POUR LA SCIENCE #JANVIER 2024

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POUR LA SCIENCE

CLIMAT Les deltas vont-ils disparaître ?

Psychologie

L’EMPREINTE NATURELLE DE LA PEUR

Jaap Nienhuis géomorphologue

Cosmologie

COMMENT MIEUX PISTER L’ÉNERGIE NOIRE

01/24

CRYPTOGRAPHIE Un avenir 100 % quantique ?

L 13256 - 555 S - F: 7,00 € - RD

DOM : 8,50 € - BEL./LUX. : 8,50 € - CH : 12,70 FS - CAN. : 12,99 $CA - PORT. CONT. : 8,50 € - MAR. : 78 DH - TOM : 1 100 XPF

Édition française de Scientific American – Janvier 2024 - n° 555

VIVRE AVEC DOUZE IDENTITÉS DIFFÉRENTES

Éthologie

Entretien avec


La simulation multiphysique favorise l’innovation Pour innover, les ingénieurs ont besoin de prédire avec précision le comportement réel de leurs designs, dispositifs et procédés. Comment ? En prenant en compte simultanément les multiples phénomènes physiques en jeu.

scannez-moi pour en savoir plus

comsol.fr/feature/multiphysics-innovation


MENSUEL POUR LA SCIENCE Rédacteur en chef!: François Lassagne Rédacteurs en chef adjoints!: Loïc Mangin, Marie-Neige Cordonnier Rédacteurs!: François Savatier, Sean Bailly

É DITO

HORS-SÉRIE POUR LA SCIENCE Rédacteur en chef adjoint!: Loïc Mangin Développement numérique!: Philippe Ribeau-Gésippe Chef de produit marketing!: Ferdinand Moncaut Directrice artistique!: Céline Lapert Maquette!: Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy, Ingrid Lhande Réviseuses!: Anne-Rozenn Jouble, Maud Bruguière, Vanessa Courtaugis, Camille Fontaine Assistante administrative!: Finoana Andriamialisoa Responsable marketing!: Frédéric-Alexandre Talec Directrice des ressources humaines!: Olivia Le Prévost Fabrication!: Marianne Sigogne et Stéphanie Ho Directeur de la publication et gérant!: Nicolas Bréon Ont également participé à ce numéro!: Gilles Arnaud-Fassetta, Christiane Denys, Jean-Louis Martin, Pierre Methou, Vivian Poulin, Frédéric Thomas PUBLICITÉ France stephanie.jullien@pourlascience.fr ABONNEMENTS www.boutique.groupepourlascience.fr Courriel!: serviceclients@groupepourlascience.fr Tél.!: 01 86 70 01 76 Du lundi au vendredi de 8!h!30 à 12!h!30 et de 13!h!30 à 16!h!30 Adresse postale!: Service abonnement groupe Pour la Science 20 rue Rouget-de-Lisle 92!130 Issy-les-Moulineaux. Tarifs d’abonnement 1 an (12 numéros) France métropolitaine!: 59 euros – Europe!: 71 euros Reste du monde!: 85,25 euros DIFFUSION Contact kiosques!: À Juste Titres!; Alicia Abadie Tél. 04 88 15 12 47 Information/modification de service/réassort!: www.direct-editeurs.fr DISTRIBUTION MLP ISSN 0 153-4092 Commission paritaire n°!0927K82!079 Dépôt légal!: 5636 – Janvier 2024 N° d’édition!: M077!0555-01 www.pourlascience.fr 170 bis boulevard du Montparnasse – 75!014 Paris Tél. 01 55 42 84 00 SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief!: Laura Helmuth President!: Kimberly Lau 2023. Scientific American, une division de Springer Nature America, Inc. Soumis aux lois et traités nationaux et internationaux sur la propriété intellectuelle. Tous droits réservés. Utilisé sous licence. Aucune partie de ce numéro ne peut être reproduite par un procédé mécanique, photographique ou électronique, ou sous la forme d’un enregistrement audio, ni stockée dans un système d’extraction, transmise ou copiée d’une autre manière pour un usage public ou privé sans l’autorisation écrite de l’éditeur. La marque et le nom commercial «!Scientific American!» sont la propriété de Scientific American, Inc. Licence accordée à «!Pour la Science SARL!». © Pour la Science SARL, 170 bis bd du Montparnasse, 75!014 Paris. En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20 rue des Grands-Augustins, 75!006 Paris).

Origine du papier!: Autriche Taux de fibres recyclées!: 30!% «!Eutrophisation!» ou «!Impact sur l’eau!»!: Ptot 0,007 kg/tonne Imprimé en France Maury Imprimeur SA Malesherbes N° d’imprimeur!: 274 009

François Lassagne Rédacteur en chef

À L’ABRI DES INFLUENCES ?

C

’est un rêve de cryptologue. Avec les règles de la physique quantique, il est possible de développer des protocoles de chiffrement théoriquement inattaquables. Théoriquement!? C’est désormais une réalité. Avec une équipe de l’université d’Oxford, Nicolas Sangouard a mis en œuvre la première démonstration expérimentale d’une version robuste d’un tel chiffrement. «!Cette approche est si puissante que la confidentialité est garantie même si les dispositifs utilisés pour transmettre les informations ne sont pas totalement caractérisés et sont en partie contrôlés par une personne mal intentionnée!», insiste le physicien. Bien sûr, ce protocole n’est pas encore prêt à être utilisé communément. Si bien que la course aux armements se poursuit!: les cryptographes continuent à développer des algorithmes de chiffrement toujours plus résistants, aptes à contrer les attaques d’une nouvelle génération d’ordinateurs qui, parce qu’eux aussi fondés sur la physique quantique, promettent des capacités de déchiffrement inédites. Nul doute!: pour mettre à l’abri de toute influence les communications sensibles, les ressources du monde quantique seront incontournables. Quant à rendre les esprits imperméables à toute influence, là, reconnaissons que c’est impossible. D’abord parce que les pensées d’autrui influent sur les nôtres – les officines distillant doutes et mensonges sur les réseaux sociaux l’ont bien compris. Ensuite parce que le soi, ce noyau fondamental et intime qui nous constitue comme des êtres d’un seul tenant, est en réalité mouvant. Avant de s’engager dans un projet, une part de nous peut être enthousiaste, une autre pleine d’appréhension. «!Nous avons tous des parties!», rappelle l’anthropologue Rebecca Lester. Elle rapporte le cas saisissant d’une jeune femme abritant douze personnalités, et les difficultés de les faire vivre ensemble. S’il est une influence majeure, c’est celle des humains sur les milieux naturels. S’entend bien sûr celle que produisent les activités extractives et industrielles sur l’environnement, mais aussi, bien plus discrète, et désormais solidement documentée par les éthologues, celle qu’exerce la peur à l’égard de notre espèce sur le comportement animal, en particulier celui des grands prédateurs. Notre seule présence modifie les périodes d’activité, les stratégies de chasse, et influe en rebond sur de vastes écosystèmes. Un argument de plus pour étendre les «!réserves naturelles intégrales!», à l’abri de toute influence… humaine!? n

POUR LA SCIENCE N° 555 / JANVIER 2024 /

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s OMMAIRE N° 555 / Janvier 2024

ACTUALITÉS

P. 6

ÉCHOS DES LABOS • Quel destin pour l’Antarctique oriental!? • Une neuroprothèse pour lutter contre Parkinson • Le rouge natoufien, symbole de vie • Le biais du «!pile ou face!» • La tête dans les étoiles de mer • Un parasite «!vole!» les gènes de son hôte • Un ressaut oscillant

P. 16

LES LIVRES DU MOIS

P. 18

DISPUTES ENVIRONNEMENTALES

Le double jeu des entreprises

CAHIER PARTENAIRE

PAGES I À III (APRÈS LA P. 70)

Catherine Aubertin

Réduire le risque d’explosion lors d’un accident nucléaire

P. 20

Parrainé par

GRANDS FORMATS

LES SCIENCES À LA LOUPE

P. 38

ÉCOLOGIE COMPORTEMENTALE

L’EMPREINTE NATURELLE DE LA PEUR

Asia Murphy

La crainte d’être mangé transforme bien des équilibres naturels et comportements animaux. Cette peur, les humains en sont les plus efficaces instigateurs.

P. 52

PSYCHOLOGIE

IL ÉTAIT DOUZE FOIS ELLA

Rebecca J. Lester

Une jeune femme atteinte d’un trouble dissociatif de l’identité a appris à ses différentes personnalités à travailler en équipe.

L’évaluation à l’heure de la recherche collective Yves Gingras

P. 46

P. 60

LES DELTAS SONT-ILS EN VOIE DE DISPARITION ?

L’ÉNERGIE NOIRE, UNE ÉNIGME DEPUIS VINGT-CINQ ANS

GÉOMORPHOLOGIE

fr LETTRE D’INFORMATION

Inscrivez-vous www.pourlascience.fr

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POUR LA SCIENCE

Psychologie

Édition française de Scientific American – Janvier 2024 - n° 555

VIVRE AVEC DOUZE IDENTITÉS DIFFÉRENTES

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CLIMAT Les deltas vont-ils disparaître ?

Éthologie

L’EMPREINTE NATURELLE DE LA PEUR

Entretien avec

Jaap Nienhuis géomorphologue

Cosmologie

COMMENT MIEUX PISTER L’ÉNERGIE NOIRE

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CRYPTOGRAPHIE Un avenir 100 % quantique ?

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07/12/2023 16:56

En couverture : © Just_Super/istockphoto Les portraits des contributeurs sont de Seb Jarnot Ce numéro comporte un courrier de réabonnement posé sur le magazine sur une sélection d’abonnés.

Entretien avec Jaap Nienhuis, par Boyce Upholt Les masses continentales humides, impermanentes par nature, sont essentielles pour les hommes et la faune depuis des milliers d’années. Mais les changements récents ont entraîné des pertes rapides qui inquiètent les scientifiques.

COSMOLOGIE

Richard Panek

Depuis sa découverte, la composante principale du cosmos est un défi pour les physiciens. Sa nature leur échappe toujours, alors même qu’elle détermine le destin de l’Univers.


RENDEZ-VOUS

P. 80

LOGIQUE & CALCUL

DERRIÈRE LES MODÈLES MASSIFS DE LANGAGE

Jean-Paul Delahaye Un saut qualitatif a été franchi par l’intelligence artificielle, grâce à une conception et des méthodes d’entraînement toujours plus performantes.

P. 74

HISTOIRE DES SCIENCES

LE GÉOLOGUE ET L’ÎLE ÉPHÉMÈRE

Eric Buffetaut

P. 86

Comme l’île mystérieuse de Tintin, celle que le géologue Constant Prévost explora en 1831 ne résista pas longtemps aux vagues. Assez, cependant, pour remettre en cause les bases de la géologie…

Le double visage du biface

ART & SCIENCE

Loïc Mangin

P. 88

IDÉES DE PHYSIQUE

P. 22

TECHNOLOGIE

Au revoir la Lune Jean-Michel Courty et Édouard Kierlik

COMMENT GARDER DES SECRETS DANS UN MONDE QUANTIQUE ? Neil Savage Les spécialistes de la cryptographie se préparent à l’arrivée de nouveaux ordinateurs, quantiques, qui briseront leurs algorithmes de chiffrement.

P. 28

PHYSIQUE QUANTIQUE

CRYPTOGRAPHIE QUANTIQUE LE PROTOCOLE QUI ÉCHAPPE AUX ESPIONS

Nicolas Sangouard

En théorie, la physique quantique fournit les moyens de rendre un message impossible à déchiffrer, même s’il est intercepté. En pratique, les dispositifs mobilisés sont susceptibles de présenter des failles de sécurité.

P. 92

CHRONIQUES DE L’ÉVOLUTION

L’étrange pouvoir des lanternes de fée Hervé Le Guyader

P. 96

SCIENCE & GASTRONOMIE

Des huîtres bien élevées Hervé This

P. 98

À PICORER

POUR LA SCIENCE N° 555 / JANVIER 2024 /

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DISPUTES ENVIRONNEMENTALES

La chronique de

CATHERINE AUBERTIN

LE DOUBLE JEU DES ENTREPRISES En ces temps de COP28, la comptabilité des entreprises doit se réinventer, au bénéfice… de l’environnement.

