E-mensuel Regards de mai 2023

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NUPES

QUEL ACTE II ?

CLÉMENTINE AUTAIN · IAN BROSSAT

JÉRÔME GUEDJ · ANTOINE LÉAUMENT

SANDRINE ROUSSEAU · PIERRE KHALFA · ALAIN BERTHO…

2023 - N°148- 5 EUROS E-MENSUEL
MAI

Les Éditions Regards

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Prix au numéro : 5 euros

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Image de couverture, Sébastien Bergerat via Midjourney (CC)

SOMMAIRE MAI 2023

NUPES : QUEL ACTE II ?

APRÈS LA RETRAITE

◆ IAN BROSSAT : « L’intersyndicale a beaucoup à nous apprendre »

◆ JÉRÔME GUEDJ : « Il y a de l’espace pour la gauche »

◆ ANTOINE LÉAUMENT : « Les barricades n’ont que deux côtés »

◆ SANDRINE ROUSSEAU : « Vive les fraises ! »

VOUS AVEZ DIT « NOUVELLE UNION ? »

◆ CLÉMENTINE AUTAIN : « Nupes : une gauche pour gagner »

◆ HENDRIK DAVI : « Pour un printemps de la NUPES »

◆ PIERRE KHALFA : « Retraites 2023 : essayer de tirer des leçons »

◆ ALAIN BERTHO : «Et maintenant, quel ordre de bataille ? »

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APRÈS LA RETRAITE

L’intersyndicale a beaucoup à nous apprendre

Ian Brossat

maire adjoint de Paris en charge du logement, porte-parole du PCF

Rude exercice que celui qui consiste à dresser aujourd’hui le bilan des trois mois intenses qui viennent de s’écouler. Pour au moins deux raisons. D’abord, parce que la bataille des retraites n’est pas terminée, n’en déplaise au président de la République qui voudrait refermer cette « séquence » comme on termine la première saison d’une série. La mobilisation se poursuit, elle prend des formes nouvelles avec les « casserolades », les manifestations de colère qui accompagnent toutes les sorties publiques des figures de la Macronie...

Ensuite, la situation est difficile à résumer précisément parce qu’elle est traversée de contradictions multiples. D’une part, une intersyndicale unie, des mobilisations gigantesques rassemblant des millions des travailleurs, des grèves massives – malgré le sacrifice que représente une journée de salaire perdue dans cette période d’inflation galopante – et surtout le

soutien constant et encore inentamé des Français. Tout cela est bel et bien réel. Nous ne l’avons pas rêvé. Nous l’avons fait. Collectivement. D’autre part, un gouvernement qui a choisi jusqu’à présent de rester droit dans ses bottes, balayant d’un revers de main la colère populaire. Il a usé de tous les outils les plus autoritaires qui sont à sa disposition : du 49.3 à la répression policière sur les manifestants en passant par les maires mis à l’index par les préfets pour avoir osé afficher leur soutien à la grève sur le fronton de leur mairie. En conclure que la mobilisation a été un échec serait trop rapide. Parce que la France n’est plus tout à fait la même à l’issue de ces trois mois. Les idées de justice et de solidarité ont gagné du terrain. Pour le dire en quelques mots : ils ont d’ores et déjà perdu. Nous n’avons pas encore gagné.

C’est donc cette perspective de victoire qui doit nous occuper. Gagner

sur les retraites et conquérir le pouvoir demain. La question est d’autant plus vive que nous ne sommes pas seuls dans ce combat face à la Macronie. L’extrême droite attend son heure. Et elle sait que la colère sans espoir, c’est de l’or en barre pour elle. C’est donc à nous – à la gauche dans sa diversité – qu’il revient de redonner de l’espoir. De ce point de vue, l’intersyndicale a assurément beaucoup à nous apprendre. Sur trois points au moins. Premièrement, par sa capacité à faire l’union sans écraser personne, à bâtir l’unité dans le respect de chacune de ses composante. Et pourtant, ce ne sont pas les différences qui manquent. Deuxièmement, par sa capacité à mobiliser massivement dans les sous-préfectures autant que dans les grandes métropoles.

Troisièmement, en faisant la démonstration qu’il est possible de rassembler une très large majorité de notre peuple

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autour des enjeux du travail : sa place dans nos vies, sa rémunération, son sens...

Nous rassemblons aujourd’hui un Français sur quatre. C’est le score de la Nupes aux dernières législatives. C’est celui qu’on nous prête si des élections avaient lieu demain. L’intersyndicale, elle, rassemble trois Français sur quatre. C’est dire que nous avons une marge de progression conséquente.

J’ajouterais un élément. La victoire, cela suppose la capacité à rassembler une majorité. Les institutions actuelles font que les élections présidentielle et législatives sont des scrutins à deux tours. Chacun le sait – et cela peut relever de l’évidence – mais j’y insiste. Car l’enjeu n’est pas seulement d’arriver au second tour, mais de le gagner. Longtemps, les duels face à l’extrême droite étaient quasi systématiquement couronnés de victoire. Les dernières législatives l’ont prouvé : ce n’est plus le cas. La qualification au second tour est une condition nécessaire de la victoire, mais pas suffisante. Il nous faut donc montrer dès le premier tour un visage suffisamment rassembleur pour être capables de gagner au second. De tout cela, parlons ensemble. Débattons. Sans caricatures ni faux semblants. C’est ainsi que nous avancerons ensemble et que nous créerons les conditions des victoires d’aujourd’hui et de demain. 

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Il y a de l’espace pour la gauche

Jérôme Guedj

député PS de l’essonne

Nous traversons le conflit social le plus long et le plus massif depuis 1968. Il oppose le monde du travail – et singulièrement celui de la France des sous-préfectures – et un Président qui se cramponne à un agenda libéral suranné et à la force exorbitante dont dispose l’exécutif sous la Cinquième République. Les tenants de la « fin du cheminement démocratique » comme ceux de « l’insurrection inéluctable » font une même erreur. Ils s’imaginent être à la conclusion d’une séquence, alors que nous sommes au début d’un nouveau chapitre. Les législatives ont été l’aube d’un grand mouvement de contestation du libéralisme. La mobilisation contre la réforme des retraites se présente comme l’aurore d’un monde nouveau, débarrassé des vieilles lunes du macronisme. Et si la lutte est intense, la France n’est pas au bord du chaos insurrectionnel. Les poubelles brulées des métropoles ne sont pas représentatives de la force tranquille qui s’est levée depuis janvier. Sa spécificité réside au contraire dans son calme, son nombre (3,5 mil-

lions de manifestants dans les rues à deux reprises), sa régularité (déjà 12 grandes journées de mobilisation) et son universalité (métropoles et souspréfectures, employés et étudiants, fonctionnaires et salariés). Cette mobilisation est profondément démocratique car éminemment pédagogique. Les grèves et les marches populaires sont la dramatisation d’un dialogue entre la majorité sociale et le pouvoir. Le peuple a fait deux choix successifs décisifs : reconduire Emmanuel Macron et le mettre en minorité à l’Assemblée nationale. La remise en cause du fait majoritaire lors des élections législatives était porteuse d’un message clair au président de la République : la poursuite de l’agenda libéral n’est pas la solution. Aussi, ce n’est pas l’exécutif qui a loupé la pédagogie de sa réforme, c’est le pouvoir qui n’a pas compris le message des législatives. Depuis janvier, l’immense mobilisation sociale se présente comme un acte de pédagogie à l’encontre de l’exécutif.

Nous sommes aux prises avec une

double incertitude – politique et institutionnelle – mais la bonne nouvelle est que la gauche évolue sur un terrain favorable.

Avec la réforme des retraites, le Président a fait passer sa « réforme totémique » mais il a perdu une bataille politique : son bloc si compact depuis 2017 commence à s’effriter. C’est un fait nouveau. Le macronisme n’a plus de dynamique. Cela crée une double incertitude, sur le terrain institutionnel et politique.

Le Président veut apparaître comme « un réformateur inflexible », un nouveau « Thatcher ». Sur les retraites, après la validation par le Conseil constitutionnel et la promulgation de la loi, l’incertitude est toute relative. Il reste le deuxième RIP (réponse le 3 mai) et le vote éventuel d’une loi d’abrogation. Toutefois, cela n’épuise pas l’incertitude institutionnelle. La Cinquième République n’est pas conçue pour une telle majorité relative – encore moins depuis la révision de 2008 qui limite l’usage du 49.3. Sans coalition avec Les Républicains, le gouverne-

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ment est soumis à un « parlementarisme de fait » incompatible avec la verticalité d’Emmanuel Macron, lequel perd de plus en plus d’influence avec le temps qui passe. L’éventualité de la dissolution reste posée. L’incertitude politique sur les gagnants de ce moment est bien plus forte que l’incertitude institutionnelle. L’extrême droite serait renforcée et la gauche stagnerait. Cela pose une question stratégique fondamentale : comment la gauche peut ne pas gagner du terrain alors que 70% des actifs sont d’accord avec elle et qu’elle s’est autant mobilisée ? Nous devons nous questionner, mais ne pas céder au fatalisme. Si les oppositions grandissaient sur le terrain identitaire, la gauche aurait perdue d’avance. Or, l’opposition progresse sur le terrain de la justice sociale et de la reconnaissance du monde du travail. Sur ce terrain, il y a de l’espace pour la gauche. Pour l’occuper, nous devons construire une force qui canalise la contestation et la transforme en une espérance pour la majorité sociale. Une chose est sûre, c’est que la lutte n’est jamais vaine : « Elle éduque, elle aguerrit, elle entraîne et elle crée », pour reprendre le mot de Victor Griffuelhes sur la grève. À nous d’écrire la nouvelle page du jour qui se lève.

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Les barricades n’ont que deux côtés

Antoine Léaument

député LFI de l’Essonne

Le peuple en France est entré en révolution citoyenne. La réforme des retraites et l’attitude autoritaire de Emmanuel Macron catalysent un processus commencé il y a 20 ans. En 2002, l’arrivée au second tour de Jean-Marie Le Pen signalait une cassure : l’abstention record et le vote pour un candidat perçu (à tort) comme « antisystème » signalaient un ras-le-bol. L’écrasement du vote de 2005 par le traité de Lisbonne de 2007, la réforme des retraites de Nicolas Sarkozy en 2010 et la trahison par François Hollande du mot d’ordre « Mon adversaire, c’est le monde de la finance » ont été autant d’étapes de plus vers une forme de rejet de « la » politique conçue comme un bloc homogène. En 2017, le score de Jean-Luc Mélenchon et celui d’Emmanuel Macron ont été un coup de tonnerre dégagiste. Pourtant, Emmanuel Macron n’a rien changé après son élection. Il a ag-

gravé la crise démocratique et est luimême devenu la cible du dégagisme. Par l’affaire Benalla, par la suppression de l’ISF, par la taxe carbone et par son arrogance (« Qu’ils viennent me chercher »), il a mis le feu aux poudres. En 2018, la réponse populaire a été le mouvement des gilets jaunes. Né d’une question sociale, il a débouché sur une multiplication des revendications : sociales, écologiques et, surtout, démocratiques avec notamment la question du référendum d’initiative citoyenne (RIC).

