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ENTRETIEN

QUELLES PLACES POUR LA DÉMOCRATIE ?

Points de convergence sociale, culturelle, commerciale et politique, les places urbaines sont-elles encore les lieux habités d’une démocratie vivante ? Architecte, sociologue et philosophe : nos invités confrontent leur vision de la place publique.

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propos recueillis par catherine tricot

PAUL CHEMETOV

Architecte et urbaniste, a conçu et aménagé de nombreuses places, jardins et autres lieux publics.

CORINNE LUXEMBOURG

Sociologue, spécialiste du partage de l’espace public au travers des rapports de genre, de race et de classe.

JOËLLE ZASK

philosophe, vient de publier Se réunir (éd. Premiers Parallèles) à propos de mouvements tels que Nuit Debout et de la place comme lieu du débat démocratique. R egards. Joëlle Zask, alors qu’on s’interroge sur les conditions d’une démocratie vivante, vous abordez ce sujet au travers du rôle des places publiques, partout dans le monde et dans le temps, en mettant l’accent sur la matérialité des lieux. On pourrait s’y attendre de la part d’une architecte, moins de celle d’une philosophe…

JOËLLE ZASK. Il est vrai que la question est rarement interrogée. Or les places peuvent être un des lieux de la démocratie. Tous les régimes politiques ont été dominés par des leaders charismatiques se posant la question de l’architecture salutaire à l’exercice de leur pouvoir. On n’interroge pas les places au prisme de la démocratie: je n’ai ainsi jamais vu de grands démocrates se poser la question démocratique en termes d’urbanisme ou d’architecture.

PAUL CHEMETOV. Sur les places positives, favorables à la démocratie que cite Joëlle Zask, il y a souvent des commerces en bordure, et le marché s’installe au milieu de ces espaces. L’agora athénienne mêlait, sur son pourtour, commerces et temples. Des pratiques communes que ne tolèrent pas les places représentatives de tous ordres,

faites sur injonction royale, dictatoriale, tsariste ou autre. Quels sont les lieux réels de la démocratie en dehors de l’urne dans laquelle on met un bulletin? En soi, des places bien dessinées peuvent accueillir la pratique démocratique, mais je ne peux pas dire qu’elles soient consubstantielles à la vie démocratique. Il y a bien d’autres éléments à prendre en compte pour donner vie à une place démocratique – en particulier la dimension, le dénivelé qui permet à tous de se voir. Je crois que le plus grand problème des places est celui de l’échelle.

JOËLLE ZASK. Le problème réside, selon moi, dans le fait que nous avons une vision spiritualiste et un peu éthérée du citoyen. Il est vu comme quelqu’un s’occupant de relations interhumaines, de débats, de discussions. Comme un être qui débat sur une place publique – vidée de toutes sortes de choses lui permettant naturellement de jouir d’un espace qui serait consacré à la parole.

CORINNE LUXEMBOURG. Pour moi, les grands démocrates qui pensent les places sont les élus de communes et de collectivités territoriales. Par exemple, à Gennevilliers – où j’ai mené beaucoup de recherches –, de maire en maire a été transmise la volonté de savoir comment les habitant(e)s pouvaient prendre leur place dans la commune, et de faire avec elles et eux. Si on attend un grand démocrate penseur de la place publique, est-ce qu’on ne reproduit pas un modèle totalitaire?

PAUL CHEMETOV. Joëlle Zask, vous critiquez les places qui sont des lieux d’esthétisation de la politique: Tiananmen à Beijing, la place Rouge à Moscou. Vous mettez en cause la centralité du monument, par exemple sur la place de la République à Paris. Pour vous, chaque individu devrait représenter la centralité d’une place démocratique. En ce sens, il n’y a qu’une seule place qui pourrait être démocratique à Paris, mais elle est cernée de grilles: le jardin du Luxembourg. On y voit des joueurs d’échecs et de pétanque, d’autres font

« Le désir d’avenir s’est, en France, focalisé sur l’individualité du pavillon périurbain, et non sur l’urbanité de la ville et de ses espaces publics. » Paul Chemetov

Jardin du Luxembourg, plan

naviguer des bateaux dans un bassin. Chose incroyable, on peut bouger les chaises, et tout cela permet de se rencontrer, mais hélas pas de manifester, car les grilles enferment aussi les citoyens. L’avantage reste que ces mêmes grilles empêchent les voitures de circuler à l’intérieur du jardin, et permettent donc un déploiement sans contraintes des individus. La place publique, quand elle est partagée librement, permet de pratiquer la démocratie.

CORINNE LUXEMBOURG. L’idée de parler de pratique démocratique en évoquant les chaises que l’on bouge me plaît bien. Cela fait vivre une place sans cesse renouvelée. Je me dis qu’une des façons de penser la démocratie est de le faire à partir de nos corps. Or deux éléments disparaissent de l’espace public: les toilettes et les bancs. Deux choses essentielles à un corps. On ne peut pas penser la présence dans l’espace public si on ne rend pas possible, physiquement, cette présence.

