E-mensuel Regards février 2023

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RÉFORME DES RETRAITES TRAVAILLER PLUS, VIVRE MOINS

5 EUROS E-MENSUEL
FÉVRIER -

Les Éditions Regards

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Administration et abonnements : redaction@regards.fr

Directeur de la publication : Roger Martelli

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Prix au numéro : 5 euros

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SOMMAIRE FÉVRIER RÉFORME DES RETRAITES : TRAVAILLER PLUS, VIVRE MOINS

CECI EST UNE CONTRE-RÉFORME

◆ « On est mort » : la Macronie découvre qu’elle est minoritaire à l’Assemblée

◆ Légitimité de la rue, du parlement, du gouvernement : mais qui décide ?

◆ Réforme des retraites : pédagogie

◆ Contre-réforme des retraites : Élisabeth Borne ment…

◆ Retraites : souvent gouvernement varie et fol est qui s’y fie

◆ Mme Borne va présenter la réforme des retraites

#PASSIONARCHIVES. MACRON 1ER AVAIT DÉJÀ TENTÉ LE COUP…

◆ Pourquoi la réforme des retraites n’est pas juste

◆ La réforme des retraites, fidèle au Conseil national de la Résistance ? Voilà pourquoi c’est faux

◆ Non, Ambroise Croizat n’est pas compatible avec le macronisme

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CECI EST UNE CONTRERÉFORME

« Toujours préférer l’hypothèse de la connerie à celle du complot. La connerie est courante. Le complot exige un esprit rare. »

Et si la réforme des retraites ne passait même pas l’épreuve du vote parlementaire ? C’est le scénario qui se dessine, petit à petit, dans tous les esprits. Et pour cause : l’exécutif ne dispose que d’une majorité relative à l’Assemblée nationale, et peine rien qu’à l’exercice du rassemblement de ses propres troupes… Figurez-vous : sept députés de la majorité ont déjà indiqué qu’ils voteraient contre la réforme ! Pour un vote qui va se jouer à une ou deux voix, ça n’est pas rien. Comme un échauffement, ce 31 janvier, en commission de la défense nationale et des forces armées. Les députés examinent les « dispositions relatives aux personnels militaires » du projet de réforme des retraites. Et quand vient l’heure de voter, alors

que le président Renaissance Thomas Gassilloud compte les « pour », sa collègue Corinne Vignon réalise ce qu’il est en train de se passer : la majorité est mise en minorité avec seulement 13 « pour ». Et de lâcher ce commentaire : « Ah bah d’accord. On est mort. » Puis, voyant les 22 députés lever la main pour voter « contre », elle continue : « Intelligent, c’est intelligent. » C’est finalement sous les applaudissements et les bravos que la Macronie constate son impuissance. Un sourire figé aux lèvres.

AVEUGLES OU AUTRUCHES ?

Une telle crédulité a de quoi interroger : pensent-ils réellement que la réforme va passer au prétexte qu’ils sont au pouvoir ? Sincèrement, ne voient-ils pas la déconfiture arriver ? De la même façon qu’Élisabeth Borne pense que les millions de manifestants n’expriment que des « interrogations » et des « doutes » quant à sa réforme – et non un rejet pur et simple. De la

même façon que la Première ministre affirme que « la majorité sera unie » au moment du vote ultime – là où ça craque de partout. Pourtant, il y a des indices de lucidité qui ne trompent pas. Comme le fait que le ministre du Travail, Olivier Dussopt, laisse échapper, au soir de la plus importante manifestation depuis 2010, l’idée d’un retrait de la réforme. Il y a aussi les rumeurs de dissolution de l’Assemblée, répandue par Emmanuel Macron, qui mettent les députés de son camp sous pression : « On se casse le cul tous les jours pour défendre un projet impopulaire et voilà comment on est remercié », peste l’un d’eux.

Reste toujours le bouton nucléaire du 49.3, mais un certain Gérald Darmanin espère bien pouvoir le garder sous le coude pour sa loi sur l’immigration… car d’ici à l’été, le gouvernement ne peut plus l’utiliser qu’une seule fois. Ça sent le gaz à tous les étages !

 loïc le clerc

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Éblouis par leur orgueil, les Macronistes n’ont pas encore choisi la couleur du mur sur lequel ils vont s’écraser.
« On est mort » : la Macronie découvre qu’elle est minoritaire à l’Assemblée

Avec la mobilisation annoncée ce jeudi 19 janvier contre la réforme des retraites du gouvernement Borne, voilà la France replongée dans une période d’agitation sociale, faites de mouvements de grèves et de manifestations de rues.

Au gouvernement – et dans quelques rédactions –, on affirme la légitimité d’un Président élu, même si les mots d’Emmanuel Macron au soir de sa réélection semblent bien vite oubliés : « Nombre de nos compatriotes ont voté ce jour pour moi, non pour soutenir les idées que je porte, mais pour faire barrage à l’extrême droite. Et je veux ici leur dire que j’ai conscience que ce vote m’oblige pour les années à venir ». Propos légers qui n’engagent que ceux qui y croient ? Ou plus sûrement affirmation d’un homme persuadé en cet instant que les Français lui donneront une confortable majorité à l’Assemblée nationale comme en 2017. La suite le prouva que non.