La crise des retraites s’inscrit dans cette histoire longue à laquelle s’ajoute une crise sociale. L’augmentation des prix et la stagnation des salaires pour les uns ; les cadeaux fiscaux et les super-profits pour les autres. Alors quand, après avoir fait 8 milliards de cadeaux aux riches cet hiver, Emmanuel Macron a décidé au printemps de faire travailler tout le monde deux ans

de plus pour économiser 12 milliards, la goutte d’eau a fait déborder le vase. La crise sociale s’est muée en crise politique.

Face à Emmanuel Macron, l’unité syndicale a conduit au plus grand mouvement social des soixante dernières années. À l’Assemblée, la résistance des députés Nupes a été entendue hors des murs de l’hémicycle. La réponse du Président à cette opposition populaire et parlementaire a été l’arrogance et la force. 49.3, promulgation expresse, violences policières, arrestations arbitraires : tout l’appareil répressif de la Cinquième République a été mis au service du pouvoir. Cela en a augmenté le discrédit.

Dès lors, la situation de blocage politique est devenue évidente aux yeux du grand nombre. La contestation de la réforme a évolué vers celle du Président et de la Cinquième République. Depuis la Marseillaise des députés

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insoumis face au 49.3, la contestation a pris de nouvelles formes. Manifestations spontanées, d’abord. Casserolades permanentes contre l’exécutif, désormais. L’allocution d’Emmanuel Macron a mis de l’huile sur le feu. À cette heure, le pouvoir macroniste n’a jamais été aussi isolé et discrédité. Qu’on en juge par ces sondages : 72% des Français sont « mécontents » d’Emmanuel Macron. 47% sont même « très mécontents ». Le discrédit du Président est tel que 56% des Français comprennent les insultes contre lui puisque « sa politique et sa façon de s’exprimer provoquent une très forte colère ». Dans le détail, 79% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon, 72% des électeurs de Marine Le Pen et 65% des abstentionnistes partagent cet avis. Ce signal doit être analysé et compris. La colère est unanime contre Emmanuel Macron, des quartiers populaires aux zones rurales en passant par les centres-villes. Bref : c’est l’heure des caractères.

Vouloir « normaliser » cette période, penser que le mouvement social va s’arrêter, s’y préparer plutôt que de l’encourager et lui donner de la force, c’est commettre la même erreur que Marine Le Pen. En renvoyant aux élections « dans quatre ans », en niant le mouvement social et en participant aux diversions du pouvoir, elle gagne un transfert de voix depuis Emmanuel Macron mais s’affaiblit dans les milieux populaires. Elle s’installe en cheffe de la droite extrémisée.

Face à cette situation, que faire ? Que doit faire la Nupes ? Que doivent faire les insoumis ? Ne rien lâcher.

Épouser la mobilisation. L’aider par tous les moyens, y compris parlementaires. Et, surtout, travailler à l’unité du peuple. Combattre tout ce qui divise, à commencer par les propos racistes du gouvernement. Car aux yeux du peuple, quand c’est l’heure du combat, les barricades n’ont que deux côtés. Personne n’aime les tireurs dans le dos. Marine Le Pen ne le sait pas encore. Elle s’en rendra bientôt compte.

Aux insoumis, je dis : soyons à la hauteur du moment ! L’insoumission n’est pas qu’un mot. C’est un mode de pensée. Et un programme d’action. 

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Vive les fraises !

Sandrine Rousseau

députée EELV de Paris

Les premières fraises arrivent. Elles sont belles, annonciatrices du printemps, des retrouvailles des amis et de la famille. Rien qu’à l’évocation de leur belle couleur rouge, du vert intense de leur collerette, nous salivons. C’est le goût sucré du bonheur. L’hiver est passé, la nature reprend vie, les bourgeons apparaissent. Le printemps sera fleuri, multicolore. Sur les arbres fruitiers, les premiers pétales roses s’aventurent timidement en dehors de leur coque. Ils découvrent le bruit du monde. Bientôt ces pétales feront une fleur. Nous compterons alors les fleurs écloses comme autant de promesses de fruits à récolter dans quelques semaines. Après celui des fraises viendra le temps des cerises. Il y avait une fête de la fraise à Salonde-Provence. Un député macroniste y est allé. Le chahut qu’il y a rencontré l’a obligé à en partir prématurément. Le ministre de l’Éducation nationale a lui aussi été sous bonne escorte à son arrivée à Lyon lors de son dernier déplacement, le même comité d’accueil l’attendait à Paris à son retour. La

ministre de la Culture a dû écouter les prises de parole de manifestants aux Molières. La liste est longue des empêchés parmi les proches de Macron. C’est que rien ne se passe comme prévu pour ces mêmes proches. Le peuple français a décidé de ne pas passer à autre chose. Même quand le Président leur parle en bras de chemise, comme disait ma grand-mère, le peuple ne se laisse pas impressionner par les démonstrations communicantes, les éléments de langages. Il veut vivre. Et cette envie de vivre est irrépressible. Faut dire qu’elle prend racine loin. Elle est née des semaines d’enfermement et des mois de peur du covid. Elle est née de ces interrogations lors des apéros Zoom : à quoi cela sert ce que l’on fait ? Quelle utilité de se casser le dos ? Et si on faisait autre chose ? Si on faisait différemment ? Tout le monde n’a pas déménagé en campagne après le confinement mais tout le monde a fait un bilan de sa vie. Ce qui lui plaisait et ce qui ne lui plaisait pas. Il ne faut pas laisser le peuple réfléchir au capitalisme

libéral, faute de quoi il s’aperçoit de l’absurdité de ce monde. C’est pour cela qu’il ne s’agit pas de manifestations comme les autres. Là l’erreur du macronisme. Peut-être au fond parce que le macronisme n’est rien d’autre qu’une doctrine économique, libérale. Pas d’humanisme, pas de société, pas de planète. Juste des travailleurs à remettre au travail, à continuer à faire travailler ou à obliger à travailler. Pas de planète, juste des ressources, avec des cours mondiaux, des hausses et baisses de prix et des « ajustements » à réaliser pour que les offres correspondent aux demandes. Ce qui se produit dans la société actuellement n’a rien à voir avec les mouvements sociaux précédents. Ce que nous connaissons là est un souffle de révolution. Alors comment la faire vivre et surtout aboutir ?

Et avant d’en arriver aux pistes de solution, posons ceci : le chemin que prend un peuple pour s’émanciper est par nature inconnu. Impossible à prévoir et à anticiper. Pour ma part, je ne crois pas trop à une révolution faite de

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barricades, de deux clans face à face, mais peut-être que je me trompe. Je crois plutôt en une désobéissance révolutionnaire. Quelque chose de plus radical et fluide, comme dirait Réjane Sénac. Quelque chose d’insaisissable parce qu’imprévisible, fait d’initiatives ici et là, et non d’un grand mouvement organisé, mené par un ou plusieurs leaders. Les éboueurs et leurs poubelles, les gens et leurs casseroles, les maraîchers et leurs fraises, les cheminots et leurs trains, les étudiants et leurs cagoules… Je ne pense pas davantage qu’il y aura une convergence des luttes. Tout cela est bien trop monobloc pour les temps qui arrivent. Le vent qui souffle est tourbillonnant. Dès lors comment le saisir ?

Déjà en ne lâchant rien de la lutte institutionnelle. Le groupe LIOT a déjà déposé une proposition de loi d’abrogation de l’article 7 de la réforme des retraites. Elle sera débattue le 8 juin prochain. Tiens d’ailleurs, qui aurait pu prévoir qu’un député issu d’une vieille famille aristocrate, au sein d’un groupe centriste, soit un gravier dans la chaussure du pouvoir ? Radical et fluide, aristocrate et ouvrière, la quête de sens est aujourd’hui universelle. Elle est surtout anti-économie de marché. Car quel est le fil qui relie les éboueurs et l’aristocrate, les opposant·es aux bassines et les étudiant·es ? La quête de respect. Que ce respect soit celui des institutions comme celui des personnes, de la planète ou de nos communs. Peu

importe, ce que nous demandons est du respect. Pas que l’économie règle nos vies.

D’autres groupes parlementaires prévoient aussi des actions, des propositions de loi, d’abrogation ou des motions de censure. Peu importe au fond, la guérilla de la rue se retrouvera à l’Assemblée et rien ni personne ne pourra l’arrêter. Nous ne passerons pas à autre chose. Nulle part.

Sur le plan institutionnel donc, deux options : le renversement du gouvernement et l’abrogation de la loi. Et pourquoi pas les deux en même temps. Elles seront belles et bonnes les fraises accompagnées de crème ! Ces deux options sont possibles. L’abrogation de la loi dépendra du courage des Républicains. En ont-ils ? Telle sera la question. Mais parions que plus les député·es seront empêchés d’aller aux fraises, plus les certitudes de certain·es trembleront. Or, il en faut quelques-uns, pas tous, juste une poignée pour que la loi tombe. Ils nous avaient vendus les avancées sociales de la loi pour la voter, mais elles ont toutes été retirées par le Conseil constitutionnel. Il ne reste plus que le squelette libéral de cette réforme.

Alors le bruit des casseroles peut réussir à les convaincre, dès lors qu’il est suffisamment fort pour couvrir les voix des attraits ministériels. Une motion de censure elle aussi peut passer dans la foulée. Gageons que le 8 juin sera une journée importante.

Tout ne se passera pas à l’Assem-

blée. La Rue et l’Assemblée doivent danser ensemble une sorte de tango démocratique. Multiplier les initiatives, danser, chanter, empêcher, mobiliser, marcher, casseroler, manifester, occuper, planter, piquer… peu importe la forme, du moment qu’il y ait l’ivresse d’une réforme empêchée, d’un ordre économique menacé. Mon dernier mot ira à l’extrême droite : nous n’attendrons pas quatre ans, Marine Le Pen, pour que vous vous serviez du mouvement social comme un parasite sucerait le sang du bétail, pour votre seule ambition. Nous ne céderons pas un pied dans cette bataille, nous la mènerons tous les jours, toutes les heures, jusqu’au retrait de la réforme et la pensée d’une autre société. Rentrez votre sourire carnassier, la France est en train de se réveiller et elle ne vous appartient pas. Nous ne lâcherons rien parce que nous voyons apparaître sur les arbres les bourgeons des cerisiers et le rouge et vert des fraises gorgées de sucre. Vive la France, vive les fraises !

