E-mensuel Regards Avril 2023

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« AINSI S’ÉTEINT LA LIBERTÉ… »

AVRIL
5 EUROS E-MENSUEL
2023 -

Les Éditions Regards

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Image de couverture, Sébastien Bergerat via Midjourney (CC)

SOMMAIRE AVRIL 2023 « AINSI S’ÉTEINT LA LIBERTÉ… »

LA MACRONIE, CETTE ARME PAR DESTINATION

◆ Réforme des retraites : la peur du pouvoir, le pouvoir de la peur

◆ Violences policières, interpellations préventives : en Macronie, ça existe et, en même temps, ça n’existe pas

◆ Mercredi 13h, intervention du président

◆ Jusqu’à quand Darmanin va-t-il pouvoir agir et mentir en toute impunité ?

◆ Tentations et impasses de la violence

◆ La réforme des retraites, résumée

PLUTÔT HITLER QUE LE FRONT POPULAIRE

◆ En Macronie, on est à deux doigts de préférer Le Pen à Mélenchon

◆ Irresponsable contre-feu

◆ Un front républicain anti-Nupes ?

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LA MACRONIE, CETTE ARME PAR DESTINATION

Réforme des retraites : la peur du pouvoir, le pouvoir de la peur

Tout ce qu’il reste à Emmanuel Macron, non pas pour gouverner, mais pour sauver sa tête, c’est la violence. Violence à l’égard des syndicats, des parlementaires et des manifestants.

Symboles du fossé qui s’est creusé entre les Français et leurs représentants : depuis le 49.3, les lieux de pouvoirs sont cernés par les forces de l’ordre ; les stations de métro fermées par « mesure de sécurité » ; les députés macronistes sommés de ne pas se montrer en public.

LA MACRONIE A PEUR

Et la peur, comme chacun sait, est très mauvaise conseillère.

Ainsi, après avoir méprisé les syndicats en refusant tout « dialogue social », après avoir usé et abusé de tous les moyens légaux pour passer en force sa réforme des retraites au Parlement, le pouvoir n’a plus qu’un adversaire : la rue. Alors, Emmanuel Macron agit comme il a toujours agi face à la gronde démocratique : il criminalise –des centaines de personnes sont systématiquement interpellées, placées en garde à vue avant d’être, dans leur très grande majorité, relâchées faute d’absence d’infraction (voir ici, là ou encore là) – puis écrase. Non content d’avoir interdit les mani-

festations, l’Élysée peut compter sur la préfecture de police, qui a littéralement lâché les chiens (la « BRAV », dans le jargon). Florilège, non exhaustif, des exactions. (Vous comprenez mieux pourquoi les syndicats de police veulent interdire que l’on filme la police…)

Pour rappel, la technique de la nasse a été jugée illégale par le Conseil d’État en juin 2021. Nul n’est tenu d’ignorer la loi… sauf le préfet de Paris ? Visiblement, puisque Laurent Nuñez assume totalement ce 21 mars. Pour rappel (bis), la BRAV avait été dissoute après l’assassinat Malik Oussekine en 1986. Emmanuel Macron l’a réhabilité en 2019, pour répondre au mouvement des gilets jaunes.

LES FLICS ONT PEUR

On ne saurait mieux dire qu’Anasse Kazib : « Cette nuit du lundi 20 mars est une véritable boucherie policière ». Même dans les rangs des forces de l’ordre, un tel déchaînement de violence commence à inquiéter. « J’ai peur qu’un de mes gars tue un mani-

festant », confie un commandant de compagnie de CRS à Mediapart. « Si vous voulez rester en vie, vous rentrez chez vous », lance un CRS, visiblement excédé, à des manifestants. Un mort en manif’ ? L’idée a déjà été évoquée, par l’entourage du chef de l’État, il y a quelques jours, lorsqu’un conseiller du Président expliquait : « Le seul scénario où [Emmanuel Macron] lâchera, c’est si Paris est en feu [...] Un mort dans une manif ou un attentat ».  loïc le clerc

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Violences policières, interpellations préventives : en Macronie, ça existe et, en même temps, ça n’existe pas

« Les interpellations préventives, ça n’existe pas. » C’est comme le père Noël. Laurent Nunez, préfet de police de Paris de sa fonction, ne badine pas avec les mots. Malheureusement, tout le monde ne semble pas aussi sûr que lui…

Le 24 mars sur CNews, Gérald Darmanin « explique » lui aussi que, les interpellations préventives, ça n’existe pas : « Quand vous êtes dans une manifestation non déclarée et que vous êtes dans un groupe qui commet ou va commettre des délits, ce n’est pas bon signe ». Car, voyez-vous, selon le ministre de l’Intérieur, arrêter des gens qui « vont commettre » des délits, ça n’a rien à voir avec une interpellation préventive ! Petit détail mais, pour Gérald Darmanin, ce qui n’existe pas, ce sont les « interpellations préventives massives »…

Deux jours plus tard, le porte-parole du gouvernement met à son tour une nuance bien particulière : « Il peut y avoir des arrestations faites pour contrôler ». 24 ou 48 heures de

garde-à-vue, on appelle donc ça un « contrôle de police ». Comment expliquer alors ce chiffre, avancé par Libération : 425 personnes ont été placées en garde à vue lors des trois premières soirées de manifs post-49.3, et seulement 52 (soit 12%) ont donné lieu à des poursuites ? Pour avoir arrêté et gardé en cellule les 373 autres ? Comment justifier qu’un jogger, des jeunes autrichiens en voyage scolaire ou même des journalistes font partie des gardés à vue ? La réponse nous vient du préfet : « On interpelle pour des infractions qui, à nos yeux, sont constituées », mais « 48 heures [de garde à vue] pour essayer de matérialiser l’infraction, c’est court ». Le problème serait donc le temps, trop court, passé en détention arbitraire, et non l’arbitraire de cette détention. Et il ne compte pas lever le pied : le 24 mars, Laurent Nunez a pris un arrêté réprimant tout rassemblement dans la capitale. Pas de bras, pas de chocolat !

Car des bavures, il en a été filmées et

documentées des dizaines de scènes depuis le début du mouvement. Et ce 27 mars, les ministres nous ont offert une scène médiatique que Molière en personne n’aura pu écrire : sur France Inter, le ministre de la Transition écologique avance qu’« il ne peut y avoir la moindre tolérance » concernant les violences policières ; sur Europe 1, le ministre de l’Agriculture avance que « non, ça n’existe pas » les violences policières.

Du grand art.