L

es ressources naturelles ne peuvent plus être considérées comme de simples matières premières(: tous les rapports scientifiques postulent que leur exploitation, fondée sur les énergies fossiles, a conduit au dépassement des limites planétaires. L’entreprise, coupable et victime de la dégradation de l’environnement, doit revoir son business plan et la façon de rendre compte de ses résultats. Le monde des affaires a déjà identifié sa dépendance. Le forum économique mondial de Davos, dans son rapport de 2023, classe en tête des dix risques à relever d’ici à dix ans(: l’échec à réduire les gaz à effet de serre, l’échec de l’adaptation au changement climatique, les désastres naturels et les événements extrêmes, la perte de la biodiversité et l’effondrement des écosystèmes. Ce n’est pas un hasard si le secteur de la réassurance a, le premier, entrepris d’identifier ces risques et leurs conséquences sur la valeur de l’entreprise. En aval, chez les assureurs, comment proposer une assurance à un prix raisonnable pour

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Mettez un peu de vert dans votre comptabilité !

une maison ou une récolte quand se multiplient tempêtes, canicules et sécheresses(? Pour le cadre mondial de la biodiversité, adopté à Kunming-Montréal, il n’y a pas que les risques à réduire, il convient aussi de promouvoir des actions visant à garantir des modes de production durables. C’est l’esprit de la directive européenne CSRD (Corporate sustainability reporting directive), qui enjoint depuis cette année

Pas de business sur une planète morte ! les entreprises à communiquer sur leur RSE (responsabilité sociale et environnementale) selon le concept de «(double matérialité(». La matérialité renvoie aux impacts significatifs à documenter. Elle est double car elle concerne la matérialité financière de la dépendance à la nature ainsi que la matérialité sociétale ou d’impact, c’est-à-dire les actions volontaires qui

contribuent à une meilleure habitabilité de la planète (les impacts négatifs étant censés être encadrés par la loi). Si réduire sa dépendance à l’énergie apporte des résultats immédiats (baisse des factures et des émissions), ce n’est pas le cas pour la biodiversité, qui, du fait de la complexité du vivant, n’offre que des avantages diffus à long terme. Comment alors tirer profit d’un investissement dans la protection et la restauration de la biodiversité, tout en évitant les travers du marché du carbone, les labels entachés de greenwashing et le mécanisme de compensation que dénoncent sans cesse les ONG et les scientifiques(? C’est là qu’intervient l’actif du bilan(! Si on peut se méfier des «(crédits nature(» de Verra, une entreprise de certification au cœur du scandale des crédits de carbone forestier certifiés sur du vent plutôt que sur des absorptions de CO2, d’autres initiatives plus transparentes de «(certificats biodiversité(» hors marché commencent à voir le jour. Pour bénéficier d’un régime fiscal plus intéressant que le mécénat, il n’y a plus qu’à convaincre les commissaires aux comptes d’autoriser l’inscription de ces certificats à l’actif du bilan, au titre du patrimoine de l’entreprise(! Ce serait finalement une bonne nouvelle, car cela signifierait un pas vers l’abandon du calcul de la richesse par la seule croissance du PIB au profit du soin porté à la biodiversité. En attendant, on peut prévoir que les négociations sur un traité de nonprolifération des énergies fossiles, même si on doute de son adoption à la COP28, auront déjà des effets comptables. Si les nouvelles explorations et les exploitations en cours sont remises en cause, le risque de dépréciation des actifs financiers liés aux fossiles, donc de la valeur des entreprises, sera avéré. La comptabilité des entreprises reflétera ainsi leur engagement pour la protection de l’environnement. Ne rêvons pas, il y a double matérialité, mais aussi double discours. Pendant qu’elles affinent les méthodes pour calculer les gains de biodiversité, les banques ont financé 673 milliards de dollars pour les combustibles fossiles en 2022. Jusqu’à quand seront-elles exemptées de leur responsabilité(? n

© Brian A Jackson/SHutterstock

économiste de l’environnement, directrice de recherche à l’IRD et membre de l’UMR Paloc au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris


HUMAINS DANS L’ESPACE En lien avec l’exposition permanente Mission spatiale

© Le cinquième rêve - Pôles d’images

Samedi 6 janvier 2024 à 16h Futur astronaute : comme un ours en hiver

Une nouvelle année commence et le cycle « Humains dans l’espace » touche à sa fin : au cours de cette dernière séance, découvrez comment les capacités physiques de l’ours peuvent inspirer la recherche spatiale ! Le début d’année est également l’occasion de la traditionnelle rétrospective en images des grands événements qui ont marqué la recherche scientifique ces douze derniers mois. Excellente année 2024 et à très vite dans nos salles !

1re partie : projection Documentaire : Fort comme un ours Réal. : Thierry Robert et Rémy Marion. Prod. : Le Cinquième rêve, Pôles d’images, Arte France, 2018, 52 min. 2e partie : table ronde Les étonnantes capacités physiques de l’ours inspirent la recherche médicale, notamment en vue d’améliorer la santé des astronautes. Comment l’animal peut-il rester sans bouger durant six mois sans développer de problèmes cardiaques, rénaux, osseux ou musculaires ? Des scientifiques mènent l’enquête entre laboratoires et forêts. Avec Fabrice Bertile, biologiste ; Etienne Lefai, biologiste ; Guillemette Gauquelin-Koch, responsable des Sciences de la Vie au Cnes ; Romain Charles, ingénieur spatial (sous réserve) ; Rémy Marion, réalisateur. Séance animée par Gilles Dawidowicz, Société astronomique de France.

Vendredi 12 janvier à 17h L’année 2023 en sciences

© Getty Images

À l’Université Paris Cité, amphithéâtre Buffon, 15, rue Hélène-Brion - 75013 Paris

Gratuit

Une rétrospective en images illustrant les découvertes de l’année, qui ont fait évoluer significativement des connaissances ou ouvert la voie à des applications inédites. Rencontre proposée par le magazine Science Actualités et les équipes des conférences d’Universcience, en collaboration avec les étudiants du Master Audiovisuel, journalisme et communication scientifiques de l’Université Paris Cité.

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LES SCIENCES À LA LOUPE

La chronique de

YVES GINGRAS professeur d’histoire et sociologie des sciences à l’université du Québec à Montréal, directeur scientifique de l’Observatoire des sciences et des technologies, au Canada

année. Dans un cas on passe de 5 en 2015 L’ÉVALUATION À L’HEURE à plus de 60 en 2022"! Et dans un autre, de de 30 en 2015 à plus de 80 en 2022"! DE LA RECHERCHE COLLECTIVE prèsBien sûr, les citations suivent aussi

Comment reconnaître les mérites de chaque chercheur dans un monde scientifique foncièrement collectivisé!?

I

l est bien connu que les sciences contemporaines n’ont plus rien à voir avec la recherche individuelle, qui était encore la norme au début du xxe siècle. Les données bibliométriques de la plateforme Web of Science le montrent clairement": toutes sciences confondues, environ 90"% des articles publiés en 1900 étaient signés d’un seul auteur. Cette proportion est aujourd’hui de moins de 3"% alors que celle des articles ayant quatre ou cinq auteurs dépasse 30"%. Les sciences sociales ne sont pas en reste, car seulement un quart des publications dans ces disciplines sont de nos jours le fait d’une seule personne alors que 32"% sont signées par trois ou quatre chercheurs. Le nombre moyen d’auteurs par article est de 6,2 en sciences «"dures"» et technologies, et de 3,6 en sciences humaines et sociales. La tendance est donc générale dans toutes les disciplines et, à l’exception des humanités, il n’y a plus vraiment de recherche individuelle. Cette réalité semble toutefois en fort décalage avec la persistance d’une image 20 / POUR LA SCIENCE N° 555 / JANVIER 2024

individualiste, encore centrée sur les «"stars"». Les prix Nobel de sciences continuent de véhiculer le mythe du génie individuel en portant aux nues chaque année quelques personnes, oubliant le plus souvent le caractère collectif des connaissances primées.

La réalité de la recherche est en fort décalage avec la persistance d’une image centrée sur les « stars » Plus problématique encore est la promotion par la revue Nature de supposées «"rising stars"», qui se fonde essentiellement sur la croissance du nombre de publications et de citations des personnes ainsi «"élues"». Ce qui frappe pourtant dans les courbes de croissance du nombre de publications exhibées pour ces personnes entre 2015 et 2022 est le très grand nombre d’articles parus chaque

une courbe exponentielle. Ces données laissent cependant dans l’ombre le rôle des coauteurs. On voit l’arbitraire de ces indicateurs et pour rendre visible le travail d’équipe on pourrait, par exemple, retracer les courbes en divisant le nombre d’articles par celui des coauteurs et faire de même pour les citations. On découvrirait peut-être ainsi d’autres «"stars"»"! Bien que certaines revues (pas toutes) exigent que chaque auteur mentionne sa contribution, cela reste vague et sans véritables effets sur la façon d’accorder du crédit aux coauteurs et coautrices. Et que dire du problème de l’attribution de responsabilité en cas de fraude"? En pratique, on se tourne alors vers le chef d’équipe, qui est en quelque sorte le PDG de son «"usine"». Cette question de la responsabilité est encore plus difficile à trancher quand le nombre de coauteurs est élevé ou qu’ils travaillent dans des institutions différentes, comme c’est en fait le cas dans plus de 70"% des publications. Le problème se corse encore si on ajoute le fait que, de nos jours, dans plus de 25"% des articles, les collaborateurs se trouvent dans des pays différents. Enfin, on imagine la difficulté de contrôler les données d’un chercheur mis en cause qui aurait cosigné 170 articles avec autant de collaborateurs différents distribués dans divers pays – ce cas existe bel et bien. Tous ces aspects de la collectivisation de la recherche montrent bien que les pratiques actuelles d’évaluation et de promotion des chercheurs ne sont plus vraiment adaptées au mode dominant de production des connaissances. Seule une sérieuse remise en question de la conception individualiste – pour ne pas dire égocentrique – de la recherche que ces pratiques sous-tendent permettra de trouver des solutions crédibles aux nouvelles exigences de reconnaissance auxquelles est de nos jours confronté le système de la recherche. n


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TECHNOLOGIE

L’ESSENTIEL > La cryptographie post-quantique est une piste pour se prémunir des capacités des futurs ordinateurs quantiques à casser les protocoles de chiffrement actuels.

L’AUTEUR > De nombreux protocoles sont développés, mais ils suivent un long processus de validation semé d’embûches": des failles sont identifiées et certains systèmes sont cassés. NEIL SAVAGE journaliste scientifique spécialisé en physique et technologies

Comment garder des secrets dans un monde quantique!? Les spécialistes de la cryptographie se préparent à l’arrivée de nouveaux ordinateurs, quantiques, qui briseront leurs algorithmes de chiffrement.

© sergeymansurov/sShutterstock

E

n juillet 2022, deux mathématiciens belges ont surpris le monde de la cybersécurité. Ils se sont attaqués à un système de chiffrement de données conçu pour résister aux attaques d’ordinateurs quantiques qui n’existent pas encore, et l’ont cassé en dix minutes à l’aide d’un ordinateur classique vieux de neuf ans. «(Je pense que j’ai été le premier surpris(», déclare Thomas Decru, cryptographe mathématicien, qui a travaillé sur cette attaque dans le cadre de ses recherches postdoctorales à la KU Leuven, en Belgique. Avec son directeur de thèse, Wouter Castryck, ils avaient esquissé les outils mathématiques de l’approche sur un tableau blanc, mais Thomas Decru n’était pas sûr qu’elle fonctionnerait, jusqu’à ce qu’ils l’exécutent sur un ordinateur. «(Il m’a fallu un certain temps pour me rendre à l’évidence(: nous avions cassé le système.(» Le système de chiffrement, nommé Sike, fait partie des quatre algorithmes sélectionnés en 2022 par le NIST (l’institut américain des standards et technologies) dans le cadre de son processus de normalisation des dispositifs de

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cryptographie post-quantique. L’objectif est de trouver des algorithmes capables de protéger les informations privées contre la menace imminente des ordinateurs quantiques. La sécurité des informations numériques du monde entier repose sur le principe du chiffrement. Les disques durs contenant des données médicales sont chiffrés, tout comme les secrets détenus par les armées nationales et les agences de renseignement. Les paiements en ligne par carte de crédit, les signatures numériques, les relevés des compteurs intelligents, les ordinateurs des voitures sans conducteur et les puces des passeports dépendent tous d’algorithmes, mis au point dans les années 1970, qui transforment des données faciles à lire en messages chiffrés accessibles uniquement à ceux qui possèdent la «(clé(» permettant de les déverrouiller. Ces algorithmes, à leur tour, dépendent de fonctions mathématiques simples à utiliser pour créer des messages chiffrés, mais difficiles à inverser pour retrouver le message en clair si on n’a pas la clé. Toutefois, si des ordinateurs quantiques sont amenés à voir le jour, ces problèmes difficiles à résoudre deviendront soudain un jeu d’enfant. Pour déchiffrer un message protégé par

Les réseaux euclidiens, des arrangements réguliers de points dans un espace à n dimensions, sont utilisés dans certains protocoles de cryptographie.