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La réforme des retraites, résumée

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VOUS AVEZ DIT « NOUVELLE UNION ? »

Nupes : une gauche pour gagner

Clémentine Autain

député LFI de Seine-Saint-Denis

L’alliance fête ses 1 an. Ça tiraille mais l’union tient bon, et ce malgré la chronique d’une mort annoncée par ses détracteurs. Créée en 13 jours et 13 nuits, ce rassemblement politique inattendu impulsé par JeanLuc Mélenchon avec LFI a permis de doubler le nombre de député.es de gauche et écologistes en juin dernier. Au-delà de l’accord électoral, la Nupes traduit un tournant politique majeur, car longtemps le Parti socialiste a dominé l’union à gauche. Pas celui de 1981, qui assumait une ligne de rupture, mais un PS incarnant une gauche très modérée, dite d’accompagnement, voire de fourvoiement

total dans les logiques néolibérales. Avec la Nupes, c’est le pôle radical, de transformation sociale et écologique, qui devient le cœur du rassemblement puisque, forte de son score à la présidentielle, La France insoumise en est le fer de lance. Je comprends que certains en soient troublés voire fâchés… Comment un tel bouleversement pourrait-il ne pas susciter des résistances et des interrogations ? Comment imaginer que les tenants d’un projet plus modéré ne rêvent pas de reprendre la main ? Après les échecs de la social-démocratie partout en Europe et le quinquennat Hollande, le PS s’est

effondré. En Italie, pour prendre un pays aux fortes ressemblances avec le nôtre sur cet aspect politique, la gauche a quasiment disparu après la sinistre expérience de Romano Prodi qui a emmené toute la gauche dans son désastre. En France, la candidature de Jean-Luc Mélenchon avec le Front de gauche puis La France insoumise a empêché un scénario à l’italienne. C’est parce qu’elle n’était pas comptable de l’ère Hollande, qui a tant déçu dans le pays, que « l’autre gauche » a ravivé la flamme sociale et écologique. C’est parce qu’elle a assumé sa volonté de rupture avec le néolibéralisme et le productivisme

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qu’elle a suscité l’engouement. C’est parce qu’elle a affiché un profil neuf et un rapport critique aux institutions existantes qu’elle a convaincu. Ce nouveau centre de gravité n’est pas un fait passager : il caractérise la gauche dans sa forme contemporaine. Ce n’est pas un hasard si à EELV ou au Parti socialiste, la critique de la loi du marché et de la marchandisation de tout prend davantage de place. Ce cœur de projet offensif, porteur de ruptures, capable de changer franchement la donne, nous en avons besoin pour dynamiser notre ancrage dans les catégories populaires et la jeunesse. Nous en avons besoin pour porter une alternative et non une alternance telle que nous en avons vécu pendant des décennies, au point de perdre de vue la différence entre la gauche et la droite et d’arriver au désastreux « en même temps ».

DÉPASSER LA FRACTURE DES « DEUX GAUCHES »

La Nupes a réussi à dépasser deux grandes divisions qui ont longtemps fracturer à gauche. La première vient du Traité constitutionnel européen de 2005. Le « non de gauche », dont la dynamique a permis le rejet par referendum du TCE, a laissé des traces. L’opposition avec les tenants du « oui » à gauche fut sévère… et durable. Ce qui se jouait, c’était avant tout le rapport au libéralisme économique. Doiton l’affronter ou s’en accommoder ?

La dynamique à gauche est venue de ceux qui ont défendu à l’époque le « non » au TCE, particulièrement fort dans les milieux populaires. Mais du côté des tenants du « oui » à gauche, les critiques du néolibéralisme, de la marchandisation et de la concurrence si chers à l’Union européenne se multiplient. S’il reste des différences d’approche, les positions ne sont plus clivées comme hier et l’accord devient possible. Manon Aubry a raison d’insister sur nos votes très semblables au Parlement européen et sur le fait qu’il n’y a pas de désaccord insurmontable. C’est d’ailleurs ce que la Nupes a démontré. Sortir par le haut de cette césure qu’avait provoquée si durablement la formation de deux camps lors du référendum européen de 2005 est une avancée considérable.

L’autre fracture, c’est Manuel Valls qui en a fait ses choux gras. Nous l’avons vue éclater avec l’affaire de la candidate voilée du NPA en 2010. Le sort des femmes voilées en République est devenu un sujet de premier plan, divisant la gauche en deux morceaux bien caricaturés. Des piscines non mixtes au port du hijab sur les plages, les polémiques se sont suivies et ressemblées pour opposer toujours plus violemment deux camps. Et c’est Manuel Valls qui a théorisé « les deux gauches irréconciliables », en séparant le bon grain – les soi-disant Républicains, « les vrais » – de l’ivraie – les désormais fameux « islamo-gauchistes ». Toutes

les composantes de la gauche se sont retrouvées piégées par cette ligne de fracture artificiellement entretenue et nous emmenant tous sur le terrain des droites dures.

En réalité, et j’en suis convaincue depuis longtemps, il n’y a pas deux camps mais un continuum de positions. En dehors des deux extrémités qui sont des impasses, les convergences d’ensemble sont réelles et masquées par le matraquage de la fracture. Se sortir de ce piège, de cette tension, n’avait rien d’évident. Je ne dis pas qu’il n’en reste rien, je ne dis pas qu’il n’y a pas de différences d’approche mais, avec la Nupes, la théorie des deux gauches irréconciliables a vécu. La recherche d’une entente rationnelle, reposant sur des principes partagés, supportant d’éventuelles divergences d’approche sur certains cas pratiques, a pris le dessus. Des procès peuvent continuer d’être instruits mais chacun semble comprendre désormais que c’est l’extrême droite ou Gérald Darmanin avec la Macronie qui cherchent à tirer bénéfice du procès en antirépublicanisme de notre gauche. Et qu’il convient d’être soudés face à ces faussaires de la République, pour reprendre le titre d’un court essai que j’ai publié à ce sujet [1]. Que Carole Delga ou Bernard Cazeneuve continuent dans cette voie, en dénonçant les « ambiguités » (mot valise qui amène la suspicion et non l’argumentation) de certains dans la Nupes, ne peut balayer le mouve-

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ment de fond qui raccorde au lieu de déchirer. Je constate que ce sont les mêmes qui ont tant de difficultés à se détacher du bilan de François Hollande. Quand je vois que Manuel Valls en est maintenant à défendre la théorie du choc des civilisations dans un colloque de l’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs actuelles, je me dis que la pente peut être terrifiante quand elle est dévalée…

L’UNION À GAUCHE, INDISPENSABLE AVEC

LA TRIPOLARISATION

Le paysage politique n’est plus celui d’hier où le balancier se jouait entre la droite et la gauche. Ce sont désormais trois pôles qui s’affrontent : la Macronie, l’extrême droite et nous. Cette donnée nous donne de nouvelles responsabilités. Car, dans cette nouvelle configuration, si l’on fracture notre pôle de gauche et écologiste, quelles chances avons-nous de gagner ? C’est là que j’ai du mal à suivre ceux qui font des leçons de « gauche de gouvernement » aux tenants de la Nupes. Comment comptent-ils constituer une majorité, condition pour gouverner, sans la principale force de la Nupes, et donc de la gauche, La France insoumise, contre laquelle ils ne mâchent jamais leurs mots ? C’est pour moi une grande énigme… Quel est le plan B à notre rassemblement ? On peut émettre des critiques, vouloir la faire évoluer dans un sens ou l’autre,

mais offrir une perspective crédible de gauche sans la Nupes, et plus précisément sans La France insoumise, il n’y a là rien de sérieux. C’est un no man’s land qui se fonde sur la nostalgie d’un temps révolu. Cela ne signifie pas que jamais, au grand jamais, une gauche très modérée ne pourrait revivre et que les insoumis ne pourraient perdre de leur influence. Quelques exemples européens sont là pour nous le rappeler. Mais à l’heure actuelle en France, on ne voit pas comment, pris en étau entre la Macronie et la Nupes, les héritiers acritiques d’une « gauche » qui a dramatiquement échoué et trahi ses principes fondamentaux pourraient émerger et supplanter notre cadre de rassemblement, qui a notamment fait ses preuves aux législatives. Si l’on veut être sérieux, représenter une alternative à la Macronie, empêcher l’extrême droite de prendre le pouvoir et apporter des réponses aux souffrances des Français, la Nupes est le bon cadre de départ. Parce qu’elle rassemble sur un contenu de changement net d’orientation, à la fois social et écologique.

COMBLER LES FRAGILITÉS

Et pourtant… La Nupes demeure fragile. Les médias ne sont pas en reste pour titrer et insister sur ses failles, pour pointer le danger qui pèse sur son existence. Je ne donnerai pas ici mon avis sur les déclarations de tel ou tel, bien que parfois j’en brûle d’envie,

car je n’ai qu’une obsession, un cap : le renforcement de notre cadre. Je suis convaincue qu’il faut sortir du simple accord électoral pour faire vivre la Nupes, de haut en bas, de bas en haut.

Les espaces existants pour faire vivre la Nupes ne sont visiblement pas suffisants et ceux qui existent ne sont pas suffisamment satisfaisants. En même temps, la Nupes n’a qu’un an ! Le cadre actuel, qui existe de façon sommaire avec une « inter-orga », ne permet visiblement pas d’arbitrer les désaccords, de mettre suffisamment d’huile dans les rouages entre les différentes forces politiques. Comme à chaque fois que le cadre du dedans est inexistant ou ne le permet pas, le débat se fait essentiellement en dehors, ce qui n’est pas toujours le meilleur moyen de régler des différends… L’intergroupe Nupes à l’Assemblée nationale fonctionne de façon plus fluide, notamment parce que tous les députés ont été élus grâce à la Nupes, ce qui donne du cœur à l’ouvrage, et que nous travaillons essentiellement sur notre opposition à la macronie. Dans ce type d’alliance, il y a toujours la tentation du plus fort à l’hégémonie et des partenaires au repli. La Nupes ne fait pas exception : elle est prise en tenaille par ces deux tropismes qui, alimentés en interne dans chacune des formations, se renforcent mutuellement. Un étau qu’il faut desserrer en réussissant à mieux faire vivre le plu-

VOUS AVEZ DIT « NOUVELLE UNION ? » MAI 2023 | REGARDS | 19

ralisme et la cohérence d’ensemble. C’est une tension, mais elle est indispensable. C’est notamment à celui qui est le pivot de l’union de chercher sans cesse les moyens de tenir au mieux cet équilibre indispensable à la pérennité du cadre commun. Mais si des partenaires mettent régulièrement en péril la cohérence commune, la tâche devient mission impossible. Par expérience, je sais combien on peut s’engluer dans des débats sans fin sur les modalités de fonctionnement, surtout quand le problème est ailleurs : dans la volonté politique. Alors oui, idéalement, il faudrait à la fois des collectifs locaux et des espaces pour débattre ensemble de la stratégie et du programme, qui ne soient pas en cercle fermé mais très ouvert sur la société. Mais il est parfois préférable d’avancer un pas après l’autre plutôt qu’à marche forcée. C’est pourquoi, à ce stade, donner plus de vitalité à ce qui existe déjà et faire ensemble me semble la priorité. Agir, se tourner vers l’extérieur, c’est souvent le moyen le plus simple pour coaguler des forces. Après le travail réalisé sur les retraites, avec des meetings réussis partout en France, nous pourrions lancer des campagnes communes contre la vie chère en mettant en avant nos propositions, de la taxation des profits à l’indexation des salaires sur l’inflation, en passant par la relocalisation de l’économie, ou initier des assises pour la démocratie,

les libertés publiques, la Sixième République, qui pourraient s’intituler : qui décide ? Porter nos idées communes en associant les militants et sympathisants de nos différentes sensibilités, c’est une façon efficace de rendre évident notre union et de nous renforcer auprès des Français.

