débat démocratique.

PAUL CHEMETOV. Sur les places po sitives, favorables Ă  la dĂ©mocratie que cite JoĂ«lle Zask, il y a souvent des commerces en bordure, et le marchĂ© s’installe au milieu de ces espaces. L’agora athĂ©nienne mĂȘlait, sur son pourtour, commerces et temples. Des pratiques communes que ne tolĂšrent pas les places reprĂ©sentatives de tous ordres,

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faites sur injonction royale, dictatoriale, tsariste ou autre. Quels sont les lieux rĂ©els de la dĂ©mocratie en dehors de l’urne dans laquelle on met un bulle tin ? En soi, des places bien dessinĂ©es peuvent accueillir la pratique dĂ©mocra tique, mais je ne peux pas dire qu’elles soient consubstantielles Ă  la vie dĂ©mocratique. Il y a bien d’autres Ă©lĂ©ments Ă  prendre en compte pour donner vie Ă  une place dĂ©mocratique – en particulier la dimension, le dĂ©nivelĂ© qui permet Ă  tous de se voir. Je crois que le plus grand problĂšme des places est celui de l’échelle.

JOËLLE ZASK. Le problĂšme rĂ©side, selon moi, dans le fait que nous avons une vision spiritualiste et un peu Ă©thĂ©rĂ©e du citoyen. Il est vu comme quelqu’un s’occupant de relations interhumaines, de dĂ©bats, de discussions. Comme un ĂȘtre qui dĂ©bat sur une place publique – vidĂ©e de toutes sortes de choses lui permettant naturellement de jouir d’un espace qui serait consacrĂ© Ă  la parole.

CORINNE LUXEMBOURG. Pour moi, les grands dĂ©mocrates qui pensent les places sont les Ă©lus de communes et de collectivitĂ©s territoriales. Par exemple, Ă  Gennevilliers – oĂč j’ai menĂ© beaucoup de recherches –, de maire en maire a Ă©tĂ© transmise la volontĂ© de savoir comment les habitant(e)s pouvaient prendre

leur place dans la commune, et de faire avec elles et eux. Si on attend un grand dĂ©mocrate penseur de la place pu blique, est-ce qu’on ne reproduit pas un modĂšle totalitaire ?

PAUL CHEMETOV. JoĂ«lle Zask, vous critiquez les places qui sont des lieux d’esthĂ©tisation de la politique : Tia nanmen Ă  Beijing, la place Rouge Ă  Moscou. Vous mettez en cause la centralitĂ© du monument, par exemple sur la place de la RĂ©publique Ă  Paris. Pour vous, chaque individu devrait reprĂ©senter la centralitĂ© d’une place dĂ©mocratique. En ce sens, il n’y a qu’une seule place qui pourrait ĂȘtre dĂ©mocratique Ă  Paris, mais elle est cernĂ©e de grilles : le jardin du Luxembourg. On y voit des joueurs d’échecs et de pĂ©tanque, d’autres font

ENTRETIEN DEUXIEME SEMESTRE 2022 REGARDS 99
« Le dĂ©sir d’avenir s’est, en France, focalisĂ© sur l’individualitĂ© du pavillon pĂ©riurbain, et non sur l’urbanitĂ© de la ville et de ses espaces publics. »
Paul Chemetov

Jardin du Luxembourg, plan

naviguer des bateaux dans un bassin. Chose incroyable, on peut bouger les chaises, et tout cela permet de se rencontrer, mais hĂ©las pas de manifester, car les grilles enferment aussi les ci toyens. L’avantage reste que ces mĂȘmes grilles empĂȘchent les voitures de circu ler Ă  l’intĂ©rieur du jardin, et permettent donc un dĂ©ploiement sans contraintes des individus. La place publique, quand elle est partagĂ©e librement, permet de pratiquer la dĂ©mocratie.

CORINNE LUXEMBOURG. L’idĂ©e de parler de pratique dĂ©mocratique en Ă©vo quant les chaises que l’on bouge me plaĂźt bien. Cela fait vivre une place sans cesse renouvelĂ©e. Je me dis qu’une des

façons de penser la dĂ©mocratie est de le faire Ă  partir de nos corps. Or deux Ă©lĂ© ments disparaissent de l’espace public : les toilettes et les bancs. Deux choses essentielles Ă  un corps. On ne peut pas penser la prĂ©sence dans l’espace public si on ne rend pas possible, physique ment, cette prĂ©sence.

JoĂ«lle Zask Ă©crit que la place est un endroit oĂč l’on se croise, tous. Qui est lĂ©gitime Ă  ĂȘtre dans la place, Ă  prendre sa place, Ă  qui laisse-t-on de la place ?

CORINNE LUXEMBOURG. Il faut s’in terroger sur ce que les gens font sur une place. On voit trùs bien que les

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personnes qui habitent la place sont majoritairement des hommes : autour du platane ou de la partie de pĂ©tanque. Par exemple, la place de la RĂ©publique Ă  Paris est devenue trĂšs masculine depuis qu’on y a installĂ© tous les Ă©quipements d’un skatepark : ce sont des hommes jeunes qui vont faire du skate ou de la trottinette – l’espace est pensĂ© pour eux de façon quasi exclusive. Lorsqu’on est un homme, on peut plus facilement ĂȘtre dehors pour soi-mĂȘme, retrouver des amis, prendre un verre en terrasse. Alors que les femmes, lorsqu’elles sont dans la rue, s’occupent davantage du ravitail lement du foyer, ou s’occupent d’une tierce personne. Souvent, on est dans l’espace public pour quelqu’un d’autre, avec des diffĂ©rences selon le genre : les femmes circulent dans l’espace public pendant que les hommes y sont statiques. En vieillissant, les femmes dispa raissent de l’espace public : on voit plus d’hommes que de femmes ĂągĂ©es, alors mĂȘme qu’elles vivent plus longtemps. La vulnĂ©rabilitĂ© augmente lorsqu’on vieillit et, mĂ©caniquement, davantage pour les femmes. Mais elle se cumule aussi avec la question des revenus, les femmes ĂągĂ©es Ă©tant bien plus pauvres que les hommes ĂągĂ©s. Et lorsqu’on voit le prix pour s’attabler en terrasse, on comprend vite qu’elles n’y ont pas accĂšs. Quand on est une femme ĂągĂ©e et qu’on a, dans l’espace public, ni moyen de s’asseoir ni

de s’hydrater alors, trùs vite, le choix est fait de rester à la maison.

Par leur amĂ©nagement dĂ©lĂ©guĂ© aux jardiniers des villes, les rondspoints deviennent un des seuls endroits dans l’espace public qui ne proviennent pas de la commande publique. A contrario, sur les places, tout a Ă©tĂ© rĂ©flĂ©chi et commandĂ© Ă  l’avance. Peut-on imaginer un espace oĂč les gens Ă©laboreraient euxmĂȘmes leur lieu de vie, en donnant un peu plus de temps et de caractĂšre participatif Ă  la conception ?

CORINNE LUXEMBOURG. Si, localement, sont donnĂ©s les moyens du lais ser-faire aux habitants, alors peuvent Ă©merger des choses trĂšs intĂ©ressantes. Le problĂšme est que la volontĂ© politique se situe souvent du cĂŽtĂ© d’un fort contrĂŽle, d’une maĂźtrise du rĂ©sultat des ouvrages. On n’exploite donc que rare ment le potentiel crĂ©atif des habitants, et de tout ce qu’ils pourraient mener ensemble.

JOËLLE ZASK. Il faut aussi poser la question de la compĂ©tence. Par exemple, dans l’espace public, il y a des tagueurs : ont-ils le droit de tagger ou non ? Pour moi, le tag et le skate sont des aspirateurs d’espaces publics. Par ce genre de pratiques est niĂ©e la capa

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citĂ© de partager l’espace public et de le laisser ouvert Ă  une pluralitĂ© d’usages. Pour y rĂ©pondre, il est d’abord nĂ©cessaire de penser des dispositifs d’éduca tion. Dans les annĂ©es 1980, des travaux ont Ă©tĂ© menĂ©s sur les sondages partici patifs, pour promouvoir une dĂ©mocratie plus forte. On tirait au sort des citoyens afin de les former Ă  travailler sur ces questions, pour ensuite y participer.

CORINNE LUXEMBOURG. Le problĂšme est qu’on part du principe que les habitants ne savent pas, et donc qu’il faut les former. Mais Ă  quel moment sommes-nous formĂ©s par eux ? À quel moment acceptons-nous de l’ĂȘtre et de ne pas savoir mieux ? L’expertise des ha bitants existe mais, la plupart du temps, on ne la mobilise pas. Et ça, c’est Ă©minemment une question dĂ©mocratique.

