POUR LA SCIENCE • OCTOBRE 2025

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Géo-ingénierie

RECONSTITUER

LA GLACE POUR

SAUVER LE CLIMAT ?

Génétique

NOUS ÉVOLUONS

À UN RYTHME

SOUS-ESTIMÉ

Mathématiques

LES GRAPHES

AU SECOURS DES PUISSANCES DE 2

Scolaire / Du 3 au 17 octobre 2025

Grand Public / Du 23 au 24 octobre 2025

Muséum national d’Histoire naturelle

Jardin des Plantes, 57 rue Cuvier, Paris 5e

Institut de physique du globe de Paris

1 rue Jussieu, Paris 5e

Suivez le festival en ligne / www.pariscience.fr

MENSUEL POUR LA SCIENCE

Rédacteur en chef : François Lassagne

Rédacteurs en chef adjoints : Loïc Mangin, Marie-Neige Cordonnier

Rédacteurs : François Savatier, Sean Bailly

Stagiaire : Simon Vionnet

HORS-SÉRIE POUR LA SCIENCE

Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin

Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe

Directeur marketing et développement : Frédéric-Alexandre Talec

Chef de produit marketing : Ferdinand Moncaut

Directrice artistique : Céline Lapert

Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy, Ingrid Lhande

Réviseuses : Anne-Rozenn Jouble, Maud Bruguière et Isabelle Bouchery

Directrice des ressources humaines : Olivia Le Prévost

Fabrication : Marianne Sigogne et Stéphanie Ho

Directeur de la publication et gérant : Nicolas Bréon

Ont également participé à ce numéro : Didier Andrivon, Jean-Éric Chauvin, Pauline Dias, Clémentine Laurens, Mathieu Lihoreau, Stéphane Monteil, Frédéric Moynier, William Rowe-Pirra

PUBLICITÉ France stephanie.jullien@pourlascience.fr

ABONNEMENTS

https ://www.pourlascience.fr/abonnements/ Courriel : serviceclients@groupepourlascience.fr

Tél. : 01 86 70 01 76

Du lundi au vendredi de 8 h 30 à 12 h 30 et de 13 h 30 à 16 h 30

Adresse postale : Service abonnement Groupe Pour la Science c/o opper Services - CS 60003 31242 L’Union

Tarif d’abonnement Formule Intégrale 1 an (12 numéros du magazine + 4 numéros Hors-Série + accès au site) : 99 euros Europe / Reste du monde : consulter https ://www pourlascience fr/abonnements/

DIFFUSION

Contact réservé aux dépositaires et diffuseurs de presse Société OPPER

1 montée de Saint-Menet – « Espace La Valentine » Bât B 13011 Marseille 01 40 94 22 23 – aabadie@opper.io

DISTRIBUTION

MLP

ISSN 0 153-4092

Commission paritaire n° 0927K82079 Dépôt légal : 5636 – Octobre 2025 N° d’édition : M0770576-01 www.pourlascience.fr

170 bis boulevard du Montparnasse – 75 014 Paris Tél. 01 55 42 84 00

SCIENTIFIC AMERICAN

Editor in chief : David M. Ewalt

President : Kimberly Lau 2025. Scientific American, une division de Springer Nature America, Inc. Soumis aux lois et traités nationaux et internationaux sur la propriété intellectuelle. Tous droits réservés. Utilisé sous licence. Aucune partie de ce numéro ne peut être reproduite par un procédé mécanique, photographique ou électronique, ou sous la forme d’un enregistrement audio, ni stockée dans un système d’extraction, transmise ou copiée d’une autre manière pour un usage public ou privé sans l’autorisation écrite de l’éditeur. La marque et le nom commercial « Scientific American » sont la propriété de Scientific American, Inc. Licence accordée à «Pour la Science SARL ». © Pour la Science SARL, 170 bis bd du Montparnasse, 75014 Paris. En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris).