« Ça n’existe pas ». Cette déclaration lunaire, la Macronie nous la sert régulièrement. C’est comme avec « l’argent magique ». On leur dit pour le racisme d’État et le patriarcat ?

 loïc le clerc

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Comme le disait Olivier Faure : « À ce niveau de déni, il faut consulter vite. Cela relève d’une sérieuse pathologie. »

Mercredi 13h, intervention du président

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Sainte-Soline : des centaines de blessés, deux personnes dans le coma et des mensonges à ne plus que savoir en faire. Le ministre de l’Intérieur n’est-il donc comptable de rien ?

Sainte-Soline restera dans les mémoires, comme Sivens. Une boucherie, pour un lopin de terre. Ce samedi 25 mars 2023, Gérald Darmanin a envoyé l’artillerie lourde pour défendre un trou dans le sol : près de 4000 grenades ont été lancées en moins de deux heures – soit environ une toutes les deux secondes, précise Libération –, pour affronter… 6000 manifestants (selon la préfecture). Bilan de la journée : 200 personnes blessées, dont 40 grièvement, trois « urgences absolues » et deux qui sont encore dans le coma (pour l’une d’elles, le pronostic vital est engagé).

Devant assumer cette situation, le pouvoir tente une diversion en faisant fuiter dans la presse qu’un des jeunes hommes dans le coma serait « fiché S, membre de l’ultra-gauche, black bloc ». En d’autres termes, s’il meurt, il l’aura pas volé. Quelques vautours médiatiques s’en délecteront. Et Gérald Darmanin d’annoncer dans la fou-

lée « la dissolution des Soulèvements de la terre », comme le lui permet la loi Séparatisme censée lutter contre le terrorisme. La criminalisation des militants de Sainte-Soline, transformés en « écoterroristes » par le ministre de l’Intérieur en novembre dernier, a participé au désastre de ce samedi. Parce que les terroristes, en France, on peut les tuer.

AUX FRONTIÈRES DU RÉEL

Le 27 mars, alors que la pression du week-end n’est pas retombée, Gérald Darmanin donne une conférence de presse, dans un style 100% trumpiste. On a appris plus tôt qu’un deuxième manifestant se trouvait dans le coma.

Le ministre de l’Intérieur va alors mentir à trois reprises :

« Aucune arme de guerre n’a été utilisée par les forces de l’ordre ». Or, ça a été documenté par les journalistes en détail : ont été utilisées des grenades modulaires 2 lacrymogène (GML2),

grenades classées en catégorie A2, donc en armes de guerre. Gérald Darmanin ment, en retournant l’accusation de mensonge à l’endroit de la presse.

« Aucun gendarme n’a utilisé de LBD en quad ». Alors que dès samedi nous avions tous pu constater ce genre de scènes via les réseaux sociaux. Darmanin sait qu’on les a vu, que l’on peut les revoir en deux clics, mais il s’en contre-fiche. Il crée des faits alternatifs. Le tout alors que l’IGGN (Inspection Générale de la Gendarmerie Nationale) a été saisi pour enquêter… Quelques heures plus tard, sur France 5, Gérald Darmanin nuancera légèrement ses propos : « Il y a eu deux lanceurs, c’est totalement proscrit, ces gendarmes seront suspendus ».

« Le SAMU n’a pas été empêché d’intervenir ». Là encore, entre les témoignages relayés par la presse – Le Monde est formel lorsqu’il titre « l’enregistrement qui prouve que le SAMU

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Jusqu’à quand Darmanin va-t-il pouvoir agir et mentir en toute impunité ?

n’a pas eu le droit d’intervenir » – et les alertes données par la Ligue des droits de l’homme, il n’y a que la parole ministérielle qui vient contredire les faits. Et là encore, ce sont les autorités, ici en l’occurrence la gendarmerie, qui dénonce des fake news…

Ce sont loin d’être les premiers mensonges du ministre Darmanin. Il y a quelques jours, il avançait sans que personne n’y trouve à redire qu’il était interdit de participer à une manifestation non déclarée, ce qui est totalement faux. Autre mensonge, celui sur les Brav-M de la 21e CI. Un enregistrement révélé par Loopsider et Le Monde montrait l’envers du décor : menaces, coups et racisme. Le préfet de police de Paris Laurent Nunez et Gérald Darmanin avaient assuré que cette section de la Brav-M ne serait plus sur le terrain. Mais ils sont bien présents lors de la manifestation du 28 mars. StreetPress les a repéré. Heureusement qu’en France, quand ils ne sont pas en garde à vue, il y a encore des journalistes pour mettre les politiques face à leurs responsabilités. En attendant – qui sait ? –, un jour une réaction judiciaire. Car il est un fait : dans d’autres démocraties, toute cette histoire, des actes aux mensonges, provoquerait un énorme scandale et des démissions à la pelle. Mais la France n’est pas une démocratie comme les autres. « Manifester, c’est risquer sa vie : voilà ce que l’on transmet aux jeunes géné-

rations. Symptôme terrifiant de l’état d’urgence démocratique », tweetait Clémentine Autain.

La gestion de la crise sociale actuelle n’a rien à envier avec la gestion du risque terroriste : des moyens policiers similaires y sont employés et la rhétorique politique demeure la même. Avec le résultat que l’on connaît : criminalisation de la grogne sociale, répression sans aucune retenue, arrestations et détentions arbitraires, justice expéditive, non-respect des règles déontologiques ou de la loi de la part des forces de l’ordre, mensonges et contre-attaques politiques. Le tout sous le regard approbateur de l’extrême droite, qui regarde sa montre.

Ce sont loin d’être les premiers mensonges du ministre Darmanin. Il y a quelques jours, il avançait sans que personne n’y trouve à redire qu’il était interdit de participer à une manifestation non déclarée, ce qui est totalement faux. Autre mensonge, celui sur les Brav-M de la 21e CI. Un enregistrement révélé par Loopsider et Le Monde montrait l’envers du décor : menaces, coups et racisme. Le préfet de police de Paris Laurent Nunez et Gérald Darmanin avaient assuré que cette section de la Brav-M ne serait plus sur le terrain. Mais ils sont bien présents lors de la manifestation du 28 mars. StreetPress les a repéré. Heureusement qu’en France, quand ils ne sont pas en garde à vue, il y a

encore des journalistes pour mettre les politiques face à leurs responsabilités. En attendant – qui sait ? –, un jour une réaction judiciaire. Car il est un fait : dans d’autres démocraties, toute cette histoire, des actes aux mensonges, provoquerait un énorme scandale et des démissions à la pelle. Mais la France n’est pas une démocratie comme les autres. « Manifester, c’est risquer sa vie : voilà ce que l’on transmet aux jeunes générations. Symptôme terrifiant de l’état d’urgence démocratique », tweetait Clémentine Autain.