POUR LA SCIENCE N° 555 / JANVIER 2024 /

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ÉCOLOGIE COMPORTEMENTALE

L’ESSENTIEL

L’AUTRICE

> La peur joue un grand rôle dans les relations prédateursproies, de sorte qu’elle structure les habitats. > Ces dernières années, les écologues ont compris que tous les animaux sauvages ont extrêmement peur des humains, ce qui a de nombreux

effets sur leurs comportements, donc aussi sur les écosystèmes. > Même les inoffensifs loisirs humains dans la nature ont des conséquences considérables sur le comportement animal, effets qu’il faut prendre en compte dans les stratégies de conservation.

ASIA MURPHY éthologue, spécialiste des interactions entre espèces à l’université de Californie, à Santa Cruz

L’empreinte naturelle de la peur La crainte d’être mangé transforme bien des équilibres naturels et comportements animaux. Cette peur, les humains en sont les plus efficaces instigateurs.

U

ne espèce sans griffes, ni venin, peut-elle terrifier un lion$? Oui, du moins quand il s’agit du «$lion des montagnes$» des Américains, c’està-dire du puma. Justine Smith, aujourd’hui chercheuse à l’université de Californie, à Davis, l’a démontré avec une vidéo impressionnante$: par une nuit froide et pluvieuse de mars 2015, elle a placé quelque part dans les monts Santa Cruz en Californie centrale une caméra face à une carcasse de cerf mulet – l’un des cerfs communs d’Amérique du Nord. La nuit suivante, un puma est venu profiter de cette viande pourrie, déjà à moitié dévorée par les autres carnivores$; il est très prudemment sorti des broussailles, tandis qu’à distance, un haut-parleur diffusait des chants de grenouille$; s’approchant de la carcasse, le puma l’a immobilisée de ses grosses pattes afin de mieux pouvoir en arracher des lambeaux. Soudain, le dialogue des grenouilles a été remplacé par une voix masculine discutant d’un procès. Jetant un regard réflexe en direction de la voix, le puma a aussitôt bondi silencieusement dans les buissons. Par une telle nuit, pourtant, les chances étaient fort minces qu’un humain se trouve à moins

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POUR LA SCIENCE N° 555 / JANVIER 2024 /

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© Ana Gram/Shutterstock

Lorsqu’il est au contact des humains, même ce grand félidé d’Amérique qu’est le puma est susceptible d’éprouver de la peur.


d’un kilomètre$; le puissant chat n’en a pas moins renoncé à l’occasion de se nourrir et préféré s’enfuir que de rester à proximité d’une voix humaine… Cette scène illustre la terreur que nous inspirons aux animaux sauvages, même à ceux qui nous terrifient eux-mêmes$: les grands prédateurs. Depuis une vingtaine d’années, les écologues s’intéressent à l’influence de la peur sur les relations proies-prédateurs, mais la crainte animale des humains n’est devenue un objet d’étude que récemment. Pour autant, on a vite

La crainte animale des humains est récemment devenue un objet d’étude pris conscience que, sur une planète de plus en plus investie par l’humanité, il devient essentiel de prendre en compte la peur animale dans la gestion et la conservation de la faune sauvage.

L’« ÉCOLOGIE DE LA PEUR »

Les biologistes s’intéressent depuis longtemps aux effets de la peur de devenir proie. Ainsi, ils ont beaucoup étudié la vigilance animale et les stratégies de camouflage des animaux. Ce n’est que dans les années 1980 et 1990 qu’ils se sont mis à compiler aussi des données sur les effets structurants de la conscience du risque de prédation sur le comportement animal et sur les conséquences de ce phénomène pour les écosystèmes. En 1999, 40 / POUR LA SCIENCE N° 555 / JANVIER 2024

£

Joel Brown et ses collègues de l’université de l’Illinois à Chicago ont proposé l’expression ecology of fear – l’«$écologie de la peur$» – pour nommer ce domaine d’étude. Qu’un animal craigne d’être mangé est une idée intuitive que les chercheurs ont explorée dans toutes ses conséquences logiques, dont certaines se sont avérées parfois surprenantes. Examinons les relations logiques suivantes$: pour éviter d’être mangés par les pumas, les cerfs mulets préfèrent se nourrir dans les prairies naturelles plutôt qu’au sein de la forêt, où les risques d’embuscade sont grands$; si beaucoup de cerfs évitent la forêt et pâturent plutôt dans les prairies, cela affecte les deux zones$: davantage d’impact sur la végétation des prairies fait chuter le nombre d’insectes dont se nourrissent grenouilles et passereaux, ces derniers devenant plus rares pour leurs prédateurs usuels$; le fait, qu’en forêt, la végétation est moins broutée crée un sous-bois plus dense, favorisant les oiseaux qui y sont associés, mais défavorisant ceux qui ont besoin de sous-bois ouverts$; la moindre présence des cerfs mulets en forêt favorise la pousse des jeunes chênes jusqu’à maturité, ce qui régénère la canopée$; dans les prairies naturelles, la raréfaction des fleurs sauvages – l’une des grandes attractions de ces espaces – réduit le flux des touristes, et, par là, les recettes des parcs nationaux… Au cours de la décennie qui a suivi l’étude pionnière de l’équipe de Joel Brown, la réintroduction du loup dans le parc national de Yellowstone a stimulé la publication d’une multitude de travaux. Avant la réintroduction de Canis lupus, des prédateurs vivaient déjà dans le parc, mais leur comportement est très différent de celui des loups. Les coyotes, par exemple, sont loin d’être assez grands pour tuer un élan ou un bison. Les pumas y parviennent parfois, mais les grands ongulés évitent leurs embuscades en broutant plutôt dans des habitats ouverts – telles les zones riveraines des cours d’eau. Pour leur part, les loups ne chassent pas à l’embuscade mais coursent

© Santa Cruz Puma Project/youtu.be/TVqOhkK8fKk

ÉCOLOGIE COMPORTEMENTALE L’EMPREINTE NATURELLE DE LA PEUR


© Griffin Gillespie/Shutterstock

Parce qu’il a entendu une voix humaine, ce puma des montagnes de Santa Cruz interrompt son repas et fuit en une fraction de seconde.

en meute leurs proies dans les habitats ouverts. Nombreux et coordonnés, les loups s’avèrent assez grands pour tuer des élans et des bisons adultes. Ils en régulent donc bien plus efficacement les populations. Les études emblématiques menées par William Ripple et ses collègues de l’université d’État de l’Oregon montrent que la simple présence du loup effraie ces grands ongulés, les incitant à éviter les zones riveraines, ce qui, en réduisant la pression d’abroutissement sur les saules et les trembles, c’est-à-dire la consommation des bourgeons, des pousses et des feuilles de ces arbres par les herbivores, favorise leur régénération. Selon une hypothèse concurrente cependant, l’augmentation simultanée de la population locale de castors serait largement à l’origine de cette régénération. Des recherches similaires montrent que les rats-kangourous du Nouveau-Mexique évitent de sortir de leurs terriers les nuits claires, pendant lesquelles les hiboux chassent plus volontiers. Pour leur part, les zèbres kenyans évitent les zones boisées où séjournent les lions pendant le jour, mais viennent s’y reposer la nuit quand les lions chassent ailleurs… Autre cas$: dans les eaux sombres de Norvège, de minuscules poissons argentés modifient en fonction de l’allongement des jours la profondeur à laquelle ils se rassemblent, ce qui leur permet de rester invisibles pour les gros poissons. En raison des interactions étroites unissant les membres des réseaux trophiques, toute évolution du comportement d’une espèce affecte celui des autres. Les effets de ce changement se propagent dans le réseau un peu comme des ondelettes à la surface d’un étang calme. Toutefois, comme les effets de la peur sont immédiats, ils se font sentir bien plus vite que la plupart des autres processus évolutifs$: c’est par exemple immédiatement que, les nuits de pleine lune, les rats-kangourous préfèrent rester cachés et attendre les ciels plus nuageux des nuits suivantes pour sortir s’alimenter.

Il n’a pas fallu longtemps pour que les écologues se mettent à appliquer le concept de l’écologie de la peur aux relations prédateur-prédateur. Les petits carnivores, tels que les véloces renards, les chiens sauvages d’Afrique ou encore les genettes d’Europe changent d’habitat ou de période d’activité en fonction des grands carnivores, tels les coyotes, les lions ou les lynx. Pour leur part, les loups de Yellowstone n’ont pas pour seul effet de réguler les populations d’élans et de bisons, mais modèrent aussi celle des coyotes en les tuant ou en les chassant de certaines zones. Cela a contribué à protéger l’antilope d’Amérique – un herbivore hypervéloce, seul survivant d’une famille éteinte d’ongulés. En effet, les recherches de Kim Berger et de ses collègues de l’université d’État de l’Utah ont montré que les populations d’antilopes d’Amérique se sont reconstituées depuis l’arrivée de Canis lupus dans le parc national de Yellowstone. La peur explique aussi pourquoi certains animaux diurnes deviennent nocturnes, ou pourquoi un animal solitaire s’associe soudain à des congénères$; elle amène certains animaux à préférer les zones pauvres en ressources mais sûres aux zones riches mais dangereuses$; elle montre que des sauterelles placées dans une cage avec des araignées dont les pièces buccales ont été collées meurent autant (de peur) que des sauterelles partageant leur cage avec des araignées aux pièces buccales libres. C’est elle,

Ce texte est une adaptation de l’article A landscape of fear of humans, publié par American Scientist en octobre 2022.

Les rats kangourous évitent de s’alimenter les nuits de pleine lune, quand leurs prédateurs, tels les chouettes effraies ou certains serpents, les détectent plus facilement. Conscients du risque de prédation qu’ils encourent, les animaux sauvages tentent de le réduire activement.

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ÉCOLOGIE COMPORTEMENTALE L’EMPREINTE NATURELLE DE LA PEUR

encore, qui oblige certains têtards à limiter leur taille pour mieux fuir ou diminue les chances d’éclosion des œufs de ce magnifique canard migrateur qu’est l’Eider à duvet. Pour les animaux, la peur est en fait un stress continu, une sorte de bruit de fond dans l’existence, qui parfois s’intensifie$; elle remonte en conquérante la chaîne alimentaire, ne s’arrêtant que devant les dents ou les griffes acérées du superprédateur installé à son extrémité, bref devant les dents du grand méchant loup, dont nous avons tous peur, mais qui ne craint personne. Du moins est-ce ce que nous croyions, jusqu’à ce que les résultats de la dernière décennie ne mettent clairement en évidence ce dont se doutaient bien les écologues depuis longtemps$: même le grand méchant loup a peur$! Tous les animaux, même les grands prédateurs, ont de bonnes raisons de craindre les humains. Partout sur la planète, ces derniers ont toujours chassé les superprédateurs, que ce soit par peur, par vengeance ou parce qu’ils leur faisaient jouer un rôle dans leurs cérémonies. C’est toutefois à l’époque de l’impérialisme européen que leur chasse s’est transformée en une tentative généralisée d’extermination. Au XVIe siècle déjà, les grands prédateurs avaient été éradiqués dans la plus grande partie de l’Europe, de sorte que c’est avec inquiétude que les colons européens ont découvert en Amérique du Nord les grizzlis, les loups, les pumas, ou même les jaguars (qui vivent nombreux surtout en Amérique du Sud).

Selon l’historien de l’environnement Mahesh Rangarajan, les chasseurs britanniques auraient tué un nombre de tigres équivalent à 50 fois la population actuelle résiduelle de Panthera tigris. Ci-dessous, en 1902, le parti de chasse de Lord et Lady Curzon pose pour une photographie devant un tigre qui vient d’être abattu.