Origine du papier : Autriche

Taux de fibres recyclées : 30 %

« Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » : Ptot 0,007 kg/tonne

Imprimé en France

Maury Imprimeur SA Malesherbes N° d’imprimeur : 286 702

DITO É

François Lassagne

Rédacteur en chef

SANTÉ SOCIALE

C’est un cheminement classique dans l’édification des connaissances : porter un premier regard sur l’objet de sa curiosité, et s’en faire une idée initiale. Puis observer à nouveau, de manière plus approfondie, et oublier la conclusion première au profit d’une conception plus juste – jusqu’à, parfois, inspirer des réflexions touchant en profondeur de vastes systèmes de représentation. Les « sillons » observés à la surface de Mars évoquèrent pour certains astronomes, à la fin du XIXe siècle, le travail du sol par d’hypothétiques Martiens. Les planétologues, perfectionnant leurs instruments, oublièrent vite ces extraterrestres, et finirent par découvrir que le grand réseau de canyons de Valles Marineris sur Mars résulte de l’étirement de sa croûte. Le cheminement que relate Martin Picard, professeur de médecine à l’université Columbia, aux États-Unis, n’est pas différent. L’objet de sa curiosité ? Les mitochondries. Ce qu’il en savait en commençant sa carrière était ce que l’on enseigne toujours au lycée : ces organites sont les centrales énergétiques de nos cellules. Cela reste vrai. Mais l’accès à des moyens d’observation toujours plus précis lui ont fait découvrir bien davantage à leur sujet. « Elles présentent toutes les caractéristiques d’êtres sociaux : un environnement commun à l’intérieur de la cellule ou du corps, une communication, la formation de groupes ou de types, une synchronisation des comportements, une interdépendance et une spécialisation dans les tâches qu’elles accomplissent. » Ces tâches sont essentielles pour nous, car « lorsque [les mitochondries] se portent bien, nous sommes en bonne santé, mais lorsqu’elles dysfonctionnent, cela engendre un éventail de maladies ». Autrement dit : la vie sociale de ces organites s’affirme comme une nouvelle clé de notre santé. Sachant qu’en retour, souligne le chercheur, études récentes à l’appui, notre vie sociale est un facteur de bon fonctionnement de nos mitochondries. C’est, à l’évidence, une perspective médicale très enthousiasmante. C’est aussi une leçon de vie que proposent ces modestes organites à nos sociétés tentées par les replis identitaires et individualistes : la résilience face à la maladie, et même plus largement la santé physique et psychique, ont tout à voir avec une vie sociale intense et généreuse. n

s

OMMAIRE

ACTUALITÉS GRANDS FORMATS

P. 6

ÉCHOS DES LABOS

• La pomme de terre, héritière inattendue de la tomate

• Mars, des surprises dans le manteau !

• Pourquoi les nuées d’oiseaux sont si bien délimitées

• Comment des motifs autosimilaires émergent

• Covid long : le refuge du virus

• Brisure chez les baryons

P. 16

LES LIVRES DU MOIS

P. 36

GÉNÉTIQUE

NOUS ÉVOLUONS À UN RYTHME

SOUS-ESTIMÉ

Kermit Pattison

CAHIER PARTENAIRE (APRÈS LA P. 61)

Sante mentale : quand la biologie éclaire les soins

Parrainé par

UNIVERSITÉ PARIS CITÉ

CAHIER PARTENAIRE PAGES I À III (APRÈS LA P. 32)

Cardiopathie infantile : soigner sans effets secondaires

Parrainé par

AUTORITÉ DE SÛRETÉ NUCLÉAIRE ET DE RADIOPROTECTION

LETTRE D’INFORMATION

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P. 18

DISPUTES

ENVIRONNEMENTALES

Des forêts tropicales pour toujours ! Catherine Aubertin

P. 20

LES SCIENCES À LA LOUPE

L’épistémologie n’est ni juste ni injuste Yves Gingras

Les indices se multiplient, qui suggèrent que, dans le passé récent, notre espèce n’a cessé de s’adapter biologiquement à ses modes de vie.

P. 54

GÉNOMIQUE VÉGÉTALE

QUAND LES ARBRES

NE MUTENT

PAS ASSEZ VITE

En couverture :

© Science Photo Library / CNRI

Les portraits des contributeurs sont de Seb Jarnot

Ce numéro comporte un courrier de réabonnement posé sur le magazine sur une sélection d’abonnés.