La gestion de la crise sociale actuelle n’a rien à envier avec la gestion du risque terroriste : des moyens policiers similaires y sont employés et la rhétorique politique demeure la même. Avec le résultat que l’on connaît : criminalisation de la grogne sociale, répression sans aucune retenue, arrestations et détentions arbitraires, justice expéditive, non-respect des règles déontologiques ou de la loi de la part des forces de l’ordre, mensonges et contre-attaques politiques. Le tout sous le regard approbateur de l’extrême droite, qui regarde sa montre.

 loïc le clerc

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Tentations et impasses de la violence

Face à un pouvoir violent, comment résister, comment répondre ?

Cette question anime les rangs de manifestants opposés à la réforme des retraites. L’historien Roger Martelli nous parle des révolutions passées et nous livre son point de vue sur la situation actuelle.

La violence n’est pas un phénomène marginal des sociétés de classes : produit social et non donnée de nature, elle est l’envers des sociétés fondées sur l’exploitation, la domination et l’aliénation. Dénoncer les violences et oublier les mécanismes qui produisent la violence est, au mieux une légèreté, au pire une manipulation. Ce n’est pas pour autant que la violence peut être tenue pour une vertu révolutionnaire en elle-même.

L’ORDRE DES DOMINANTS

Nous nous sommes habitués à l’idée que l’histoire a été celle d’un long apprivoisement de la violence sociale, rendue possible par la concentration de la violence légitime entre les mains de l’État. Tout discours d’État repose ainsi sur un véritable syllogisme : la force doit rester à la loi ; or l’État est garant de la loi ; il n’est donc pas de violence légitime en dehors du cadre de l’État. Encore faut-il que l’État ne soit pas seulement légal, mais qu’il soit lui-même pleinement légitime. À bien y regarder, le syllogisme est au-

jourd’hui très fortement érodé. La mondialisation s’est accompagnée d’un grand retour des spirales inégalitaires et d’un recul massif des statuts et des protections antérieures. L’Étatprovidence s’est rétracté et l’Étatstratège a volontairement affaibli ses fonctions régulatrices, laissant la main à la sacro-sainte concurrence. Son effacement comme acteur économique majeur s’est accompagné d’un essor concomitant de sa fonction sécuritaire, comme si la puissance publique intériorisait totalement le postulat qui a depuis longtemps rendu impossible le mariage du libéralisme économique et du libéralisme politique. Si l’inégalité est naturelle et bénéfique – elle nourrit, la compétitivité et la croissance –, pour que la concurrence ne débouche pas sur la loi de la jungle, il faut recourir à l’ordre et à l’autorité.

À l’échelle mondiale, en outre, le temps est venu du grand retour des rapports de force, des calculs géopolitiques et de la realpolitik. Le refus de « ne plus être chez soi » et l’obsession de la puissance sont plus que jamais les pivots du désordre du monde. Bien

loin des grands rêves onusiens, la politique internationale s’est laissé porter par les relents de la « guerre des civilisations », la hantise de la grande invasion des pauvres et, depuis le 11 septembre 2001, par l’intériorisation de « l’état de guerre ».

Dès lors, la guerre se mène plus encore à l’intérieur des États qu’entre les États, les frontières deviennent floues entre la guerre et la guerre civile et, par voie de conséquence, entre la police et l’armée. On mène des opérations de police en Afrique et la guerre contre le terrorisme en France. Des hordes de Robocops encadrent et répriment les manifestations, en déployant de véritables stratégies militaires d’affrontement. Des Rambos bodybuildés arpentent légalement les couloirs de métros, sans relever de la force publique, et des militaires armés patrouillent sans cesse dans nos rues. Quant au droit, sécurité oblige, il troque de plus en plus volontiers les habits de l’État de droit contre l’uniforme de l’état d’urgence. On matraque allègrement des manifestants ; des jeunes lycéens qui veulent occu-

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per leur lycée sont traités comme de sanglants terroristes. Les contrôles au faciès, les interpellations préventives, les arrestations musclées et l’armement sophistiqué deviennent la norme. Les caméras de surveillance et le fichage généralisé sont les techniques censées protéger notre « civilisation ». L’armée, la police, la justice ne traquent ni ne punissent plus les coupables, mais neutralisent les criminels en puissance. Ainsi se structure le long cheminement qui, en un siècle, fait passer du criminel « responsable » au criminel « né », puis au criminel « potentiel ». On parle d’individus à risque – et même de populations à risque –, que l’on trace, contrôle, parque et isole. Alors, ce qui relève de l’exceptionnel éventuellement nécessaire (toute situation exceptionnelle exige théoriquement des actes exceptionnels) se transforme de facto en état d’exception. Et quand le second terme tend à dominer, comment empêcher, quelles que soient les volontés affichées, que l’exceptionnel de la mesure particulière ne débouche sur l’exception de la norme elle-même ?

Tout cela relève d’un environnement de plus en plus légal, paré de la légitimité maximale de la sécurité. La sécurité au prix de la liberté ? Qui oserait dire que ce n’est pas la manifestation d’une violence qui ne se cache plus ?

Loin de protéger, elle vise d’abord à intimider ceux qui auraient le mauvais esprit de penser qu’il n’est pas de plus grand désordre que celui produit par l’ordre inégalitaire et sécuritaire. Dès lors, il n’y a rien de surprenant à

constater que cette violence globale « du haut » provoque en retour des regains de la violence « du bas ». Toute révolte, on le sait, se mesure à l’aune de l’oppression qui l’attise.

LE VIEUX DILEMME DE LA VIOLENCE

Tout naturellement, cette conjoncture ranime le vieux débat de la violence et de l’action politique, qui a traversé toute l’histoire du mouvement révolutionnaire et ouvrier.

À la fin du XIXème siècle, dans un moment d’expansion industrielle et de croissance du nombre des ouvriers, une conception agonistique du mouvement a propagé l’idée que l’usage conscient de la violence était le meilleur moyen d’exacerber la colère du « nous » des prolétaires contre le « eux » des bourgeois. C’était la manière présentée comme la plus efficace, si l’on voulait affirmer l’autonomie complète du monde ouvrier par rapport au « système ». En sens inverse, l’échec de la Commune de Paris a poussé une autre partie du mouvement vers la conviction qu’il fallait éviter l’isolement ouvrier – le « solo funèbre » évoqué par Marx – et conjuguer pour cela l’expansion du monde ouvrier, la croissance de ses organisations et l’instrument du suffrage universel. Le socialisme européen s’opposa ainsi à l’anarchisme « d’action directe » et, en France, au syndicalisme révolutionnaire théorisé par Georges Sorel.