FAIBLESSE DE LA LÉGITIMITÉ DE LA PREMIÈRE MINISTRE

L’article 20 de la constitution stipule : « Le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation ». Oui mais voilà, si le président de la République est bien un élu du suffrage universel, tel n’est pas le cas de la Première ministre et de son gouvernement qui, eux, sont nommés.

Or, force est de constater que le gouvernement Borne souffre d’un péché originel, celui de ne pas avoir reçu la confiance de l’Assemblée nationale. Ne disposant pas de majorité au Parlement, la Première ministre n’a pas été en capacité de solliciter cette confiance, c’est au demeurant une interprétation assez contestable de l’article 49-1 de la Constitution qui indique que « le Premier ministre, après délibération du conseil des ministres, engage devant l’Assemblée nationale la responsabilité du Gouvernement sur son programme ou éventuellement sur une déclaration de politique générale ». On peut

donc « engager » la responsabilité du gouvernement, sans vote, voilà une constitution bien souple, à la limite du contorsionnisme.

Voilà donc un gouvernement qui, à aucun moment, n’a été adoubé, même indirectement par le suffrage des électeurs. Que la motion de censure déposée par la Nupes n’ait obtenu que 146 voix le 12 juillet ne change rien à l’affaire. Qu’il n’y ait pas de majorité contre Élisabeth Borne n’invalide pas le fait qu’elle n’a pas de majorité en sa faveur non plus. Un esprit taquin pourrait même rappeler les résultats du premier tour des élections législatives qui a placé en tête la Nupes avec 26,16% des voix devant Ensemble à 25,80%. Dans un pays fonctionnant à la proportionnelle, le Président aurait donc dû nommer, au moins dans un premier temps, un Premier ministre issu de la Nupes.

C’est un point de fragilité qui sape la légitimité du gouvernement Borne, dès lors qu’une opposition forte s’élève contre l’une de ses proposi-

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Légitimité de la rue, du parlement, du gouvernement : mais qui décide ?
Éblouis par leur orgueil, les Macronistes n’ont pas encore choisi la couleur du mur sur lequel ils vont s’écraser.

tions législatives. C’est à l’évidence ce qui se passe avec la réforme des retraites telle qu’elle est proposée.

SOUVERAINETÉ INALIÉNABLE OU SOUVERAINETÉ DÉLÉGUÉE

Pour souligner le droit inaliénable à la résistance, il est parfois fait appel à la constitution de 1793 et son fameux article 35 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». Les partisans de l’ordre arguent en général que cette constitution ne fait pas partie de notre corpus institutionnel, contrairement à la déclaration de 1789, ce qui est vrai mais assez faible sur le fond. En revanche que ceux-là même qui l’avaient faite adopter l’ait immédiatement mise sous le boisseau au profit d’un régime d’exception est plus ennuyeux : « Le gouvernement provisoire de la France sera révolutionnaire jusqu’à la paix » [1].

des droits de l’homme et du citoyen porte en elle les éléments de résistance dans son article 2 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression ». Résistance à l’oppression, en particulier à l’oppression exercée par un pouvoir exécutif toujours pressé de s’émanciper de la vox populi, les mots sont lâchés. Les rédacteurs de 1789 s’inspirent ainsi du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau : « À l’instant que le gouvernement usurpe la souveraineté, le pacte social est rompu, et tous les simples citoyens, rentrés de droit dans leur liberté naturelle, sont forcés mais non pas obligés d’obéir ». Car, et c’est le nœud du problème, la souveraineté ne s’aliène pas, elle ne se délègue pas [2]. Un député n’est pas dépositaire de la volonté populaire de ces électeurs pour cinq ans, a fortiori de ceux qui n’ont pas voté pour lui. Dès lors subsiste une contradiction insoluble, l’expression de la sou-

veraineté populaire n’est possible ni par l’exercice direct du peuple assemblé (48,7 millions d’électeurs, c’est une très grosse agora) ni par la délégation de sa propre souveraineté par essence impossible. Pour citer à nouveau le Jean-Jacques Rousseau du Contrat social, les députés qui ne sont pas les représentants du peuple mais ses « commissaires », « ne peuvent rien conclure définitivement ».

La citoyenneté n’est pas un bref hoquet exerçable tous les cinq ans, pour Ernest Renan, « l’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours ». C’est donc le rapport de force, social et politique, tel qu’il va se construire dans les jours et les semaines à venir qui permettra de trancher l’avenir de cette réforme.

 guillaume liégard

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À bien des égards la Déclaration
[1] Décision de la Convention du 10 Octobre 1793. [2] Sur cette question de la souveraineté, voir L’Esprit de la Révolution française d’Olivier Bétourné, aux éditions du Seuil.
FÉVRIER 2023 | Regards | 8 Réforme des retraites : pédagogie

Contre-réforme des retraites : Élisabeth Borne ment…

… et tout le monde s’en fout.

Dans la Macronie, tout le monde sait que, si alambiquée que soit la formule, c’est un gros bobard. Le candidat Macron mentait, le Président Macron ment... aucun justification – politique, économique ou financière – de la réforme des retraites ne tient la route. Sans cohérence, sans logique, l’exécutif et sa majorité parlementaire contorsionnent la réalité pour faire entrer des ronds dans des carrés. Plus c’est gros, plus ça passe. Il suffisait d’écouter la Première ministre Élisabeth Borne le 14 janvier au micro de France Inter...