Joëlle Zask écrit que la place est un endroit où l’on se croise, tous. Qui est légitime à être dans la place, à prendre sa place, à qui laisse-t-on de la place?

CORINNE LUXEMBOURG. Il faut s’interroger sur ce que les gens font sur une place. On voit très bien que les

personnes qui habitent la place sont majoritairement des hommes: autour du platane ou de la partie de pétanque. Par exemple, la place de la République à Paris est devenue très masculine depuis qu’on y a installé tous les équipements d’un skatepark: ce sont des hommes jeunes qui vont faire du skate ou de la trottinette – l’espace est pensé pour eux de façon quasi exclusive. Lorsqu’on est un homme, on peut plus facilement être dehors pour soi-même, retrouver des amis, prendre un verre en terrasse. Alors que les femmes, lorsqu’elles sont dans la rue, s’occupent davantage du ravitaillement du foyer, ou s’occupent d’une tierce personne. Souvent, on est dans l’espace public pour quelqu’un d’autre, avec des différences selon le genre : les femmes circulent dans l’espace public pendant que les hommes y sont statiques. En vieillissant, les femmes disparaissent de l’espace public: on voit plus d’hommes que de femmes âgées, alors même qu’elles vivent plus longtemps. La vulnérabilité augmente lorsqu’on vieillit et, mécaniquement, davantage pour les femmes. Mais elle se cumule aussi avec la question des revenus, les femmes âgées étant bien plus pauvres que les hommes âgés. Et lorsqu’on voit le prix pour s’attabler en terrasse, on comprend vite qu’elles n’y ont pas accès. Quand on est une femme âgée et qu’on a, dans l’espace public, ni moyen de s’asseoir ni de s’hydrater alors, très vite, le choix est fait de rester à la maison.

Par leur aménagement délégué aux jardiniers des villes, les rondspoints deviennent un des seuls endroits dans l’espace public qui ne proviennent pas de la commande publique. A contrario, sur les places, tout a été réfléchi et commandé à l’avance. Peut-on imaginer un espace où les gens élaboreraient euxmêmes leur lieu de vie, en donnant un peu plus de temps et de caractère participatif à la conception?

CORINNE LUXEMBOURG. Si, localement, sont donnés les moyens du laisser-faire aux habitants, alors peuvent émerger des choses très intéressantes. Le problème est que la volonté politique se situe souvent du côté d’un fort contrôle, d’une maîtrise du résultat des ouvrages. On n’exploite donc que rarement le potentiel créatif des habitants, et de tout ce qu’ils pourraient mener ensemble.

JOËLLE ZASK. Il faut aussi poser la question de la compétence. Par exemple, dans l’espace public, il y a des tagueurs: ont-ils le droit de tagger ou non? Pour moi, le tag et le skate sont des aspirateurs d’espaces publics. Par ce genre de pratiques est niée la capa-

cité de partager l’espace public et de le laisser ouvert à une pluralité d’usages. Pour y répondre, il est d’abord nécessaire de penser des dispositifs d’éducation. Dans les années 1980, des travaux ont été menés sur les sondages participatifs, pour promouvoir une démocratie plus forte. On tirait au sort des citoyens afin de les former à travailler sur ces questions, pour ensuite y participer.

CORINNE LUXEMBOURG. Le problème est qu’on part du principe que les habitants ne savent pas, et donc qu’il faut les former. Mais à quel moment sommes-nous formés par eux? À quel moment acceptons-nous de l’être et de ne pas savoir mieux? L’expertise des habitants existe mais, la plupart du temps, on ne la mobilise pas. Et ça, c’est éminemment une question démocratique.

PAUL CHEMETOV. Les habitants savent une infinité de choses sur ce qui est, sur leur vie quotidienne, ils ont des désirs pour l’avenir, mais ce désir d’avenir s’est, en France, focalisé sur l’individualité du pavillon périurbain, et non sur l’urbanité de la ville et de ses espaces publics…

JOËLLE ZASK. Parmi les habitants, certains ont des compétences et d’autres non. Il faut voir comment tous peuvent participer à la vie citoyenne. Je vais prendre l’exemple de la classe d’école : c’est un dispositif qui n’a clairement aucune vertu démocratique. Pourtant, fabriquer un espace démocratique à partir de la classe d’école existante, cela n’a rien de très compliqué. On pourrait observer les enfants, les consulter, voir quels sont leurs besoins physiques, s’il vaut mieux les rassembler ou les isoler, aborder la question du bruit, de la lumière… plein d’éléments à considérer pour créer une structure qui permette d’avoir son espace personnel et des espaces communs.