La faillite de la social-démocratie en août 1914, puis l’onde révolutionnaire de la fin des années 1910 ont reva-

lorisé l’option armée. « Le fusil a remplacé l’urne », affirmait Marcel Cachin, vieux leader du socialisme français, rallié en 1920 au modèle bolchevique russe. Dans le mouvement révolutionnaire français, on en revint un temps aux formules rudes du talion : « Pour un œil, les deux yeux ; pour une dent, toute la gueule ». À l’échelle internationale, tout le XXème siècle a vu fleurir la tentation insurrectionnelle (« L’instauration du socialisme s’effectuera les armes à la main », Ernesto « Che » Guevara, 8 octobre 1964) et l’idée s’est répandue qu’il fallait se préparer à contrer les répressions massives et les coups d’État autoritaires (massacre des communistes en Indonésie en octobre 1965, coup d’État au Chili en septembre 1973). Aujourd’hui, les sociétés bloquées par l’ordre ultralibéral et la panne des démocraties représentatives nourrissent à nouveau la conviction qu’il n’y a dans le système aucune possibilité d’en contester efficacement les mécanismes et que la démocratie ellemême n’est plus un cadre, puisqu’elle est plus que jamais « bourgeoise ». La crise des formes partisanes, réformistes comme révolutionnaires, pousse à la recherche de nouvelles radicalités, en dehors des circuits institutionnels. L’alternative se cherche ailleurs, dans la construction de nouvelles sociabilités et dans la contestation des structures anciennes du mouvement ouvrier et de la gauche. L’action légale se heurtant à la surdité des gouvernants, les tentations politiques de la violence resurgissent. L’insurrection, à nouveau, est le grand

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rêve proposé pour la rupture. Faut-il pour autant accepter cette logique et s’engager dans la mise en scène publique de la violence ?

Le blocage des sociétés contemporaines ne laisse-t-il comme issue que les stratégies plus ou moins affirmées de l’insurrection ou la pratique savamment maîtrisée du black bloc ?

Toute conception agonistique – la référence à la lutte des classes en est une – conduit-elle aux rigueurs impitoyables de l’action directe ? En fait, le discours de la violence est lourd de redoutables impasses.

BRISER L’HÉGÉMONIE

Jusqu’à ce jour, la logique insurrectionnelle n’a fonctionné que dans ce que Lénine appelait des « maillons faibles », à la périphérie du bloc dominant, dans des conjonctures où l’État était devenu évanescent (Russie

1917, Chine 1949, Cuba 1958…). En 1917-1922, contrairement aux grands espoirs d’une « révolution mondiale » advenant par la diffusion continue de l’impulsion russe initiale, la révolution ne s’est pas imposée dans le cœur du système capitaliste dominant, alors même que les puissances impériales de l’époque étaient fragilisées par le cataclysme de la Grande Guerre. La voie ouverte n’a donc pas été celle des grandes insurrections populaires du XIXème siècle, mais celle de l’Étatprovidence, du « compromis fordiste » et du keynésianisme d’un côté ; de l’autre côté, celle des fascismes plus ou moins totalitaires. Quant au soviétisme issu de l’Octobre russe, il s’est trouvé submergé par la spirale de

l’étatisme et du stalinisme. Dans tous les cas, l’émancipation est restée en panne, a été niée ou a dû se contenter des petits pas et des conquêtes limitées.

L’erreur a été en fait de croire que la violence d’en haut ne procédait que de la volonté des groupes dominants. En réalité, la violence sociale – celle qui assigne chaque individu à sa place, subordonnée ou dominante – résulte d’un complexe où s’entremêlent les déterminations matérielles – incluant la puissance des armes –, les données politiques et les représentations symboliques. On sait depuis longtemps que toute domination relève à la fois de la coercition et du consentement, que toute puissance est à la fois matérielle et symbolique.

Le jeu de la violence et de la contreviolence est de ce fait déterminé par les rapports des forces globaux, construits à chaque échelle de territoire. Si l’on s’en tient à ce jeu, la balance de la violence risque de peser inexorablement en faveur des dominants, pas des dominés. Tant que la guerre n’est pas pleinement devenue une guerre technologique, la force du nombre a pu compenser le déséquilibre matériel, dès l’instant toutefois où pouvait fonctionner ce qui faisait de la somme des individus un tout constitué. Entre 1789 et 1794, la fibre révolutionnaire a pu peser fortement en France, tant que perdura ce que Gramsci appelait un « bloc historique », qualifié par lui de « jacobin » : il réunissait le mouvement sans-culotte et la sensibilité montagnarde et jacobine, les catégories populaires urbaines et la petite

et moyenne bourgeoisie. En revanche, la révolution perdit de sa force propulsive quand ce bloc se défit, dès le premier trimestre de 1794. Après la chute de Robespierre, la révolution s’est glacée…

En 1871, quand se déclenche la Commune de Paris, la guerre a changé de visage, en commençant à devenir une guerre de l’ère industrielle. La force matérielle était ainsi en train de se retourner contre le nombre et la « levée en masse » était en train de perdre de son efficacité. Les communards n’étaient pourtant pas isolés et ils ont bénéficié pendant leur courte expérience d’un soutien appuyé d’une large part de la gauche républicaine. Mais s’ils regroupèrent la partie la plus révolutionnaire et la plus sociale des républicains, ils ne purent pas s’appuyer sur l’équivalent du « bloc historique » de 1792-1794. Le « parti républicain » dynamique de la fin du Second Empire s’est disloqué après la débâcle du régime impérial. Les partisans mêmes de la « République démocratique et sociale » se sont séparés et tous n’ont pas rejoint la Commune. Du coup, la volonté éradicatrice des « Versaillais » n’a pas trouvé de contrefeu, la violence de l’État central a été sans limites et, malgré son courage, la Commune est terrassée par l’épouvantable « Semaine sanglante ».