PAUL CHEMETOV. Les habitants savent une infinitĂ© de choses sur ce qui est, sur leur vie quotidienne, ils ont des dĂ©sirs pour l’avenir, mais ce dĂ©sir d’avenir s’est, en France, focalisĂ© sur l’indivi dualitĂ© du pavillon pĂ©riurbain, et non sur l’urbanitĂ© de la ville et de ses espaces publics


JOËLLE ZASK. Parmi les habitants, cer tains ont des compĂ©tences et d’autres non. Il faut voir comment tous peuvent participer Ă  la vie citoyenne. Je vais

prendre l’exemple de la classe d’école : c’est un dispositif qui n’a clairement aucune vertu dĂ©mocratique. Pourtant, fabriquer un espace dĂ©mocratique Ă  partir de la classe d’école existante, cela n’a rien de trĂšs compliquĂ©. On pourrait observer les enfants, les consulter, voir quels sont leurs besoins physiques, s’il vaut mieux les rassembler ou les isoler, aborder la question du bruit, de la lu miĂšre
 plein d’élĂ©ments Ă  considĂ©rer pour crĂ©er une structure qui permette d’avoir son espace personnel et des es paces communs.

Une place propose une articulation avec la politique et la pratique du pouvoir – je viens m’exprimer devant vous – ou du contre-pouvoir – je viens manifester contre vous. Au-delĂ , que pourrait ĂȘtre une place qui conforte la dĂ©mocratie ?

JOËLLE ZASK. Il faut revenir Ă  la dĂ©fini tion originelle de la dĂ©mocratie. Certes, la dĂ©mocratie repose sur un ensemble d’institutions qui forment un rĂ©gime po litique. Il se trouve cependant, comme tous les fondateurs thĂ©oriques de la dĂ©mocratie l’ont dit, que ces formes dĂ©mocratiques reposent sur des mƓurs et des habitudes dĂ©mocratiques. Si vous les supprimez, la loi tombe. On le sait : nous sommes dans la Ve RĂ©publique, quatre sont tombĂ©es auparavant et

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celle-ci aussi pourrait trĂšs bien tomber. La dĂ©mocratie est un rĂ©gime fragile, s’il n’est pas sous-tendu par des habitudes dĂ©mocratiques : c’est ce que disent Jef ferson, Montesquieu, Tocqueville ou en core La BoĂ©tie.

Quelles sont ces habitudes dĂ©mocratiques ? D’aller faire son marchĂ© ensemble ?

JOËLLE ZASK. Pourquoi pas ? Le marchĂ© est un espace dĂ©mocratique – le marchĂ© au sens du lieu d’exposition des marchandises qui viennent du monde entier. Tout le monde s’y retrouve. C’est Ă  la fois le lieu de la subsistance, de l’émotion esthĂ©tique et du voyage. Par exemple, la sĂ©paration entre le fait de manger et de se rĂ©jouir esthĂ©tiquement est antidĂ©mocratique Ă  partir du moment oĂč on est sectionnĂ© en petits comparti ments qui ne se parlent pas entre eux : les hommes et les femmes, l’animalitĂ©, la spiritualitĂ©, la libertĂ©, la volontĂ©, l’entendement. Ces compartimentations, dĂ©jĂ , nous contraignent intĂ©rieurement et font de nous un espace autocratique : c’est ce que dit Platon lorsqu’il compare l’ñme – tripartite – Ă  un attelage ailĂ©. L’autogouvernement Ă  l’échelle d’un individu consiste alors Ă  mener dans une mĂȘme direction toutes les compo santes de notre bible psychique, sans que l’une domine l’autre. Comment

Corinne Luxembourg

gĂšre-t-on la multiplicitĂ© qui nous constitue ? Cela questionne les habitudes sur lesquelles reposent les lois dĂ©mocra tiques. AprĂšs, toutes sortes de vertus peuvent ĂȘtre mises en Ă©vidence. Il faut que les espaces soient accessibles Ă  toutes les catĂ©gories de la population, par exemple. Y compris aux arbres, aux plantes, Ă  la vĂ©gĂ©tation. Une place dĂ© mocratique est une place Ă©cologique. Les places doivent aussi ĂȘtre des jardins. Le problĂšme est notre maniĂšre de diviser ces espaces, de faire de la place un espace minĂ©ral et masculin. Quand, par exemple, le jardin public est un espace fĂ©minin oĂč l’on amĂšne les enfants.

« La volontĂ© politique se situe souvent du cĂŽtĂ© d’un fort contrĂŽle, d’une maĂźtrise du rĂ©sultat des ouvrages. On n’exploite donc que rarement le potentiel crĂ©atif des habitants. »
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Colonne de Juillet, sur la Place de la Bastille : [estampe] Benoist, Ph. Peintre

Joëlle Zask

JoĂ«lle Zask, Vous interrogez le rĂŽle de l’histoire dans la construction d’une place. L’image de la place de la RĂ©publique, c’est le discours de Charles de Gaulle demandant la ratification de la Ve RĂ©publique, puis celui de Jacques Chirac en 2002 quand il est Ă©lu face Ă  Jean-Marie Le Pen, et enfin ceux de Jean-Luc MĂ©lenchon pour ses campagnes prĂ©sidentielles. Tout le monde a rendez-vous place de la RĂ©publique, cette histoire en fait une place politique
 davantage, dĂ©sormais, que celles de la Bastille ou de la Nation.

JOËLLE ZASK. L’histoire est Ă©videm ment prĂ©sente. Pour amĂ©nager la place de la RĂ©publique, le baron Haussmann a

d’abord tout Ă©radiquĂ© : sept théùtres, un quartier, le diorama de Daguerre, la Fontaine aux lions de Nubie – un ouvrage hydraulique de RenĂ© Girard. Tout a Ă©tĂ© supprimĂ© et c’est dommage. Il aurait fal lu rĂ©habiliter toute cette histoire enfouie et, justement, lui redonner une place.

La mĂ©moire et l’histoire donnent lieu Ă  des conflits. Par exemple, les sculptures de Colbert sont l’objet de querelles sur de nombreuses places. Dire qu’une place est dĂ©mocratique lorsqu’elle est porteuse d’histoire, de mĂ©moire et de symboles pose le problĂšme des sujets qui sont loin de faire consensus. N’est-ce pas tant mieux ?

CORINNE LUXEMBOURG. En rĂ©ali tĂ©, ces questions qui se posent sur le choix des statues se retrouvent dĂšs que l’on fait de la patrimonialisation. On ac cepte la patrimonialisation du chĂąteau de Tartempion, moins celle d’un outil de production par exemple. Dans le mĂȘme temps, la patrimonialisation industrielle reste violente, car des gens qui y ont travaillĂ©, ou leurs enfants, sont toujours en vie et la violence des rapports de classe est toujours prĂ©sente. À partir du moment oĂč l’on crĂ©e de la symbolique dans l’espace public, on reconnaĂźt une histoire Ă  cet en droit
 et c’est souvent un passĂ© armĂ©.  recueillis par catherine tricot

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« Les places doivent aussi ĂȘtre des jardins. Le problĂšme est notre maniĂšre de diviser ces espaces, de faire de la place un espace minĂ©ral et masculin. »

EHPAD : LES PROFITS DE LA MALTRAITANCE

L’affaire Orpea a rĂ©vĂ©lĂ©, dĂ©but 2022, le coĂ»t de la course Ă  la rentabilité : la maltraitance des plus fragiles. Et si ce scandale n’était pas l’exception, mais la norme ? Reportage en Seine-Saint-Denis. reportage rĂ©alisĂ© par loĂŻc le clerc

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Orpea. Depuis la sortie du livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs, dĂ©but 2022, le nom du leader europĂ©en des maisons de retraite est associĂ© Ă  un scandale et ses dirigeants sont plongĂ©s dans une tourmente qu’ils n’auraient pas imaginĂ©e, se croyant protĂ©gĂ©s par une impunitĂ© que seule cette enquĂȘte a rompue. Car celle-ci a dĂ©voilĂ© un systĂšme de maltraitance tant envers les personnels soignants que les rĂ©sidents, au nom du seul profit. Et Orpea n’est que le plus gros poisson d’un ocĂ©an.

Sainte-Marthe, Ă  Bobigny en SeineSaint-Denis, est un Ehpad comme il en existe beaucoup en France. Avec son lot de souffrances ordinaires, malgrĂ© l’ex trĂȘme dĂ©vouement de ses personnels. L’établissement accueille quatre-vingtcinq rĂ©sidents, « des personnes pas forcĂ©ment trĂšs ĂągĂ©es, des profils psychiatriques qui n’ont nulle part oĂč aller, des ex-alcooliques », nous prĂ©cise-t-on – sous couvert d’anonymat, personne n’ayant souhaitĂ© tĂ©moigner ouverte ment, consĂ©quence directe de la pres sion managĂ©riale exercĂ©e sur chacun. L’Ehpad vit avec peu de moyens, mais avec une Ă©quipe soudĂ©e et solidaire qui s’y sentait plutĂŽt heureuse, il y a quelques mois encore. Tout se passait bien en effet Ă  Sainte-Marthe, propriĂ©tĂ© du groupe VYV, qui se veut Ă  but non

lucratif. Ou plutĂŽt, se voulait. Au prin temps 2021, une nouvelle direction s’installe au siĂšge VYV3 Île-de-France, avec Ă  sa tĂȘte un certain FrĂ©dĂ©ric Aiello. Des gens d’un autre monde, celui des grands groupes privĂ©s dont l’unique mo bile est de faire des profits et de les obtenir par un management coercitif. La premiĂšre fois que les employĂ©s les rencontreront, ce sera en 2022. Ils dĂ© barquent sans crier gare le 1er fĂ©vrier, exigent qu’on leur ouvre le bureau de la directrice de l’établissement et le fouillent de fond en comble. Celle-ci n’est pas au courant : on l’a juste infor mĂ©e, la veille, qu’elle Ă©tait mise Ă  l’écart. Certains se demandent qui sont ces intrus qui n’ont pas pris la peine de se prĂ©senter. « AprĂšs le scandale Orpea, ils nous ont dit qu’ils devaient faire un au dit, relate un employĂ©. Ils prĂ©tendaient que la directrice Ă©tait en vacances. On l’avait au tĂ©lĂ©phone et c’était totalement faux. Mais ça ne les gĂȘnait pas, ils niaient. »

« PERSONNE NE ME RÉPOND PLUS »

Les employĂ©es et employĂ©s, une trentaine, comprennent vite Ă  quelle sauce ils vont ĂȘtre mangĂ©s. Ils se voient im poser des rĂ©ductions budgĂ©taires, no tamment dans la cuisine et l’animation. La dĂ©sormais ex-directrice subit alors des pressions de plus en plus fortes.