FAIRE DES EUROPÉENNES UN ATOUT

Même si elle paraît lointaine – les élections européennes se tiendront en juin 2024 – et totalement absente des préoccupations des Français, l’échéance est évidemment dans les têtes des responsables politiques. Logique, c’est la prochaine élection au suffrage universel. Avant cela, en septembre auront lieu les élections sénatoriales où nous devrions là encore travailler à construire des convergences et à avancer ensemble, permettant de dépasser les clivages locaux et de territorialiser notre rassemblement, préparant ainsi les prochaines échéances locales – mais l’alliance Nupes est bien difficile à réaliser pour cette échéance… La direction d’EELV, par la voix de Marine Tondelier, ne cesse d’insister sur la volonté de partir seul. Sandrine Rousseau et Julien Bayou ont fait entendre une musique différente. Avec Fabien Roussel, le PCF envoie des signaux qui indiquent une volonté d’émancipation de la Nupes. Et le PS d’Olivier Faure, ardent et brillant défenseur de l’union, est fragilisé

en interne par ceux qui ne rêvent que d’une chose : en finir avec l’alliance avec LFI. Aujourd’hui, seule La France insoumise défend clairement l’objectif d’une liste commune aux européennes, comme l’a rappelé Manuel Bompard dans le JDD ouManon Aubry dans Libération. Derrière la volonté de listes séparées, il y a celle de rééquilibrer le rapport de force interne à la Nupes constitué après les 22% de Jean-Luc Mélenchon et les faibles scores des autres. Mais il ne faudrait pas perdre le fil commun en route… Pour ma part, je crois sincèrement que nous devrions partir sous la bannière Nupes et ce pour trois raisons. D’abord, la tripolarisation du champ politique nous oblige : si nous partons éclatés façon puzzle, la bataille se jouera entre le RN et la Macronie. Nous sortirons du tableau général, nous ne pourrons pas arriver en tête de l’élection, ni même deuxième. Cela aurait un impact sur le paysage politique alors que la course contre la montre face au RN est engagée. Les européennes peuvent être l’occasion de nous affirmer alors que la division affaiblirait immanquablement notre influence. Ensuite, si nous voulons gouverner ensemble, il faut approfondir ce qui nous rassemble sur le rapport à l’Union européenne. Pour que les Français jugent crédibles notre union, ce travail de mise en commun de notre projet à cette échelle majeure de pouvoir est incontournable. Bâtir

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une liste ensemble, c’est l’occasion de solder certains comptes du passé et de nous projeter dans l’avenir. Nous pouvons trouver cette vision commune parce que, contrairement à une impression générale, ce qui nous rassemble est aujourd’hui plus fort que ce qui nous divise – la preuve par nos votes au Parlement européen qui sont bien plus convergents qu’on ne le croit et que les polémiques dans le débat public ne le laissent penser. Qui aurait cru que nous nous mettrions d’accord sur des centaines de propositions en quelques jours en juin dernier ? Si nous nous y mettons avec la volonté d’aboutir, je pense que nous y arriverons. À l’inverse, si nous partons séparément, la logique de campagne presqu’imparable aboutira à nourrir et grossir les divergences. Enfin, comme je suis convaincue que nous devons « faire ensemble » pour nous renforcer, mener une bataille électorale en commun est gage d’inclusion de nos forces et de crédibilité de la Nupes aux yeux des Français. Pour gagner en 2027, il faut que notre rassemblement gagne en crédibilité, qu’il apparaisse stable et prêt à gouverner. Les européennes peuvent constituer un moment fort de cette consolidation de notre union.

Tenter de convaincre ne doit pas signifier contraindre. Si nous échouons à faire cause commune aux européennes, est-ce la fin de la Nupes ? Ce sera difficile à surmonter et

nous en avons un avant-goût dès aujourd’hui avec les difficultés rencontrées par la Nupes qui ne sont pas sans lien avec l’idée que chacun reprendrait ses billes en 2024… Et pourtant, même dans cette hypothèse, il le faudra. La Nupes doit pouvoir survivre à une élection intermédiaire qui ne verrait pas de liste commune – et d’ailleurs Marine Tondelier a affirmé la volonté d’une candidature unique pour 2027, engagement important s’il en est. Car il n’y a pas d’autre chemin que l’union pour gagner dans le pays et la pression du « peuple de gauche et de l’écologie » sera là pour nous le rappeler. 

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Pour un printemps de la NUPES

Hendrik Davi député LFI

des Bouches-du-Rhône

L’entêtement du président de la République à ne pas renoncer à la réforme des retraites accentue la crise de régime et rend encore plus urgent le passage à une Sixième République sociale et écologique. L’allocution du Président n’a rien résolue. Mais face à la dérive autoritaire de cet ultra-libéralisme désuet, la menace néofasciste raciste qu’incarne Marine Le Pen est sérieuse. D’ailleurs, le gouvernement est tenté de lui courir après. Les déclarations de Bruno Le Maire stigmatisant les Maghrébins et les Portugais en sont une nouvelle démonstration.

Nous devons donc rapidement incarner une alternative majoritaire, car la crise peut se dénouer politiquement bien avant 2027. Tout le monde reconnaît que nous avons besoin d’un acte 2 de la NUPES, notamment pour élargir à tous ceux qui se reconnaissent dans cette alternative, mais qui ne sont pas membres d’une des cinq composantes fondatrices. La

NUPES doit devenir la maison commune de tous les syndicalistes, les militants associatifs ou les simples citoyens qui cherchent à prendre part à un débouché politique à cette situation de crise.

Mais une maison commune ne peut se construire que dans l’action avec des objectifs bien circonscrits. Nous devons aussi nous organiser de façon souple et respecter les rythmes et prérogatives des différentes organisations. Nous voyons bien que l’alchimie à mettre en œuvre est complexe, mais la situation politique nous oblige à avancer vite.

Je livre ici quelques propositions. D’abord, nous devons nous organiser à la fois à la base – dans chaque village ou chaque arrondissement –, mais aussi au niveau national avec quatre objectifs distincts. Nous devons nous organiser pour soutenir les luttes, contre la réforme des retraites et plus largement pour la justice sociale, la planification écologique,

l’égalité homme-femme et contre tous les racismes.

Nous devons nous organiser pour approfondir nos propositions. Nous disposons déjà de 650 mesures du programme commun des législatives et de toutes les propositions de loi défendues ensembles par des députés NUPES. Enrichissons ce corpus avec les remontées des citoyens et citoyennes.

Nous devons nous organiser pour débattre des prochaines échéances électorales pour que la gauche et l’écologie politique y soient rassemblées. C’est notamment vrai pour toutes les élections locales qui arrivent. Chaque situation locale est spécifique, mais nous devons toujours mettre en débat la possibilité et les conditions du rassemblement de la gauche et de l’écologie.

Nous devons nous organiser pour mettre en débat au sein de la société l’idée d’une constituante pour fonder une Sixième République. Jamais la

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Cinquième république n’est apparue autant à bout de souffle. La question de « qui décide » est posée à une échelle de masse avec la réforme des retraites. Profitons de ce débat qu’avait déjà initié le mouvement des gilets jaunes, pour mettre en débat ce que nous attendons d’une Sixième République !

Ces débats pourraient être menés ce printemps par exemple au sein de forums locaux de la NUPES de quatre types : forum des luttes, forum des urnes, forum pour un programme commun, forum pour une constituante. Ces forums pourraient aboutir à un forum national à la rentrée, qui mettent autour de la table toutes les forces souhaitant avancer ensemble ! Dans le respect de chacune des organisations, essayons d’élargir la NUPES pour que nos idées deviennent majoritaires dans le pays. Alors chiche ?

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Retraites 2023 : essayer de tirer des leçons

Ancien

Si l’on prend comme point de départ la décennie des années 1990, un fort mouvement de la jeunesse en 1994 avait certes forcé le Premier ministre de l’époque, Édouard Balladur, à reculer sur son projet de contrat d’insertion professionnelle (CIP) et le mouvement de décembre 1995 en France contre le plan Juppé sur la Sécurité sociale s’était soldé par une demi-victoire. Depuis, à l’exception de 2006 contre le Contrat de première embauche (CPE), et d’une mobilisation atypique, celle des gilets jaunes en 2019, toutes les luttes contre un projet gouvernemental se sont soldées par des échecs, que ce soit contre les réformes des retraites – particulièrement celles de 2003 et de 2010 – ou contre la loi Travail en 2016.

Ces luttes ont vu pourtant un degré de massivité extrêmement fort avec un mouvement qui a irrigué tout le tissu

social mais, surtout, qui gagnait aussi en profondeur. En effet, plus les villes étaient petites et plus, proportionnellement, les manifestations étaient importantes. Dans ces conditions, l’impossibilité du mouvement social à acquérir par sa dynamique propre une victoire interroge d’abord sur la stratégie à employer face à un pouvoir qui ne veut rien lâcher, ensuite sur le rapport du mouvement social au politique dans la perspective d’une alternative politique.

DE L’UNITÉ SYNDICALE ET DE SES LIMITES

Le mouvement de 2023 a été marqué par une unité syndicale sans faille qui a été un moteur majeur de l’isolement du gouvernement et du caractère massif de la mobilisation ayant permis de mettre des millions de personnes dans la rue. Il en avait été de même, à une échelle un peu moins importante,

en 2010 où une intersyndicale, avec la CFDT, avait piloté la mobilisation. Cependant, en 2010, le degré d’affrontement porté par l’intersyndicale était moindre qu’en 2023. Ainsi en 2010, la majorité de l’intersyndicale avait refusé le mot d’ordre de retrait de la réforme, partageait l’idée qu’un affrontement avec le gouvernement pouvait être évité et n’avait jamais appelé à « mettre le pays à l’arrêt ». En 2023, au contraire, le mot d’ordre de retrait a été dès le départ celui de l’intersyndicale qui savait, toutes composantes réunies, qu’elle était engagée dans un bras de fer avec le pouvoir. Le caractère répétitif des « journées de grèves et de manifestations » a permis de faire la démonstration de la capacité de mobilisation de l’intersyndicale, ce qui était le préalable pour asseoir la légitimité du refus de la réforme. Cela n’a pas suffit à faire céder le gouvernement. D’où l’appel «

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Pierre Khalfa coprésident de la Fondation Copernic, membre du Conseil scientifique d’Attac.