Au fond, gagner la « guerre des classes » n’est pas plus opérant que de « prendre l’État » pour le retourner contre les anciens dominants. En 1917, les bolcheviks russes ont pensé qu’il prenait un État qui, en fait, n’existait pas : du coup, ils ont dû construire

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de toutes pièces « leur » État ; avec le temps, c’est l’État qui les a « pris » –le soviétisme n’a été rien d’autre qu’un étatisme échevelé – et ils ont perdu. Quant à l’Union soviétique, elle a cru après 1947 qu’elle pouvait battre les États-Unis au jeu de la « guerre froide » : du coup, elle n’a cessé de courir après la puissance, au prix du sacrifice des valeurs mêmes du communisme ; à l’arrivée elle a perdu. Dans la plupart des pays – et hors d’une situation de guerre déjà engagée –, la question n’est plus d’opposer à la violence des dominants celle des dominés. Elle est de faire vivre l’arme première des dominés (le nombre) en rendant impossible toute violence globale exercée contre lui. La contrainte trouve ses limites, si elle ne s’appuie pas sur la persuasion et le consentement : c’est donc à la politique d’agir sur ce terrain, non pour attiser la violence matérielle, mais pour la désarmer.

Les dominés ont pour eux le nombre. Quand ils luttent, ils se constituent en une multitude, qui perturbe le consentement à l’ordre dominant. Mais le ressort premier de la multitude est le refus et la colère. Or, tant que la colère se porte plus sur le dominant que sur le système de domination, elle peut se muer en ressentiment, qui se porte vers le « haut », « l’élite » ou la « caste ». Surtout quand le dominant est peu visible, la colère désigne volontiers le bouc émissaire, et tout particulièrement le plus proche. La multitude en lutte rassemble les fragments des catégories populaires dispersées ; elle n’en fait pas encore un « peuple »

au sens politique du terme. Ce devrait être une donnée communément admise du regard rétrospectif sur l’expérience révolutionnaire : la colère et la lutte ne sont propulsives que si elles s’adossent à l’espérance, celle d’une société fondée sur d’autres valeurs que l’inégalité, l’obédience et l’exclusion. Attisons la colère et nous verrons ensuite pour l’espérance ? Si des acteurs politiques s’imaginent cela et réduisent leur rôle aux appels martiaux au combat, ils ne gagnent pas du temps et risquent de provoquer l’effet non voulu : la transformation de la colère en un ressentiment qui pousse à l’abstention ou au recours désespéré à l’extrême droite.

Il y a bien sûr une double face à la violence : elle fait peur et elle attire, elle repousse par ses horreurs et nourrit le culte des héros et des martyrs. Elle soude les groupes ; elle peut, hélas, réduire aussi leur périmètre. L’histoire est faite de violences, et toutes les violences ne se valent pas : il en est que l’on doit repousser affectivement, d’autres dont on peut cultiver la mémoire. Autant se convaincre toutefois que, si la politique est faite de luttes, il vaut mieux qu’elle ne se confonde pas avec la guerre, que l’objectif de la controverse politique est de battre un adversaire, pas de détruire un ennemi. Et, tant qu’à faire, il est préférable de se souvenir que les luttes les plus propulsives sont celles qui rassemblent et non celles qui divisent. On peut saluer le courage des communistes allemands de l’entre-deux-guerres, qui ont cru à la vertu du « classe contre classe » jusqu’au bout, c’est-à-dire

jusqu’à la victoire du nazisme. On peut toutefois préférer l’exemple des communistes français, qui choisirent suffisamment tôt l’option du « Front populaire », qui décidèrent de marier l’Internationale et la Marseillaise, et qui rendirent ainsi possibles les conquêtes de 1936.

Dans ce temps de crispations, d’impasses et de crises, il y a plus que jamais besoin de perspectives, de visions claires et fortes et de rassemblement. C’est dire, que face au risque du ressentiment et d’une poussée à l’extrême droite, il faut plus que jamais faire de la politique. La politique est faite de controverses, de clivages, de distinctions et de rapprochements. Elle n’est pas la guerre civile, mais ce qui permet de l’éviter, par la force tranquille du nombre.

À gauche, il ne suffit décidément plus d’attiser les colères, ni même d’énoncer des contre-propositions. Dans une société éclatée, où se perd le souci du « vivre ensemble », il faut mettre au cœur du débat démocratique les visées, les valeurs, les objectifs, les méthodes qui peuvent permettre de retrouver collectivement la sérénité et l’optimisme. La violence d’État déployée aujourd’hui est inhumaine, elle est illégitime et, dans plus d’un cas, elle déborde même les limites de la légalité. La conviction et le rassemblement politique ont pour vocation de remettre l’État sur le droit chemin, c’est-à-dire le chemin du droit.

Au-delà, dans un moment où la crise politique débouche sur une crise de régime, il faut mettre sur la table les principes et les modalités de débat et

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de décision qui redonneront du sens à une démocratie qui, si l’on n’y prend garde, perdra de plus en plus de ses ressorts. Refondations sociale, écologique, politique et institutionnelle doivent renouer entre elles les liens qui se sont malencontreusement distendus. Pour y parvenir, le maître mot est simple : se rassembler, jusqu’à faire majorité, de façon propulsive et non pas régressive.

Privé de majorité, Emmanuel Macron joue le jeu de la violence, pour attirer la droite et désarmer la gauche. Il joue avec le feu et anémie la démocratie française. Il ne faut surtout pas le prendre au mot en se dressant comme lui sur des ergots : il faut plus que jamais, avec fermeté, rassembler le plus possible du « peuple », pour faire majorité et éviter le pire qui nous est promis.

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La réforme des retraites, résumée

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PLUTÔT HITLER QUE LE FRONT POPULAIRE

En Macronie, on est à deux doigts de préférer Le Pen à Mélenchon

Lors de la séquence « contre-réforme des retraites », toute la Macronie s’est mise en ordre de bataille avec une cible politique unique : la gauche. Feignant de ne pas voir le danger, car à diaboliser la gauche, c’est l’extrême droite que l’on dédiabolise un peu plus.

En 2017, il se disait qu’Emmanuel Macron ne serait pas, à l’instar de son prédécesseur, à la tête d’une « présidence bavarde ». La suite démontra le contraire et, aujourd’hui, le locataire du 55 inonde la presse de « offs ». Ainsi le 22 mars, cité par Le Canard enchaîné : « Que l’extrême gauche joue la politique du pire, c’est logique. Ils rêvent de se retrouver face à l’extrême droite, plutôt que face à des partis démocratiques et modérés. »

Prenons le président de la République au mot. Dans ce cas, que penser des citations suivantes ?

« Elle [Marine Le Pen, ndlr] a été bien plus républicaine que beaucoup d’autres », dixit Olivier Dussopt en février dernier, ces « autres » étant « une partie de la gauche ».

« Jean-Luc Mélenchon, c’est la grande confusion, la grande destruction.