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«

En septembre, on doit prĂ©senter notre budget prĂ©visionnel. En prĂ©parant ce budget, FrĂ©dĂ©ric Aiello nous donne ses directives : suppression d’un mi-temps, rĂ©duction du budget nourriture », explique-t-elle. « Or on a dĂ©jĂ  fait des Ă©conomies considĂ©rables, notamment en travaillant sur le gaspillage. Il m’impose des choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord. » Selon elle, ses tentatives de dialogue restent vaines : « J’essaye de lui en parler, mais il reste ferme sur ses dĂ©cisions. En parallĂšle, une partie de son salaire a Ă©tĂ© imputĂ©e Ă  notre budget. Il a aussi créé des postes inter mĂ©diaires entre lui et nous, des postes pour ses collĂšgues venus du mĂȘme groupe privĂ© commercial, payĂ©s par le budget des Ehpad. » Cette reprise en main a dĂ©jĂ  eu pour effet le licenciement d’un homme d’entretien employĂ© Ă  mi-temps – un des plus bas salaires de l’établissement – priĂ© de ne plus se prĂ©senter au 1er janvier 2022. VoilĂ  les autres employĂ©s, personnels de santĂ© ou non, et jusqu’à la directrice, contraints d’accomplir euxmĂȘmes ses tĂąches : sortir les poubelles, par exemple, ou gĂ©rer les livraisons pour les cuisines, les soins ou l’hĂ©bergement. L’ex-directrice n’en revient toujours pas : « FrĂ©dĂ©ric Aiello a dit alors : “S’il revient travailler, on envoie les flics.” Le pro blĂšme est que, comme pour tout, jamais il ne communique par Ă©crit. Il ne faut

pas laisser de traces
 AprĂšs relance de plusieurs mails et sms, il finira par se rĂ©tracter de cette idĂ©e. » « Ça devient vite trĂšs compliquĂ©, confie un soignant. Plusieurs salariĂ©s sont mis en arrĂȘt de travail, Ă  cause du harcĂšlement moral qu’ils subissent. » DĂ©but dĂ©cembre, l’établissement com mençait Ă  bouillir. Mi-janvier, l’ex-directrice est convoquĂ©e au siĂšge pour s’entendre dire qu’elle est « nulle », qu’elle ne sait pas tenir son Ă©tablissement, s’en tend notamment reprocher des manquements au niveau de l’hygiĂšne – on rappelle que l’employĂ© responsable du nettoyage a Ă©tĂ© licenciĂ© quelque temps auparavant. On lui fait Ă©galement com prendre que s’il y a une grĂšve, ce sera de sa faute, avec des consĂ©quences

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« AprĂšs le scandale Orpea, ils nous ont dit qu’ils devaient faire un audit. Ils prĂ©tendaient que la directrice Ă©tait en vacances. On l’avait au tĂ©lĂ©phone et c’était totalement faux. »
Un salarié

pour elle
 « C’est le feu. Tous les deux jours, j’alerte le siĂšge. Personne ne me rĂ©pond plus. »

« ILS GÈRENT TOUT

SUR DES FICHIERS EXCEL »

La nouvelle direction a dĂ» sentir le vent de colĂšre : le mi-temps est rĂ©intĂ©grĂ©, sous un autre contrat. En a-t-il seule ment un ? Car « la grosse problĂ©matique du groupe, c’est qu’ils ne font pas toujours des contrats, mĂȘme pour les CDI », explique une salariĂ©e. L’ex-di rectrice est prĂ©cipitĂ©e dans une procĂ© dure de licenciement pour faute grave. Sa faute ? Ne pas s’ĂȘtre « soumise » au nouveau management. « Ça ressemble Ă  des comportements de pervers narcissiques, bĂȘtes et mĂ©chants. Ils sont dans la surpuissance, ils ne calculent pas les ĂȘtres humains, ils gĂšrent tout sur des fichiers Excel », dĂ©plore une des anciennes employĂ©es. Mais rien ne les fait flĂ©chir, encore moins rĂ©flĂ©chir. « Leur politique managĂ©riale venue du privĂ© est violente et crĂ©e des traumas. Mais on a beau leur dire que vouloir faire des profits sur des salaires de merde, c’est irrationnel, rien n’y fait. » FrĂ©dĂ©ric Aiello ne semble pas comprendre les reproches qui lui sont adres sĂ©s. Au journal Le Parisien, il rĂ©torque : « Je ne crois pas qu’on fasse des bĂ© nĂ©fices sur le dos des rĂ©sidents quand on augmente le dĂ©ficit. (...) Nous avons

Une ancienne salariée

demandĂ© certains changements, no tamment de cuisiner davantage de plats maison, ce qui coĂ»te moins cher, mais est aussi meilleur pour les rĂ©sidents. » Depuis son bureau, loin de Sainte-Marthe, lui sait donc mieux que les travail leurs de l’établissement ce qui est bon pour les rĂ©sidents. Un ex-salariĂ© raconte comment il a vĂ©cu cette sĂ©quence : « FrĂ©dĂ©ric Aiello voulait nous licencier, Ă©videmment. Mais il n’y va pas de front. Ça passe par des mesures coercitives du type changement des mots de passe de nos messageries. » De toute façon, les responsables ne rĂ©pondent pas aux mails des employĂ©s. « Tous les jours, on demande des renforts, et on nous les refuse toujours. Les rĂ©sidents subissent le manque de personnel et

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« Leur politique managĂ©riale venue du privĂ© est violente et crĂ©e des traumas. Mais on a beau leur dire que vouloir faire des profits sur des salaires de merde, c’est irrationnel, rien n’y fait. »
Photo CC Glen Hodson

notre manque de temps. Il y a des jours oĂč le petit-dĂ©jeuner est servi Ă  9 h 30, oĂč on ne peut pas tous les doucher. »

« FAIRE TAIRE TOUTE PENSÉE DISSONANTE »

Le mal-ĂȘtre est encore plus profond dans cet Ehpad. « À cela vient s’ajou ter la violence naturelle dans le fait de voir des personnes seules, avec des problĂšmes de santĂ© physiques ou psychologiques », poursuit l’ancien employĂ©. « Nous travaillons avec ces per sonnes, avec la mort et la vie. Et nous le faisons parce que nous voulons nous dĂ©dier Ă  ça. Et lĂ , le management, qui oublie que nous ne sommes pas Ă  but lucratif, va encore plus loin dans cette violence, en nous imposant le chantage, le mensonge, la peur. Ils extirpent Ă  l’ĂȘtre humain sa nature pour en faire une bouche ouverte qui mange du fric continuellement. Nous pensons qu’ils essayent de nous aliĂ©ner, mais en fait eux le sont dĂ©jĂ . Ce sont les premiĂšres victimes du capitalisme. Le but de ces personnes-lĂ , c’est juste de faire taire toute pensĂ©e dissonante, de nous rendre dĂ©pendants de leurs ordres. » Personne ne comprend la « stratĂ©gie ». RĂ©duire les coĂ»ts, faire des bĂ©nĂ©fices, en rognant sur les salaires les plus faibles, en amoindrissant encore un peu plus la qualitĂ© de vie de personnes vulnĂ©rables ? Car s’en prendre aux person

nels a un impact direct sur les rĂ©sidents. « C’est un dĂ©nigrement des personnes qui travaillent et des rĂ©sidents qui ont besoin d’aide, reprend notre soignant. La prise en charge du rĂ©sident, ça n’est pas du tout leur prioritĂ©. » ArrivĂ© au bout de son contrat, il n’envisage mĂȘme pas de revenir aprĂšs son arrĂȘt maladie. L’envie n’y est plus. AprĂšs le licenciement de la directrice, les dĂ©missions s’accu mulent : la psy, la gouvernante, l’animatrice
 Reste un sentiment de culpabilitĂ© envers les rĂ©sidents. Mais comment les aider, comment prendre soin d’eux, si l’on est soi-mĂȘme en mal-ĂȘtre au tra vail ? ContactĂ© par Regards, le groupe VYV assure que « la situation au sein de l’Ehpad est aujourd’hui sereine, tant pour les salariĂ©s que pour les rĂ©sidents, qui retrouvent une Ă©quipe de direction stable », prĂ©cisant qu’« une nouvelle directrice prendra prochainement ses fonctions ». L’ancien salariĂ© de l’établissement ne s’en laisse pas conter. « On dirait que pour travailler en Ehpad, aujourd’hui, soit on cautionne en fermant les yeux, soit on claque la porte. Il faut rĂ©flĂ©chir Ă  ce qu’on veut pour les personnes ĂągĂ©es, pour nous demain et nos en fants aprĂšs-demain. Mais qui a dit que capitalisme est synonyme de travail de qualitĂ© ? », conclut-il. En attendant, les « fossoyeurs » continuent de creuser.  loĂŻc le clerc

DEUXIÈME SEMESTRE 2022 REGARDS 112 Photo CC Mile Modic

CÉLINE, MÊME PAS MORT !