à mettre le pays à l’arrêt » le 7 mars, qui a marqué la volonté de franchir un pas supplémentaire dans l’affrontement. Mais évidemment, un tel appel comportait un risque, celui de ne pas être suivi d’effet. De ce point de vue, il faut bien dire que le bilan du 7 mars a été en demi-teinte : les manifestations ont été très massives – les plus massives depuis le début du mouvement d’après même le comptage policier –mais le blocage du pays a été limité. La mise à l’arrêt n’a été que partielle même si des secteurs significatifs ont été en grève et l’ont reconduite quelques jours par la suite. La journée du 7 mars n’a donc pas permis de franchir le saut qualitatif nécessaire dans la construction du rapport de force avec le pouvoir. Pire, elle a montré que l’intersyndicale était incapable de bloquer le pays, même un seul jour. Or, à la suite du 7 mars, l’intersyndicale n’a pu que reproduire une suite de journées de mobilisation plus ou moins massives suivant le moment, alors même qu’il était de plus en plus évident que le pouvoir ne lâcherait rien et avait pour objectif d’infliger une défaite en rase campagne au mouvement social.

LE MYTHE DE LA GRÈVE GÉNÉRALE RECONDUCTIBLE

Que ce soit en 2010, en 2016 contre la loi Travail ou en 2023, il y a eu des grèves reconductibles dans certains secteurs, beaucoup plus d’ailleurs

en 2010 qu’en 2023. Elles ont eu lieu dans des entreprises se caractérisant par une présence syndicale forte. Mais les secteurs en grève reconductible n’ont pas été rejoints par les autres salariés. Il n’y a eu aucune extension de la grève reconductible. Les grèves ne se sont donc pas généralisées alors même que le pouvoir campait sur ses positions, jouait sur le pourrissement du mouvement et que les journées à répétition de l’intersyndicale montraient leurs limites. De plus, les enquêtes d’opinion indiquent que si une très large majorité était opposée au projet du gouvernement et soutenait les mobilisations, une large majorité pensait aussi dans le même temps que la réforme serait appliquée. Ce paradoxe explique peut-être que les salariés, ne croyant pas à la possibilité d’un succès, ne se sont pas lancés dans une grève qui leur paraissait inutile et coûteuse. La hauteur des enjeux a pu être un frein. 

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Retraites 2023 : essayer de tirer des leçons

Si l’on prend comme point de départ la décennie des années 1990, un fort mouvement de la jeunesse en 1994 avait certes forcé le Premier ministre de l’époque, Édouard Balladur, à reculer sur son projet de contrat d’insertion professionnelle (CIP) et le mouvement de décembre 1995 en France contre le plan Juppé sur la Sécurité sociale s’était soldé par une demi-victoire. Depuis, à l’exception de 2006 contre le Contrat de première embauche (CPE), et d’une mobilisation atypique, celle des gilets jaunes en 2019, toutes les luttes contre un projet gouvernemental se sont soldées par des échecs, que ce soit contre les réformes des retraites – particulièrement celles de 2003 et de 2010 – ou contre la loi Travail en 2016.

Ces luttes ont vu pourtant un degré de massivité extrêmement fort avec un mouvement qui a irrigué tout le tissu social mais, surtout, qui gagnait aussi

en profondeur. En effet, plus les villes étaient petites et plus, proportionnellement, les manifestations étaient importantes. Dans ces conditions, l’impossibilité du mouvement social à acquérir par sa dynamique propre une victoire interroge d’abord sur la stratégie à employer face à un pouvoir qui ne veut rien lâcher, ensuite sur le rapport du mouvement social au politique dans la perspective d’une alternative politique.

DE L’UNITÉ SYNDICALE ET DE SES LIMITES

Le mouvement de 2023 a été marqué par une unité syndicale sans faille qui a été un moteur majeur de l’isolement du gouvernement et du caractère massif de la mobilisation ayant permis de mettre des millions de personnes dans la rue. Il en avait été de même, à une échelle un peu moins importante, en 2010 où une intersyndicale, avec la CFDT, avait piloté la mobilisation. Ce-

pendant, en 2010, le degré d’affrontement porté par l’intersyndicale était moindre qu’en 2023. Ainsi en 2010, la majorité de l’intersyndicale avait refusé le mot d’ordre de retrait de la réforme, partageait l’idée qu’un affrontement avec le gouvernement pouvait être évité et n’avait jamais appelé à « mettre le pays à l’arrêt ». En 2023, au contraire, le mot d’ordre de retrait a été dès le départ celui de l’intersyndicale qui savait, toutes composantes réunies, qu’elle était engagée dans un bras de fer avec le pouvoir.

Le caractère répétitif des « journées de grèves et de manifestations » a permis de faire la démonstration de la capacité de mobilisation de l’intersyndicale, ce qui était le préalable pour asseoir la légitimité du refus de la réforme. Cela n’a pas suffit à faire céder le gouvernement. D’où l’appel « Dans cette situation, une série de critiques ont été faites à l’intersyndicale. Elle aurait été coupable de ne

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Pierre Khalfa Ancien coprésident de la Fondation Copernic, membre du Conseil scientifique d’Attac.

pas avoir lancé « d’appel clair et net à une grève générale reconductible » et, pire, de n’avoir ni préparé ni construit en amont une telle possibilité. Or, toute l’expérience historique en France montre justement qu’une grève générale reconductible n’est pas le fruit d’un long travail de maturation. Que ce soit juin 1936 ou mai 1968, non seulement aucune organisation n’avait anticipé ces mouvements, mais aucune n’a appelé à la grève générale reconductible. Les conditions de déclenchement d’un tel mouvement sont en fait assez mystérieuses. On peut simplement après coup l’expliquer ou indiquer que les « conditions objectives » étaient réunies pour qu’elle ait lieu. En fait, on constate qu’une grève générale reconductible se déploie par capillarité à partir des secteurs les plus mobilisés qui décident localement de se lancer. Les militants syndicaux peuvent la proposer. Les organisations syndicales au niveau national peuvent relayer le mouvement de manière à l’amplifier. Mais elles n’en sont pas à l’origine. Croire qu’il suffit d’un appel « clair et net » pour la lancer est d’autant plus chimérique qu’il y a hélas bien longtemps que le mouvement syndical a perdu l’implantation nécessaire dans les entreprises pour qu’un tel mot d’ordre ait la moindre chance d’être suivi d’effet, alors même que l’éclatement du salariat et la disparition des grosses concentrations ouvrières jouent à plein. George Sorel définissait la grève

générale comme un mythe, mais un mythe mobilisateur. Les mythes, disait-il dans Réflexions sur la violence, « ne sont pas des descriptions des choses, mais des expressions de volonté ». Peu importait pour lui qu’une grève générale ait lieu ou pas, cette idée, implantée dans la classe ouvrière, devait avoir un effet galvanisant. Outre qu’hélas cette vision est restée à l’époque largement lettre morte, force est aujourd’hui de constater que, loin d’être un moteur de l’action, l’idée de grève générale reconductible reste non seulement très largement la rhétorique d’une minorité, mais est un obstacle à une réflexion de fond sur les formes d’action. Comme l’indiquait déjà en 2010 Philippe Corcuff, « dans certains usages dogmatiques, la grève générale peut toutefois se transformer en mythologie morte bloquant l’imagination et l’action, si on n’envisage pas d’autres moyens de généralisation que le «tous ensemble en grève au même moment» […] la grève générale doit être considérée comme un outil pour nous aider dans l’action, mais pas comme un dogme susceptible d’entretenir la déception, ou comme une identité vaguement rebelle qu’on trimbale dans les manifs pour se la jouer ».

Il faut donc s’interroger en permanence sur le recours au thème de la grève générale reconductible qui peut effectivement se transformer en rhétorique creuse. Si la seule solution

pour gagner est une grève générale reconductible que l’on est incapable d’organiser, que faire donc une fois ce mirage dissipé ? Sommes-nous condamnés à choisir entre la répétition de journées de mobilisations qui, même très massives, ne font pas reculer le pouvoir et l’attente quasi messianique d’une grève générale qui, année après année, apparaît de plus en plus incertaine ? S’il ne s’agit pas d’abandonner cette perspective, en faire l’alpha et l’oméga de la stratégie syndicale ne peut mener qu’à une impasse.

RELANCER LE DÉBAT STRATÉGIQUE

Le mouvement syndical a montré qu’il était encore capable de mobiliser des millions de personnes et d’avoir le soutien de l’opinion. C’est un acquis considérable mais fragile car exposé au résultat concret des mobilisations. Comment sortir de l’impuissance ? Il faut tout d’abord reconnaître qu’il y a un problème et engager le débat publiquement avec les équipes syndicales et plus largement avec les salariés et la population. L’intersyndicale, ou à défaut certaines de ses composantes, pourrait en prendre l’initiative, ce qui permettrait aux organisations syndicales de combattre un possible abattement et surtout de préparer les combats futurs en essayant de faire participer les salariés à la détermination des formes de leur mobilisation. Il s’agirait aussi, face à la stratégie de

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la tension mise en œuvre par le pouvoir, de marginaliser les tentations de répondre au coup par coup sur le même terrain que la violence du pouvoir. Comme l’écrit Étienne Balibar : « Une guérilla urbaine ou campagnarde ne fera que donner des prétextes à la violence d’État – une violence incomparablement supérieure et qui se déchaîne, comme dit l’autre, «quoi qu’il en coûte» et ne s’embarrasse d’aucun scrupule. La contre-violence est vouée à l’échec et conduit droit dans le piège du pouvoir ».