C’est toujours contre la République qu’il s’exprime », avance Clément Beaune, ministre des Transports, sur LCI le 28 mars.

« Madame Le Pen est incontestablement plus intelligente politiquement que Monsieur Mélenchon », estime Gérald Darmanin au micro de RTL ce 29 mars. Le ministre de l’Intérieur va plus loin, accusant Jean-Luc Mélenchon d’être « en train de rendre possible l’élection de Madame Le Pen », ce qui reviendrait à choisir « entre la peste et le choléra ».

« Madame Le Pen, dans sa stratégie de dédiabolisation, en vient à être un peu molle. Faut prendre des vitamines, vous n’êtes pas assez dure », lançait ce même Darmanin, en février 2021.

À ce jeu-là, on peut toujours compter sur le soutien du patronat qui, de la bouche du président du Medef, expli-

quait tranquillement ce 28 mars que le RN au pouvoir est « un risque nécessaire » pour satisfaire nos créanciers..

EN ROUGE ET BRUN, DRAPEAU DE MES COLÈRES

Le Pen, meilleure que Mélenchon ? Cela signe un tournant dans la Macronie, qui jusqu’à lors, était plus encline à mettre un signe égal entre les deux « extrêmes ». Notamment quand les deux camps de l’opposition votaient de concert. Voyez donc...

Déjà en 2019, Jean-Michel Blanquer évoquait un « axe Le Pen-Mélenchon » et Gabriel Attal une « alliance rougebrun ». Plus récemment, en 2022, Olivier Véran dénonçait la « fusion fraternelle » entre la Nupes et le RN, quand le député Sacha Houlié s’interrogeait, ironique : « Et bientôt le programme commun ? » Pourtant, c’était

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bien Renaissance qui permettait au RN d’obtenir deux postes de viceprésidents au Palais Bourbon, offrant ainsi à l’extrême droite une première historique : la possibilité de présider l’Assemblée nationale. Dans la même veine, la ministre Olivia Grégoire (avouez que vous ignoriez qu’elle était ministre) tweetait : « Entre le rouge et le brun, il n’y a pas 50 nuances de différences. Les deux côtés d’une même pièce », reprenant un tweet de Stéphane Séjourné, secrétaire général de Renaissance : « Nous pensions que les digues sauteraient d’abord entre la droite et l’extrême droite. Mais ce soir, c’est bien l’extrême gauche et la NUPES qui franchissent une nouvelle étape dans leur lune de miel avec les Lepénistes.

Inédit et indigne ! »

La première partie du tweet de Séjourné mérite que l’on s’y arrête un instant. Car « la droite », aujourd’hui, est largement dominée par son parti Renaissance. Les Républicains peinent à conserver leur place, devenant une sorte de PRG pour Emmanuel Macron. Et si ça tangue chez LR, ça n’est pas forcément pour ou contre le RN, mais pour ou contre le Président. A contrario… Que penser des accusations, principalement proférées par la cheffe de file des députés macronistes Aurore Bergé, arguant que le RN et la Nupes votent main dans la main contre la majorité relative présidentielle – comme si cette majorité ne votait jamais rien comme le RN –, alors même que cette majorité consigne des

amendements avec l’extrême droite ? N’est-ce pas Emmanuel Macron qui qualifie les manifestants de « factieux », comparant le mouvement social à la tentative de coup d’État sur le Capitole américain en janvier 2021, soutenue par Donald Trump ? Le chef de l’État semble avoir complètement oublié à qui il doit son élection, sa réélection, ce vote qui, jadis, l’« obligeait ». Le barrage est-il devenu un adversaire à ses yeux ?

Ou, comme l’écrit Jonathan BouchetPetersen dans Libé : « Quand les macronistes disqualifient «les extrêmes» en mettant grossièrement LFI et le RN dans ce même sac, c’est l’extrême droite qui y gagne en respectabilité. Un jeu à la fois malhonnête et dangereux qui exonère le pouvoir de tout examen de conscience. » L’histoire désignera les comptables.

 loïc le clerc

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Irresponsable contre-feu

Le pire serait de banaliser. De faire comme si c’était un épisode parmi d’autres. De laisser s’ancrer un récit qui nous replongerait dans les plus sales heures de notre histoire. Ce que radicalise Gérald Darmanin dans son entretien au JDD ciblant « le terrorisme intellectuel de l’extrême gauche », c’est une manipulation idéologique impulsée par les droites. D’abord, l’entreprise menée par un pouvoir aux abois est évidente diversion. Le niveau de colère et de mobilisation dans le pays est tel que la Macronie cherche toutes les issues pour passer au plus vite à autre chose. Changer la ligne de fracture : passer des retraites à la violence. Détourner la conversation du déni démocratique assumé par le gouvernement vers le commentaire des outrances de Darmanin.

NORMES INVERSÉES, REPÈRES BROUILLÉS

À la tactique classique de la diversion s’ajoute une inquiétante opération au long court : discréditer l’opposition porteuse de progrès social, écologique, démocratique. La Macronie avait déjà abattu le rempart face à l’ex-

trême droite, elle qui avait jugé « trop molle » Marine Le Pen [1] et installé deux vice-présidences RN à l’Assemblée nationale. Voici maintenant la sainte alliance de toutes les droites tentant d’établir un barrage inédit, non plus contre l’extrême droite mais contre la nouvelle gauche rassemblée dans la Nupes et ancrée dans le mouvement social sur les retraites. Du lourd. C’est une inversion de normes, un grand déménagement des repères, une pure folie intellectuelle et morale. L’idée est de distiller une nouvelle frontière entre les « respectables » et les « infréquentables », non plus au détriment de l’extrême droite mais de l’issue émancipatrice. Il faut bien mesurer la gravité de ce basculement du cordon sanitaire. Il fut un temps, assez long, où le « front républicain » visait à exclure le FN de la compétition politique dans notre République. Désormais, la dédiabolisation et la normalisation de Le Pen est chaque jour un peu plus actée dans le débat public. Et c’est côté Nupes qu’une stratégie d’encerclement s’organise.

« Il semble bien qu’un front républicain anti-Nupes est en cours de constitu-

tion », a tweeté sans complexe JeanPierre Raffarin, suite au résultat de la législative partielle en Ariège, où la dissidente socialiste a engrangé les voix de droite pour gagner face à la sortante LFI-Nupes Bénédicte Taurine. Puis Julien Odoul du RN s’en est donné à cœur joie : « Une députée LFI en moins, c’est une victoire pour la République ». Ne prenons pas à la légère ces déclarations, cette offensive politique. Et ce d’autant qu’il n’y a là rien d’isolé. Je prends un exemple, parmi d’autres : « Jean-Luc Mélenchon, il agit comme un nazi. C’est quelqu’un qui ne peut pas prendre le pouvoir par les urnes et qui, demain, rêverait de se voir en putschiste. C’est quelqu’un de très dangereux », a affirmé sur le plateau de France 3 le député d’extrême droite Antoine Villedieu, sans que cela ne crée un large mouvement d’indignation et de protestation grand angle.