Guerre, un inĂ©dit de Louis-Ferdinand CĂ©line qui nous parvient dans des circonstances abracadabran tesques aprĂšs sa rĂ©daction en 1934, est Ă  l’heure oĂč j’écris numĂ©ro un des ventes en librairies. Et CĂ©line devrait l’ĂȘtre Ă  nouveau lorsque paraĂźtra Londres, la suite de Guerre, en pleine rentrĂ©e littĂ©raire. La probabilitĂ© pour que j’écrive un jour ces phrases inouĂŻes Ă©tait quasi-nulle ; mais, comme si le passĂ© s’abolissait dans une courbe en Ă©ternel retour, nous voilĂ  ins tituĂ©s premiers critiques au monde d’un immense Ă©crivain mort en 1961. « La vie elle en a des trucs », comme il l’écrit, visionnaire, dans ce trĂšs court roman empli de gĂ©nie de la langue, de vilenies crasses, de mort et de sexe, et qui fait donc partie d’un ensemble de manuscrits que l’on pensait perdus Ă  jamais. Le grand prosateur antisĂ©mite (mais pas encore en 1934) les avait abandonnĂ©s dans son appartement parisien en 1944, avant de fuir au Danemark. Il a toujours affirmĂ© qu’on les lui avait volĂ©s, Ă©voquant une Ă©norme perte littĂ©raire. MĂȘme s’il s’en Ă©tait sĂ©parĂ©, il ne s’agissait donc pas de fonds de tiroir – ou plutĂŽt, vu la quantitĂ©, de fonds d’armoire. Il y a un an,

on apprenait que cette masse de docu ments (plusieurs milliers de pages), qui tient dans deux grandes valises, se trouvait depuis des annĂ©es entre les mains d’un critique de théùtre de LibĂ©, JeanPierre Thibaudat. Quel roman. Qui les lui a donnĂ©s ? « Secret des sources », se dĂ©fend-il en journaliste. En tout cas, il a respectĂ© la parole qu’il avait donnĂ©e Ă  on ne sait qui de conserver ce trĂ©sor littĂ© raire jusqu’à la mort de Lucette Almansor, veuve et unique hĂ©ritiĂšre de CĂ©line ; ce qui prendra un certain temps, celle-ci ne dĂ©cĂ©dant qu’en 2019, Ă  l’ñge prover bial de cent sept ans. La mort aussi, a ses trucs.

Et puis voilĂ  : mai 2022, Guerre paraĂźt chez Gallimard, dans la NRF qui se sera toujours mordu les doigts d’avoir laissĂ© filer Voyage au bout de la nuit en 1932. Faut-il ĂȘtre lourd ? Le livre surgit comme un beau diable dans un contexte de guerre en Europe, oĂč un pays parle d’en « dĂ©nazifier » un autre, oĂč l’on malaxe avec plus ou moins de complaisance l’idĂ©e d’une troisiĂšme guerre mondiale, et tant qu’à faire du vieux avec du neuf, nuclĂ©aire cette fois. D’un point de vue littĂ©raire, il paraĂźt aussi l’annĂ©e oĂč l’on commĂ©more le centenaire de la mort du

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LA CHRONIQUE D’ARNAUD VIVIANT

grand Autre littĂ©raire de CĂ©line : Marcel Proust. Le choc des titans peut recommencer. L’arc Ă©lectrique de la langue française, superbement Ă©crite, superbe ment parlĂ©e, reprend ses prĂ©rogatives dans le brouhaha communicationnel, la purge Ă©motive des Ă©moticĂŽnes, Netflix et les romans bas de gamme, cependant que la Russie combat, dit-elle, pour rĂ©cupĂ©rer des bouts russophones d’ellemĂȘme. Qui pense tout le bellicisme contenu dans ce que Jacques Lacan appelait lalangue ?

ÉROS ENCULE THANATOS

CĂ©line, justement. Guerre commence ainsi par une histoire d’oreille. Hemingway disait : « Un Ă©crivain sans oreille est comme un boxeur sans main gauche. » BlessĂ© en 1914 sur un champ de bataille oĂč il est laissĂ© pour mort, le marĂ©chal des logis et futur Ă©crivain Louis Destouches (le vrai nom de CĂ© line), celui qui Ă©crira dans Le Voyage : « On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilĂ  » , s’inquiĂšte pour son oreille interne de ro mancier : « Je me faisais presque peur Ă  m’écouter. Je pensais que j’allais rĂ© veiller la bataille tellement que je faisais du bruit dedans. » Quelques lignes en nemies plus loin, il rencontre un soldat anglais, blessĂ© lui aussi. « Ça me faisait du bien mĂȘme Ă  l’oreille de lui parler an glais. Il me semble que j’avais moins de

bruit. » Tout est lĂ . Les mots, la langue, le bruissement de la langue dira Barthes, contre le bruit du monde. Tout grand livre dĂ©finit la littĂ©rature. Ce qui frappe avant tout, c’est la moder nitĂ© du style. Ce livre de 1934 semble avoir Ă©tĂ© Ă©crit pour nous, pour notre impatience. Les spĂ©cialistes de l’écrivain parlent d’un « premier jet », mĂȘme si les manuscrits montrent dĂ©jĂ  nombre de corrections. Une chose est sĂ»re : CĂ©line n’a jamais Ă©crit comme ça, ni avant ni aprĂšs. Les fameux points de suspension qui sont comme les atomes de son style, les croches de sa musique, sont ici trĂšs peu prĂ©sents. Les phrases jaculatoires coulent comme du sang, giclent comme du sperme. Il y a beaucoup de sexe dans Guerre : sadisme, medical play, voyeu risme, nĂ©crophilie
 Éros encule Thanatos : « Je la regardais moi la vie, presque en train de me torturer. Quand elle me fera l’agonie pour de bon, je lui cracherai dans la gueule comme ça. Elle est tout con Ă  partir d’un certain moment, faut pas me bluffer, je la connais bien. Je l’ai vue. On se retrouvera. On a un compte ensemble. Je l’emmerde », Ă©crit CĂ©line mĂȘme pas mort, toujours vivant.

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
ARNAUD VIVIANT Louis-Ferdinand Céline, Guerre, éd. Gallimard / NRF, 189 pages, 19 euros.

SOA DE MUSE TOUT À LA

Drag-queen flamboyante Ă  la
texte pablo pillaud-vivien photos © jean ranobrac / france tv
scĂšne comme Ă  la ville, au cabaret comme Ă  la tĂ©lĂ©, Soa De Muse ne s’enferme dans aucune identitĂ© pour mieux en incarner plusieurs, sans jamais cesser d’ĂȘtre elle-et-lui-mĂȘme.
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PORTRAIT

Soa De Muse entre en scĂšne.

Il faudrait presque l’écrire en lettres majuscules : SOA DE MUSE ENTRE EN SCÈNE. Du haut de son mĂštre quatre-vingt-dix, juchĂ© sur des escarpins noirs Ă  paillettes, il regarde le public avec une dĂ©fiance hilare qui intrigue autant qu’elle fascine. À « La Bouche », un cabaret queer et underground sis porte de Champerret dans le nord du 17e arrondissement de Paris, elle impose, en reine des jours et des nuits, son rire tonitruant, sa prose acĂ©rĂ©e, sa danse fiĂ©vreuse et son chant mĂ©lusine.