Thibault Leroy, Sylvain Schmitt et Sophie Gerber

Il est possible aujourd’hui de détecter dans le génome d’une plante les mutations génétiques apparues au cours de sa vie Ce suivi éclaire d’un jour nouveau les capacités d’adaptation des arbres au long de leur existence

P. 44

GÉO-INGÉNIERIE

RECONSTITUER LA GLACE POUR

SAUVER LE CLIMAT ?

Alec Luhn

Des entrepreneurs et des chercheurs tentent de reconstituer la glace de mer au-dessus du cercle polaire arctique afin qu’elle puisse refléter les rayons du Soleil et contribuer à ralentir le changement climatique.

P. 66

HISTOIRE DES SCIENCES « L’HISTOIRE DE LA DIÉTÉTIQUE RELATIVISE LES PRESCRIPTIONS ALIMENTAIRES »

Entretien avec Bruno Laurioux

Dans son dernier livre, l’historien Bruno Laurioux montre l’influence ancienne et durable de la diététique sur nos manières de nous nourrir

P. 52

GÉO-INGÉNIERIE

« LA GÉO-INGÉNIERIE

RISQUE DE RETARDER LA RÉDUCTION DES ÉMISSIONS »

Entretien avec Éric Lambin

Le géographe Éric Lambin, coauteur d’un rapport d’expertise sur la géoingénierie remis aux commissaires européens, détaille les enjeux de ce domaine et la nécessité d’en encadrer efficacement le développement.

P. 22

BIOLOGIE

CE QUE NOTRE SANTÉ DOIT À LA VIE SOCIALE DES MITOCHONDRIES

Martin Picard

Plus que de simples « centrales énergétiques », les mitochondries se révèlent être des organites dynamiques en perpétuelle interaction, dont le dysfonctionnement intervient dans une vaste panoplie de maladies, tant physiques que mentales.

RENDEZ-VOUS

P. 72

LOGIQUE & CALCUL

DES GRAPHES

AU SECOURS DES NOMBRES

Jean-Paul Delahaye

Un petit problème de dénombrement portant sur des ensembles finis de nombres entiers se révèle d’une complexité insoupçonnée, et dévoile d’intéressants liens avec la théorie des graphes.

P. 78

ART & SCIENCE

La fleur au fusil

Loïc Mangin

P. 80

IDÉES DE PHYSIQUE

Des grains de sable sauteurs

Jean-Michel Courty et Édouard Kierlik

P. 84

CHRONIQUES DE L’ÉVOLUTION

Mais où sont les oiseaux merveilleux ?

Hervé Le Guyader

P. 88

SCIENCE & GASTRONOMIE

Délices et travers du bacon

Hervé This

P. 90

À PICORER

P. 6 Échos des labos

P. 16 Livres du mois

P. 18 Disputes environnementales

P. 20 Les sciences à la loupe

BIOLOGIE VÉGÉTALE

LA POMME DE TERRE, HÉRITIÈRE INATTENDUE DE LA TOMATE

L’origine des tubercules de pomme de terre se cache en partie dans… les tomates !

Près de 40 % des gènes de la pomme de terre proviennent de la tomate. C’est le résultat d’une hybridation qui a eu lieu il y a neuf millions d’années.

La pomme de terre (Solanum tuberosum) est l’une des cultures les plus importantes du monde avec le blé, le riz et le maïs. En Amérique du Sud, les humains consomment son tubercule, une structure souterraine de la plante, depuis plus de dix mille ans. Cette plante appartient au genre Solanum, de la famille des Solanacées, où l’on retrouve aussi les piments, les poivrons, les aubergines et les tomates (Solanum lycopersicum). Cependant, elle est la seule à avoir des tubercules, qui ont fait le succès de la « patate », mais dont l’origine laissait jusque-là les scientifiques perplexes : comment et quand sont apparues ces structures de stockage d’eau et de nutriments (amidon, protéines, vitamines, minéraux, fibres), autant d’éléments qui

permettent à la plante de survivre à la saison froide ?