UNE OPÉRATION POLITIQUE

QUI VIENT DE LOIN

Le procès en antirépublicanisme de ceux qui sont les descendants des plus grandes batailles de la liberté/

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Ce que radicalise Gérald Darmanin dans son entretien au JDD ciblant « le terrorisme intellectuel de l’extrême gauche », c’est une manipulation idéologique impulsée par les droites.
Le pire serait de banaliser, alerte Clémentine Autain.

l’égalité/la fraternité vient de loin. J’ai écrit un petit livre sur le sujet, Les faussaires de la République, l’année dernière [2], et je constate qu’il n’a pas pris une ride – il mériterait juste un nouveau chapitre ! Manuel Valls fut l’un des grands artisans de cette mise au ban d’une partie de la gauche, celle qui contestait la politique de François Hollande. Même méthode que Darmanin : diversion sur le bilan, tentative de créer une excommunication des insoumis ou écologistes. On est passé du procès en « islamo-gauchisme » à celui visant l’« ultra gauche » ou l’« éco-terrorisme » – je rappelle que, dans les années 1920-30, les mots valises décrédibilisant et dépolitisant étaient « hitléro-trotkistes » ou « judéo-bolchévique ». Le changement de degré de l’attaque ne modifie pas l’axe général : délégitimer en excommuniant par l’insultes et l’inflation des mots qui font peur et détruisent les boussoles politiques. Sont jetés en pâture comme autant de dangers pour la République les héritiers les plus directs de la Révolution française. Quel désordre. Quel désastre. Cet esprit d’inquisition a même été repris par des personnalités se réclamant de la gauche, avec l’injonction faite aux écologistes et insoumis de lever leurs « ambiguïtés » sur leur rapport à la République. La campagne menée par Martine Froger dans l’Ariège contre Bénédicte Taurine sur ce terrain, la mettant injustement en cause sur ses principes républicains, est à mettre en regard avec le

tweet de Julien Odoul de félicitations de son élection qui n’a suscité aucun commentaire de sa part. Et pendant ce temps, circule sur les réseaux sociaux un fichier actualisé de noms de politiques, journalistes et activistes de gauche, initialement fabriqué par FdeSouche et aujourd’hui reprise par « FR DETER », un groupe qui vise à organiser des actions violentes contre les Maghrébins.

Et pendant ce temps, Darmanin laisse sa place au ministre des Outre-Mer en commission à l’Assemblée nationale pour un débat sur le terrorisme d’extrême droite – un rapport d’Europol dit pourtant que, après le djihadisme, elle est la principale menace terroriste. Et pendant ce temps, l’affaire du Fonds Marianne montre que, sur fonds d’assassinat de Samuel Paty, Marlène Schiappa aurait distribué de l’argent public à des proches. La République n’est pour eux qu’un prétexte pour mener leurs petites affaires et leurs basses opérations politiciennes.

DÉJOUER LA TENTATIVE D’ENCERCLEMENT

La chasse aux sorcières se répand à la vitesse de l’éclair, épargnant les ennemis véritables de la République et lynchant ses défenseurs les plus conséquents. Darmanin vient donc de rajouter une grosse pelletée à ce tableau de falsification, d’inversion, de détournement. Alors qu’il orchestre une stratégie du maintien de l’ordre brutalisant les contestataires et violentant les libertés fondamentales, le

ministre de l’Intérieur jette le mistigri du désordre sur ses opposants. Il ose même s’en prendre à « des mouvements politiques qui ont leurs entrées à l’Assemblée nationale », méprisant de façon magistrale la légitimité des parlementaires Nupes.

Alors qu’elle fait des cocottes en papier des principes républicains et démocratiques, la Macronie use et abuse des mises en causes de ses opposants de gauche sur ce terrain. Et elle laisse tranquilles les plus farouches destructeurs de notre devise républicaine, l’extrême droite. Depuis que j’ai lu le remarquable ouvrage de Michaël Foessel, Récidive. 1938 [3], je suis convaincue qu’il y a du Daladier dans Macron. Apprendre de notre passé doit donner du souffle pour déjouer une éventuelle répétition d’un sinistre scenario.

Je pose ce constat parce que prendre la mesure de cette opération est un préalable pour agir avec finesse et efficacité contre cette tentative d’encerclement. Pour ne pas se laisser enfermer, il faut démasquer cette funeste entreprise et se souvenir de l’histoire. De la capacité de la Nupes à être à la fois soudée et déterminée à déjouer ce piège dépend notre victoire.

 clémentine autain

[1] Gérald Darmanin sur le plateau de France 2, 11 février 2021.

[2] Seuil, collection Libelle, 2022.

[3] PUF, 2021. Ce livre nous plonge dans l’année 1938, à travers la lecture de la presse de l’époque. Ce

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qui frappe, ce sont les similitudes avec la Macronie : lois antisociales, discours xénophobes, répressions sévères des manifestations, discours sur « l’ordre »… Un cocktail qui visait à tourner le dos au Front populaire et qui a préparé le terrain à l’extrême droite. Pourtant, quand Daladier arrive au pouvoir, il est vécu comme modéré, avec un profil apaisant : venant de la gauche, il est censé être un rempart au fascisme…

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Un front républicain anti-Nupes ?

Des amis de Carole Delga jusqu’au RN, en passant par Renaissance, un large éventail a célébré la défaite de la candidate LFI en Ariège.

La défaite de Bénédicte Taurine était, prévisible, scellée dès le soir du premier tour de l’élection partielle dans la première circonscription de l’Ariège. Avec 31,18%, cette dernière ne bénéficiait que d’une faible avance sur sa concurrente Martine Froger, soutenue par Carole Delga, 26,42% et d’aucun réservoir de voix. Fort de l’appel à voter de la candidate Renaissance (10,69%) qu’elle avait déjà largement siphonnée au premier tour, la socialiste dissidente était donc largement favorite pour ce second tour.