En 1756, John Adams, qui allait devenir le deuxième président des États-Unis, notait dans son journal$: «$Le continent entier n’était qu’une lugubre étendue sauvage continue, repaire des loups, des ours et des hommes les plus sauvages.$» Loups, ours et pumas représentaient certes un risque pour les colons, mais surtout pour leurs intérêts d’éleveurs, voire de chasseurs. D’un point de vue européen, la destinée manifeste de l’humanité consistait à «$dompter$» les étendues sauvages non civilisées de l’Amérique du Nord. «$Les grands animaux prédateurs, qui détruisent le bétail et le gibier, n’ont plus leur place dans notre civilisation en marche$», écrivait en 1925 Edward Alphonso Goldman, zoologue au Bureau d’études biologiques, une organisation devenue le Service pour la vie sauvage et les animaux marins des États-Unis. Cette mentalité explique que les colons européens se soient donc efforcés de détruire les refuges forestiers des ravageurs, abattant, empoisonnant et piégeant autant de superprédateurs que possible. Ils furent si efficaces que, dans le cadre d’une étude révélatrice menée en 2004, la spécialiste de la télédétection Andrea Laliberte de l’université d’État 42 / POUR LA SCIENCE N° 555 / JANVIER 2024

© akg-images / British Library

L’INQUIÉTANT SUPERPRÉDATEUR HUMAIN

du Nouveau-Mexique a mis en évidence que la surface de territoire où des prédateurs se trouvent encore au sommet de la pyramide alimentaire s’est contractée de moitié. Cela traduit l’extermination à grande échelle qu’ils ont subie. Cette destruction systématique est loin d’être seulement un fait états-unien$: selon Mahesh Rangarajan, un historien de l’environnement de l’université Krea à Sri City dans l’État indien de l’Andhra Pradesh, en cinquante ans, les Britanniques ont exterminé l’équivalent de 50 fois la population mondiale actuelle de tigres… Vers 1900, le thylacine, un marsupial carnivore, avait quasiment disparu de NouvelleGuinée, d’Australie, et de Tasmanie. Grâce à l’ADN de spécimens de musées et de spécimens


Mazama americana, Argentine

Activité nocturne (en %)

Canis latrans, Californie

50

0

100

50

0

Hippotragus Niger, Zimbabwe

Activité nocturne (en %)

Les antilopes noires peinent à s’abreuver le jour.

100

50

0

Les rencontres humains-carnivores deviennent plus rares en forêt.

Panthera tigris, Népal

100

50

0

Le sanglier change ses stratégies de recherche de nourriture.

Activité nocturne (en %)

© Pour la Science/Shutterstock ; d’après K. M. Gaynor et al., Science, 2018

100

Certaines espèces nocturnes deviennent des proies pour le coyote.

LES PRÉDATEURS ONT PEUR, TRÈS PEUR

Ainsi, en Suisse, on a constaté que les lynx chassent désormais près des villages, mais seulement la nuit, lorsque les gens dorment. Dans les habitats européens où vivent des lynx, les chevreuils sont devenus plus diurnes afin de les éviter, mais cela multiplie leurs rencontres avec les chasseurs humains, qui, eux, sont actifs le jour… En Alberta au Canada, où l’on procède à des abattages de loups par hélicoptère, Canis lupus est devenu très nocturne, ce qui limite son accès à ses proies diurnes, tels les cerfs de Virginie, l’autre espèce de cerf de l’Amérique du Nord. Moins régulés, les cerfs de Virginie se multiplient et entrent davantage en concurrence avec le caribou des bois, une sous-espèce de renne, qui est menacée aujourd’hui dans les écosystèmes de l’Alberta. Les ongulés tels le cerf de Virginie et l’élan tirent profit de la peur qu’exercent les humains sur les superprédateurs en venant mettre bas et élever leur progéniture à proximité des maisons et des villages. Par peur d’être surpris par des humains près des agglomérations, les pumas californiens ont diminué le temps passé à s’alimenter sur une proie. Conséquence$: ils tuent davantage de cerfs de Virginie qu’ils ne le feraient sinon. Le fait que les cerfs, malgré une pression de prédation accrue, préfèrent brouter près des zones habitées signifie que les secteurs qu’ils évitent deviennent plus denses et plus impénétrables. D’accord, direz-vous$: notre présence perturbe les interactions des animaux entre eux et avec les plantes, mais seulement dans les zones urbanisées. Dans les zones naturelles protégées, tels les parcs naturels, cela n’est pas le cas. Là, les superprédateurs ont la liberté d’agir sans devoir craindre les humains et n’ont pas à avoir peur… Il n’en est rien$: des recherches montrent qu’en réalité, la peur animale des humains se traduit par le fait que les activités de loisir dans la nature – y compris les plus inoffensives comme le cyclisme, le ski

Activité nocturne (en %)

Les biches rouges diurnes profitent d’une moindre compétition.

Activité nocturne (en %)

actuels, Simon Dures et ses collègues de la Zoological Society of London ont montré que, pendant les colonisations allemande et anglaise, les populations de lions du Botswana, de Namibie, de Zambie et du Zimbabwe ont décliné très vite, au point de passer à la fin du XIXe siècle par un goulot d’étranglement génétique. Dix-sept espèces de superprédateurs occupent aujourd’hui moins de la moitié de leur aire de répartition originelle. Qu’ils aient une sorte de mémoire génétique de cette extermination ou qu’ils réagissent aux persécutions actuelles, l’effet est le même$: les superprédateurs du monde entier craignent extrêmement les humains, et les nombreux effets de leur peur cascadent à l’intérieur des écosystèmes.

Sus scrofa, Pologne

100

50

0

Faible Élevée Perturbation humaine

En 2018, une étude a montré que les animaux du monde entier deviennent plus nocturnes à cause des activités humaines (de haut en bas : chasse vivrière, randonnée, chasse sportive, exploitation forestière, urbanisation), ce qui modifie leur comportement et les équilibres des écosystèmes.

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ÉCOLOGIE COMPORTEMENTALE L’EMPREINTE NATURELLE DE LA PEUR

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120 80 40 0

Évitement par le puma

Sans présence humaine

0,16 0,12 0,08 0,04 0

Vigilance du puma

Avec présence humaine

nocturne d’activité par un facteur moyen de 1,36 en réponse à la chasse, à la randonnée et aux autres activités humaines. La conversion des habitats en terres agricoles et le développement urbain augmentent aussi l’activité des animaux sauvages pendant la nuit, forçant des espèces qui, autrement, seraient actives à des moments différents de la journée, à l’être simultanément. Cela multiplie forcément leurs occasions d’interactions.

IMPLICATIONS POUR LA CONSERVATION

Pour les animaux sauvages, les zones urbanisées sont bien plus stressantes que les habitats naturels de Virginie sont contraints de s’activer aux mêmes heures de la journée que les ours noirs et les lynx roux, deux carnivores qui raffolent de la chair de ces jeunes cervidés… Cela ne peut qu’augmenter leurs risques de tomber sur leurs prédateurs. Une métaanalyse publiée en 2018 dans Science a montré que 62 espèces, allant du sanglier au tigre, ont multiplié leur temps

160

Vigilance (inverse de la vitesse)

Distance d’évitement (en mètres)

ou la randonnée – changent le comportement des animaux sauvages. Shalene George, de l’université du Wisconsin et Kevin Crooks de l’université d’État du Colorado ont constaté qu’à l’intérieur d’un ensemble de réserves naturelles californiennes, la présence humaine réduit d’un tiers la probabilité que les cerfs mulets soient actifs pendant la journée. Une équipe emmenée par Jesse Lewis de l’université d’État de l’Arizona a montré que les lynx roux du Colorado sont moins susceptibles d’apparaître là où passent beaucoup de randonneurs. Même les grizzlis des montagnes Rocheuses de l’Alberta évitent les promeneurs et les véhicules tout-terrain$; quant aux ourses ayant des petits, elles se déplacent trois fois plus à cause du passage d’automobiles… Depuis le début de cette période que l’on surnomme l’Anthropocène, les humains prennent plus que leur part des ressources de la planète, non seulement en termes matériels, mais aussi en termes de territoire et de temps d’occupation de celui-ci. Cette atteinte oblige la faune à vivre au sein de réduits de plus en plus petits et seulement pendant des intervalles de temps de plus en plus limités. Cela accroît beaucoup la probabilité de se rencontrer et d’interagir des espèces, qui normalement s’évitent grâce à un compartimentage temporel et spatial précis de l’écosystème. Nombre de recherches confirment que la fréquentation humaine accentue ce chevauchement spatial et temporel entre espèces séparées. Autour de Travis Gallo de l’université du Maryland, une équipe de chercheurs a mis en évidence que, dans les zones urbaines de Chicago, les lapins à queue blanche se retrouvent dans les mêmes espaces que les coyotes. Mes propres recherches en Pennsylvanie révèlent que pour éviter les humains, les faons des cerfs

£

La notion d’écologie de la peur a aussi des applications positives, en particulier en cas de conflits avec les prédateurs à cause du bétail. En 2003, dans l’Idaho, des essais ont été menés en plaçant une carcasse dans la nature$: ils ont montré que l’émission de bruits forts ou de cris humains par des haut-parleurs déclenchés par le mouvement réduisait de 68$% la consommation de cette viande par les loups, les ours noirs et les renards roux. Pour autant, comme le savent bien les bons observateurs de la nature, les animaux sauvages sont intelligents et s’habituent vite aux humains, ce qui est par exemple le cas des coyotes qui vivent à Chicago et à San Francisco. Néanmoins, même si des animaux sauvages ont acquis la capacité de vivre près de nous, les zones urbanisées sont bien plus stressantes pour eux que les habitats naturels, comme l’a bien mis en évidence l’équipe de Julia Nelson de l’université de Californie, lorsqu’elle a étudié le comportement des renards nains de la vallée de San Joaquin (Vulpes macrotis mutica) en Californie. Chez les espèces sauvages habituées aux humains, le bourdonnement émanant des agglomérations et induit par les activités humaines émousse les réflexes


1,8 0

Activité diurne du lynx

1 0

Niveau d’activité du putois

1,1 0,8 0,4 0

Efficacité de recherche de nourriture par l’oppossum

0,27

Proportion de zones nourricières visitées

3,5

2

1,5

Surface moyenne utilisée (hectares)

5,2

3

Taux de découverte de zones nourricières

7

Nombre de détections hebdomadaires

Heure de détections après l’aube

Effets de la présence humaine sur les animaux

0,2 0,14 0,07 0

Espace utilisé par la souris à pattes blanches

0,8 0,6 0,4 0,2 0

Recherche de la nourriture par les petits mammifères

© Pour la Science/Shutterstock ; d’après J. P. Suraci et al., Ecology Letters, 2019

Les animaux modifient leur comportement en présence d’humains, ce qui a des effets qui se répercutent en cascade dans tout le réseau alimentaire et l’écosystème. Les pumas évitent tous les lieux où l’on entend des voix humaines et y sont aussi bien plus vigilants. Les lynx roux deviennent plus nocturnes dans toute zone où l’on entend des humains ; les putois évitent ces zones et les opossums s’y nourrissent moins et moins souvent. Les rongeurs profitent de ces changements, et errent en cherchant davantage leur nourriture dans les zones où l’on entend des humains.

d’évitement des prédateurs, ce que prédit l’«$hypothèse du contrôle du risque de prédation$». Cette proposition théorique a surgi en 1991 des travaux de Steven Lima de l’université d’État de l’Indiana et Peter Bednekoff de l’Université du Michigan, qui ont analysé le comportement d’animaux en situation de faible et de haut risque de prédation. Selon l’hypothèse du contrôle du risque de prédation, les animaux confrontés à des situations à haut risque, mais peu fréquentes et brèves, réagissent de façon bien plus intense que les animaux confrontés constamment à de telles situations. Les recherches que j’ai menées en Pennsylvanie le confirment. J’ai constaté que la vigilance du cerf de Virginie augmente avec l’abondance relative de prédateurs, mais seulement dans les forêts domaniales entourées de bois$; dans les forêts domaniales entourées de champs ou proches des agglomérations, aucune corrélation entre la densité de prédateurs et la vigilance des cerfs n’est constatée. Dans ces forêts proches de zones agricoles ou urbaines, la vigilance des cerfs est en outre plus élevée pendant la journée, quand les humains sont actifs. Cette observation suggère deux choses$: d’une part que les cerfs craignent plus les humains que leurs prédateurs naturels$; d’autre part que quelque chose au sein de l’écosystème très perturbé par les humains crée une situation à haut risque chronique, de sorte que la vigilance des cerfs en est venue à

se découpler de la densité de prédateurs. Ce phénomène pourrait expliquer que davantage de prédateurs tuent des faons, ce qui n’est pas sans influencer la densité de cerfs. Il y aura toujours des animaux craignant les humains, alors, que faire pour eux$? Imaginons un monde meilleur, dans lequel nous respecterions les autres habitants de la planète. Dans les parcs naturels et les zones protégées, nous pourrions limiter le nombre de visites quotidiennes et fermer complètement certaines zones pendant les périodes sensibles de la vie animale, comme la mise bas. Nous pourrions créer davantage de coulées vertes constituant des habitats-refuges dévolus à la faune dans les zones urbaines. Nous pourrions limiter l’étalement urbain et supprimer une bonne partie de l’éclairage public afin de réduire autant que possible notre impact nocturne. Nous savons que les animaux sauvages peuvent répondre aux modifications de la présence humaine$: on a par exemple constaté que les périodes d’activité et les taux de déplacement des cerfs et des sangliers changent pendant la saison de la chasse ou encore qu’à Greensboro en Caroline du Nord, les chauves-souris sortent moins pendant les fins de semaine, quand les humains sont actifs le soir. Nous inspirons une véritable terreur aux animaux sauvages, dont nous devrions analyser davantage les effets, afin de comprendre comment les respecter et mieux coexister avec eux. n

BIBLIOGRAPHIE V. Athreya, Cohabiter avec les léopards pour mieux les sauvegarder, Pour la Science, 2023. A. Ordiz et al., Effects of human disturbance on terrestrial apex predators, Diversity, 2021. M. Wilson et al., Ecological impacts of human-induced animal behaviour change, Ecology Letters, 2020. L. Fardell et al., Fear and stressing in predator-prey ecology#: Considering the twin stressors of predators and people on mammals, PeerJ, 2020. J. Suraci et al., Fear of humans as apex predators has landscape-scale impacts from mountain lions to mice, Ecology Letters, 2019. K. Gaynor et al., The influence of human disturbance on wildlife nocturnality, Science, 2018. S. Lima et al., Behavioral decisions made under the risk of predation#: A review and prospectus, Canadian Journal of Zoology, 1990.