Après l’échec du mouvement sur les retraites de 2010, un débat sur les formes de lutte s’était esquissé. Ainsi Pierre Dardot et Christian Laval, dans Le retour de la guerre sociale, écrivaient : « Ce qui fait de plus en plus son chemin, c’est l’idée que l’on peut parvenir à tout bloquer sans avoir à déclencher une grève générale » [1]. Le capitalisme contemporain est organisé suivant une logique de flux que permet le libre-échange avec la liberté de circulation des marchandises. Pour des raisons liées à la rentabilité du capital, les stocks sont très faibles, voire inexistants. Empêcher la circulation des marchandises permettrait de bloquer le système. Les actions de blocage deviendraient la forme la

plus efficace de la lutte des classes. « Pourquoi en effet perdre des jours en pure perte » en faisant grève ? [2] L’analyse paraît séduisante. Elle pêche cependant par plusieurs aspects. La question qui se pose est de savoir qui bloque. Le blocage du pays était auparavant le résultat de la grève, non seulement parce qu’elle touchait des secteurs stratégiques, comme par exemple les cheminots, mais surtout parce que plus la grève s’étendait, plus l’activité économique déclinait jusqu’à la paralysie. Celle-ci relevait de l’engagement massif des salarié.es. Le schéma proposé ici est tout autre. Si les gens sont au travail, les actions de blocage des nœuds stratégiques ne peuvent concerner qu’une frange militante réduite. Si techniquement, il est toujours possible de bloquer tel ou tel point sensible à quelques centaines de personnes, l’escalade dans l’affrontement ne peut reposer sur une petite minorité qui bloque alors même que la grande masse de la population, même si elle sympathise avec ces actions, a une attitude de spectateur. De plus, si la situation devient critique, le pouvoir peut tout à fait employer les moyens qu’il a à sa disposition pour débloquer la situation.

Romaric Godin, dans un article récent

de Mediapart, propose une autre stratégie, organiser « un travail plus long et plus systématique sur la société pour organiser une forme de déstabilisation permanente du système productif. L’idée est en effet de permettre l’organisation d’un mouvement de grande ampleur fondé non pas sur un «grand moment» mais, au contraire, sur une myriade d’actions déterminées et successives dans les entreprises, venant perturber la sécurité économique et cherchant à imposer en permanence un ordre du jour politique ». Il s’agirait donc d’organiser une guérilla économique, une « agitation économique permanente, précisément parce que ce qui fonde le système productif, c’est avant tout la stabilité, la prévisibilité et la confiance dans l’avenir. En frappant ici, on touche l’économie en profondeur ».

Là aussi la perspective est séduisante mais demande à être précisée. Quelles formes concrètes prendrait cette « déstabilisation permanente du système productif » : des grèves perlées, où les salariés travaillent de façon volontairement ralentie, des grèves du zèle qui désorganisent la production, des débrayages ponctuels sans préavis ? Dans tous les cas, cela suppose un fort degré d’engagement à la

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fois individuel et collectif. Tiendra-t-il dans la durée face à une répression patronale qui ne manquera pas de se faire sentir et si la présence syndicale est faible, voire absente ? Mais surtout, même si « les syndicats ont sans doute un rôle à jouer dans la coordination et l’entretien du mouvement », le risque est grand que chacune et chacun se retrouvent isolés dans son entreprise. Certes des assemblées générales interprofessionnelles locales peuvent réduire ce risque, mais elles ne le suppriment pas avec le spectre de l’étiolement du mouvement comme horizon.

L’expérience des gilets jaunes, avec l’occupation des ronds-points, le « mouvement des places » qui a vu le jour il y a quelques années dans nombre de pays et l’obsession du gouvernement contre les ZAD peuvent inspirer une autre solution. Il aurait peut-être été possible de tenter des occupations massives de places publiques organisées par tout ou partie de l’intersyndicale ce qui aurait changé notablement la nature de l’affrontement. Combinée avec les manifestations régulières massives, des grèves dans certains secteurs stratégiques, comme les transports, les raffineries ou les éboueurs, elle au-

raient permis de durcir le mouvement, de franchir ainsi un saut qualitatif dans la mobilisation et peut-être de reposer dans des termes nouveaux la question de la généralisation de la grève. Évidemment cela sortait de la stratégie habituelle du mouvement syndical et aurait nécessité une prise de risque certaine, le pouvoir n’allant pas laisser faire cela sans réagir. Quoi qu’il en soit, même si l’on voit bien qu’il n’y a pas de solution miracle, il est clair qu’il y a une nécessité absolue de discuter des formes d’action sous peine de reproduire mouvement social après mouvement social l’incapacité à faire céder le pouvoir.

DU NOUVEAU

SOUS LE SOLEIL SYNDICAL ?

Une telle perspective pose évidemment la question de l’intersyndicale et de son fonctionnement. Son unité, avec l’implication de la CFDT, a été un facteur décisif de l’isolement du pouvoir et du caractère massif de la mobilisation. Cependant il serait illusoire de penser que les divergences entre organisations syndicales auraient, comme par miracle, disparu. L’engagement sans faille de la CFDT dans la lutte contre le projet du gouvernement repose, au-delà même de

la question des retraites, sur le refus du pouvoir macroniste d’accorder au syndicalisme la place que la CFDT revendique, celle d’un interlocuteur privilégié avec lequel le pouvoir et le patronat négocient. La CFDT défend un syndicalisme d’accompagnement qui, face aux projets de transformation néolibérale du monde du travail et de la société, a choisi de les négocier, espérant ainsi les amender. Ainsi par exemple, la CFDT a soutenu, in fine, la loi El Khomry en 2016, se félicitant de l’avoir améliorée, alors même que cette loi constitue une régression majeure des droits des salariés. Cette orientation suppose que le gouvernement l’accepte comme un partenaire au niveau national et soit capable de lui faire quelques concessions. Or la volonté d’E. Macron est de cantonner les organisations syndicales au cadre des relations professionnelles dans l’entreprise ou au mieux dans la branche, ce qui est pour la CFDT inacceptable car lui faisant perdre son rôle interprofessionnel. La CFDT s’était ainsi inscrite dans le projet de réforme des retraites de 2019, instaurant une retraite par points, pensant pouvoir l’infléchir sur certains aspects, notamment sur les critères de pénibilité et en lui faisant retirer l’instaura-

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tion d’un âge pivot à 64 ans. Or elle avait échoué devant l’intransigeance du gouvernement. Elle avait subi le même échec au moment de la loi sur l’assurance-chômage. Dans le projet macroniste, il n’y a pas de place pour le syndicalisme, ni même pour un syndicalisme d’accompagnement et donc pour la CFDT.

C’est dans cette optique qu’il faut comprendre l’engagement de la CFDT dans le refus de la réforme des retraites de 2023. Au-delà donc de la question des retraites, l’enjeu pour la CFDT était de ne pas se laisser marginaliser par le pouvoir macroniste avec l’ambition de redevenir l’interlocuteur incontournable du pouvoir. De ce point de vue, le mouvement actuel, quelle que soit son issue, peut lui être profitable. L’affaiblissement notable du pouvoir macroniste, son isolement politique le forcent à retisser des liens avec le mouvement syndical pour l’associer aux « réformes ». La CFDT a donc aujourd’hui une opportunité de revenir dans son jeu traditionnel… après « un délai de décence » selon les mots mêmes de Laurent Berger. De fait, c’est la CFDT qui a dirigé l’intersyndicale. Au nom de l’unité nécessaire, ce leadership a été accepté par tous, y compris par la CGT, ce

qui explique au moins en partie les déconvenues de la direction sortante de la CGT lors de son congrès. Or, la stratégie mise en œuvre, pour efficace qu’elle ait été au départ, a atteint aujourd’hui ses limites. Aurait-il été possible d’en changer sans casser l’intersyndicale et provoquer le départ de la CFDT, perspective que le pouvoir attendait depuis le début ? Il est évidemment toujours très délicat de faire de l’histoire contrefactuelle. On peut simplement noter qu’un retrait de la CFDT de l’intersyndicale aurait été payé au prix fort par cette dernière puisqu’il se serait effectué sans la moindre concession du pouvoir. En fait, à partir du moment où la CFDT avait fait du retrait de la mesure d’âge le point central de l’affrontement, il lui était impossible de se dégager du cadre unitaire sans avoir obtenu une quelconque avancée sur ce point, avancée que le pouvoir lui refusait. D’où d’ailleurs ses tentatives un peu désespérées de jouer sur le vocabulaire en demandant que l’on « mette sur pause la réforme des retraites », espérant ainsi amadouer Emmanuel Macron qui n’entendait céder sur rien. Dans une telle situation, et même en cas de refus de la CFDT, une partie de l’intersyndicale – la CGT, la FSU et

Solidaires – aurait pu prendre l’initiative de proposer des formes d’action complémentaires des journées de manifestations sans rompre avec le cadre unitaire. Cela aurait supposé une réflexion en amont sur les formes de lutte et un approfondissement des liens entre ces trois organisations pour remettre en cause le leadership de la CFDT. Cela ne s’est pas fait.

LE RAPPORT AU POLITIQUE

Les rapports entre partis politiques et syndicats sont marqués par une méfiance réciproque. Sans refaire ici l’historique complexe de ces relations, il faut noter que le passé récent n’a pas permis de les améliorer alors même que la création de la Nupes, instaurant un cadre unitaire de la gauche et de l’écologie politique, aurait dû, a priori, être favorable à une relation plus apaisée. Cela s’explique assez facilement dans le cas de la CFDT qui a toujours été hostile à une gauche de rupture et n’a pas manqué toutes les occasions possibles de critiquer LFI. Cela s’explique aussi dans le cas de FO professant une indépendance sourcilleuse qui n’empêche pas les contacts discrets et les petits arrangements, y compris avec la droite. Cela est plus étonnant dans le cas de la CGT, de la FSU et de Solidaires. On aurait pu même penser que les

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choses allaient bouger quand, à la fin juillet 2022, s’était mis en place un collectif regroupant les forces politiques de la Nupes, un certain nombre d’associations, la FSU et Solidaires, rejoints à la rentrée par la CGT. L’objectif de ce collectif était de voir s’il était possible d’organiser des initiatives communes contre la politique du gouvernement. Or, malgré un début prometteur marqué par la bonne volonté des uns et des autres, l’échec a été patent. Côté organisations syndicales, la méfiance traditionnelle envers les partis politiques a d’autant plus vite repris le dessus qu’elles étaient engagées dans la recherche d’une unité intersyndicale. Elles pensaient qu’il ne fallait rien faire qui puisse la mettre en danger, notamment dans les rapports avec la CFDT. Côté partis politiques, la volonté de LFI de tenir à tout prix une marche nationale le 21 janvier, présentée au départ comme la première riposte face à la réforme des retraites, ce que les organisations syndicales considéraient comme une concurrence avec leurs propres mobilisations, a empêché la tenue d’une autre initiative qui aurait pu avoir l’aval des organisations syndicales et des associations. Les « amabilités » échangées entre la direction de la

CGT et les responsables de LFI ont définitivement plombé cette tentative de rapprochement. Par la suite, les divergences sur la tactique parlementaire entre LFI et l’intersyndicale en ont rajouté dans l’incompréhension réciproque. Malgré le fait que toutes les forces politiques de la Nupee se sont alignées sur les initiatives de mobilisation de l’intersyndicale, ce mouvement social n’a pas resserré les liens entre le mouvement syndical et les forces politiques de la gauche et de l’écologie politique. Pourtant, ce qui est aujourd’hui posé est la question de l’alternative politique alors même que le pouvoir macroniste se durcit jour après jour et que l’extrême droite croit son heure arrivée. Le mouvement syndical ne peut se désintéresser de cette question et revenir au business as usual. L’urgence de la situation implique de redéfinir les rapports entre le mouvement syndical, et plus largement les mouvements sociaux et les partis politiques.