Élisabeth Borne : « Ce qui est à la clé, c’est : est-ce qu’on veut sauver ou non notre système par répartition ? »

Il est très clair : la réforme « rétablit » l’équilibre financier jusqu’en 2030 en prenant jusqu’à 17 milliards dans cinq ans à 5 millions de travailleurs et de travailleuses nés entre 1961 et 1966. Soit la réforme des retraites la plus brutale jamais effectuée, comme le souligne l’économiste Michaël Zemmour.

Mais pour la suite on reste dans le noir. Elle fait quoi la « trajectoire après

réforme » ? Le gouvernement n’en dit rien. Soulignons cependant que les courbes en rose et en rouge avec un déficit progressivement bien supérieur à 17 milliards, correspondent à la pire des hypothèse retenue par le Conseil d’orientation des retraites : celle où l’État réduit au maximum son financement des retraites de la fonction publique et où l’emploi et les salaires de ses agents restent durablement en berne.

En réalité, comme le souligne Mathieu Cocq, responsable du pôle économique de la CGT : « Tous les cinq ans on vous expliquera qu’il faut travailler plus, plus longtemps, que c’est «vital» pour les retraites ».

Élisabeth Borne : « Les 20% de Français les plus modestes sont ceux auxquels on demande le moins de travailler plus longtemps ».

En réalité, c’est en haut de l’échelle que ça frappera le moins dur. C’est ce qu’explique le journal Le Monde du 14 janvier : « Au bureau exécutif du parti présidentiel, Renaissance, Bruno Le Maire et Olivier Dussopt ont exposé, lundi 9 janvier, le projet gouvernemen-

tal devant une trentaine de participants, avant un apéritif convivial et ses conversations plus relâchées. «Cette réforme est bonne pour notre électorat», s’accordent trois responsables de la majorité. Comprendre : indolore pour les cadres, les retraités et le patronat. Le ministre du travail en donne une illustration, malgré lui, le lendemain. Chargé du service après-vente de la réforme, Olivier Dussopt répond sur BFM-TV à des Français, dont un cadre quadragénaire ayant commencé à travailler à 25 ans, qui touchera une retraite pleine à 66 ans. «Ça ne changera rien à votre situation», assure le ministre. Soucieux de précision, il ajoute que l’intéressé subit aujourd’hui une «grosse décote» s’il prend sa retraite à 62 ans, avant d’avoir cotisé ses quarante-trois annuités. «Demain, vante-t-il, […] vous pourrez partir à 64 ans, mais il y aura une décote moins importante» ».

Le très officiel Institut des politiques publiques a recherché quelles catégories seront les plus touchées par le relèvement de l’âge minimal légal. Le chercheur Patrick Aubert ne remet pas en cause le fait que les cadres et les

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catégories les plus favorisées seront moins pénalisées. Selon lui, ce seront les catégories des ouvriers, des employés qualifiés et des professions intermédiaires qui seront les plus pénalisées en termes de recul de l’âge et de baisse de la durée de la retraite.

Enfin, selon l’étude effectuée, « l’âge de départ à la retraite ne sera pas modifié pour une partie importante des assurés les plus modestes, soit parce que ces assurés conserveront la possibilité de partir à la retraite à 62 ans au titre de l’inaptitude et de l’invalidité, soit parce qu’ils devaient déjà, de toute façon, attendre 67 ans pour partir au taux plein. »

Sauf que le diable est dans les détails et, si ces assurés seraient relativement moins pénalisés côté âge, ils le seraient beaucoup plus côté montant des pensions qui sont déjà faibles : « Si elles ne sont pas touchées par la réforme en terme d’âge, explique Patrick Aubert, les personnes invalides et inaptes et les personnes à carrière incomplète seront en revanche, pour

une partie d’entre elles, touchées en terme de montant de pension ». Celuici est en effet, lorsque la carrière est incomplète, calculé au prorata de la durée validée par rapport à la durée de référence. Et le chercheur souligne même que le relèvement de l’âge minimal à 64 ans combiné à une hausse plus rapide de la durée requise est sans doute le plus pénalisant pour les personnes à carrière incomplète des premières générations touchées par la réforme. Mais Élisabeth Borne n’en a bien entendu rien dit. C’est ce qu’on appelle un mensonge par omission.

Élisabeth Borne : « Nous avons été attentifs aux situations particulières des personnes qui ont des carrières longues, pénibles ou hachées. Notre projet sera plus juste envers eux. L’effort que nous demandons à ces travailleurs sera moins important que pour l’ensemble des Français ».

1. Pour les petites retraites, les règles actuelles du système de retraite pénalisent déjà les carrières incomplètes – « hachées », en langue de Première

ministre. La retraite de base est calculée sur la base des 25 meilleures années de cotisations au prorata de la durée de cotisation aggravé par des décotes de 1,25% par trimestre manquant. Il faut attendre 67 ans pour pouvoir liquider sa retraite sans décote.