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© Collaboration DESI, The Early Data Release of the Dark Energy Spectroscopic Instrument, 2023 (data) ; © Nadieh Bremer (illustration)

COSMOLOGIE

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L’ESSENTIEL > En 1998, deux équipes de chercheurs ont découvert que l’expansion de l’Univers accélère, alors que tous s’attendaient à un ralentissement. > La composante de l’Univers qui produit cet effet est nommée «#énergie noire#», mais, malgré des milliers

L’AUTEUR de propositions théoriques, sa nature reste inconnue. > Une nouvelle génération d’observatoires, au sol et dans l’espace, commence à scruter le cosmos avec une précision inégalée. Elle collectera des indices pour faire le portrait de cette énergie noire.

RICHARD PANEK journaliste scientifique

L’énergie noire, une énigme depuis vingt-cinq ans Depuis sa découverte, la composante principale du cosmos est un défi pour les physiciens. Sa nature leur échappe toujours, alors même qu’elle détermine le destin de l’Univers.

U

n après-midi du début de l’année 1994, alors qu’ils étaient dans la salle de contrôle d’un télescope au Chili, Nicholas Suntzeff, astronome associé à l’observatoire interaméricain du Cerro Tololo, et Brian Schmidt, qui avait tout juste terminé sa thèse au centre d’astrophysique de HarvardSmithsonian, discutaient des avancées dans l’étude des étoiles en fin de vie qui explosent en supernovæ. Ils arrivèrent à la conclusion que le moment était enfin venu d’utiliser leur expertise dans ce domaine pour s’attaquer à l’une des questions fondamentales de la cosmologie$: quel est le destin de l’Univers$? Premier constat, la matière contenue dans le cosmos a un effet gravitationnel attractif sur tout le reste de la matière et sur l’Univers dans

son ensemble. Dès lors, l’expansion de l’espace – qui a commencé lors du Big Bang et s’est poursuivie depuis – devrait ralentir à cause de la matière. Mais de combien$? Est-ce que l’expansion et l’attraction tendront vers un équilibre à l’infini$? Ou l’attraction prendra-t-elle le dessus et l’expansion finira-t-elle par faire marche arrière dans une sorte de Big Bang inversé, un Big Crunch$? Les supernovæ pouvaient apporter une réponse. Pour cela, les deux astronomes commencèrent à griffonner un plan sur une feuille et tout ce dont ils auraient besoin en termes de temps d’observation sur les télescopes, du nombre de chercheurs à mobiliser, etc. Pendant ce temps, à quelque 9$600 kilomètres, une collaboration au laboratoire américain Lawrence-Berkeley, en Californie, sous la direction du physicien Saul Perlmutter,

Le projet DESI (Dark energy spectroscopic instrument) doit créer, en cinq ans de fonctionnement, une carte tridimensionnelle du cosmos. L’image ci-contre est réalisée à partir des six premiers mois de données et ne couvre que 1 % du volume total qui sera exploré par DESI. Les couleurs représentent différents types de galaxies. Cette carte devrait révéler certains aspects de l’énergie noire, responsable de l’expansion accélérée de l’Univers.

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COSMOLOGIE L’ÉNERGIE NOIRE, UNE ÉNIGME DEPUIS VINGT-CINQ ANS

poursuivait déjà le même objectif, en utilisant cette approche des supernovæ. Nicholas Suntzeff et Brian Schmidt avaient entendu parler de ce projet. Mais ils savaient aussi que l’équipe du Supernova Cosmology Project (SCP) était principalement composée de physiciens qui, comme Saul Perlmutter, apprenaient l’astronomie sur le tard. D’après Brian Schmidt et Nicholas Suntzeff, une équipe d’astronomes expérimentés était en mesure de rattraper leur retard. Et c’est bien ce qu’a fait leur équipe… juste à temps. En 1998, les deux collaborations rivales sont parvenues indépendamment à la même conclusion quant à l’ampleur du ralentissement de l’expansion de l’Univers$: il n’y avait pas de ralentissement, mais une accélération$!

LA PREMIÈRE PREUVE DE L’ÉNERGIE NOIRE

Cette découverte, qui a maintenant vingtcinq ans, a fourni la première preuve de l’existence de l’«$énergie noire$» – un nom pour désigner ce qui est à l’origine de l’accélération et qui, même à l’époque, ne signifiait presque rien, mais pouvait englober presque tout. Cette expression était presque une plaisanterie, et nous en étions les victimes$: si l’énergie noire était réelle, elle devait représenter les deux tiers de la masse et de l’énergie de l’Univers. Quant à savoir ce qui la constituait, c’était un mystère. Un quart de siècle plus tard, ce résumé est encore d’actualité, même si la science a bien progressé depuis. Au fil des décennies, les astrophysiciens ont rassemblé des preuves de plus

en plus convaincantes de l’existence de l’énergie noire, et cet effort continue à alimenter une part importante de la cosmologie observationnelle tout en inspirant des méthodes toujours plus ingénieuses pour en esquisser les propriétés. Mais dès les premiers mois de 1998, les théoriciens ont compris que l’énergie noire posait un problème existentiel plus urgent que le sort de l’Univers$: l’avenir de la physique.

L’expansion finira-t-elle par s’inverser, et l’Univers terminer en un Big Crunch!?

£

Le problème d’un univers rempli de matière qui ne s’est pas encore effondré sur lui-même a hanté l’astronomie au moins depuis l’introduction par Isaac Newton de sa loi universelle de la gravitation. En 1693, six ans après la publication de ses Principia, Newton a reconnu devant un ecclésiastique curieux que l’idée d’un univers en équilibre perpétuel revenait à faire en sorte que «$non pas une seule aiguille, mais un nombre infini d’entre elles (autant

L’ÉQUATION D’EINSTEIN

REDSHIFT COSMOLOGIQUE

Lambda, la constante cosmologique, introduit un effet répulsif qui s’exerce à travers tout l’espace.

Gµν + gµυ Λ = 8 Cπ G Tµυ 4

Gµυ décrit la courbure de l’espace

Longueur d’onde perçue de la lumière émise Référence

Galaxie

Télescope Une galaxie qui s’éloigne

gµυ décrit la structure de l’espace G est la constante gravitationnelle c est la vitesse de la lumière Tµυ décrit l’énergie et l’impulsion de la matière et du rayonnement

62 / POUR LA SCIENCE N° 555 / JANVIER 2024

Une galaxie qui s’éloigne vite

Une galaxie qui se rapproche


qu’il y a de particules dans un espace infini) se tiennent exactement en équilibre sur leurs pointes. Pourtant, j’admets que c’est possible, ajouta-t-il immédiatement, au moins pour une puissance divine.$» «$C’est une grande occasion manquée pour la physique théorique$», a écrit Stephen Hawking dans une introduction de 1999 à une nouvelle traduction des Principia. «$Newton aurait pu prédire l’expansion de l’Univers.$» Il en va de même pour Albert Einstein. Lorsqu’en 1917, il a appliqué ses équations de la relativité générale à la cosmologie, il a été confronté au même problème que Newton. Contrairement à Newton, cependant, Einstein a ajouté à l’équation non pas une puissance divine, mais un terme générique et arbitraire, représenté par le symbole grec lambda (Λ), qui maintient l’Univers a priori en parfait équilibre (voir la figure ➊). Au cours de la décennie suivante, l’astronome Edwin Hubble a rendu Λ superflu en constatant que d’autres «$univers-îles$», ou galaxies, existent au-delà de la Voie lactée et que, dans l’ensemble, ces galaxies semblent s’éloigner de nous d’une manière assez simple$: plus elles sont lointaines, plus vite elles creusent l’écart – comme si, peut-être, l’Univers avait émergé d’un seul événement explosif qui aurait eu lieu partout en même temps. La découverte, en 1964, de preuves à l’appui de la théorie du Big Bang a immédiatement fait passer la cosmologie du statut de métaphysique à celui de science exacte. Six ans plus tard, dans un essai paru dans le magazine Physics Today

Ce texte est une adaptation de l’article The cosmic surprise, publié par Scientific American en décembre 2023.

MESURER L’EXPANSION

➌ Chaque point représente une galaxie (par la mesure d’une céphéide)

500

0 0

1 Distance à la Terre (en mégaparsecs)

2

© Sauf mention contraire, les illustrations sont de Jen Christiansen

Vitesse radiale (en kilomètres par seconde)

LE DIAGRAMME DE HUBBLE

1 000

qui a marqué une génération, l’astronome (et protégé de Hubble) Allan Sandage a défini la cosmologie du Big Bang comme «$la recherche de deux nombres$». Le premier est le «$taux d’expansion$» actuel. Le second est la «$décélération de l’expansion$» au fil du temps. Plus de vingt ans encore allaient s’écouler avant que les premières recherches réelles sur le second nombre ne commencent, mais ce n’est pas une coïncidence si deux collaborations se sont attaquées au problème en même temps ou presque. Ce n’est qu’à ce moment-là que les progrès technologiques et théoriques ont rendu possible l’étude du paramètre de décélération. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, les moyens utilisés par les astronomes pour collecter la lumière passaient de l’analogique au numérique$: des plaques photographiques, qui recueillaient environ 5$% des photons qui les frappaient, ont été remplacées par des capteurs électroniques, qui ont un taux de collecte de photons supérieur à 80$%. Il devenait alors possible de regarder plus loin dans l’Univers. Or une vision de plus en plus profonde de l’espace ouvre l’opportunité (parce que la vitesse de la lumière est finie) de «$remonter dans le temps$» et retracer l’histoire de l’Univers$: des données indispensables pour étudier les détails de l’expansion cosmique. Le diagramme de Hubble, comme les cosmologistes appellent le graphique utilisé par Edwin Hubble pour déterminer que l’Univers est en expansion, représente deux valeurs$: les vitesses auxquelles les galaxies semblent s’éloigner de nous sur un axe et les distances des galaxies par rapport à nous sur l’autre axe (voir la figure ➋). La vitesse de récession des galaxies, c’està-dire la vitesse à laquelle l’étirement de l’espace les éloigne de nous, est simple à mesurer. Elle est directement reliée au décalage en fréquence de leur lumière vers l’extrémité rouge de la partie visible du spectre électromagnétique (on parle de décalage vers le rouge ou de redshift en anglais, voir la figure ➌). Il est toutefois plus difficile de déterminer la distance de ces galaxies par rapport à nous. Il faut pour cela disposer d’une «$chandelle standard$», c’est-à-dire d’une catégorie d’objets qui ont tous la même luminosité absolue. Si vous savez qu’une ampoule a une puissance de 100 watts et que vous l’éloignez de vous, sa luminosité apparente diminue. Cette dernière est reliée à la luminosité absolue par une loi simple qui dépend de l’inverse du carré de la distance (voir la figure ➍). En mesurant la luminosité apparente de l’ampoule, il est possible de calculer à quelle distance elle se trouve. Pour tracer son diagramme, Hubble a utilisé un type particulier d’étoiles comme chandelles

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COSMOLOGIE L’ÉNERGIE NOIRE, UNE ÉNIGME DEPUIS VINGT-CINQ ANS

standard, les céphéides, dont la luminosité varie de façon régulière (leur luminosité absolue est reliée à la période d’oscillation). Mais ces astres sont difficiles à détecter au-delà de 100 millions d’années-lumière. Or les astronomes qui veulent mesurer le taux d’expansion au cours de l’histoire de l’Univers ont besoin de remonter sur des milliards d’années-lumière.