Cette redéfinition ne peut se faire que si se mettent en place des rapports d’égalité entre partis et mouvements. Trop souvent encore des partis politiques essaient d’instrumentaliser les mouvements sociaux en fonction de

leurs objectifs, que ce soit au moment d’une bataille parlementaire ou pour valoriser leur existence. Les mouvements sociaux ne peuvent être les supplétifs d’aucun parti quel qu’il soit. Cependant, le refus de s’engager politiquement désarme les classes populaires alors même que la question de la construction d’une alternative politique est une question majeure. Il ne s’agit pas, comme on peut l’entendre quelquefois, de « donner un débouché politique aux luttes » – ce qui supposerait que ces dernières et la perspective politique soient extérieures l’une à l’autre –, mais de comprendre que l’existence d’une alternative politique crédible est une des conditions pour que l’espérance en une société différente infuse les mobilisations sociales en renforçant ainsi la portée. Partis et mouvements sociaux doivent s’appuyer les uns sur les autres dans une dynamique politique globale définie ensemble.

Mais les partis politiques doivent aussi comprendre que la construction d’une alternative politique exige de dépasser le strict terrain électoral pour s’appuyer sur les mobilisations sociales et citoyennes. Car ces dernières sont indispensables pour permettre que se crée la dynamique politique né-

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cessaire au combat électoral et pour lever au moins en partie les obstacles qui ne manqueront pas de se dresser devant la volonté transformatrice d’un gouvernement de gauche et de l’écologie politique. L’engagement des forces du mouvement social dans/au côté de la Nupes, engagement dont il faut trouver les formes concrètes, peut permettre de créer un front politico-social enraciné dans la société, porteur d’une alternative globale, face à un néolibéralisme qui ne renonce à rien et à une extrême droite en expansion pouvant arriver au pouvoir. Prônée déjà par un certain nombre de responsables associatifs, la création d’un tel front politico-social ne résout évidemment pas d’emblée tous les problèmes, et ils sont nombreux, qui font obstacle à la victoire d’un projet de transformation sociale, écologique et démocratique. C’est cependant une des conditions pour les résoudre.

[1] Pierre Dardot et Christian Laval, Le retour de la guerre sociale, in Tous dans la rue, Seuil, janvier 2011. Dans la citation, le mot en italique est le fait des auteurs.

[2] Pierre Dardot et Christian Laval, ibid.

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Et maintenant, quel « ordre de bataille » ?

Alain Bertho

Anthropologue

« Macron nous fait la guerre et sa police aussi » : le slogan est un diagnostic largement partagé. La guerre sociale est déclarée. Officiellement. À l’instar de l’ex-président Pinera au Chili, affirmant en 2019 au début du soulèvement chilien « Nous sommes en guerre contre un ennemi implacable », Macron n’a-t-il pas osé dire qu’à Sainte-Soline, des milliers de gens étaient « simplement venus pour faire la guerre » ?

Le néolibéralisme français, « violent et autocratique » [1] mobilise des armes et des stratégies militaires contre les manifestations, se lance dans des attaques frénétiques contre les associations, les libertés et l’organisation symbole par excellence de leur défense, la Ligue des Droits de l’Homme. Il use compulsivement des armes institutionnelles pour imposer une loi rejetée par le pays jusqu’à la promulgation d’un texte à 3h50 du matin, quelques heures après sa validation constitutionnelle.

La puissance historique de la mobi-

lisation, la plus importante depuis un demi-siècle, n’a pas fait plier le pouvoir. Semaine après semaine, nous avons fait l’expérience que « taper plus fort », « aller plus loin », « hausser le ton » ne changeait rien à la détermination destructrice du sommet de l’État. Le « rapport de force » n’était jamais en notre faveur, jamais à la hauteur du poids des marchés financiers dans les décisions présidentielles. Comment transformer une colère majoritaire en puissance politique ? En trente ans, les conditions de la bataille sociale et démocratique ont complètement changé. Les stratégies de mobilisation héritées des compromis sociaux fordistes sont devenues inopérantes. La question de la construction d’un « rapport de force » se pose de façon brutalement nouvelle.

2010, 2016, 2019 : CE QUE NOUS SAVIONS DÉJÀ

Nous le savions pourtant. Mais à l’instar du héros de J.M. Coetzee dans En attendant les barbares, « il y avait quelque

chose qui nous sautait aux yeux mais que nous d’arrivions toujours pas à le voir ». Plusieurs fois nous nous sommes heurtés à cette inflexibilité brutale sans en tirer toutes les leçons.

En 2010, à partir de mars, les huit principaux syndicats français ont mis plusieurs millions de personnes dans la rue lors de 14 journées de manifestation contre le report de l’âge de la retraite à 62 ans. En octobre, la grève s’est étendue de la SNCF aux transporteurs routiers, des raffineries aux éboueurs. Les blocages se sont multipliés. La violence et la répression s’est invitée dans les cortèges et devant les lycées. La réforme a été validée par le Conseil constitutionnel le 9 novembre et promulguée le lendemain.

En 2016, de mars à septembre, la loi Travail a rencontré une résistance similaire. À partir du 31 mars la voix de Nuit debout s’est ajoutée à celle du mouvement syndical. Après l’échec de la Commission mixte paritaire, le gouvernement Valls dégaine le 49.3 le 5 juillet 2016. En 2019, l’ambitieuse réforme des re-

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traites de Macron est combattue avec la même vigueur, bien qu’avec un front syndical moins solide. Le 16 mars 2020, c’est le covid qui impose la suspension de la réforme qui, sinon, serait sans doute allée à son terme.

D’étape en étape, la brutalité de la répression est allée crescendo avec une accélération sidérante durant le mouvement des gilets jaunes en 2019. En un an, le LBD a éborgné autant de personnes que depuis sa mise en service (sous le nom de flash-ball) en 1995 ! Quant aux libertés publiques, la frénésie législative sécuritaire et antiterroriste de toutes les majorités successives a commencé à creuser leur tombe.

BRUTALISATION DES POUVOIRS ET VAGUES DE SOULÈVEMENTS

Le projet néolibéral consiste à liquider des compromis sociaux hérités du fordisme. Il a besoin de se débarrasser de la politisation des débats publics, des enjeux électoraux. Ni démocratie sociale ni démocratie tout court.

Nous savons de longue date le penchant antidémocratique du néolibéralisme. Entre les réflexions de la Trilatérale en 1975 et l’expérimentation du Chili de Pinochet dès 1973, voilà un demi-siècle que la vague de fond grossit. Il faut croire qu’il en est de cette catastrophe comme de la catastrophe climatique : nous savions tout

depuis longtemps, mais nous n’avons compris que confrontés à la matérialité du désastre.

Le capitalisme financier a pris les commandes d’un monde mis sous hypothèque et qu’il conduit à sa destruction. En 2022, le total des dettes souveraines (71 600 milliards de dollars) représentent 72% du PIB mondial, et les dettes privées (220 000 milliards de dollars) 220%. Tout s’achète, à commencer par des élites corruptibles qui sapent les bases mêmes de toute légitimité publique, générant désordres et violence. Il s’adapte à chaque situation nationale avec une souplesse redoutable, européen quand ça l’arrange mais finançant, s’il le faut, la campagne du Brexit. Le néolibéralisme répand dans le monde entier une brutalisation des rapports sociaux et politiques parfaitement quantifiable et documentée. Même le Financial Times et le secteur assurantiel s’inquiètent aujourd’hui de ses coûts financiers. Les situations d’émeutes, d’affrontements civils et de répression violente se sont multipliées, scandées depuis le début du siècle par quatre vagues de soulèvements nationaux.

La première vague commencée en France en octobre 2005 à la suite de la mort de Zyed et Bouna est d’abord regardée comme une curiosité natio-

nale et banlieusarde. Mais un scénario approchant soulève la Grèce en décembre 2008. La seconde vague, qui commence à Sidi Bouzid en décembre 2010, est d’abord regardée comme une « émeute de banlieue ». Mais le soulèvement tunisien devient en quelques semaines « le printemps arabe » sur lequel embraient le mouvement des places (Syntagma à Athènes et Puerta del Sol à Madrid), Occupy Wall Street en 2011, la mobilisation de la place Taksim qui touche une centaine de villes turques (2013), Maidan en Ukraine (2013-2014) et le mouvement des Ombrelles à Hong Kong (2014). La France initie la troisième vague avec les gilets jaunes. Dans la seule année 2019, cette vague est de loin la plus puissante, concernant 20 pays sur quatre continents.

Chaque vague porte une exigence : celle du refus de la guerre faite à une partie de la population (2005), celle de la reconnaissance du peuple comme « Démos » face à l’autisme du « Kratos » (2011-2014), celle du refus de la violence sociale du néolibéralisme (2019). La quatrième est d’une autre nature : après les assassinats de George Floyd le 25 mai 2020 et de Mahsa Zhina Amini le 16 septembre 2022, les slogans « I can’t breathe » et « Femmes vie liberté » sont devenus les symboles mondiaux du refus

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de dominations structurelles, qu’elles soient racialisées ou genrées.

LA POLITIQUE POPULAIRE ENTRE ÉVITEMENT ET DÉFAITE ?

Mais cet impressionnant enchaînement de mobilisations nationales massives, joyeuses et courageuses, est aussi un enchaînement de défaites. La violence meurtrière contre les jeunes racisés n’a reculé ni en France ni aux États-Unis, la répression patriarcale reprend en Iran, Erdogan a gardé le pouvoir en Turquie comme Narenda

Modi en Inde, la Grèce a fait naufrage, Hong Kong a été maté, les indignés espagnols ont été dissous dans Podemos et le jeu parlementaire, la contre-révolution s’est imposée en Égypte et en Tunisie, l’État libanais s’est effondré…

Avec le recul, on est frappé des stratégies d’évitement politique de nombre de ces soulèvements face à la corruption tant morale que financière des pouvoirs qu’ils affrontaient. Tunisiens et Égyptiens ont bien « dégagé » les dictateurs au pouvoir mais ce sont bien gardés d’investir la place laissée libre. La subjectivité populaire et nationale des mouvements ne s’est autorisé qu’une stratégie politique « hors-les-murs » comme si la prise de pouvoir portait en elle-même un risque

corrupteur. Curieuses révolutions qui restent prudemment sur le perron du Palais d’hiver ! Dans un autre contexte, le contournement opéré par le mouvement Occupy Wall Street a eu les mêmes résultats. De fait la question du pouvoir, donc de la stratégie politique n’y a jamais été clairement posée, « comme si nous étions déjà libres », écrivait David Graeber. Comme si, surtout, la mobilisation mondiale contre la finance n’avait le choix qu’entre la confrontation initiée en 1999 à Seattle ou l’impuissance symbolique.