Les sept espèces cultivées de pomme de terre et leurs 107 parents sauvages, qui

Cette hybridation est un événement rare, d’autant que l’hybride est fertile

constituent la section Petota, partagent ce caractère distinctif de tubercules souterrains De façon surprenante, certaines plantes sauvages originaires du Chili ressemblent beaucoup à ces dernières, à la différence près qu’elles ont des tiges

plus rigides, que leurs racines sont plus épaisses, mais surtout… qu’elles n’ont pas de tubercules – ce qui leur a valu la dénomination de Solanum etuberosum

Récemment , des scientifiques ont suggéré une parenté entre les espèces sauvages tubéreuses et non tubéreuses, ou avec les tomates… sans réponse phylogénétique satisfaisante jusque-là Pour percer ce mystère persistant de l’origine des tubercules, Zhiyang Zhang, de l’institut de génomique agricole de Shenzhen, en Chine, et ses collègues ont reconstitué l’arbre phylogénétique des pommes de terre sauvages

Les chercheurs ont comparé le génome d’une centaine d’espèces de Petota sauvages prélevées sur le continent américain avec ceux de quinze espèces de tomates (des espèces cultivées et sauvages originaires de la côte est du Pérou, de l’Équateur et de la Colombie) et de neuf espèces de Solanum etuberosum et proches apparentées

Ils ont constaté que toute la section Petota est directement apparentée à deux

© Chris Mann/Shutterstock

groupes de Solanum non tubérifères, les tomates d’une part, les etuberosum d’autre part Cette ascendance génomique mixte et stable révèle une hybridation ancienne, que Zhiyang Zhang et ses collègues datent de quelque 8,6 millions d’années : environ 60 % du génome des espèces de la lignée Petota dérive du groupe etuberosum et 40 % du groupe des tomates Ces deux groupes auraient divergé il y a environ 13  millions d’années, pour se recroiser quelques millions d’années plus tard . Un événement rare, d’autant plus qu’il a donné un hybride fertile L’équipe a également retracé l’origine des principaux gènes liés à la formation des tubercules de la pomme de terre . Parmi ceux qu’on a identifiés comme importants, le gène SP6A est issu des tomates et indique à la plante quand commencer à fabriquer des tubercules, et le gène IT1 provient d’etuberosum et contrôle la croissance des tiges souterraines qui les produit L’un et l’autre sont indispensables pour former des tubercules alors que, de façon surprenante, ils proviennent de parents incapables d’en produire Ainsi, les espèces de la section Petota seraient issues d’un hybride interspécifique, qui a combiné ces gènes de la tomate et d’etuberosum.

Cette innovation évolutive serait à l’origine, à la même époque, de l’explosion de nouvelles espèces de pommes de terre et, in fine, de la diversité de celles que nous consommons aujourd’hui Cette diversification a coïncidé avec le soulèvement de la cordillère des Andes qui a engendré de nouveaux environnements écologiques, notamment montagnards, avec des conditions climatiques difficiles Grâce à leurs tubercules d’où sortent les futurs bourgeons, ces pommes de terre nouvelles étaient adaptées à ces environnements, y compris pour leur reproduction, qui ne nécessite pas de pollinisateurs. De quoi se diversifier, s’étendre rapidement, occuper diverses niches écologiques et constituer ainsi plusieurs dizaines d’espèces tubéreuses différentes… dont une, adaptée à nos climats, a rejoint nos assiettes au XVIe siècle. n

PLANÉTOLOGIE

Mars, des surprises dans le manteau !

Une équipe internationale a montré que le manteau de Mars contiendrait une myriade d’hétérogénéités, traces d’anciennes collisions d’astéroïdes. Philippe Lognonné, responsable scientifique de l’expérience Seis de la mission InSight, a contribué à cette découverte et nous en présente les grandes lignes.

Propos recueillis par Sean Bailly

PHILIPPE LOGNONNÉ

professeur à l’université

Paris-Cité et à l’IPGP

En quoi consiste la mission InSight ?

Cette mission menée par l’agence spatiale américaine avait pour objectif d’étudier la structure interne de Mars. La sonde est arrivée fin 2018 à la surface de la Planète rouge et a déployé l’instrument Seis, un sismomètre d’une très grande sensibilité de responsabilité française (Cnes et IPGP). La mission a opéré jusqu’en 2022 et nous avons enregistré 1 319 séismes. Ici, nous nous sommes concentrés sur 8 événements parmi les plus forts.