Le projet du gouvernement ne repousse pas cet âge. C’est ce qu’il appelle demander un effort moindre. Mais le report de l’âge ne va pas augmenter la durée de cotisations de toutes les « carrières hachées ». La pénalisation des carrières hachées risque même d’être amplifiée, puisque la barrière des carrières complètes va rapidement passer de 42 à 43 ans. En réalité, souligne Michael Zemmour, « la réforme aurait un bilan social très lourd : elle prolongerait tout aussi «mécaniquement» la situation de précarité des seniors qui sont déjà hors de l’emploi à l’âge de liquider leur retraite, et cette situation est très inégalement répartie : en 2019, à 61 ans, un quart des employés et un tiers des ouvriers n’étaient ainsi ni en emploi ni en retraite. À partir des

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travaux de la Drees et de la Dares, on peut estimer le coût social du décalage de l’âge minimum de la retraite à 64 ans : une hausse de l’ordre de 100.000 du nombre d’allocataires de minima sociaux, 120.000 pensions d’invalidité supplémentaires, auxquels il faudrait ajouter la hausse du nombre de chômeurs indemnisés (de l’ordre de 80.000, hors effet de la nouvelle réforme) et de personnes sans emploi mais n’ayant droit à aucune prestation spécifique. Le tout représenterait de l’ordre de 300.000 personnes de plus maintenues dans le sas de précarité entre emploi et retraite ».

2. Le mécanisme de carrière longue permet actuellement un départ à 60 ans pour les personnes ayant démarré leur carrière avant 20 ans (cnq trimestres de cotisations à cet âge) et pouvant justifier d’une carrière complète. Le projet du gouvernement consiste à maintenir cet âge de départ pour les personnes ayant démarré leur carrière avant 18 ans et qui sont de moins en moins nombreuses y compris parme les non diplômés… Et à

maintenir le report de deux ans pour les personnes ayant démarré entre 18 et 20 ans. Cela se conjuguerait avec une durée de cotisation maximale de 44 années soit un an de plus que les 43 ans qui sont censés devenir la règle générale.

3. Pour la prise en compte de la pénibilité, les changements seront en fait cosmétiques par rapport à un dispositif réduit à peau de chagrin en 2017 par Emmanuel Macron lui-même… Et confiés à une médecine du travail qui n’en peut mais.

Élisabeth Borne : « Nous devons redonner toute leur place aux seniors en entreprise […] L’index présenté dans notre projet permettra d’évaluer les pratiques des entreprises ». Cet index « s’inspire de l’index de l’égalité femmes-hommes en entreprise ». « Il n’y a pas d’obligation légale sur la part des seniors que vous avez dans l’entreprise, donc c’est compliqué de voir comment ça peut donner lieu à des sanctions […] On peut jouer peut-être sur les cotisations. Je ne suis pas en

train de vous dire qu’on a épuisé la question de l’emploi des seniors. Je demande aux employeurs, aux entreprises, de se saisir de ce sujet. »

Un tel niveau d’enfumage vaut aveu que le gouvernement ne fera rien pour prendre à bras le corps la question réelle du travail des seniors. Pas question de bras de fer avec le patronat là-dessus comme sur le reste. Au contraire, la Première ministre est déjà prête à lui donner de nouvelles exonérations de cotisations sociales… qui creuseront les déficits des caisses de retraites sans augmenter vraiment l’emploi des seniors. C’est ce qu’on appelle l’effet d’aubaine.  bernard marx

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Mardi 10 janvier, au terme d’un long monologue social et après une exigeante concertation avec elle-même, la Première ministre a présenté la réforme des retraites du gouvernement. Au-delà des principales mesures annoncées, deux aspects du discours méritent attention : toutes les économies réalisées par ses réformes seront destinées à pérenniser le système des retraites ; le nécessaire travail de pédagogie pour engager la bataille de l’opinion.

Sur ce second point, le gouvernement est en passe de réaliser une forme d’union nationale… contre lui. Selon un sondage IFOP pour le JDD, paru dans l’édition du dimanche 15 janvier, 68% des Français sont hostiles à la nouvelle réforme des retraites – ils ne sont même que 29% à soutenir le recul de 62 à 64 ans de l’âge légal de départ à la retraite.

Dans les dernières semaines, Élisabeth

Borne a privilégié la recherche d’une majorité parlementaire plutôt qu’une

majorité dans le pays. Si l’accord avec Éric Ciotti a bel et bien été scellé, le front LR semble se fissurer. Treize des 62 élus LR ont d’ores et déjà annoncé qu’ils voteraient « non » en l’état de la réforme. C’est le cas notamment d’Aurélien Pradié, candidat malheureux à la présidence des Républicains, par opposition à tout allongement de l’âge de départ à la retraite au profit d’autres solutions. À l’extérieur du groupe, Xavier Bertrand, président de la région Hauts-de-France, a dénoncé « une réforme pour les gens qui vont bien ».

Plus inquiétant encore pour le gouvernement, seuls 51% des sympathisants LR se déclarent favorables au texte, une donnée susceptible d’élargir la fronde chez certains députés.

Ajoutons que pour un économiste comme Philippe Aghion, qui peut difficilement passer pour le porteparole de la CGT ou de LFI, cette réforme « revient à opérer un transfert

de revenus des catégories les moins favorisées, à espérance de vie plus faible, vers les couches les plus aisées ». Pas exactement la définition d’un « progrès social » pourtant annoncé par la Première ministre.

La réforme, c’est pour les retraites… ou pas

Élisabeth Borne l’a indiqué dès le début de son intervention du 10 janvier : « Nous proposons un projet qui finance exclusivement nos retraites. Chaque euro cotisé servira à financer nos retraites. » Un beau spectacle, bien répété, qui ne doit pas faire oublier que souvent gouvernement varie et fol est qui s’y fie. Si le ministre de l’Économie Bruno Le Maire martelait à son tour le 10 janvier que « chaque euro économisé ira aux caisses de retraites et uniquement aux caisses de retraites », le même avait un tout autre discours au mois de septembre devant les micros de France Inter : « Il faut bien financer nos hôpitaux, nos collèges, nos lycées,

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Retraites : souvent gouvernement varie et fol est qui s’y fie
À la question « Pourquoi faut-il réformer les retraites », la Macronie a bien du mal à donner une réponse cohérente. Et ils s’étonnent que les Français n’en veulent pas de leur réforme...

nos universités, et c’est la réforme des retraites qui permettra de garantir ce financement ».