High-z (z est la désignation habituelle du redshift) de Brian Schmidt et Nicholas Suntzeff entre dans la course. Les deux équipes avaient donc maintenant les outils nécessaires pour atteindre leur objectif. Le diagramme original de Hubble suggérait une relation linéaire entre la vitesse et la distance («$suggérait$» parce que les incertitudes de mesure de l’astronome à l’époque ne survivraient pas à un examen par les chercheurs d’aujourd’hui). Les deux équipes des années 1990

UNE NOUVELLE CHANDELLE

À la fin des années 1980, les supernovæ de type Ia, c’est-à-dire l’explosion d’une naine blanche lorsqu’elle accrète trop de matière à partir d’une étoile compagnon, ont commencé à susciter de l’intérêt pour définir une nouvelle chandelle standard. La logique semblait raisonnable$: si la cause de l’explosion est toujours la même, l’effet, c’est-à-dire la luminosité absolue de la déflagration, devrait l’être aussi. Cependant, des recherches plus approfondies ont montré que l’effet n’était pas uniforme$: la luminosité apparente et la durée de la courbe de lumière (l’évolution de la visibilité de la «$nouvelle étoile$» qui s’estompe progressivement) diffèrent d’une supernova à l’autre. En 1992, Mark Phillips, également astronome à l’observatoire interaméricain du Cerro Tololo (et futur membre de l’équipe de Nicholas Suntzeff et Brian Schmidt), a établi une corrélation entre la luminosité absolue d’une supernova et sa courbe de lumière$: les supernovæ les plus brillantes diminuent lentement, tandis que les plus faibles diminuent vite. Les supernovæ de type Ia n’étaient donc pas des chandelles standard, mais elles étaient peut-être standardisables. Pendant plusieurs années, la collaboration SCP de Saul Perlmutter avait misé sur le fait que les supernovæ de type Ia étaient des chandelles standard. Mais la possibilité de les normaliser a été proposée avant que la collaboration

Des milliers d’hypothèses ont été proposées sur la nature de l’énergie noire

£

ont choisi de représenter le décalage vers le rouge (vitesse) sur l’axe horizontal et la magnitude apparente (distance) sur l’axe vertical. En supposant que l’expansion décélère, cette ligne devrait à un moment donné s’écarter de l’axe à 45 degrés et s’infléchir vers le bas pour indiquer que les objets distants sont plus brillants et donc plus proches que ce à quoi on pourrait s’attendre sans décélération. De 1994 à 1997, les deux groupes ont utilisé les principaux télescopes terrestres et, surtout,

LOI EN CARRÉ INVERSE

LE DIAGRAMME DE HUBBLE MIS À JOUR

Distance

1

2

3

4

Intensité lumineuse

100 %

25 %

11,1 %

6,25 %

Étoile Quand la distance depuis une source lumineuse double, l’intensité de la lumière perçue est divisée par quatre (l’énergie totale est dispersée sur une plus grande surface).

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Distance des étoiles à la Terre (en magnitude apparente)

➍ Plus loin (passé)

Expansion constante

Plus près Plus lent

Les calculs fondés sur les supernovæ révèlent Attendu une expansion accélérée Plus rapide

Vitesse des étoiles (via le redshift)


le télescope spatial Hubble pour collecter des données sur des dizaines de supernovæ qui leur ont permis d’étendre le diagramme de Hubble de plus en plus loin. Dès janvier 1998, ils avaient les premières preuves que la ligne divergeait effectivement de l’axe à 45 degrés. Mais au lieu de s’incurver vers le bas, la ligne s’incurvait vers le haut, ce qui indiquait que les supernovæ étaient moins lumineuses que prévu et que l’expansion ne ralentissait donc pas, mais s’accélérait (voir la figure ➎). Cette conclusion est aussi contre-intuitive et, à sa manière, aussi révolutionnaire que l’a été la compréhension que la Terre ne se trouve pas au centre de l’Univers.

© Reidar Hahn/Fermi National Accelerator Laboratory

UN RÉSULTAT INATTENDU AUSSITÔT ACCEPTÉ

Pourtant, malgré la surprise, la communauté des astrophysiciens a immédiatement accepté ce résultat. Cinq mois seulement après la découverte, lors d’une conférence organisée au Fermilab, deux tiers des participants (environ 40 sur 60) ont déclaré qu’ils étaient prêts à envisager l’existence de l’«$énergie noire$» (terme inventé cette année-là par Michael Turner, cosmologiste de l’université de Chicago, en clin d’œil à la matière noire). Le Λ d’Einstein était, semble-t-il, de retour, avec une valeur différente pour introduire non plus une stabilité statique mais une accélération. Certains des facteurs qui ont conduit à ce consensus rapide sont d’ordre sociologique. Deux équipes étaient parvenues au même résultat indépendamment l’une de l’autre. Ce résultat était à l’opposé de ce à quoi elles s’attendaient, elles avaient utilisé des données différentes (avec des catalogues distincts de supernovæ), et tout le monde dans la communauté connaissait l’intensité de la concurrence entre les deux équipes. Mais un facteur au moins aussi convaincant pour consolider le consensus était d’ordre scientifique$: le résultat réglait des soucis majeurs en cosmologie. À l’époque, certaines étoiles semblaient plus anciennes que l’âge supposé de l’Univers et les grandes structures, telles que les superamas de galaxies, paraissaient bien plus développées que prévu. Elles n’auraient pas dû avoir le temps d’être aussi évoluées. Problèmes résolus$! Une expansion qui s’accélère aujourd’hui implique une expansion plus lente dans le passé$; il s’est donc écoulé plus de temps depuis le Big Bang que ce que les cosmologistes avaient estimé auparavant. Le monde était plus vieux que les scientifiques ne le pensaient. Mais la raison la plus convaincante pour laquelle les scientifiques étaient prêts à accepter l’existence de l’énergie noire était peut-être d’ordre comptable. Pendant des années, les spécialistes se sont demandé pourquoi la

densité cosmique semblait si faible. Selon le modèle qui prévalait à l’époque (et qui prévaut encore aujourd’hui), l’Univers a subi une «$inflation$» qui a commencé environ 10–36 seconde après le Big Bang et qui s’est terminée, plus ou moins, vers 10–33 seconde. Dans l’intervalle, la taille de l’Univers a été multipliée par un facteur 1026. Cette croissance vertigineuse aurait «$lissé$» l’espace de sorte que l’Univers aurait une géométrie dite euclidienne (par opposition à une géométrie sphérique ou hyperbolique). On dit aussi que l’Univers est «$plat$». Mais cette configuration correspond à une densité de masse et d’énergie cosmique qui doit être exactement égale à la densité critique pour avoir une courbure spatiale nulle.

La caméra du projet DES (Dark energy survey), installée sur le télescope Victor-Blanco, de l’observatoire du Cerro Tololo, au Chili, capte la lumière de centaines de millions de galaxies. Ces données serviront à mieux comprendre comment l’expansion de l’Univers a varié au cours du temps.

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COSMOLOGIE L’ÉNERGIE NOIRE, UNE ÉNIGME DEPUIS VINGT-CINQ ANS

Avant 1998, les observations indiquaient que la composition de l’Univers était loin de cette densité critique. Les astrophysiciens avaient recensé la matière sous forme de baryons (les protons, les neutrons qui constituent les atomes qui forment l’étoffe de vous, moi, des objets de notre quotidien, des planètes, des étoiles, etc.) et de matière noire. Cette seconde composante de l’Univers n’est accessible aux télescopes dans aucune partie du spectre électromagnétique, mais elle est détectable, comme les chercheurs l’ont compris depuis les années 1970, de manière indirecte, par exemple par des effets gravitationnels dans les courbes de rotation des galaxies. Ce bilan comptable s’élevait à seulement un tiers de la densité critique. Où était le reste$? L’énergie noire était la réponse providentielle$: sa contribution à la densité de masse et d’énergie serait en effet environ des deux tiers, juste ce qu’il fallait pour atteindre la densité critique. Si les influences sociologiques et les intuitions professionnelles ont poussé les astrophysiciens à accepter l’énergie noire, il était essentiel de trouver d’autres preuves pour confirmer cette hypothèse. L’un des moyens d’étudier la composition de l’Univers consiste à analyser le fond diffus cosmologique (CMB), le phénomène découvert en 1964 qui a fait entrer la cosmologie dans le domaine de la science. Le CMB est un rayonnement datant de l’époque où l’Univers n’avait que 379$000 ans, lorsque les atomes se 66 / POUR LA SCIENCE N° 555 / JANVIER 2024

Nous aimons voir notre intuition du monde mise en défaut Saul Perlmutter

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qu’est-ce que l’énergie noire$? Cette dernière contribue à la cohérence de notre description de l’Univers, du moins à l’échelle macroscopique, celle qui relève de la relativité générale. Mais à l’échelle microscopique, en revanche, elle n’a aucun sens. Selon la physique quantique, l’espace n’est pas vide. Il fourmille de particules qui apparaissent et disparaissent tout aussi subitement. Chacune de ces particules porte un peu d’énergie, donc à tout instant le vide contient de l’énergie qui serait à l’origine de l’énergie noire. Cette explication semble raisonnable jusqu’à ce qu’on fasse le calcul… la physique quantique prévoit une valeur de densité d’énergie bien supérieure aux deux tiers initialement suggérés par les astronomes… d’un facteur 10120. Comme le dit la plaisanterie, même pour la cosmologie, la marge d’erreur est importante$!

© Marilyn Sargent/©2017 The Regents of the University of California ; Laboratoire américain Lawrence Berkeley

Le plan focal de la caméra de DESI est composé de dix tronçons similaires à celui-ci. Chaque tronçon supporte 500 éléments robotisés qui pointent chacun sur une galaxie individuelle pour en mesurer la lumière.

sont formés et que la lumière a émergé du plasma primordial en suivant son propre chemin. D’une certaine façon, les fluctuations de température dans la carte de ce rayonnement sont l’équivalent de l’ADN de l’Univers, car elles dépendent directement des conditions qui régnaient dans l’Univers primordial avec notamment les quantités de matière baryonique, de matière noire et d’énergie noire. Simulez des millions d’univers avec des valeurs différentes et vous obtiendrez autant de cartes uniques du fond diffus. La sonde WMAP, lancée en 2001, a fourni un premier relevé de ces fluctuations du fond diffus. Planck, un observatoire spatial encore plus précis, a commencé à collecter ses propres données sur le CMB en 2009 et a publié ses résultats définitifs en 2018, corroborant les conclusions de WMAP$: l’Univers est composé à 4,9$% de matière baryonique, à 26,6$% de matière noire et à 68,5$% d’énergie noire (voir la figure ➏). Pourtant, malgré la convergence de résultats d’observations très différentes dans le cadre du modèle standard de la cosmologie, les théoriciens se sont heurtés dès le début à une question d’une évidence implacable$:


© Nasa/WMAP Science Team ; ESA/Collaboration Planck

Dès l’hiver 1998, les théoriciens se sont attelés à la tâche de réduire cet écart en proposant de nouvelles formes d’énergie noire. Et ils y travaillent encore. Les pistes se comptent par milliers dans la littérature. Les astrophysiciens ont vite exprimé une certaine frustration. Comment s’y retrouver dans cette jungle d’hypothèses$? Adam Riess, auteur principal de l’article sur la découverte de High-z, souligne qu’à une époque il vérifiait consciencieusement tous les nouveaux articles qui sortaient sur le sujet, mais la plupart des théories étaient «$trop farfelues$». Devant un parterre de théoriciens, en 2007, Brian Schmidt déclara$: «$Nous avons désespérément besoin de votre aide. Dites-nous [aux observateurs] ce dont vous avez besoin, nous irons le chercher pour vous.$» Depuis, la frustration des astronomes s’est transformée en une attitude proche de l’indifférence. Nicholas Suntzeff, aujourd’hui professeur émérite à l’institut Mitchell pour la physique fondamentale et l’astronomie à College Station, au Texas, avoue qu’il jette à peine un coup d’œil sur le flot quotidien d’articles en ligne. «$Il existe une infinité de théories sur ce que serait l’énergie noire, mais j’ai tendance à ne pas leur accorder beaucoup de crédit$», confie Richard Ellis, astronome qui était membre de l’équipe SCP. Pour découvrir ce qu’est l’énergie noire, les théoriciens doivent savoir comment elle se comporte. Par exemple, change-t-elle au cours du temps$? «$Nous avons vraiment besoin d’observations plus précises pour progresser$», ajoute Richard Ellis. Les relevés sur les supernovæ de type Ia continuent de remplir le diagramme de Hubble avec de plus en plus de points de données et des barres d’incertitude de plus en plus petites. Mais cela n’aide pas les théoriciens à avancer. Et même, à force d’affiner cette technique, les astrophysiciens commencent à devoir réexaminer la fiabilité des hypothèses qu’ils utilisent pour interpréter les mesures. «$À mon avis, la valeur de cette méthode a un peu baissé au fil des années, explique Richard Ellis, aujourd’hui professeur d’astronomie à l’University College de Londres, il est presque certain, par exemple, qu’il existe plus d’un mécanisme physique à l’origine de l’explosion d’une naine blanche dans un système binaire.$» Et ces mécanismes subtilement différents se traduiraient par des données qui, contrairement à la percée de Mark Phillips en 1993, ne sont pas normalisables. Autre problème, les analyses des composants chimiques des supernovæ ont montré que les étoiles qui ont explosé il y a plus longtemps contiennent surtout des éléments légers, alors que les spécimens plus récents sont enrichis en éléments lourds (en accord avec la théorie selon laquelle ces éléments sont

produits par les générations successives de supernovæ). «$Il est donc logique que des matériaux moins évolués [plus anciens] arrivant sur une naine blanche dans le passé puissent modifier la nature de l’explosion$», explique Richard Ellis. Malgré cela, «$les astronomes sont toujours très enthousiastes à l’idée d’utiliser les supernovæ.$»