Seul un improbable sursaut de la participation ou un impossible et problématique report massif des électeurs RN sur la candidate LFI aurait pu permettre sa réélection. Il n’en a rien été et Martine Froger a été confortablement élue avec 60,19% des suffrages contre 39,81% seulement pour Bénédicte Taurine. Même la participation peut difficilement être incriminée. Avec 37,87% au second tour (contre 39,90% au premier tour), c’est plutôt un joli résultat pour une élection partielle. À la fin janvier, à l’occasion aussi d’élections législatives partielles,

en Charente, René Pilato (LFI) a été élu avec un taux de participation au second tour de 28%, et le candidat soutenu par la Nupes dans le Pas-deCalais a été élu lui aussi avec une participation de 28%.

Ce qui est inquiétant dans le résultat de l’Ariège, c’est d’abord le faible score du premier tour. En juin 2022, Bénédicte Taurine avait obtenu

33,12% des voix, elle perd donc 2 points, alors même qu’une mobilisation sociale extrêmement puissante est en cours. La socialiste dissidente passe de 18,08 à 26,42%, quand la candidate Renaissance dégringole de 19,96 à 10,69% – le cumul de ces deux candidates est donc inchangé d’une élection à l’autre. Enfin, le RN progresse de 19,94 à 24,78%, c’est pourtant peu dire que ce parti a été d’une grande discrétion sur le projet de réforme des retraites.

L’autre élément qui ne peut qu’inquiéter, c’est l’hystérie anti-Nupes qui s’est emparé de l’échiquier politique, des socialistes à la sauce Delga jusqu’au RN. « S’il existe encore un barrage pseudo-républicain en France, c’est

désormais contre la gauche antilibérale », déclarait Stefano Palombarini dans un entretien en mars 2021. Nous y sommes peut-être.

UN FRONT RÉPUBLICAIN ANTI-NUPES ?

Jusqu’au second tour de l’élection présidentielle de 2022, le barrage contre le Rassemblement national était de mise. C’est d’ailleurs à celui-ci qu’Emmanuel Macron doit sa réélection pour un second mandat. Ce vote en négatif est attesté par toutes les études d’opinion et par le Président lui-même puisqu’il déclarait le 24 avril : « Je sais aussi que nombre de nos compatriotes ont voté ce jour pour moi non pour soutenir les idées que je porte, mais pour faire barrage à celles de l’extrême droite. Et je veux ici les remercier et leur dire que j’ai conscience que ce vote m’oblige pour les années à venir ».

« Les années à venir » ne dureraient pas quinze jours. Face à la dynamique Nupes aux législatives de 2022, paniquée, la Macronie allait bientôt dynamiter ce front républicain contre

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D’aucuns parlent même de « front républicain ».

l’extrême droite déjà bien usé. L’électeur de gauche, habitué, avec ou sans états d’âme, à éliminer le candidat d’extrême droite au second tour, allait bientôt découvrir que ce barrage était à un seul sens – celui pour faire élire un candidat de droite – et qu’il n’y aurait pas de réciproque. « On avait des cas où c’était compliqué de définir qui était le candidat le plus républicain. Regardez un duel entre François Ruffin et le RN » a ainsi pu déclarer Aurore Bergé au lendemain du second tour des élections législatives en juin 2022.

Ce qui n’aurait pu être qu’une manœuvre politicienne le temps d’une élection pour brider au maximum une alliance jugée dangereuse s’est mué en une stratégie politique qui n’a cessé de se roder ces derniers mois et qui procède d’un double mouvement :

1. légitimer de fait le RN et l’inclure dans l’espace politique de la droite ;

2. diaboliser la Nupes et tout spécialement la France insoumise en laissant entendre que ce serait l’extrémisme, que ce ne serait plus la République, bref, instaurer un cordon sanitaire autour de cette alliance qui de fait la priverait de toute perspective de victoire majoritaire à l’échelle nationale. Personnage emblématique de cette politique, Gérald Darmanin alterne échanges mielleux avec le RN et outrances à l’égard de son opposition de gauche. D’un côté, il s’excuse platement d’avoir pu offusquer le parti de Marine Le Pen.

De l’autre, il utilise une rhétorique forgée par l’extrême droite pour dénoncer « le terrorisme intellectuel ». Le

même avait utilisé le terme d’« éco-terrorisme » au mois de novembre... Or, les mots ont un sens et un terroriste, dans une France post-attentats, ça s’élimine.

La ficelle a longtemps paru bien grosse, pour ne pas dire énorme. Pourtant il semble bien que le travail de sape porte ses fruits, alimentés par de multiples alliés voire par une Nupes elle-même qui n’a pas pris pleinement conscience de piège mortel.

LFI CONSTRUIT SON PLAFOND DE VERRE

Si la Macronie est l’instigatrice et l’unique responsable d’une politique folle qui peut permettre de porter au pouvoir l’extrême droite, force est de constater que la Nupes, et LFI en premier chef, a plutôt sauté avec délectation dans le piège que tenter de s’y soustraire.

La place disproportionnée qu’a pris la proposition de réintégration des soignants non-vaccinés à l’automne et l’idée « lumineuse » d’utiliser la niche parlementaire du RN pour faire adopter cette mesure ont contribué à semer le trouble. Mais c’est surtout la surestimation de la situation sociale depuis le début de l’année qui a enclenché une série de choix discutables.

Ne voyant que la faiblesse, bien réelle, du gouvernement, beaucoup ont repeint en rouge la situation sociale, voyant une montée impétueuse des luttes susceptibles d’aboutir au blocage général du pays. Une situation en décalage avec le terrain mais qui pouvait, aussi, conduire à relativiser l’importance de l’unité syndicale

voire à douter qu’elle soit une bonne chose. L’attente, presque impatiente, d’une trahison de la CFDT de Laurent Berger a relevé de la Schadenfreude, cette joie malsaine.

Or si la mobilisation est exceptionnelle au regard des trente dernières années, il est très vite apparu qu’elle ne basculerait pas dans une grève générale. La journée du 7 mars, qui devait être celle du pays à l’arrêt, du blocage, a été une très grosse journée de mobilisation, pas plus. Et, sauf exceptions, les secteurs qui ont tenté la grève reconductible se sont vite essoufflés. Les postures parfois outrancières, les déclarations dignes de Tartarin de Tarascon et autres rodomontades sont apparues à beaucoup pour ce qu’elles étaient : du gauchisme. Être isolé, c’est l’assurance de perdre. Or, nous n’avons plus les moyens d’attendre des années. L’hypothèse d’une victoire de l’extrême droite fait désormais partie des coordonnées de la situation politique. Être radical sur le fond sur lequel il ne faut rien lâcher, devrait suffire, il n’est peut-être pas utile d’en rajouter sur la forme.

 stéphanie texier

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