Peu avant le premier tour des élections législatives, le représentant de la majorité présidentielle, Olivier Véran, déclarait quant à lui : « Oui, réformer les retraites est nécessaire. Nécessaire pour financer davantage de services publics ». Dans un intéressant document gouvernemental publié en juillet 2022, et sobrement intitulé « Programme de Stabilité », on peut ainsi lire page 16 de l’étude : « Sur la période 20232027, le gouvernement s’est fixé pour objectif le retour à des comptes publics normalisés une fois la crise sanitaire passée : le déficit public reviendrait sous le seuil de 3% à l’horizon 2027, grâce à un ajustement structurel de 0,3 point de PIB par an à compter de 2024 ». Puis au paragraphe suivant : « Ces différentes mesures pourront être mises en oeuvre tout en garantissant la soutenabilité

de nos finances publiques via une maîtrise de la dépense publique sur tous les sous-secteurs (+0,6% en volume hors urgence et relance en moyenne sur la période 2023-2027). Une réforme des retraites, comme le président de la République s’y est engagé au cours de la campagne électorale, contribuera notamment à cet objectif. »

Le président de la République n’a pas été en reste. Après avoir abondamment expliqué en 2019 qu’un allongement de l’âge de départ à la retraite était au grand jamais exclu, puis avoir indiqué à l’automne 2021 qu’une réforme du système des retraites pourrait financer une loi sur le grand âge, Emmanuel Macron en septembre 2022 défendait désormais qu’une telle réforme permettrait d’investir dans la transition écologique, l’école et l’hôpital. N’en jetez plus, on finit par avoir le tournis. En marge de la communication gouvernementale, les fous du Roi, ceux qui donnent les vraies raisons de

la contre-réforme, agitent leurs grelots dans la presse libérale. C’est le cas de la chronique d’Éric Le Boucher dans Les Échos du 13-14 janvier. D’une part l’enjeu est bien la question des 3% de déficit public – « l’équilibre financier général de la France et la dynamisation de la croissance par le travailler plus longtemps ne peuvent pas être ignorés » –, et d’autre part, « l’argument de la nécessité d’une réforme pour rassurer les marchés financiers sur la signature de la France ne peut pas être repoussé sans irresponsabilité ».

Les taux d’intérêt sur les marchés financiers ayant à peine commencé à remonter, voilà un argument promis à un bel avenir et qui sera actionné le moment venu pour saper un peu plus les droits à la retraite des Français.

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FÉVRIER 2023 | Regards | 14 Mme Borne va présenter la réforme des retraites
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#PASSIONARCHIVES MACRON 1ER AVAIT DÉJÀ TENTÉ LE COUP…

Pourquoi la réforme des retraites n’est pas juste

Faut-il réformer le système des retraites ? Doit-on travailler plus longtemps ?

La réforme du gouvernement Philippe est-elle un progrès ? On a causé avec l’économiste Bernard Marx.

Regards. Le Premier ministre a détaillé le projet de réforme des retraites ce mercredi 11 décembre. Avant d’en venir au contenu, est-ce qu’une réforme de notre système actuel se justifie aujourd’hui ?

Bernard Marx. Oui mais pas cellelà. Le système actuel des retraites reste malgré les réformes accumulées depuis trois décennies l’un des meilleurs du monde, si on prend comme critères l’âge moyen de départ à la retraite, le niveau de vie moyen, le taux de pauvreté, ou la part de la retraite par capitalisation qui est l’une des plus faibles du monde. Mais, après des décennies de réformes qui ont réduit les droits, le système actuel reproduit trop largement les inégalités sociales subies dans la vie active, notamment face à l’espérance de vie. De plus le nombre de retraités va augmenter de 25% d’ici à 2050 et le fonctionnement des règles actuelles entraînerait une dégradation de la

situation des retraités. Une réforme serait donc nécessaire. Mais pas celle que le gouvernement entend arracher coûte que coûte, comme l’a confirmé le discours d’Edouard Philippe. Celleci vise avant tout à obtenir que la part des retraites publiques dans le revenu national n’augmente pas. Le système par points est destructeur des solidarités. Il faudrait au contraire les renforcer et ne pas accepter que la part des revenus du travail (actifs et retraités) soit sans cesse restreinte.

Avec ce projet de réforme, s’il n’y a pas d’accord préalable entre les partenaires sociaux, le gouvernement fixera l’âge de départ à la retraite à taux plein à 64 ans. Cette idée selon laquelle parce que l’on vit plus longtemps, on doit travailler plus longtemps, va-t-elle de soi ?

