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CHRONIQUE D’ARNAUD VIVIANT

CÉLINE, MÊME PAS MORT !

Guerre, un inédit de Louis-Ferdinand Céline qui nous parvient dans des circonstances abracadabrantesques après sa rédaction en 1934, est à l’heure où j’écris numéro un des ventes en librairies. Et Céline devrait l’être à nouveau lorsque paraîtra Londres, la suite de Guerre, en pleine rentrée littéraire. La probabilité pour que j’écrive un jour ces phrases inouïes était quasi-nulle; mais, comme si le passé s’abolissait dans une courbe en éternel retour, nous voilà institués premiers critiques au monde d’un immense écrivain mort en 1961. «La vie elle en a des trucs», comme il l’écrit, visionnaire, dans ce très court roman empli de génie de la langue, de vilenies crasses, de mort et de sexe, et qui fait donc partie d’un ensemble de manuscrits que l’on pensait perdus à jamais. Le grand prosateur antisémite (mais pas encore en 1934) les avait abandonnés dans son appartement parisien en 1944, avant de fuir au Danemark. Il a toujours affirmé qu’on les lui avait volés, évoquant une énorme perte littéraire. Même s’il s’en était séparé, il ne s’agissait donc pas de fonds de tiroir – ou plutôt, vu la quantité, de fonds d’armoire. Il y a un an, on apprenait que cette masse de documents (plusieurs milliers de pages), qui tient dans deux grandes valises, se trouvait depuis des années entre les mains d’un critique de théâtre de Libé, JeanPierre Thibaudat. Quel roman. Qui les lui a donnés? «Secret des sources», se défend-il en journaliste. En tout cas, il a respecté la parole qu’il avait donnée à on ne sait qui de conserver ce trésor littéraire jusqu’à la mort de Lucette Almansor, veuve et unique héritière de Céline; ce qui prendra un certain temps, celle-ci ne décédant qu’en 2019, à l’âge proverbial de cent sept ans. La mort aussi, a ses trucs. Et puis voilà: mai 2022, Guerre paraît chez Gallimard, dans la NRF qui se sera toujours mordu les doigts d’avoir laissé filer Voyage au bout de la nuit en 1932. Faut-il être lourd? Le livre surgit comme un beau diable dans un contexte de guerre en Europe, où un pays parle d’en «dénazifier» un autre, où l’on malaxe avec plus ou moins de complaisance l’idée d’une troisième guerre mondiale, et tant qu’à faire du vieux avec du neuf, nucléaire cette fois. D’un point de vue littéraire, il paraît aussi l’année où l’on commémore le centenaire de la mort du

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grand Autre littéraire de Céline: Marcel Proust. Le choc des titans peut recommencer. L’arc électrique de la langue française, superbement écrite, superbement parlée, reprend ses prérogatives dans le brouhaha communicationnel, la purge émotive des émoticônes, Netflix et les romans bas de gamme, cependant que la Russie combat, dit-elle, pour récupérer des bouts russophones d’ellemême. Qui pense tout le bellicisme contenu dans ce que Jacques Lacan appelait lalangue ?

ÉROS ENCULE THANATOS Céline, justement. Guerre commence ainsi par une histoire d’oreille. Hemingway disait: «Un écrivain sans oreille est comme un boxeur sans main gauche.» Blessé en 1914 sur un champ de bataille où il est laissé pour mort, le maréchal des logis et futur écrivain Louis Destouches (le vrai nom de Céline), celui qui écrira dans Le Voyage: «On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà» , s’inquiète pour son oreille interne de romancier: «Je me faisais presque peur à m’écouter. Je pensais que j’allais réveiller la bataille tellement que je faisais du bruit dedans.» Quelques lignes ennemies plus loin, il rencontre un soldat anglais, blessé lui aussi. «Ça me faisait du bien même à l’oreille de lui parler anglais. Il me semble que j’avais moins de bruit.» Tout est là. Les mots, la langue, le bruissement de la langue dira Barthes, contre le bruit du monde. Tout grand livre définit la littérature. Ce qui frappe avant tout, c’est la modernité du style. Ce livre de 1934 semble avoir été écrit pour nous, pour notre impatience. Les spécialistes de l’écrivain parlent d’un «premier jet», même si les manuscrits montrent déjà nombre de corrections. Une chose est sûre: Céline n’a jamais écrit comme ça, ni avant ni après. Les fameux points de suspension qui sont comme les atomes de son style, les croches de sa musique, sont ici très peu présents. Les phrases jaculatoires coulent comme du sang, giclent comme du sperme. Il y a beaucoup de sexe dans Guerre: sadisme, medical play, voyeurisme, nécrophilie… Éros encule Thanatos: «Je la regardais moi la vie, presque en train de me torturer. Quand elle me fera l’agonie pour de bon, je lui cracherai dans la gueule comme ça. Elle est tout con à partir d’un certain moment, faut pas me bluffer, je la connais bien. Je l’ai vue. On se retrouvera. On a un compte ensemble. Je l’emmerde», écrit Céline même pas mort, toujours vivant.

 ARNAUD VIVIANT

Louis-Ferdinand Céline, Guerre, éd. Gallimard / NRF, 189 pages, 19 euros.