Que révèlent-ils ?

Grâce au sismomètre, nous avons enregistré avec précision la forme des signaux sismiques après leur passage au travers de la planète. Pour chacun des 8 séismes, nous avons étudié le temps d’arrivée des di érentes fréquences du signal, associées à des longueurs d’onde di érentes de l’onde sismique. Nous constatons un retard des hautes fréquences lorsqu’elles se propagent dans le manteau. Ce retard n’existe pas dans les signaux qui se sont propagés uniquement dans la lithosphère. Il indique que le manteau contient des hétérogénéités. Quand une onde arrive à la hauteur d’un obstacle, elle doit le contourner, ce qui la ralentit. Or une onde de basse fréquence n’est pas perturbée par un petit obstacle, elle passe comme si elle ne le voyait pas. En revanche, une onde de haute fréquence sera très sensible à ces mêmes petits obstacles. En menant une analyse statistique et en utilisant des modèles de propagation, nous avons conclu que le manteau est parsemé d’hétérogénéités dont la taille est de l’ordre de 1 à 4 kilomètres de diamètre.

Ces hétérogénéités existent-elles dans le manteau terrestre ?

En général, non. La Terre a une forte convection dans le manteau et c’est un processus de recyclage et de brassage très e cace, qui gomme en quelques centaines de millions d’années les hétérogénéités d’échelle kilométrique.

Les principales hétérogénéités chimiques sont donc celles, plus grandes, liées aux plaques subductées dans les dernières centaines de millions d’années. Mars n’a pas de tectonique des plaques et la convection du manteau martien est bien trop lente pour brasser les hétérogénéités. Ces dernières peuvent donc être là depuis plus de 4 milliards d’années.

Le scénario le plus probable est que peu de temps après la formation de Mars, alors que sa surface était un océan de magma en train de se refroidir et de former la croûte, la planète a subi plusieurs impacts importants qui ont entraîné des débris de ces corps et des morceaux de croûte en profondeur jusque dans le manteau.

Quelles conclusions tirer de cette découverte ?

Pour les planétologues, c’est une sorte de leçon d’humilité. Après le succès de la sismologie terrestre, nous anticipions une structure pour Mars trop fortement calquée sur celle de la Terre. Nos théories étaient trop simplistes. Depuis cinq ans, avec InSight, nous avons découvert beaucoup de choses atypiques. Certes, la Terre et Mars sont deux planètes telluriques avec un noyau, un manteau et une croûte, mais elles ont suivi des évolutions très di érentes. Il y a probablement encore beaucoup de choses à découvrir dans ce domaine, tant dans la poursuite de l’analyse des données que dans de nouvelles missions de sismologie planétaire. Après InSight et Mars, je travaille sur un nouveau projet financé par une bourse européenne ERC pour étudier la structure interne de la Lune. L’idée serait d’utiliser trois télescopes pour capter les flashs lumineux émis lors d’impacts de météorites à la surface de notre satellite et de coupler ces données avec les mesures des sismomètres installés sur la Lune. Nous espérons en savoir plus sur la formation de notre satellite et sur l’histoire de la Terre. n C. Charalambous et al., Science, 2025.

Z. Zhang et al., Cell, 2025.

BIOMATHÉMATIQUES

POURQUOI LES NUÉES D’OISEAUX

SONT SI BIEN DÉLIMITÉES

La raison serait liée à des règles topologiques dans la « murmuration », qu’observeraient les oiseaux quand ils évitent les collisions.