AttifĂ© d’une perruque tressĂ©e blanc cassĂ©, les jambes doublement croisĂ©es façon Audrey Hepburn, Soa est remontĂ© pour fumer, Ă  l’entracte, quelques mĂštres au-dessus de la salle de spectacle. Elle n’a enlevĂ© ni son costume spectaculaire – un body panthĂšre dĂ©colletĂ© et des cuissardes en skaĂŻ – ni son maquillage Ă©tincelant – au sens propre : ses lĂšvres brillent, ses yeux brillent, ses pommettes brillent. Ses longs doigts enchĂąssent parfaitement une cigarette qui va Ă  sa bouche avec dextĂ©ritĂ©. Et Soa disserte alors autant qu’il chantera plus tard. Sur le monde, le prĂ©sent et l’amour. Dans l’ordre comme dans le dĂ©sordre. À trente-trois ans, son rire Ă  gorge dĂ© ployĂ©e l’affirme haut et fort : Soa est « fier »  et « fiĂšre » aussi : « Je n’ai aucune envie de me laisser enfermer dans la bi

naritĂ©, je suis universelle » [sans que l’on sache s’il l’écrit -el ou -elle]. MĂȘme plus : Soa rĂšgne sur les espaces physiques et sociaux qu’elle pĂ©nĂštre avec la douceur d’une Ă©pine de rose. C’est d’ailleurs ce qui fonde sa puissance irradiante et peu commune. S’il y a bien un point commun entre Soa De Muse sur scĂšne et Soa De Muse Ă  la table d’un cafĂ©, c’est son Ă©nergie communicative et curieuse de tout qui lui permet, en restant dĂ©calĂ©e et interrogative, de n’avoir peur de rien ni de personne. « Le menton en l’air, tout le temps. »

PERFORMANCE DE GENRE

Soa De Muse est une performance. Une performance artistique, d’abord : il est un ĂȘtre de chair, théùtral, parlant, chan tant et dansant sur une scĂšne, Ă©clairĂ© de mille feux multicolores comme il se doit dans tout cabaret digne de ce nom. Mais il est aussi une performance performa tive (on pourrait croire Ă  un plĂ©onasme, mais il n’en est rien) : par son discours, sa danse et son chant, par ses habits et son maquillage, son personnage de drag produit une rĂ©alitĂ© qui fonde son identi tĂ© solaire et plurielle. Comme le dirait la penseuse Susan Leigh Foster, elle performe chorĂ©graphiquement son genre. Mais lorsque Soa De Muse performe, est-ce qu’il est Soa ? Autrement dit : estce que cette rĂ©alitĂ© produite par Soa De Muse sur scĂšne diffĂšre de Soa De Muse

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qui dort, rit, mange, pisse ? Comme dans toute performance artistique de drag, sont bien sĂ»r interrogĂ©es la masculini tĂ© et la fĂ©minitĂ©. Classiquement, mais pas systĂ©matiquement, les drag-queens font des propositions spectaculaires d’hyperfĂ©minisation de leurs attitudes et de leurs actions, non pour tourner en ridicule une femme fantasmĂ©e et caricaturale, mais plutĂŽt pour se rĂ©approprier les fantasmes et les caricatures dont les femmes sont souvent les objets. De facto, elles se placent en critiques plus ou moins radicales du genre dominant et toxique masculin.

Seulement, cette tentative de dĂ©fini tion apparaĂźt quelque peu rĂ©ductrice par rapport Ă  la rĂ©alitĂ© de ce que sont aujourd’hui les drags en gĂ©nĂ©ral – et Soa en particulier. Comme le relevait l’intellectuelle amĂ©ricaine bell hooks, thĂ©oricienne du black feminism, dans certains univers, notamment ceux qui fondent nos reprĂ©sentations, « l’idĂ©e de la fĂ©minitĂ© est totalement personnifiĂ©e par la blanchitĂ© ». Or Soa est noire. Et, contrairement Ă  ce qui est prĂ©sentĂ© dans l’iconique film documentaire sur les drag balls new-yorkais Paris is Burning, le substrat imaginaire de ses per formances n’est pas Ă  chercher du cĂŽtĂ© de la femme blanche. Et pour cause. Tout comme Soa De Muse propose une transcendance des genres, licencieuse autant qu’acidulĂ©e, elle s’ancre aussi dans une rĂ©alitĂ© intersectionnelle. Ainsi reviennent souvent, dans son discours, les rĂ©fĂ©rences Ă  la Martinique dont ses parents sont originaires et oĂč elle a vĂ©cu Ă  la fin de son adolescence, et Ă  la ville populaire de Saint-Denis oĂč il rĂ©side aujourd’hui. Plus profond encore, c’est dans son art que se distille aussi cette multipli citĂ© des appartenances qui fondent son identitĂ© artistique et individuelle. Soa De Muse chante en crĂ©ole dans le film Pa norama rĂ©alisĂ© par les AmĂ©ricains Ge rard & Kelly. À genoux, en train de passer l’éponge sur le sol de la grande salle coupolĂ©e de la Bourse de commerce

déte
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Tout comme Soa De Muse propose une transcendance des genres, licencieuse autant qu’acidulĂ©e, elle s’ancre aussi dans une rĂ©alitĂ© intersectionnelle.

nue par la Fondation Pinault, son chant rĂ©sonne comme une rĂ©sistance contre la fresque raciste et coloniale qui orne encore aujourd’hui, une dizaine de mĂštres plus haut, les murs du bĂątiment.

C’EST ELLE, C’EST LUI

Aujourd’hui, Soa De Muse est aussi l’une des candidats (ou l’un des candidates) de « RuPaul’s Drag France », un tĂ©lĂ©crochet diffusĂ© sur France 2, dĂ©cli naison hexagonale d’une Ă©mission amĂ©ricaine qui consiste en un concours de drag-queens. Sans rien renier de qui il est ou d’oĂč elle vient, disant ce qu’il a Ă  dire quand elle veut le dire, Soa De Muse fait la dĂ©monstration que l’on peut ĂȘtre camp et populaire.

Le camp, c’est un terme anglais qui dĂ© finit, pour les historiens et les critiques culturels, un ensemble complexe de pratiques ritualisĂ©es, issues d’une posi tion marginalisĂ©e et stigmatisĂ©e, et qui contribuent Ă  dĂ©stabiliser et Ă  dĂ©natu raliser l’ordre social en en rĂ©vĂ©lant le caractĂšre artificiel, genrĂ©, classiste et racialisĂ©. DĂšs lors, on pourrait ĂȘtre ten tĂ© d’affirmer que participer Ă  des Ă©mis sions de tĂ©lĂ© mainstream exclut immĂ©diatement Soa De Muse de ce champ. Seulement, comme l’a aussi montrĂ© Susan Sontag, c’est avant tout une pra tique interprĂ©tative et une sensibilitĂ© qui cherche Ă  s’affranchir, par le rire et la dĂ©rision, du systĂšme dominant, hĂ©tĂ©rocentrĂ© et homophobe. C’est sur cette corde raide, entre cri tique de l’ordre dominant et acceptation des rĂšgles qui permettent de toucher un public sans cesse plus large, que Soa De Muse Ă©volue. Il est certain qu’entre la pression du presque million de tĂ©lĂ©s pectateurs de « RuPaul’s Drag Race » sur France 2 et les quelques dizaines d’habituĂ©s du cabaret La Bouche, il y a comme un grand Ă©cart. Mais Soa in vestit tous ces espaces avec une dĂ©contraction dĂ©concertante, sans jamais transiger avec la vĂ©ritĂ© qu’il porte de son rapport au monde. C’est ce qui fait sa grande force autant que sa fragilitĂ©. Contrairement Ă  certaines autres drags, Soa De Muse n’a pas de per

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Entre la pression du presque million de tĂ©lĂ©spectateurs de « RuPaul’s Drag Race » sur France 2 et les quelques dizaines d’habituĂ©s du cabaret La Bouche, il y a comme un grand Ă©cart.

Ou vice-versa.

sonnage diffĂ©renciĂ© de lui sur scĂšne, au sens d’une construction pour le show qui serait dĂ©corrĂ©lĂ©e de son iden titĂ©. Soa, c’est le prĂ©nom qu’elle s’est choisi Ă  quinze ans. Mais c’est aussi le nom qu’il porte sur scĂšne et en dehors de la scĂšne. C’est elle, c’est lui. Quand on l’écoute parler, on a l’impression que c’est en voulant se construire un personnage de scĂšne que Soa s’est construit elle-mĂȘme. Ou vice-versa. Mais il ne faut pas croire que ce se rait spĂ©cifique Ă  lui : les boulots d’une banquiĂšre, d’un journaliste, d’une professeure ou d’un caissier contribuent tout autant Ă  forger leurs identitĂ©s res pectives que Soa quand il s’invente sur scĂšne. D’ailleurs, il ne voit pas de dif fĂ©rences entre « la scĂšne » et la « vraie vie » : tout cela s’entremĂȘle dĂ©licieuse

ment et s’enrichit mutuellement, sans discontinuitĂ©. On pose souvent la question Ă  Soa de savoir qui se cache derriĂšre son personnage – sans que cela ne l’agace le moins du monde. Mais il rĂ©pond placide, quoiqu’amusĂ© : « Rien d’autre que moi », sachant trĂšs bien que c’est dĂ©jĂ  Ă©norme. Car c’est lĂ  un des autres traits caractĂ©ristiques des drags que Soa embrasse parfaitement : la dĂ© mesure, non pas de son ambition, mais de sa capacitĂ© Ă  affirmer toutes les vĂ©ritĂ©s du monde et Ă  en faire des vĂ©ritĂ©s pour tout le monde. C’est d’ailleurs l’une des puissances par excellence des ar tistes, qui transparaĂźt particuliĂšrement chez Soa De Muse : rendre sensibles et rĂ©elles des propositions que l’on n’aurait jamais imaginĂ©es possibles – ou mĂȘme imaginĂ©es tout court. Au nom du « toute licence en art » d’AndrĂ© Breton, les artistes comme Soa rĂ©alisent l’impossible.