Une place propose une articulation avec la politique et la pratique du pouvoir – je viens m’exprimer devant vous – ou du contre-pouvoir – je viens manifester contre vous. Au-delà, que pourrait être une place qui conforte la démocratie?

JOËLLE ZASK. Il faut revenir à la définition originelle de la démocratie. Certes, la démocratie repose sur un ensemble d’institutions qui forment un régime politique. Il se trouve cependant, comme tous les fondateurs théoriques de la démocratie l’ont dit, que ces formes démocratiques reposent sur des mœurs et des habitudes démocratiques. Si vous les supprimez, la loi tombe. On le sait: nous sommes dans la Ve République, quatre sont tombées auparavant et

celle-ci aussi pourrait très bien tomber. La démocratie est un régime fragile, s’il n’est pas sous-tendu par des habitudes démocratiques: c’est ce que disent Jefferson, Montesquieu, Tocqueville ou encore La Boétie.

Quelles sont ces habitudes démocratiques? D’aller faire son marché ensemble?

JOËLLE ZASK. Pourquoi pas? Le marché est un espace démocratique – le marché au sens du lieu d’exposition des marchandises qui viennent du monde entier. Tout le monde s’y retrouve. C’est à la fois le lieu de la subsistance, de l’émotion esthétique et du voyage. Par exemple, la séparation entre le fait de manger et de se réjouir esthétiquement est antidémocratique à partir du moment où on est sectionné en petits compartiments qui ne se parlent pas entre eux: les hommes et les femmes, l’animalité, la spiritualité, la liberté, la volonté, l’entendement. Ces compartimentations, déjà, nous contraignent intérieurement et font de nous un espace autocratique: c’est ce que dit Platon lorsqu’il compare l’âme – tripartite – à un attelage ailé. L’autogouvernement à l’échelle d’un individu consiste alors à mener dans une même direction toutes les composantes de notre bible psychique, sans que l’une domine l’autre. Comment gère-t-on la multiplicité qui nous constitue? Cela questionne les habitudes sur lesquelles reposent les lois démocratiques. Après, toutes sortes de vertus peuvent être mises en évidence. Il faut que les espaces soient accessibles à toutes les catégories de la population, par exemple. Y compris aux arbres, aux plantes, à la végétation. Une place démocratique est une place écologique. Les places doivent aussi être des jardins. Le problème est notre manière de diviser ces espaces, de faire de la place un espace minéral et masculin. Quand, par exemple, le jardin public est un espace féminin où l’on amène les enfants.

« La volonté politique se situe souvent du côté d’un fort contrôle, d’une maîtrise du résultat des ouvrages. On n’exploite donc que rarement le potentiel créatif des habitants. » Corinne Luxembourg

Colonne de Juillet, sur la Place de la Bastille : [estampe] Benoist, Ph. Peintre

« Les places doivent aussi être des jardins. Le problème est notre manière de diviser ces espaces, de faire de la place un espace minéral et masculin. » Joëlle Zask

Joëlle Zask, Vous interrogez le rôle de l’histoire dans la construction d’une place. L’image de la place de la République, c’est le discours de Charles de Gaulle demandant la ratification de la Ve République, puis celui de Jacques Chirac en 2002 quand il est élu face à Jean-Marie Le Pen, et enfin ceux de Jean-Luc Mélenchon pour ses campagnes présidentielles. Tout le monde a rendez-vous place de la République, cette histoire en fait une place politique… davantage, désormais, que celles de la Bastille ou de la Nation.

JOËLLE ZASK. L’histoire est évidemment présente. Pour aménager la place de la République, le baron Haussmann a d’abord tout éradiqué: sept théâtres, un quartier, le diorama de Daguerre, la Fontaine aux lions de Nubie – un ouvrage hydraulique de René Girard. Tout a été supprimé et c’est dommage. Il aurait fallu réhabiliter toute cette histoire enfouie et, justement, lui redonner une place.

La mémoire et l’histoire donnent lieu à des conflits. Par exemple, les sculptures de Colbert sont l’objet de querelles sur de nombreuses places. Dire qu’une place est démocratique lorsqu’elle est porteuse d’histoire, de mémoire et de symboles pose le problème des sujets qui sont loin de faire consensus. N’est-ce pas tant mieux?

CORINNE LUXEMBOURG. En réalité, ces questions qui se posent sur le choix des statues se retrouvent dès que l’on fait de la patrimonialisation. On accepte la patrimonialisation du château de Tartempion, moins celle d’un outil de production par exemple. Dans le même temps, la patrimonialisation industrielle reste violente, car des gens qui y ont travaillé, ou leurs enfants, sont toujours en vie et la violence des rapports de classe est toujours présente. À partir du moment où l’on crée de la symbolique dans l’espace public, on reconnaît une histoire à cet endroit… et c’est souvent un passé armé.

 recueillis par catherine tricot