Àl’approche du crépuscule, il n’est pas rare de voir des étourneaux former une nuée de milliers d’individus ondulant dans le ciel telle une vague. Bien que ce soit cette houle qui fascine les spectateurs, un autre élément caractéristique de ces murmurations (« agrégations », en français) restait peu étudié : la dynamique aux bords. Or, la démarcation de la nuée n’est pas diffuse, mais très nette. Les éthologues supposaient que ce comportement était le fruit de la pression de sélection. En effet, des frontières marquées sont plus robustes face aux attaques des prédateurs – la proximité entre les oiseaux facilitant l’échange d’informations et les comportements de fuite efficaces. En modélisant des nuées d’oiseaux, Andy Reynolds, du centre de recherche de Rothamsted, au Royaume-Uni, s’est rendu compte que ce comportement aux bords pouvait simplement découler de l’interaction de chaque oiseau avec un nombre de voisins fixes pendant le vol. Il remet ainsi en question l’hypothèse adaptative.

Avant 2008, beaucoup de modélisations des nuées suivaient une règle métrique, c’est-à-dire une distance fixe entre les oiseaux Mais des chercheurs – notamment le physicien et Prix Nobel Giorgio Parisi – ont fait tomber cette hypothèse. Ils ont remarqué que les oiseaux grégaires respectent plutôt une autre règle, dite « topologique » : chaque oiseau est entouré par un nombre de voisins constant, de sept individus dans le cas des étourneaux.

La bordure des nuées a fait l’objet d’une première étude en 2013. L’équipe de recherche a souligné la netteté de sa démarcation, mais aucun modèle ne donnait une explication satisfaisante Andy Reynolds s’est alors penché sur ce problème ouvert. Il a tenté de simuler le comportement collectif des animaux avec un modèle dit « stochastique ». Celui-ci contient une part déterministe en reproduisant plusieurs interactions entre les oiseaux individuels, mais il inclut aussi une dimension aléatoire « Certains comportements complexes et mal compris, comme l’évitement des collisions, sont traités de façon aléatoire dans le modèle », complète-t-il. Le chercheur s’est alors rendu compte qu’un élément était déterminant pour reproduire fidèlement

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CHEZ LES ÉTOURNEAUX, CHAQUE OISEAU
S’ENTOURE DE SEPT VOISINS DANS LA NUÉE, QU’IL SOIT À L’INTÉRIEUR
OU SUR LE BORD DU GROUPE.

la dynamique des bords : les règles de distanciation dans la nuée Ajouter une règle imposant à chaque oiseau un nombre fixe de voisins suffit à reproduire fidèlement le comportement aux bords des murmurations Le chercheur a comparé les prédictions de son modèle à des données réelles « Mes travaux montrent que les oiseaux sur le bord extérieur se comportent exactement de la même manière que les oiseaux à l’intérieur du groupe. La seule distinction réside dans les positions de leurs plus proches voisins », ajoute le chercheur. Pour atteindre le même nombre de voisins, la densité d’individus s’en trouve plus élevée sur les bords, renforçant l’impression de netteté

Reste à comprendre pourquoi ce comportement a été sélectionné Andy Reynolds avance que la règle topologique émerge quand les oiseaux cherchent les espaces les plus vides dans la nuée pour limiter les collisions. Le renforcement des bords renforçant la défense contre les prédateurs aurait été un avantage accidentel de cette stratégie n

Murmuration d’étourneaux à la nuit tombée. Contrairement à ce qu’on pourrait s’attendre à voir avec des bords diffus et des individus volant plus détachés du groupe, les frontières de la nuée sont nettement marquées.

GÉOSCIENCES

LA ROCHE D’AKILIA A PARLÉ

Le mystère court depuis près de trente ans : quelle est la nature de la roche d’Akilia, retrouvée sur l’île éponyme du Groenland et vieille de 3,65 milliards d’années ? Du fait de transformations au cours du temps, son origine est difficile à percer à jour. Néanmoins, grâce à une nouvelle méthode d’analyse isotopique du potassium en concentration infime, Zheng-Yu Long, de l’institut de physique du globe de Paris (IPGP) et ses collègues viennent de prouver que cette roche est d’origine sédimentaire et s’est formée en milieu océanique. Ce résultat indique aussi que des continents étaient déjà émergés à cette époque et que des mécanismes d’érosion étaient à l’œuvre, enrichissant ainsi les océans en potassium, dont les isotopes lourds se sont fixés dans la roche d’Akilia. n