S’AFFRANCHIR PAR L’EXCÈS

C’est lĂ  qu’il faut aller chercher les origines de l’admiration que suscitent les drags : dans leur capacitĂ© si Ă©lĂ©gam ment fardĂ©e Ă  s’affranchir, par le rire et le beau, le trop et l’’incroyable, des limites de l’attendu voire du convenu. C’est cela qui permet Ă  Soa De Muse de ne pas se cacher derriĂšre son petit doigt lorsqu’il s’agit de sortir du cadre dans lequel on l’attend. Et cela combien parce qu’elle excelle en matiĂšre

On a l’impression que c’est en voulant se construire un personnage de scĂšne que Soa s’est construit elle-mĂȘme.
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Si elle est bien lĂ  oĂč elle est, c’est-Ă -dire en haut de l’affiche en ce moment, c’est parce qu’il sait que cela lui permettra de tenir la porte qu’elle a ouverte Ă  ses amies et amis.

« d’ordureries » [des propos orduriers, mais version moulures au plafond]. Ha bilement, il entremĂȘle les styles dans ses prises de parole. Ainsi, au dĂźner de gala pour le Sidaction dont le dress code voulait que les femmes portent des « robes cocktail » et les hommes des « costumes sombres », voilĂ  Soa De Muse qui harangue la foule prĂ©sente, habillĂ©e divinement d’un simple string Ă  collier (oui oui) et d’une longue robe de chambre en tulle complĂštement transparente : « Y en a qui viennent du 93 ?

Personne ? Bah tu m’étonnes : allez manger vos morts ! » Forte de ces contrastes et de ces rup tures mis Ă  littĂ©ralement Ă  nu, Soa De Muse est un artiste. Elle le revendique haut et fort. Il refuse d’ĂȘtre un simple « placement de produit ». « Être drag, participer Ă  “RuPaul’s Drag Race France”, ça me permet surtout d’utiliser des plateformes [pas les chaussures, quoique] pour montrer quel artiste je suis. » Surtout, Soa a le sens de « la famille », au sens de communautĂ© d’ar tistes drags : si elle est bien lĂ  oĂč elle est, c’est-Ă -dire en haut de l’affiche en ce moment, c’est parce qu’il sait que cela lui permettra de tenir la porte qu’elle a ouverte Ă  ses amies et amis pour qu’ils et elles s’y engouffrent. Car il ne veut pas profiter seule du moment de cĂ©lĂ©britĂ© qu’elle savoure avec l’émission : ĂȘtre drag, c’est certes ĂȘtre bitchy avec ses copines, mais c’est aussi et surtout ap partenir Ă  un collectif soudĂ© et autogĂ©rĂ©, qui a pour objectif de pervertir jusqu’à la lie les normes de notre sociĂ©tĂ© bour geoisement endormie. Une chose est certaine : demain, Soa De Muse sera peut-ĂȘtre prĂ©sidente de la RĂ©publique, envoyĂ©e sur la Lune, vendeur de smoothies ou juste un truc en plumes. Mais plus probablement en core, elle sera tout cela Ă  la fois.  pablo pillaud-vivien

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« RIEN NE SERAIT PERDU, SI
 »

Pierre Bourdieu n’est pas mort : les travaux du sociologue nourrissent encore la pensĂ©e critique et ses propos conservent toute leur force Ă  notre Ă©poque. Thierry Discepolo, directeur des Éditions Agone, l’a fait parler pour Regards.

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thierry discepolo. Depuis quarante ans, l’alternance de gouvernements de « gauche » et de droite semble avoir installĂ©, chez les « Ă©lites » politiques et Ă©conomiques, une forme de consensus qu’accomplit la politique menĂ©e par Emmanuel Macron. Partagez-vous cette observation ? pierre bourdieu. Les politiques que nous avons vues Ă  l’Ɠuvre prĂ©sentent une continuitĂ© remarquable. AmorcĂ© dans les annĂ©es 1970, au moment oĂč commençait Ă  s’imposer la vision nĂ©o libĂ©rale enseignĂ©e Ă  Sciences Po, le processus de retrait de l’État s’est, en suite, affirmĂ© de plus belle. En se ralliant, vers 1983-1984, au culte de l’entreprise privĂ©e et du profit, les dirigeants socialistes ont orchestrĂ© un profond changement de la mentalitĂ© collective qui a conduit au triomphe gĂ©nĂ©ralisĂ© du marketing. MĂȘme la culture est contami nĂ©e. En politique, le recours permanent au sondage sert Ă  fonder une forme des plus perverses de dĂ©magogie. Une partie des intellectuels s’est prĂȘtĂ©e Ă  cette conversion collective – qui n’a que trop bien rĂ©ussi, au moins parmi les di rigeants et dans les milieux privilĂ©giĂ©s.

Le mouvement des Gilets jaunes puis l’engouement « populaire » pour Éric Zemmour se sont traduits chez nos Ă©lites libĂ©rales par une vision des petites classes moyennes et po-

pulaires en racistes, rĂ©actionnaires et homophobes. À cette dĂ©fiance, les laissĂ©s-pour-compte de la Startup Nation rĂ©pondent par une critique de l’État social, accusĂ© de servir les « immigrĂ©s ». Qu’évoque pour vous ce divorce social ? C’est l’exemple par excellence de ces « dĂ©shĂ©ritĂ©s relatifs » que, dans les colo nies, on appelait les « pauvres Blancs », tous ceux qui, persuadĂ©s d’ĂȘtre membres d’une Ă©lite, celle des ayants droit vĂ©ritables, exclusifs, revendiquent le monopole de l’accĂšs aux avantages Ă©conomiques et sociaux associĂ©s Ă  leur qualitĂ© de « nationaux », contre les « immigrĂ©s ». On peut lire, dans La MisĂšre du monde, des tĂ©moignages pathĂ©tiques de petits agriculteurs, de petits com merçants qui s’indignent du traitement accordĂ© aux immigrĂ©s – dont ils n’ont aucune expĂ©rience directe – et, plus largement, Ă  ceux qui bĂ©nĂ©ficient, indĂ» ment Ă  leurs yeux, de l’aide de l’État : dĂ© linquants, prisonniers, etc. MĂȘme si elles s’habillent de raisons en apparence plus rationnelles, les critiques de l’État-provi dence doivent sans doute leur succĂšs au fait qu’elles s’enracinent souvent dans des pulsions ou des reprĂ©sentations de cette sorte. OĂč sont passĂ©es les forces capables de contrecarrer les dĂ©lires xĂ©nophobes auxquels cĂšdent ceux qui sont plus directement affrontĂ©s aux « Ă©trangers », soit dans la concur

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rence pour le travail, soit dans la coha bitation ? Il y a bien sĂ»r les mouvements antiracistes, mais ils touchent surtout les gĂ©nĂ©rations fortement scolarisĂ©es. Que sont devenus les principes interna tionalistes de l’ancienne Ă©ducation poli tique ou syndicale ? L’effondrement des idĂ©aux civiques de solidaritĂ© a laissĂ© le champ libre aux Ă©goĂŻsmes triomphants qu’encourage l’absence de tout mes sage politique capable de proposer des raisons de vivre autres que la rĂ©ussite personnelle, mesurĂ©e en salaire ou en Sicav monĂ©taires.

Des commentateurs pressĂ©s (et intĂ©ressĂ©s) ont comparĂ©, en termes de « populisme », la candidature du journaliste Éric Zemmour aux prĂ©sidentielles de mai dernier Ă  celle de l’humoriste Coluche au printemps 1981. Cette comparaison est-elle fondĂ©e ? La candidature de Coluche Ă  la prĂ© sidence de la RĂ©publique a Ă©tĂ© d’em blĂ©e condamnĂ©e par la quasi-totalitĂ© des professionnels de la politique sous le chef de « poujadisme ». Pourtant, on chercherait en vain dans la thĂ©matique du comique parisien la moindre trace des topiques que recense l’étude classique de Stanley Hoffmann : nationa lisme, anti-intellectualisme, anti-parisia nisme, xĂ©nophobie raciste et fascisante, exaltation des classes moyennes, moralisme, etc. Et l’on peine Ă  comprendre

comment des « observateurs avertis » ont pu confondre le « candidat des minoritĂ©s », de tous ceux « qui ne comptent pas pour les hommes politiques », les « pĂ©dĂ©s, apprentis, Noirs, Arabes », etc., avec le dĂ©fenseur des petits commer çants en lutte contre « les mĂ©tĂšques » et « la mafia apatride de trafiquants et de pĂ©dĂ©rastes ». La part des personnes interrogĂ©es qui, Ă  dĂ©faut d’une candi dature de Coluche, voteraient pour la droite est faible (tout particuliĂšrement parmi les ouvriers) et c’est surtout vers le PS que se reporteraient les voix (la part de ceux qui choisiraient l’absten tion Ă©tant bien sĂ»r trĂšs forte dans toutes les catĂ©gories).