LA TRAQUE SE POURSUIT

Par exemple, le projet Nearby Supernova Factory, une émanation du SCP, exploite une technique que les membres de l’équipe nomment «$l’intégration des jumeaux$». Plutôt que de traiter toutes les supernovæ de type Ia comme une espèce uniforme au cours du temps, ils examinent les propriétés de spécimens dont la luminosité dans différentes longueurs d’onde suit presque exactement le même schéma d’évolution. Une fois qu’ils ont

➏ FOND DIFFUS COSMOLOGIQUE WMAP

Planck

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© ESA/Euclid/Consortium Euclid/Nasa, J.-C. Cuillandre (CEA Paris-Saclay), G. Anselmi, CC BY-SA 3.0 IGO

Le télescope spatial Euclid a décollé le 1er juillet 2023. En novembre, l’Agence spatiale européenne a dévoilé les premières images en couleur de l’instrument. Sur cette photographie, 1 000 galaxies de l’amas de Persée et plus de 100 000 galaxies en arrière-plan. La lumière de certaines a mis 10 milliards d’années pour nous parvenir. Avec des outils d’une si grande précision à disposition, la traque de l’énergie noire entre dans une nouvelle ère.

loin. Euclid recherche des déformations dans les images, nommées cisaillements. Les astronomes extraient de ces données le taux de croissance des amas de galaxies, qui dépend de la compétition entre l’attraction gravitationnelle et l’effet répulsif de l’énergie noire. Les données d’Euclid devraient être disponibles d’ici à deux ou trois ans. «$Depuis la découverte de l’accélération, explique Saul Perlmutter, les cosmologistes espéraient qu’une expérience offrirait des données vingt fois plus précises, et nous avons enfin la possibilité, dans les cinq années à venir, de voir ce qui se passe lorsque nous atteignons ce niveau.$» Il y a vingt-cinq ans, en décembre, la revue Science qualifiait l’énergie noire de «$percée de l’année 1998$». Depuis, les deux équipes pionnières ont reçu de nombreuses récompenses, dont le prix Nobel de physique 2011 attribué à Saul Perlmutter, Adam Riess et Brian Schmidt. L’énergie noire est un élément essentiel du modèle cosmologique standard, au même titre que la matière baryonique, la matière noire et, dans une moindre mesure, l’inflation. Et pourtant… comme toujours en science, il est possible qu’une hypothèse fondamentale soit erronée. Par exemple, comme l’avancent certains théoriciens, nous pourrions avoir une compréhension inexacte de la gravité. Une telle erreur fausserait les données, auquel cas les

mesures des BAO et les résultats d’Euclid sur les effets de lentilles gravitationnelles faibles divergeront. Les cosmologistes devront repenser leurs postulats. D’un point de vue scientifique, ce résultat ne serait pas la pire des choses. «$Ce qui a poussé les physiciens à se lancer dans ce domaine n’est généralement pas le désir de comprendre ce que nous savons déjà, me confiait Saul Perlmutter il y a quelques années, mais le désir de surprendre l’Univers en train de faire des choses vraiment bizarres. Nous aimons voir notre intuition du monde mise en défaut.$» «$Je suis très heureux d’avoir dit cela, dit ce chercheur lorsque je lui rappelle cette citation aujourd’hui, parce que cela ressemble beaucoup à ce que je vois tout autour de moi.$» Pourtant, en parlant des progrès (ou de l’absence de progrès), il ajoute$: «$c’est lent.$» Il rit. «$C’est bien d’avoir du mystère, mais ce serait quand même bien d’en savoir un peu plus, du côté expérimental ou du côté théorique.$» Peut-être que le déluge de données à venir aidera les théoriciens à discerner comment l’énergie noire se comporte dans l’espace et au cours du temps, ce qui contribuerait grandement à déterminer le destin de l’Univers. D’ici là, la génération de scientifiques qui a entrepris d’écrire le dernier chapitre de l’histoire du cosmos devra se contenter d’une conclusion plus modeste$: «$à suivre$». n

BIBLIOGRAPHIE Collaboration DESI, The early data release of the Dark Energy Spectroscopic Instrument, en ligne sur arXiv, 15 juin 2023. C. Deffayet, Énergie sombre ou nouvelle gravitation"?, Pour la Science, n° 443, septembre 2014. G. Börner, L’énergie sombre et ses alternatives, Dossier Pour la Science, n° 71, avril 2011.

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Michel a aidé Lamya à protéger une réserve marine de 68,4 km2.

onepercentfortheplanet.f r

& luis-santiago (UNSPASH)

Michel verse chaque année 1% de son chiffre d’affaires à des associations agréées 1% for the Planet, dont Sea Shepherd.


L’AUTEUR

LOÏC MANGIN rédacteur en chef adjoint à Pour la Science

L

LE DOUBLE VISAGE DU BIFACE Dans un tableau du milieu du XVe siècle, un saint exhibe une étrange pierre. Ce serait un biface acheuléen, un outil en silex taillé il y a plus de 100"000 ans"!

a préhistoire est née à Amiens, dans le quartier Saint-Acheul, dans le sud-est de la ville. Là, en 1853, le géologue Adolphe Dutilleux met au jour dans d’anciens dépôts alluvionnaires de la Somme ce qu’on nomme à l’époque des «#haches taillées#». D’autres fouilles, plus scientifiques, suivront, notamment celles d’Albert Gaudry en 1859, et elles aideront à prouver la théorie de l’homme antédiluvien défendue par Jacques Boucher de Crèvecœur. Enfin incontesté, cet officier des douanes plus connu sous le nom de Jacques Boucher de Perthes, devient le père de la science préhistorique. Cette discipline se développe rapidement et dès 1872 Gabriel de Mortillet propose une première chronologie divisant la Préhistoire en 14 périodes, fondées sur le type d’outils. Saint-Acheul donne son nom à l’une d’elles, l’Acheuléen, une période marquée par une industrie lithique dont on situe l’origine il y a 1,76 million d’années en Afrique de l’Est et qui aurait ensuite essaimé à travers le monde pour gagner l’Europe de l’Ouest, où lui succédera le Moustérien vers 350#000 ans. Par quoi est caractérisé l’Acheuléen#? Par des bifaces, le nom actuel des «#haches taillées#», c’est-à-dire des silex taillés, petit à petit, en une sorte de feuille symétrique. Même si leur fonction fait encore débat, nos ancêtres Homo sapiens et cousins, comme Homo heidelbergensis, en ont disséminé partout où ils sont passés pendant près de 1,5 million d’années#! Un vrai succès qui méritait… une immortalisation dans un tableau. Et c’est ce qu’a vraisemblablement

fait Jean Fouquet dans Le Diptyque de Melun, mais sans en avoir conscience, car il l’a peint dans les années 1450, quand l’idée d’hommes préhistoriques n’effleurait aucun esprit. Un biface dans une œuvre du milieu du XVe siècle#? C’est la thèse soutenue par Alastair Key, archéologue à l’université de Cambridge, au Royaume-Uni, et ses collègues, à partir de l’analyse du panneau gauche (voir page ci-contre), conservé à la Gemäldegalerie, à Berlin (celui de droite est au musée des Beaux-Arts d’Anvers). Qu’y voit-on#? Le commanditaire, Étienne Chevalier, trésorier du roi Charles VII, prie, à genoux, aux côtés d’un saint Étienne protecteur, debout, et portant un livre richement relié de rouge et d’or, sur lequel est posée une pierre. Celle-ci, avec le sang coulant du dessus du crâne, rappelle l’histoire du saint patron, mort en martyr par lapidation au Ier siècle. Pour identifier un biface dans cet élément pictural, l’équipe britannique a déployé tout l’arsenal technique habituellement utilisé pour étudier les artefacts réels. Ainsi, autant que le permet la représentation qui bien sûr ne montre qu’une face, la forme, les points saillants, comme autant de «#cicatrices#» d’un possible débitage d’un silex, et les couleurs ont été analysés statistiquement et comparés au corpus archéologique. Tout semble bien correspondre à ce qu’un humain du Paléolithique a pu fabriquer de ses mains. Autre indice qui plaide en ce sens, Jean Fouquet, entre la Touraine et la région Parisienne, arpentait des régions où des bifaces ont bel et bien été

retrouvés, notamment à la Noira (dans le Cher) et Saint-Pierre-lès-Elbeuf (au sud de Rouen). Si le peintre ou les personnages représentés n’avaient pas idée de la véritable nature de la pierre, pourquoi l’avoir choisie, elle, et pas une autre dans un contexte aussi «#noble#»#? C’est que pendant des siècles, les bifaces et d’autres silex taillés, voire parfois des fossiles d’oursins, ont été considérés comme des «#pierres de foudre#», ou céraunies, qui se seraient formées là où les éclairs touchent le sol. Déjà, selon certains archéologues, des Romains auraient assemblé dans un complexe religieux à Witham, en Angleterre, 44 bifaces en offrande à… Jupiter. On comprend l’aura dont a pu être paré l’outil taillé, probablement au milieu du Pléistocène (de 781#000 à 126#000 ans), selon les auteurs de l’étude. Ce serait alors autant un symbole de piété religieuse qu’un signe extérieur de richesse. C’est en tout cas un trésor, et qu’il soit l’œuvre d’un «#humain antédiluvien#» le rend encore plus inestimable. n A. Key et al., Acheulean handaxes in medieval France": An earlier’modern’social history for palaeolithic bifaces, Cambridge Archaeological Journal, 2023.

L’auteur a publié : Pollock, Turner, Van Gogh, Vermeer et la science… (Belin, 2018)

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IDÉES DE PHYSIQUE

LES AUTEURS

JEAN-MICHEL COURTY ET ÉDOUARD KIERLIK professeurs de physique à Sorbonne Université, à Paris

AU REVOIR LA LUNE

E

n Europe, l’année 1999 a été marquée par un événement astronomique spectaculaire, une éclipse totale du Soleil, le 11 août, considérée comme celle qui compte le plus d’observateurs de l’histoire humaine. Peut-être étiez-vous parmi eux. Et vous auriez bien fait, car ce genre de phénomène ne se reproduira pas indéfiniment%! Pour quelles raisons%? Parce que la Lune s’éloigne actuellement de la Terre à la vitesse de 3,83 centimètres par an, comme l’attestent les mesures de précision réalisées avec des tirs laser que réfléchissent des catadioptres disposés sur la Lune par différentes missions spatiales. À cela s’ajoute une augmentation de la durée du jour de 1/74 000 de seconde chaque année. Deux phénomènes, un seul coupable%: la Lune%! Les forces de marée qu’elle exerce sur notre planète, en déformant la croûte terrestre et les océans, dissipent de l’énergie et freinent la rotation

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de la Terre tout en transférant de l’énergie à notre satellite. Des modélisations récentes décrivent l’évolution de ce couple depuis sa formation il y a plus de 4 milliards d’années. Surprise%: le rythme de la séparation varie beaucoup au cours du temps. Détaillons le phénomène.