Soyons lucides : depuis le début du siècle, seuls les soulèvements qui ont assumé jusqu’au bout l’enjeu du pouvoir d’État ont été, même provisoirement, victorieux. Ils sont rares.

LA FORCE DES SOULÈVEMENTS CONSTITUANTS

Qu’y a-t-il donc de commun entre l’Ukraine de 2014 et le Chili de 2019 ? « Euromaidan » à Kiev, déclenché par la décision présidentielle de rompre l’accord d’association avec l’Europe, s’inscrit dans la vague des soulèvements des places. En octobre 2019, le Chili se soulève contre l’augmentation du prix du métro. Deux jeunesses se lèvent, très méfiantes vis-àvis d’un personnel politique synonyme

de corruption (Ukraine), de répression brutale et de compromis – et de compromission – avec l’héritage dictatorial (Chili) se rejoignent dans une aspiration profonde à la démocratie. Rien au fond qui les distingue vraiment de toutes les jeunesses du monde qui, de Hong Kong à Téhéran, de Tunis à Bogota, ont manifesté leurs espoirs et leur colère durant les deux dernières décennies.

Dans ces deux pays, la répression a été sanglante. Mais ni à Kiev ni à Santiago, la violence du pouvoir n’a arrêté la mobilisation de celles et ceux à qui on avait « tout volé même la peur » comme criaient les rues chiliennes. Bien au contraire, la résistance à la violence a été la base d’une solidarité organisée, la mise en œuvre pratique d’une autre conception du corps social, la refondation d’un peuple comme puissance collective. La politique ukrainienne a été radicalement réorientée et cette nouvelle conscience nationale a été en pratique la base de la résistance à la guerre, dans le Donbass à partir de 2014 et contre l’invasion russe depuis février 2022. Le soulèvement chilien, marqué par la centralité des femmes et l’importance des revendications des peuples autochtones, obtient une assemblée constituante paritaire élue en mai 2021 et présidée par Elisa

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Loncon, représentante mapuche. Lors de son premier discours, le 4 juillet, cette dernière annonce « la fondation d’un nouveau Chili ».

Certes, depuis Maïdan, le peuple ukrainien doit faire face à la guerre. Certes, si l’élection d’un président de gauche a clos la séquence chilienne, la Constitution a finalement été refusée par référendum. Mais quels que soient leur inachèvement, ces soulèvements ont eu en commun d’avoir puisé leur puissance dans une double dynamique constituante : politique et institutionnelle, mais aussi nationale et populaire. Dans la mobilisation solidaire, dans la résistance à la violence d’État et dans une ambition qui a largement débordé un désaccord de politique extérieure ou le prix du ticket de métro.

EN FRANCE, UNE PUISSANCE POPULAIRE INACHEVÉE

En France, depuis trois mois, de mobilisations massives en action sauvage de blocage, de grèves tournantes en casserolades décentralisées, on sent bien que quelque chose se cherche et se passe. Dans la colère et la joie mêlées, la résistance est passée de la défense de la retraite au sens de la vie et du travail, de la mobilisation syndicale à la présence dans le même cortège du pink block, de l’expérience concrète de la brutalité policière à la banalisation de la présence des silhouettes noires en tête de manifesta-

tion. Les slogans et les gestuelles des « antifas » sont devenus viraux dans les parties les plus jeunes du cortège. Des bassines en plastique rappellent ici et là les exactions du pouvoir à SainteSoline. Il y a une place pour chacune et chacun dans ce soulèvement de la vie qui rassemble un peuple et qui dit, comme Alain Damasio, « maintenant nous sommes le vivant, le vivant qui tisse et qui bruisse, le vivant qui se défend » [2].

Dans ces conditions, les critiques proférées à l’encontre de la stratégie de l’intersyndicale sont courtes et peu inventives, plus souvent tactiques que véritablement stratégiques. Plus de manifestations ? Nous nous serions étiolés. Plus de grèves ? Cela ne se décrète pas dans un peuple appauvri, précarisé, étouffé aujourd’hui par l’inflation. Plus de blocages ? Il y en a eu beaucoup et faut être capable de faire face à la répression. Plus de violence ? Le pouvoir s’en est en grande partie chargé et pourtant la peur n’a pas éclairci les rangs.

L’unité sans faille de l’intersyndicale a produit une mobilisation exceptionnelle par sa masse et sa richesse humaine. Les syndicats ont fait ce qu’ils ont pu, au-delà de ce qu’ils savaient faire et de ce qu’ils avaient l’habitude de faire. L’intersyndicale a ouvert ses cortèges à tous les combats contemporains. Elle n’a pas condamné les tentations violentes de la colère populaire et encore moins, comme certains

l’avaient fait en 2006 lors de la mobilisation contre le CPE, porté main forte à la police face aux « casseurs ». Elle a ouvert la voie à une dynamique et à des subjectivités qui l’on débordée. Le mouvement syndical sait qu’il doit maintenant aller au-delà car sa responsabilité et les attentes sont immenses. Une séquence est finie, une autre s’ouvre, longue, âpre. Chacune et chacun sent bien que maintenant, la bataille ne peut être que globale et de long cours.

Il s’agit moins de « faire plus » que de viser plus haut. Les débats sur les répertoires de l’action (manifestation, grève, blocages, violence… ) sont sous condition des ambitions qu’on se donne.

Dans cette séquence, les partis politiques ont déployé une activité indéniable qui nous laisse néanmoins sur notre faim. Tout se passe comme si les organisations politiques héritières de la séquence historique antérieure étaient les dernières à tirer toutes les conséquences politiques de la rupture politique néolibérale que le social-libéralisme s’était même donné mission d’accompagner.

Les partis de la Nupes partagent une sorte d’enfermement dans la scène parlementaire et électorale. Tandis que le PS peine à sortir de son passé (récent) social-libéral, les Verts confondent stratégie et polyphonie tactique des scrutins, le PCF et LFI, chacun à sa façon, se transforme ou

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se maintient en outil de mobilisation électorale. Les dissensions tactiques lors du débat parlementaire sont une conséquence de cet enfermement stratégique en partage. L’urgence était sans doute moins de manifester dans l’hémicycle ou de tenir des meetings que de porter le débat juridique dans la rue en animant et alimentant des comités citoyens.

À aucun moment il n’a été question de donner corps à cette idée de « Parlement de la Nupes » apparue en juin 2022. Ce « Parlement », qui n’est resté qu’un affichage creux, pourrait pourtant être un outil de co-construction avec les mouvements sociaux, une innovation stratégique majeure. Il nous reste à espérer que la Nupes tiendra quelque temps et que son unité, et ses intérêts électoraux seront sensibles à ce qui s’est exprimé dans le pays, aux enjeux qui apparaissent avec évidence.

FACE AU CHAOS SOCIAL, FAIRE PEUPLE ENSEMBLE

Le pouvoir de nuisance néolibéral ne se résume pas à un homme, une majorité (même relative), des décisions auxquelles on peut tenter de s’opposer au coup par coup. Le néolibéralisme installe le chaos social par la paupérisation, la précarisation, la

croissance des inégalités, la casse de tous les services publics, la mise en concurrence universelle des individus et des groupes.

Ce chaos n’est autre que l’effondrement du pacte national de solidarité sociale. Il dissout le peuple comme « démos », comme sujet politique, comme « Nation », seule détentrice légitime de la souveraineté selon l’article 3 de la déclaration des droits de l’homme de 1789. Le soulèvement se produit quand le refus d’une décision singulière (le prix du métro, le prix de l’essence ou l’âge de la retraite) mobilise le refus du chaos et l’aspiration à un nouveau pacte social. Les soulèvements du 21ème siècle, des printemps arabes aux gilets jaunes, ont plus souvent brandi le drapeau national que toute autre bannière.

Or sur ce terrain, sur le marché politique, en France comme ailleurs, c’est l’extrême droite qui tient boutique en proposant une restauration nationale sécuritaire, liberticide et raciste construisant du commun dans le lynchage, et érigeant le ressentiment en principe d’ordre public. C’est pourquoi chaque grande mobilisation nationale contre le chaos social lui ouvre pour l’instant un boulevard électoral. Son hégémonie s’étend et se consolide au sein de la droite classique et

même au gouvernement. Elle est forte de son monopole.

Car le diable n’est pas dans la question posée, celle de la souveraineté populaire. Il est dans l’absence d’une réponse politique alternative à l’extrême droite sans laquelle aucune stratégie électorale ni aucune leçon de morale ne l’arrêtera. La campagne de Jean-Luc Mélenchon en 2017 sur la Sixième république était une tentative d’occuper ce terrain, mais dans une formulation républicano-populiste et surtout prisonnière du cadre institutionnel dans laquelle elle était posée. Faire peuple ensemble est un préalable à toute Constituante. Pas l’inverse.

Faire peuple ensemble est la seule voie d’une souveraineté politique retrouvée, le seul moyen de contester l’hégémonie menaçante du Rassemblement national. Ensemble, « beaufs et barbares » comme le préconise Houria Bouteldja, « banlieues et campagnes populaires » comme l’exprime François Ruffin, mais aussi dans toutes les dimensions et tous les terrains de ce « soulèvement du vivant ». Faire peuple ensemble, le pays en a une expérience récente cette mobilisation populaire contre le covid, celle des personnels soignants, des premiers de corvée, des associations,

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des réseaux de solidarité issus des gilets jaunes envers et contre la gestion autoritaire et centralisée d’un pouvoir incompétent.

Faire peuple ensemble, on le ressent physiquement dans les émotions de la rue rassemblée. Un nouveau pacte de solidarité est en germe dans la mobilisation de ces derniers mois, comme il l’était dans le mouvement des gilets jaunes, comme il le fut au Chili ou en Ukraine. Il s’agit de donner à cette aspiration, sur la durée, en profondeur, une force constituante.

Mais faire peuple nécessite aussi de se parler et de dire ensemble. Les lieux et les moments de cette construction ont été les grands absents de la séquence qui s’achève. Alors que la parole populaire s’est exprimée à profusion sur les pancartes bricolées des cortèges et le foisonnement des slogans, parole publique collective, stratégie et enjeux ont été délégués aux organisations.

Il nous a manqué cette parole commune. Il est urgent de délibérer ensemble, de construire ensemble un autre discours, d’aller puiser dans ce savoir-faire collectif pas si ancien qu’ont été les Forum sociaux, les

places occupées, les ronds-points, les Assemblées des assemblées des gilets jaunes ou Nuit debout. Nous ne résisterons que dans la construction partagée. Le nouvel ordre de bataille ne peut être que constituant. 

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[1] Dixit David Harvey, dans Mediapart le 18 avril. [2] Soirée de soutien au Soulèvements de la terre le 12 avril 2023 organisée par Reporterre, Blast, Socialter et Terrestres.
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