Le gouvernement prétend qu’il ne touchera pas à l’âge légal de départ à la retraite de 62 ans. Mais, dès 2027,

pour partir à la retraite sans décote, c’est-à-dire sans abaissement de pension, tout le monde devra attendre 64 ans, même celles et ceux qui auront une carrière complète. On a bien affaire à une attaque contre tous les salariés et pas seulement contre les « privilégiés » des régimes spéciaux. Estce néanmoins légitime parce qu’on vit plus longtemps ? Non. Pour au moins trois raisons : l’ampleur du chômage, du sous-emploi, de la précarité à l’approche de l’âge de la retraite ; la vie en bonne santé tend à stagner, ce qui montre que beaucoup travaillent déjà trop longtemps ; et enfin, parce que l’apport des retraités à la vie commune doit pouvoir se développer.

Cette réforme met un terme au système de retraite par trimestre en mettant en œuvre un système par point. Le gouvernement veut garantir la valeur du point dans la loi. Il entend mettre en place une « règle d’or » qui devrait empêcher toute

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baisse de la valeur du point. Peuton être sûr que le point ne baissera jamais ?

Non. Au contraire. Le système par points fonctionne avec deux valeurs du point. D’abord dans le sens combien de cotisations vaut chaque point. Et ensuite au moment de la liquidation de la retraite en sens inverse, combien de revenus pour chaque point obtenu. On peut très bien avoir une indexation de la valeur du point dans un sens mais pas dans l’autre. A quoi s’ajoutent les règles d’évolution des pensions une fois qu’on a pris sa retraite. L’indexation sur les salaires et même sur les prix n’est pas garantie. Actuellement les régimes complémentaires qui fonctionnent aux points ne garantissent pas du tout une triple indexation de la valeur du point.

Edouard Philippe a annoncé que les partenaires sociaux fixeraient la valeur du point sous le contrôle du gouvernement et avec un encadrement annuel par le parlement. Comme pour l’évolution des dépenses pour la santé et les hôpitaux. Bref, il n’y a aucune garantie d’indexation.

« C’est une réforme de régression des solidarités sociales et d’individualisation accrue des comportements. »

Désormais, chaque heure travaillée ouvrira à un droit acquis. Un euro cotisé donnera accès aux mêmes droits à tous. C’est un progrès ?

Non. Cela reproduit les inégalités de revenus d’activité dans les droits obtenus. Aujourd’hui les pensions du régime de base sont calculées sur les 25 meilleures années. Cela permet d’éliminer les mauvaises années, quand il n’y en a pas trop. Et cela favorise celles et ceux qui ont eu une carrière ascendante. De plus il y a des règles de solidarité pour faire en sorte que le taux de remplacement des bas salaires soit plus élevé que celui des cadres. Avec le système par points, les seuls vrais bénéficiaires seront celles et ceux qui auront une carrière stable à haut niveau de salaires. C’est une réforme très typée du point de vue social. Certes, Edouard Philippe dit qu’il y aura des « bonifications ». Mais telles qu’annoncées, elles seraient moins protectrices qu’aujourd’hui y compris pour les femmes. En fait, c’est une réforme de régression des solidarités sociales et d’individualisation accrue des comportements.

Jusqu’à 120.000 euros de salaire annuel, tout le monde cotisera au même taux. Au-delà, les cotisations seront plus élevées. C’est le volet justice sociale de ce projet de réforme ?

Le rapport Delevoye de juillet prévoyait le contraire. Au-delà de 120.000 euros de salaire annuel le taux de cotisations était limité à 2,8%. En contrepartie, il n’y aurait pas eu de points versés. Cela voulait dire

en fait qu’à partir de ces niveaux, les salariés ne contribueraient pratiquement plus au financement collectif des retraites. Autant d’argent économisé pour souscrire individuellement à des fonds de retraites par capitalisation. Si le gouvernement inversait vraiment la mesure et augmentait le taux de cotisations et diminuait donc la valeur du point à partir de ce niveau de salaires, ce serait positif. Mais, je demande à voir. Mais, cela ne changerait pas le contenu général de sa réforme.

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La réforme des retraites, fidèle au Conseil national de la Résistance ?

Voilà pourquoi c’est faux

Le gouvernement se targue de proposer une réforme des retraites dans la lignée des réformes du CNR après-guerre. Un « abus de langage », pour le dire poliment.

Michel Pigenet est professeur émérite d’histoire à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Regards. Édouard Philippe n’hésite pas à qualifier sa réforme des retraites de « pacte fidèle dans son esprit à celui que le CNR a imaginé et mis en œuvre après guerre pour créer le système de retraites actuel ». Qu’en dites-vous ?

Michel Pigenet. La comparaison est pour le moins osée. Les réformes de la Libération, dont relève la sécurité sociale, participent d’une refondation de la République, à travers un nouveau pacte social qui ne se paie pas seulement de mots. La Constitution qualifie la République de « démocratique et sociale » et les réformes en témoignent par les protections et garanties qu’elles apportent. Elles ne sont pas imposées, mais négociées, co-construites, en premier lieu avec

les syndicats, qui sont alors reconnus comme des interlocuteurs privilégiés. Assimiler le contenu et les modalités de ce qui se met en place à la Libération à ce qu’il se passe aujourd’hui participe pour le moins d’un abus de langage.

Après 1945, quelle était l’ambition du CNR ?