IMMUNOLOGIE

UN HÉRITAGE BACTÉRIEN

Certaines protéines du système immunitaire inné humain présentent des similarités avec celles impliquées dans la défense antivirale des bactéries. Enzo Poirier, de l’Inserm et de l’institut Curie, Aude Bernheim, de l’institut Pasteur, et leurs collègues se sont intéressés à SIR2, une portion de protéines immunitaires de bactéries impliquée dans leur défense contre des virus. Les biologistes ont découvert un domaine protéique homologue chez l’humain, nommé SIRal, qui joue un rôle crucial dans l’immunité innée. SIRal apparaît dans toute une famille très ancienne et diversifiée de protéines, représentée chez au moins 19 % des eucaryotes – les organismes composés de cellules à noyaux – qu’ils ont analysés. Cela signifie que les mécanismes immunitaires qui y sont associés, dérivés des bactéries, ont été très largement conservés au cours de l’évolution. Et que les molécules sous-jacentes ont conservé leur structure et leur fonction sur des milliards d’années ! n

BIOPHYSIQUE

COMMENT DES MOTIFS AUTOSIMILAIRES ÉMERGENT

En observant la naissance des stries des coquilles de mollusques au cours de leur développement, Régis Chirat, du laboratoire de géologie de Lyon, a noté des motifs récurrents. Des stries se forment et s’écartent les unes des autres au cours de la croissance. Puis, des stries secondaires apparaissent entre les premières, ce qui forme une séquence 1.2.1. Des stries tertiaires s’intercalent ensuite : 1.3.2.3.1. Etc. On parle alors de « motif autosimilaire », c’est-à-dire présentant le même aspect mais à différentes échelles. Pour former sa coquille, le corps de l’animal (le manteau) sécrète une membrane organique (le périostracum). À l’interface entre le manteau et cette membrane, du carbonate de calcium précipite et forme la nouvelle extension de la coquille. Or le périostracum, souple au départ, se durcit en se rétractant. Cela compresse le manteau, créant une contrainte mécanique qui forme un pli Cette forme se répercute ensuite sur la coquille, dessinant une strie… et même plusieurs régulièrement espacées Puis, la croissance se poursuivant, dans les zones non plissées, une nouvelle strie apparaît, faisant émerger les stries secondaires, etc.

Régis Chirat et ses collègues ont modélisé ce mécanisme en considérant deux couches élastiques connectées, l’une ayant une plus grande longueur. La contrainte induite entraîne l’instabilité mécanique (dite « de flambage ») à l’origine des plis

Au-delà des stries, le modèle explique aussi les épines, comme chez le Murex pecten Les chercheurs soulignent qu’il pourrait décrire des structures dans d’autres domaines du vivant. « Bien sûr, les mécanismes de développement diffèrent à chaque fois, c’est la dynamique qui reste la même », explique Régis Chirat n

D. Bonhomme et al., Science, 2025.
Sur ce peigne de Vénus (Murex pecten), un mollusque gastéropode marin, le rectangle blanc met en évidence une série de stries avec trois niveaux de hiérarchie, et les épines associées.
Z. Long et al., PNAS, 2025.
D. E. Moulton et al., J. R. Soc. Interface, 2025.
10 mm

Ce que notre santé doit à la vie sociale des mitochondries

Plus que de simples « centrales énergétiques », les mitochondries se révèlent être des organites dynamiques en perpétuelle interaction, dont le dysfonctionnement intervient dans une vaste panoplie de maladies, tant physiques que mentales.

L’ESSENTIEL

> De récents travaux montrent que les mitochondries, les organites qui produisent l’énergie au cœur des cellules, jouent un rôle bien plus complexe.

> Elles communiquent entre elles, s’entraident, synchronisent leurs comportements, se déplacent, se spécialisent selon les besoins… Autant de traits qui amènent à les voir comme des organites « sociaux ».

> Elles influent sur la santé de plusieurs façons, notamment en régulant le flux d’énergie dans l’organisme et en agissant sur l’expression des gènes.

> Leur dysfonctionnement est impliqué dans de nombreuses pathologies comme le diabète, le cancer, les maladies neurodégénératives, mais aussi des maladies mentales comme la dépression et la schizophrénie.