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« OĂč sont passĂ©es les forces capables de contrecarrer les dĂ©lires xĂ©nophobes auxquels cĂšdent ceux qui sont plus directement affrontĂ©s aux â€œĂ©trangers” ? »

Comment analysez-vous le traitement du « peuple » par les professionnels de la politique, qui cachent mal ce que le journaliste américain Thomas Frank a appelé une « haine de la démocratie » ?1

Il me semble trĂšs important de porter l’analyse sur les formes du racisme qui sont sans doute les plus subtiles, les plus mĂ©connaissables, donc les plus ra rement dĂ©noncĂ©es, peut-ĂȘtre parce que les dĂ©nonciateurs ordinaires du racisme possĂšdent certaines des propriĂ©tĂ©s qui inclinent Ă  cette forme de racisme. Je pense au racisme de l’intelligence. Le racisme de l’intelligence est un racisme de classe dominante qui se distingue par une foule de propriĂ©tĂ©s de ce qu’on dĂ©signe habituellement comme racisme, c’est-Ă -dire le racisme petit-bourgeois qui est l’objectif central de la plupart des critiques classiques du racisme. Le ra cisme de l’intelligence est propre Ă  une classe dominante dont la reproduction dĂ©pend, pour une part, de la transmission du capital culturel, capital hĂ©ritĂ© qui a pour propriĂ©tĂ© d’ĂȘtre un capital incor porĂ©, donc apparemment naturel, innĂ©. Le racisme de l’intelligence est ce par quoi les dominants visent Ă  produire une « thĂ©odicĂ©e de leur propre privilĂšge »,

1. Je pense Ă  sa BrĂšve histoire de la haine du peuple et de la peur de la dĂ©mocratie, des annĂ©es 1890 Ă  nos jours, publiĂ© l’an dernier sous le titre Le Populisme, voilĂ  l’ennemi ! (Ă©d. Agone).

comme dit Weber, c’est-Ă -dire une justi fication de l’ordre social qu’ils dominent. Il est ce qui fait que les dominants se sentent d’une essence supĂ©rieure. Tout racisme est un essentialisme et le ra cisme de l’intelligence est la forme de sociodicĂ©e caractĂ©ristique d’une classe dominante dont le pouvoir repose en partie sur la possession de titres qui, comme les titres scolaires, sont censĂ©s ĂȘtre des garanties d’intelligence et qui ont pris la place, dans beaucoup de sociĂ©tĂ©s, et pour l’accĂšs mĂȘme aux posi tions de pouvoir Ă©conomique, des titres anciens comme les titres de propriĂ©tĂ© et les titres de noblesse.

BientĂŽt quarante ans aprĂšs les Propositions pour l’enseignement de l’avenir, dit « Rapport Bourdieu-Gros », dĂ©livrĂ©es par le CollĂšge de France au prĂ©sident François Mitterrand, oĂč Ă©tait notamment rĂ©clamĂ©e une « autonomie des universitĂ©s », on a l’impression que les rĂ©formes Ă  l’Ɠuvre depuis le dĂ©but des annĂ©es 2000 en constituent comme la dystopie, en promouvant tout un personnel moins chercheurs que chefs d’entreprise et savants qu’administratifs2. Êtes-vous d’accord avec cette vision nĂ©gative ?

2. C’est d’ailleurs le portrait de cette population que donnent les sociologues JoĂ«l Laillier et Christian Topalov dans leur Anatomie d’une rĂ©forme (20042020) Ă  paraĂźtre en septembre prochain sous le titre Gouverner la science aux Ă©ditions Agone.

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Les apparatchiks scientifico-universi taires ont instaurĂ© le rĂšgne de la mĂ©diocritĂ© sur la mĂ©diocritĂ© par la mĂ©diocritĂ©. Ils se cooptent, se connaissent et se reconnaissent. Ils ont une bonne conscience extraordinaire et une aver sion viscĂ©rale de la compĂ©tence et de l’éminence. En fait, c’est toute leur petite personne qui entre dans leurs ju gements et leurs prĂ©fĂ©rences : ils n’ont pas d’ego, mais ils choisissent leurs alter ego. Incarnation de l’academica me diocritas, ils pensent qu’ils sont mieux placĂ©s pour dĂ©finir les fins de la re cherche que les chercheurs dont ils ont une vision pessimiste et qu’ils mettent en concurrence. Ils sont convaincus qu’ils sont Ă  mĂȘme de les inciter Ă  tra vailler avec les armes qui sont les leurs, la subvention et « l’appel d’offres », habillĂ©s de justifications technocratico-scientifiques. Ils ne sont jamais aus si heureux que lorsqu’ils peuvent por ter des jugements « scientifiques » sur des entreprises intellectuelles, et tout spĂ©cialement celles qui les dĂ©passent intellectuellement. Ils rĂȘvent d’une re cherche sans chercheurs, directement gĂ©rĂ©e par les administrateurs scientifiques. Et ce rĂȘve n’est pas loin de se rĂ©aliser : les vrais chercheurs sont ex clus par le langage qu’ils affectionnent (« enveloppe », « rĂ©gulation »), par les faux objets sĂ©rieux des vastes projets technocratiques. Ainsi se crĂ©e un uni

vers oĂč se discute et se dĂ©cide la re cherche et d’oĂč sont absents les vrais chercheurs ; un univers habitĂ© par des gens qui vont de « prĂ©sidence » en « prĂ© sidence », de « bureau » en « bureau » et ont rĂ©ellement les moyens d’orienter la recherche ou, Ă  tout le moins, les conditions matĂ©rielles et techniques de sa rĂ©alisation.

Ce diagnostic porte sur la recherche, mais que comment voyez-vous les rĂ©formes de l’enseignement ?

On parle dĂ©sormais ouvertement de « marchandisation de l’éducation », et mĂȘme de « marchĂ© de l’éducation ». Il est vrai que l’éducation est un marchĂ© trĂšs juteux, qui intĂ©resse doublement l’éco nomie. Les entreprises comme marchĂ© de main-d’Ɠuvre, le lieu oĂč l’on produira la main-d’Ɠuvre docile. Mais l’éducation est aussi un marchĂ© oĂč vendre des pro duits pour former cette main-d’Ɠuvre –en particulier des programmes informa tiques, des didacticiels, des machines Ă  apprendre, des ordinateurs
 C’est lĂ  que les professeurs devraient se rĂ©veil ler, car ce qui est en question, c’est la liquidation du professeur. J’ai suffisamment critiquĂ© le professeur Ă  l’ancienne pour n’ĂȘtre pas suspect de complicitĂ© avec l’archaĂŻsme pĂ©dagogique. Cette marchandisation de l’éducation menace le professeur du secondaire, comme de l’enseignement supĂ©rieur, en le rĂ©dui

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sant Ă  un rĂŽle d’assistant de programmes d’apprentissage. Il devient une sorte de personnel d’éducation d’accompagnement
 Je n’ai rien contre, par exemple, le fait d’élaborer des systĂšmes experts pour enseigner les mathĂ©matiques. Mais cette Ă©conomie de l’éducation vise en fait Ă  substituer peu Ă  peu Ă  la pĂ©dagogie traditionnelle pouvant utiliser des instruments pĂ©dagogiques techniques une pĂ©dagogie mettant les pĂ©dagogues au service d’instruments techniques –ce qui constitue un changement trĂšs important. Ce n’est pas seulement une marchandisation des instruments pĂ© dagogiques, c’est aussi une liquidation de tous les obstacles qui font que l’acte pĂ©dagogique n’est pas une simple marchandise. C’est faire en sorte que n’importe quel professeur de n’importe quelle universitĂ© de n’importe quel pays soit substituable Ă  n’importe quel autre, substituable par un autre professeur ou par une machine.

Nous voici Ă  nouveau sous les feux d’une mobilisation sondagiĂšre, dans laquelle la chefferie mĂ©diatique ne cache ni ses prĂ©fĂ©rences, ni ses aversions. Et oĂč le vieux jeu de l’instrumentalisation de l’extrĂȘme droite au service du cercle de la raison centriste se double d’une diabolisation de la gauche « extrĂȘme ». Aux mĂȘmes causes, les mĂȘmes effets ?

Devant le triste spectacle de nos mĂ©di castres politico-mĂ©diatiques, la dĂ©rision ne suffit pas. La rĂ©ponse « nouvelle » qu’ils prĂ©tendent apporter Ă  la fascisa tion d’une partie de la classe politique et de la sociĂ©tĂ© française est Ă  leur image, superficielle. Ils restreignent le cercle des questions gĂȘnantes au vade-mecum habituel du futur candidat Ă  la prochaine Ă©lection : comment prĂ©parer les lĂ©gislatives en cas de nouvelle dissolution ? À quel nouveau parti vaut-il mieux adhĂ©rer ? Comment rallier les voix du centre en dĂ©shĂ©rence ? etc. C’est cette conception de la politique qui est depuis plusieurs annĂ©es l’alliĂ©e la plus sĂ»re du Front national : instrumentale et cynique, plus attentive aux intĂ©rĂȘts des Ă©lus qu’aux problĂšmes des Ă©lecteurs, elle n’attend de solution que de la manipulation des rĂšgles du jeu Ă©lectoral et mĂ©diatique. Les vraies questions sont d’une tout autre ampleur : pourquoi tant de suffrages pour les organisations qui se veulent ou se disent hors du jeu politique ? Pourquoi une partie de la droite en perdition prĂ©fĂšre-t-elle se radicali ser ? Avec sa tentation extrĂ©miste, la droite rejoue une partie dĂ©jĂ  perdue par le centre et la droite allemande au dĂ©but des annĂ©es 1930 sous la RĂ©publique de Weimar. L’État impotent suscite l’in diffĂ©rence massive des Ă©lecteurs pour la RĂ©publique : il est clair qu’on ne va pas voter pour rĂ©partir des prĂ©bendes, Ă©touf

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fer des scandales, vendre des services publics au plus offrant, s’en remettre Ă  des bureaucraties inamovibles et inaccessibles, nationales et internationales. En implosant, la droite française re tourne aux origines troubles du rĂ©gime qu’elle a fondĂ©. Quand les conservateurs ne savent plus quoi conserver, ils sont prĂȘts Ă  toutes les rĂ©volutions conservatrices. La persistance du suc cĂšs Ă©lectoral d’un parti comme le Front national, dont le programme appliquĂ© ferait la ruine de ses Ă©lecteurs les plus dĂ©munis, n’exprime souvent rien d’autre que l’aversion Ă  l’égard d’un personnel politique obstinĂ©ment sourd et aveugle au dĂ©sarroi des classes populaires.