Le système qui se met en place après la guerre – qui n’est pas une création au sens strict, puisqu’il y avait déjà des assurances sociales – s’inspire du programme du CNR, élaboré dans la clandestinité, qui prévoyait « un plan complet de sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils ne sont pas capables de se les procurer par le travail ». Ce n’est pas une innovation, mais c’est un progrès considérable. Les ordonnances fondatrices de la sécurité sociale, pro-

mulguées en octobre, lui fixe l’objectif de « débarrasser les travailleurs des incertitudes du lendemain » et de « les garantir, ainsi que leurs familles, contre les risques de toute nature ». Ce projet ambitieux, et plus encore en ces temps de pénurie et de production industrielle tombée à 40% de son niveau d’avant-guerre, va améliorer la situation sociale. À l’instar des autres réformes, il est aussi la contrepartie des efforts demandés pour la « bataille de la production ». Par rapport aux anciennes assurances sociales, le niveau de cotisation pour la maladie et la vieillesse, passant de 8 à 16% des salaires, autorise une meilleure protection des travailleurs. Fait notable, le financement sort de la stricte parité antérieure : les employeurs contribuent à hauteur de 10% contre 6% pour les salariés. Il faut ajouter à cela les allocations familiales, à la seule charge des employeurs et pour 12% du salaire. La réforme est largement approuvée. À

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l’heure du vote de l’Assemblée consultative, le projet est adopté à l’unanimité moins une voix et l’abstention du MRP, mais l’universalité initialement prévue n’est pas réalisée. Outre le coût de sa mise en œuvre au regard des ressources du pays, les « indépendants » – agriculteurs, commerçants, artisans, professions libérales –refusent de s’affilier au régime général par crainte de servir de vaches à lait aux salariés. Ils vont toutefois assez vite se rendre compte des avantages de la sécurité sociale et obtenir, entre 1948 et 1952, la création de caisses de retraite distinctes, dont les déficits seront comblés… par le régime général. Les régimes « spéciaux » sont par ailleurs préservés.

« Après 1945, la situation économique ne permet pas de porter le régime général au niveau des régimes spéciaux. Il n’est pas plus envisageable, dans le contexte social et politique de l’époque, d’opérer leur alignement par le bas. »

Le gouvernement se félicite de mettre fin aux régimes spéciaux, au nom de l’universel. Pourtant, déjà policiers, sénateurs et marins ont obtenu des exceptions à cette réforme. Quel était le but de la création de ces régimes spéciaux ?

Après 1945, les régimes plus avantageux, qui furent longtemps pionniers et servirent de référence aux salariés

privés de pensions, restent à l’écart du régime général. Celui fixe l’âge de la retraite à 65 ans, au terme de 30 annuités de cotisation et pour un taux de remplacement de 40%. La situation économique ne permet pas de porter le régime général au niveau des régimes spéciaux. Il n’est pas plus envisageable, dans le contexte social et politique de l’époque, d’opérer leur alignement par le bas. Revenons en arrière. Le point de départ de ces régimes pionniers, c’est le cœur régalien de l’État : les militaires. L’État monarchique a besoin de s’assurer la loyauté de ceux qui portent les armes pour lui, donc il faut leur assurer un certain nombre d’avantages, de gages destinés à consolider cette loyauté. Cela remonte au XVIIème siècle, avec la création de l’hôtel des Invalides, bâti pour accueillir les militaires blessés ou trop âgés. L’initiative est étendue aux marins et évolue avec l’institution de pensions. La Révolution française maintient ce système et tente même de l’élargir aux fonctionnaires civils. Mais le budget ne suit pas. Il faut attendre 1853 pour qu’une loi harmonise et garantisse les retraites des fonctionnaires, civils et militaires. Cette forme de paternalisme inauguré par l’État va gagner ses marges et inspirer des entreprises privées, également soucieuses d’attirer et de fidéliser leurs personnels, de compenser les dangers et la pénibilité de certains travaux, etc. L’État s’en mêle parfois, lorsque l’activité est jugée vitale et stratégique pour le pays ou s’exerce

sous sa tutelle, sur le domaine public ou sous le régime de concession de service public. Ainsi en va-t-il avec les mines ou les chemins de fer, qui appartiennent alors à des compagnies privés et pour lesquelles des lois réglementent et uniformisent, en 1894 et 1909, les caisses de retraites déjà existantes. Arrive la loi de 1910, dite des retraites ouvrières et paysannes, qui est la première loi d’assurance sociale obligatoire. Comme son nom l’indique, elle instaure un régime de retraite des salariés et, à titre facultatif, des paysans et des artisans. Fondée sur la capitalisation, elle prévoit le versement de pensions très modestes à la petite minorité de cotisants ayant la chance d’atteindre 65 ans, âge abaissé à 60 ans en 1912. En ce début du XXe siècle, en effet, l’espérance de vie des ouvriers tourne autour de 48 ans. Seuls 5% des travailleurs arrivent à 65 ans et il n’y a pas de réversion ! Beaucoup refusent, en conséquence, de cotiser à fonds perdu. La CGT, très critique, parle de « retraite pour les morts ».

« 1982 constitue la pointe ultime des réformes progressistes en matière de retraite. Dès 1987, s’enclenche le long cycle des contre-réformes régressives dans lequel s’inscrit le projet de 2019. »

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Pourquoi l’ajustement des retraites par le haut ne s’est-elle jamais faite – étant donné que nous avons toujours des régimes spéciaux… ?