L’EFFET DE MARÉE

Considérons d’abord une planète et son satellite, dépourvus d’océans, orbitant l’un autour de l’autre sur des trajectoires circulaires. Au niveau de leurs centres de gravité respectifs, la force centrifuge due à leur rotation mutuelle est exactement compensée par la force gravitationnelle qui les attire. À leur surface, cependant, ce n’est plus le cas, ces deux forces ne s’équilibrent plus. C’est leur résultante qu’on appelle «%force de marée%» (voir la figure page ci-contre). Sur la planète, cette force de marée tend à

soulever sa surface le long de l’axe planète-satellite, l’effet étant contraire dans les directions perpendiculaires. En conséquence, la planète s’allonge dans la direction de son satellite. L’ampleur de la déformation est très faible%: le soulèvement de la croûte terrestre est de l’ordre de 20 centimètres. Si jamais la planète et son satellite tournaient ensemble de façon synchrone, c’està-dire qu’ils présentaient l’un à l’autre toujours la même face, on en resterait là%: des corps célestes très légèrement déformés. Mais quand la rotation de la planète sur elle-même est plus rapide que la rotation du satellite autour de la planète, les bourrelets sont amenés à se déplacer à la surface de cette dernière. Pour déterminer ce qui se produit, il faut comparer la vitesse de déplacement des forces de marée à la surface de la Terre (0,45 kilomètre par seconde) à celle de la propagation des

© Illustrations de Bruno Vacaro

Profitons de la chance de pouvoir parfois assister à une éclipse totale de Soleil, car les conditions requises ne sont pas éternelles. En effet, depuis la formation de la Terre et de la Lune, notre satellite s’éloigne tandis que la rotation de notre planète ralentit.


LA VALSE DES MARÉES a

Terre

b

Aplatissement

c Rotation de la Terre

Inclinaison

Bourrelet

Forces de marée

Trajectoire de la Lune

Lune

L

a Lune (a, alignée sur l’axe bleu) crée un champ de marée (flèches rouges) sur la Terre qui entraîne une déformation de celle-ci (b)!: elle s’allonge et prend la forme d’un ellipsoïde. Dans les faits, cet ellipsoïde n’est pas aligné avec l’axe Terre-Lune, mais incliné selon un angle (c, en rouge). Du fait des forces de frottements, les bourrelets sont en retard et ralentissent la rotation de la Terre à cause du couple engendré par les forces gravitationnelles de la Lune (en jaune). Réciproquement, ils accélèrent la Lune sur sa trajectoire.

Une éclipse totale de Soleil est permise parce que la Lune et l’étoile ont, depuis la Terre, un diamètre apparent semblable. Ce n’est le cas que de nos jours, car, dans plusieurs milliers d’années, notre satellite se sera éloigné.

ondes sismiques (4 kilomètres par seconde). La première étant très inférieure à la seconde, les bourrelets peuvent suivre le mouvement du satellite.

UN BOURRELET QUI A DU RETARD

En réalité, ces déformations ne se font pas sans frottements, sans dissipation d’énergie, ce qui engendre du retard et fait que la position des bourrelets est décalée par rapport à l’axe planète-satellite. Si la planète tourne plus vite, ils sont en avant de cet axe (voir la figure ci-dessus), dans le sens de rotation de la planète. Ce petit écart n’a l’air de rien, mais c’est lui qui est responsable de l’éloignement de deux corps célestes et du ralentissement de la rotation propre de la planète. En effet, par rapport à une situation où la planète serait non déformée par la

marée, puisque la force gravitationnelle entre deux masses varie comme l’inverse du carré de leur distance de séparation, le bourrelet de marée le plus proche du satellite subit une attraction gravitationnelle de sa part plus forte que le bourrelet le plus éloigné (voir la figure ci-dessus). Ces deux forces n’étant pas tout à fait alignées avec l’axe, il se produit un effet de couple sur la planète qui s’oppose à sa rotation propre et donc la ralentit. Du point de vue du satellite, les deux forces gravitationnelles qu’il subit de la part de ces bourrelets, opposées en vertu de la loi de l’action et de la réaction des forces mentionnées ci-dessus, se combinent pour l’accélérer le long de sa trajectoire circulaire%: l’augmentation lente de sa vitesse fait aussi croître la force centrifuge et le satellite s’éloigne de la planète. Ce ralentissement et cette accélération se poursuivront jusqu’à ce que toutes

les rotations soient synchrones comme évoqué au début de ce paragraphe, mais, petite subtilité, si l’effet de marée existe bien dans les deux sens (du satellite sur la planète et réciproquement), il n’est pas de même amplitude. Les forces de marée de A sur B sont en effet proportionnelles au produit de la masse de A fois le rayon de B sur leur distance au cube. Comme la Terre a une masse quatre-vingt fois plus grande que celle de la Lune et que cette dernière a un rayon presque quatre fois plus petit, les marées lunaires ont été beaucoup plus intenses que les marées

Les auteurs ont notamment publié : En avant la physique !, une sélection de leurs chroniques (Belin, 2017).

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IDÉES DE PHYSIQUE

Pour comprendre correctement des marées sur Terre, bien d’autres effets sont à prendre en compte. Ainsi, le Soleil participerait à hauteur de 30%% aux forces de marée sur Terre et est l’origine des marées de vive-eau et de morte-eau. Par ailleurs, l’obliquité de l’axe de rotation de la Terre par rapport au plan des orbites de la Terre et de la Lune, et le caractère elliptique et variable de la trajectoire lunaire influent également sur le phénomène. Enfin, avec la présence d’eau à la surface de la Terre, vont s’ajouter aux bourrelets solides des bourrelets liquides qui modifient considérablement la donne. En premier lieu, le déplacement des masses d’eau dissipe beaucoup d’énergie à cause des frottements sur le fond des océans ou des turbulences provoquées par les courants de marée. Ensuite, pour savoir si ces bourrelets d’eau peuvent suivre le mouvement de la Lune, il convient de regarder la vitesse des ondes de gravité, qu’on appelle plus communément la «%houle%»%! Or celle-ci est égale au produit de la racine carrée de l’accélération de la pesanteur par la profondeur de l’océan. Avec une profondeur moyenne d’environ 4 kilomètres, elle est de 0,2 kilomètre par seconde, soit plus de deux fois inférieure aux forces de marées. Nos bourrelets n’arrivent plus à suivre la Lune et si la Terre était entièrement recouverte d’eau, on les trouverait pratiquement à la perpendiculaire de l’axe Terre-Lune%! Enfin, il y a des continents. Ce qui est vrai à l’échelle locale – l’amplitude des marées peut être considérablement augmentée par des phénomènes de résonance, dans la baie du Mont-Saint-Michel par exemple – l’est aussi à l’échelle de la planète. Selon la disposition des continents, et en tenant compte de la force de Coriolis qui dévie les courants marins, on peut avoir ou pas des résonances sous l’effet des forces de marée lunaire. Quand c’est le cas, la dissipation augmente et avec elle le ralentissement de la rotation propre de la Terre. Une équipe de l’institut de mécanique céleste et de calcul des éphémérides a réussi récemment à intégrer tous ces éléments et d’autres encore (comme le fait 90 / POUR LA SCIENCE N° 555 / JANVIER 2024

L

es forces de marée influent sur la distance Terre-Lune (à gauche) et la durée du jour (à droite, un rayon terrestre étant égal à 6 378 kilomètres) depuis la formation de ce système il y a 4,5 milliards d’années. Ces évolutions ont été reconstituées par une équipe de l’Institut de mécanique céleste et de calcul des éphémérides. Les modélisations tiennent compte de différents modèles océaniques. Pendant 1,25 milliard d’années (de 4,5 à 3,25), la Terre aurait été entièrement recouverte par l’océan. Puis pendant 2,25 milliards d’années (entre 3,25 et 1), la moitié de la planète était émergée, mais on ignore comment bougeaient les continents qu’on suppose donc immobiles. Enfin, jusqu’à nos jours, la dérive des continents intervient.

24 22 20

Évolution de la durée du jour

18 16 14 12 10 8 6

0 1 2 3 4 5 Temps (en milliards d’années avant le présent)

que le fond des océans s’affaisse un peu quand le bourrelet liquide passe dessus) pour prédire la distance Terre-Lune et la durée du jour (liée à la rotation propre) sur Terre. Elle a notamment pris en compte la dérive des continents en les modélisant par une couche hémisphérique mobile à la surface de la Terre (voir la figure ci-dessus), en tout cas jusqu’à 1 milliard d’années dans le passé, date à laquelle on n’a plus de données les concernant. Elle a aussi inclus que dans un très lointain passé, au-delà de 3 milliards d’années, la Terre était recouverte d’eau. Leurs résultats rendent très bien compte des estimations faites à partir de données stratigraphiques. Ils montrent que l’évolution du jour et de la distance Terre-Lune n’a pas du tout été régulière et que des périodes de ralentissement fortes comme aujourd’hui, dues à des résonances océaniques, encadrent un long moment (entre 1 et 3 milliards d’années) plus tranquille. Et dans le futur%? Même avec le ralentissement élevé actuel, la synchronisation des rotations n’adviendra pas avant quelques dizaines de milliards d’années. En revanche, dans seulement 1 million d’années, la Lune sera suffisamment éloignée de la Terre pour que les éclipses totales de Soleil ne soient plus qu’un lointain souvenir%! n

Distance Terre-Lune (en rayons terrestres)

LA MER, LE SOLEIL ET LES ORBITES

FREINER ET S’ÉLOIGNER

Durée du jour (en heures)

terrestres, la dissipation aussi et, comme la Lune est plus petite, le ralentissement beaucoup plus fort. C’est pourquoi aujourd’hui la rotation propre de la Lune est déjà synchronisée avec la Terre%: elle nous présente toujours la même face.

60 55

Évolution de la distance Terre-Lune

50

Terre océan

45 40

Continents Dérive des immobiles 30 continents 25

35

20 15

0 1 2 3 4 5 Temps (en milliards d’années avant le présent)

BIBLIOGRAPHIE M. Farhat et al., The resonant tidal evolution of the Earth-Moon distance, A & A, 2022. T. Tokieda, Tides": A Tutorial, in J. Souchay, S. Mathis et T. Tokieda (éd.), Tides in Astronomy and Astrophysics, Springer, 2013.


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DE JOINDRE 4 MERCI IMPÉRATIVEMENT UN RIB


À

p."28

PICORER p."88

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3,83 CM PAR AN

C’est la vitesse à laquelle la Lune s’éloigne de la Terre. En cause, les forces de marée qu’elle exerce sur notre planète : en déformant la croûte terrestre et les océans, elles freinent la rotation de la Terre tout en transférant de l’énergie au satellite.

p."46

JEU DE BELL

Pour le physicien John Bell, qui l’a conçu dans les années 1960, ce jeu servait à montrer les limites de la physique classique pour décrire certaines propriétés, comme les corrélations entre particules, et établir ainsi la nécessité d’une théorie physique plus adaptée. À ce jeu, il ne s’agit pas de gagner, mais de calculer la probabilité d’y parvenir en suivant certaines règles. Cette approche permet, notamment, de certifier la nature intriquée de deux particules.

£

Si nous examinons les deltas dans leur ensemble, il apparaît que 5 % des terres sont susceptibles de disparaître d’ici à la fin du siècle, principalement en raison de l’élévation du niveau de la mer

£

JAAP NIENHUIS géomorphologue

p."20

3%

Toutes sciences confondues, environ 90 % des articles publiés en 1900 étaient signés d’un seul auteur. Ils sont aujourd’hui moins de 3 % selon les données bibliométriques de la plateforme Web of Science, et plus de 30 % ont quatre ou cinq auteurs.

p."92

p."86

CÉRAUNIES

Pendant des siècles, on a considéré les bifaces et d’autres silex taillés comme des « pierres de foudre », ou céraunies (du grec ancien κεραύνιος, « frappé par la foudre »), qui se seraient formées là où les éclairs touchent le sol. Déjà, selon certains archéologues, des Romains auraient assemblé dans un complexe religieux à Witham, en Angleterre, 44 bifaces en offrande à… Jupiter.

TÉPALES

Lorsqu’on n’arrive pas à distinguer les pétales d’une fleur de ses sépales – les éléments (en général verts, mais pas toujours) qui composent son calice et supportent sa corolle –, on rassemble les deux sous le nom « tépales », que proposa le botaniste suisse Augustin-Pyramus de Candolle en 1827.

p."38

1,36

Selon une méta-analyse publiée en 2018, 62 espèces de mammifères des six continents, allant du sanglier au tigre, ont multiplié leur temps nocturne d’activité par un facteur moyen de 1,36 en réponse à la chasse, à la randonnée et aux autres activités humaines. Elles s’activent ainsi environ un tiers de temps en plus pendant la nuit, au risque, pour certaines, de rencontrer plus souvent leurs prédateurs…




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