MalgrĂ© les promesses du gouvernement Macron, imposĂ©es par la pandĂ©mie, d’une revalorisation des mĂ©tiers et des services mĂ©dicaux, on doit bien constater qu’il ne s’agit que d’effets d’annonce dans une longue histoire de la destruction du systĂšme de santé 

Les politiques Ă©conomiques nĂ©olibĂ© rales qui sont imposĂ©es, au nom de la science Ă©conomique, Ă  tout l’univers, n’ont rien d’universel. Elles ne sont que l’universalisation des prĂ©supposĂ©s Ă©thico-politiques d’une tradition histo rique particuliĂšre, celle des États-Unis. De la mise en Ɠuvre de cette « philosophie » dĂ©coule un certain nombre de consĂ©quences directes pour le systĂšme de santĂ©. Faute d’un minimum de ra tionalitĂ© collective, le systĂšme de soins amĂ©ricains est un des plus dĂ©pensiers du monde alors qu’il ne couvre pas les besoins Ă©lĂ©mentaires d’une fraction im portante de la population. L’État social dĂ©pense plus pour la santĂ© des riches que pour la santĂ© des pauvres et les progrĂšs technologiques en matiĂšre de santĂ© profitent Ă  une frange riche. Les politiques nĂ©olibĂ©rales tendent Ă  affaiblir considĂ©rablement le systĂšme de santĂ© au moment mĂȘme oĂč elles contribuent Ă  accroĂźtre considĂ©rablement les charges sociales qui lui sont assignĂ©es. Cette nouvelle ligne – de moins en moins de moyens pour des maux de plus en plus

DEUXIEME SEMESTRE 2022 REGARDS 132
« La question est de savoir si ceux qui anticipent Ă  partir de leur savoir scientifique les consĂ©quences funestes d’une politique peuvent et doivent rester silencieux. Ou s’il n’y a pas lĂ  une sorte de nonassistance Ă  personnes en danger. »

grands – devrait apparaĂźtre dans toute son absurditĂ© si l’on n’avait l’arriĂšre-pensĂ©e qu’une partie de la population souffrante aura les moyens de s’assurer les meilleurs services de santĂ© et si l’on n’acceptait, en une matiĂšre comme la santĂ©, l’instauration d’une rupture radicale de la solidaritĂ©.

Ces politiques visent-elles un effondrement plus global des systÚmes de solidarité et de protection sociales ?

Parmi les effets les plus funestes du nĂ©olibĂ©ralisme, il faut prendre en compte le fait qu’il contribue trĂšs puissamment Ă  affaiblir le modĂšle solidariste. On introduit la sanction du marchĂ© et du com merce dans le domaine de la santĂ© au moment mĂȘme oĂč on attaque les dĂ©fenses collectives, comme les syndicats ou les mutuelles, que les plus dĂ©munis pouvaient opposer, en ce domaine, Ă  la loi du marchĂ©. Le sociologue n’a pas be soin, ici, de prendre la pose du prophĂšte pour annoncer l’avenir qui attend les plus dĂ©munis. Il lui suffit de donner Ă  voir ce qui se passe partout oĂč la politique qui se met en place aujourd’hui dans les pays europĂ©ens les mieux dotĂ©s de systĂšmes de dĂ©fense collectifs a dĂ©jĂ  fait son Ɠuvre, comme les États-Unis, et surtout les pays d’AmĂ©rique latine les plus touchĂ©s par la nouvelle politique, tel le BrĂ©sil, avec une mĂ©decine Ă  deux

vitesses, l’accroissement dramatique de l’écart entre les hĂŽpitaux publics et les cliniques privĂ©es, etc. Si tout le monde s’attaquait Ă  la tĂąche de rendre sensibles les consĂ©quences en matiĂšre de santĂ© (mais aussi de culture, d’éducation, etc.) de cette politique dont on nous chante chaque jour les vertus et la nĂ©cessitĂ© ; si les mĂ©decins les premiers, qui ne sont pas tous et toujours les plus lucides sur ce point, mais aussi tous ceux qui ont la parole dans les mĂ©dias, Ă  commencer par les journalistes, qui pĂšchent surtout par ignorance, par indiffĂ©rence ou par conformisme, se donnaient le mot pour dire ce qu’on dĂ©couvrira bientĂŽt, mais quand il sera trop tard, et que la plupart de ceux qui parlent ne veulent pas vrai ment, rien ne serait perdu et nous pour rions peut-ĂȘtre sauver un systĂšme de santĂ© vraiment universel.

On constate un repli sur leurs carriĂšres acadĂ©miques des chercheurs dĂ©positaires d’une connaissance fondĂ©e du monde social, y compris chez les sociologues et politistes qui se rĂ©clament de votre hĂ©ritage. Or ce recul laisse toute la place aux intellectuels mĂ©diatiques qui diffusent l’ordre dominant au service des dominants, et il laisse dĂ©munis celles et ceux qui en ont le plus besoin. Peuton parler d’une nouvelle « trahison des clercs » ?

INTERVIEW POSTHUME
DEUXIEME SEMESTRE 2022 REGARDS 133

La question est de savoir si ceux qui anticipent Ă  partir de leur savoir scientifique les consĂ©quences funestes d’une politique peuvent et doivent rester silen cieux. Ou s’il n’y a pas lĂ  une sorte de non-assistance Ă  personnes en danger. S’il est vrai que la planĂšte est menacĂ©e de calamitĂ©s graves, ceux qui croient savoir Ă  l’avance ces calamitĂ©s n’ontils pas un devoir de sortir de la rĂ©serve que s’imposent traditionnellement les savants ? Il y a dans la tĂȘte de la plupart des gens cultivĂ©s, surtout en science sociale, une dichotomie qui me paraĂźt tout Ă  fait funeste : la dichotomie entre scholarship et commitment – entre ceux qui se consacrent au travail scientifique, qui est fait selon des mĂ©thodes savantes Ă  l’intention d’autres savants, et ceux qui s’engagent et portent au-dehors leur savoir. L’opposition est artificielle et, en fait, il faut ĂȘtre un savant autonome qui travaille selon les rĂšgles du scholarship pour pouvoir produire un savoir engagĂ©, c’est-Ă -dire un scholarship with com mitment. Il faut, pour ĂȘtre un vrai savant engagĂ©, lĂ©gitimement engagĂ©, engager un savoir. Et ce savoir ne s’acquiert que dans le travail savant, soumis aux rĂšgles de la communautĂ© savante. Autrement dit, il faut faire sauter un certain nombre d’oppositions qui sont dans nos tĂȘtes et qui sont des maniĂšres d’autoriser des dĂ©missions : Ă  commencer par celle du savant qui se replie dans sa tour d’ivoire.

Le savant trouve dans cette tour d’ivoire un peu trop de confort intellectuel ?

La dichotomie entre scholarship et com mitment rassure le chercheur dans sa bonne conscience car il reçoit l’appro bation de la communautĂ© scientifique. C’est comme si les savants se croyaient doublement savants parce qu’ils ne font rien de leur science. Cette rĂ©serve, cette fuite dans la puretĂ© a des consĂ©quences sociales trĂšs graves. Des gens payĂ©s par l’État pour faire de la recherche de vraient garder soigneusement les rĂ©sul tats de leurs recherches pour leurs col lĂšgues ? Il est tout Ă  fait fondamental de donner la prioritĂ© de ce qu’on croit ĂȘtre une dĂ©couverte Ă  la critique des collĂš gues, mais pourquoi leur rĂ©server le sa voir collectivement acquis et contrĂŽlĂ© ? Il me semble que le chercheur n’a pas le choix aujourd’hui : s’il a la conviction, par exemple, qu’il y a une corrĂ©lation entre les politiques nĂ©olibĂ©rales et les taux de dĂ©linquance, et tous les signes de ce que Durkheim aurait appelĂ© « l’anomie », comment pourrait-il ne pas le dire ? Non seulement il n’y a pas Ă  le lui reprocher, mais on devrait l’en fĂ©liciter.  propos recueillis par thierry discepolo

Toutes les réponses de Pierre Bourdieu sont extraites de Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique, (éd. Agone, 2022).

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