On l’a vu, à la Libération, l’économie oblige à en rabattre sur les ambitions initiales et l’on ne conçoit pas de supprimer les acquis des bénéficiaires de régimes pionniers-spéciaux. Mais on ne renonce pas à améliorer le régime général. C’est flagrant dans les années 1970, au terme d’une longue période de croissance économique et au plus fort des mobilisations sociales des « années 68 ». L’abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans pour les hommes et 55 ans pour les femmes est une revendication importante de l’époque. En 1982, la loi instaure la retraite à 60 ans. Entre temps, nombre d’avancées ont été réalisées. Le taux de remplacement a ainsi été porté à 50% et les retraites complémentaires, d’abord réservées aux cadres, se sont généralisées. La vieillesse cesse d’être synonyme de pauvreté et l’espérance de vie s’allonge. 1982 constitue la pointe ultime des réformes progressistes en matière de retraite. Dès 1987, s’enclenche le long cycle des contre-réformes régressives dans lequel s’inscrit le projet de 2019.  loïc le clerc

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Non, Ambroise Croizat n’est pas compatible avec le macronisme

À LREM, on aimerait bien faire croire que la réforme des retraites se place dans la lignée de celle mise en œuvre par le CNR après-guerre. Il faut relire le discours du ministre du Travail (communiste) Ambroise Croizat, aucun doute possible, il n’était pas macroniste !

Du Premier ministre qui veut faire croire que sa réforme des retraites est l’héritière du Conseil National de la Résistance au député LREM qui cite le communiste Ambroise Croizat, père de la Sécurité sociale, la récup’ va grand train à la tête de ce pays. Pierre Caillaud-Croizat, petit-fils d’Ambroize Croizat, s’est chargé à merveille de répondre à ces basses falsifications, lançant ce terrible « Votre culot n’a d’égal que votre duplicité » à la figure du parlementaire. Pour vous faire une idée plus nette de l’incompatibilité viscérale entre Ambroize Croizat et le macronisme, nous nous proposons ici de publier des extraits du discours du ministre du Travail et de la Sécurité sociale devant l’Assemblée nationale constituante, le 8 août 1946, sur l’application de la loi sur la Sécurité sociale.

Voici :

« Nul ne saurait ignorer que l’un des facteurs essentiels du problème social en France, comme dans presque tous les pays du monde, se trouve dans ce complexe d’infériorité que crée chez le travailleur le sentiment de son insécurité, l’incertitude du lendemain qui pèse sur tous ceux qui vivent de leur travail.

Le problème qui se pose aujourd’hui aux hommes qui veulent apporter une solution durable au problème social est de faire disparaître cette insécurité. Il est de garantir à tous les éléments de la population qu’en toute circonstance ils jouiront de revenus suffisants pour assurer leur subsistance familiale. C’est ainsi seulement, en libérant les travailleurs de l’obsession permanente de la misère, qu’on permettra à tous les hommes et à toutes les femmes de développer pleinement leurs possibilités, leur personnalité, dans toute

la mesure compatible avec le régime social en vigueur.

Voilà qui suffit à démontrer l’ampleur du contenu de la notion de sécurité sociale. Celle-ci implique d’abord une organisation économique qui fournisse à tous les hommes et à toutes les femmes en état de travailler une activité rémunératrice. [...]

Il faut, en second lieu, que l’activité ainsi garantie à tous les hommes et à toutes les femmes leur apporte les ressources suffisantes pour satisfaire à leurs besoins personnels et pour couvrir leurs charges familiales. […]

D’autre part, le travailleur ne peut maintenir son activité qu’en conservant sa capacité de travail. Par suite, la sécurité sociale se trouve étroitement liée à tout le problème de l’organisation médicale, au problème des soins d’abord, au problème de la prévention de la maladie et de l’invalidité, au pro-

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blème de l’hygiène et de la sécurité du travail, au problème de la prévention et de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles.

Enfin, et c’est le dernier chapitre de la sécurité sociale, il faut parer aux conséquences de la perte possible, par le travailleur, de son activité rémunératrice. [...]

La sécurité sociale est une unité. [...] Quel que soit le but particulier auquel peuvent tendre les diverses institutions, qu’elles aient pour objet de couvrir les charges de la maladie, de fournir des retraites de vieillesse ou des pensions d’invalidité professionnelle, ou d’alléger les charges de familles nombreuses, il s’agit toujours d’opérer un prélèvement sur les revenus de la masse pour couvrir l’insuffisance des ressources de certains.

L’unité de la sécurité sociale n’est à cet égard que l’affirmation d’une solidarité nationale indiscutable. [...] Il s’agit toujours soit de garantir des soins, soit de répartir des revenus.

Enfin et peut-être surtout, l’unité de la sécurité sociale s’affirme sur le plan social. Il s’agit toujours, en effet, d’apporter des moyens d’existence à

des familles manquant de ressources, de sauvegarder le capital humain du pays par la prévention de la maladie et de l’invalidité, de permettre à tous les individus de développer au maximum leurs moyens propres.

[...]

L’organisation de la sécurité sociale [...] peut maintenant vous apparaître comme tendant avant tout à regrouper, en un ensemble cohérent et logique, des institutions qui, jusqu’à ce jour, étaient dispersées : assurances sociales, allocations familiales, accidents du travail.

Mais si c’est là le premier résultat de l’organisation nouvelle de la sécurité sociale, il faut y voir, non pas le terme, mais le point de départ de cette organisation. Le but qu’il convient d’atteindre, en effet, c’est de généraliser la sécurité sociale.

[...]

Cette organisation nous fournit ainsi l’instrument de tous les progrès sociaux qui doivent, dans l’avenir, se réaliser, tant il est vrai que le progrès social est une création continue. »

loïc le clerc

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