L’AUTEUR

professeur de médecine comportementale au sein des départements de psychiatrie et de neurologie de l’université Columbia, aux États-Unis, où il dirige l’équipe de psychobiologie mitochondriale

J’ai toujours voulu comprendre la vie. Qu’est-ce qui nous anime ? Qu’est-ce qui nous permet de guérir et de nous épanouir ? Et qu’est- ce qui cloche lorsque nous tombons malades, ou lorsque nous cessons finalement de respirer et mourons ? Ma quête de réponses à ces questions extrêmement ambitieuses m’a conduit , presque inexorablement , aux mitochondries

Du lycée à l’université, les cours de biologie m’ont appris que les mitochondries sont de petits objets qui résident dans chaque cellule et servent de « centrales énergétiques » : elles produisent de l’énergie pour le corps en combinant oxygène et nourriture Cette idée que les mitochondries sont de petites batteries avec un chargeur intégré, à peu près aussi intéressantes que celle de mon téléphone, ne m’avait pas préparé à la vitalité de ces organites lorsque, en 2011, je les ai aperçus pour la première fois à travers la lentille d’un microscope Ils luisaient grâce à un colorant brillant que j’avais introduit en leur sein, et ils étaient dynamiques – bougeant, s’étirant, se transformant et se touchant les uns les autres en permanence Ils étaient magnifiques Cette nuit-là, l’étudiant diplômé que j’étais – seul dans un laboratoire sombre à Newcastle-upon-Tyne, en Angleterre – est devenu « mitochondriaque » : accro aux mitochondries

Une idée profonde de la biologiste américaine Lynn Margulis m’a aidé à donner un sens à ce que je voyais. En 1967, celle-ci a postulé que les mitochondries descendaient d’une bactérie qu’une autre cellule ancestrale plus grande avait engloutie il y a environ 1,5 milliard d’années. Au lieu de la consommer, la grande cellule avait permis à la plus petite de vivre en son sein Lynn Margulis a appelé cet événement

« endosymbiose », ce qui signifie peu ou prou « vivre ou travailler ensemble de l’intérieur » La cellule hôte ne comportait pas de source d’énergie utilisant l’oxygène Or ce dernier était déjà abondant dans l’atmosphère grâce à l’expansion des cyanobactéries – des bactéries photosynthétiques. Les mitochondries ont comblé cette lacune Cette union improbable a modifié l’horizon des cellules hôtes en leur permettant de mieux communiquer, de coopérer, et en élargissant leur intelligence collective au-delà de leurs propres limites, ce qui leur a ouvert la voie à un avenir plus complexe sous la forme, par exemple, d’animaux multicellulaires Les mitochondries ont transformé les cellules en organismes sociaux en les liant par un contrat selon lequel la survie de chaque cellule dépend de toutes les autres, et ont ainsi rendu possible notre existence

Avec étonnement, mes collègues et moimême avons découvert que les mitochondries sont elles-mêmes des organismes sociaux – ou que, du moins, elles préfigurent la socialité Comme la bactérie dont elles sont issues, elles ont un cycle de vie : les anciennes meurent et de nouvelles naissent à partir des existantes. Des communautés de ces organites vivent dans chaque cellule , généralement regroupées autour du noyau Les mitochondries communiquent et s’entraident en cas de besoin. Elles produisent de l’énergie, mais reçoivent aussi des signaux provenant de l’environnement, qu’elles intègrent pour ensuite réguler les processus de la cellule. Lorsqu’elles se portent bien , nous sommes en bonne santé , mais lorsqu’elles dysfonctionnent, cela engendre un large éventail de maladies… Une découverte fondamentale, en somme, pour comprendre comment l’énergie circule dans notre corps et comment cela influe sur notre santé

MARTIN PICARD

Bien avant d’apercevoir pour la première fois des mitochondries, j’avais étudié leurs bases structurelles et biologiques Ces organites, que nous héritons de notre mère – plus exactement de l’ovule dont nous provenons –, possèdent leur propre ADN, qui ne compte que 37  gènes (à comparer aux milliers de gènes situés sur les chromosomes, à l’intérieur du noyau cellulaire). Deux membranes protègent cet anneau d’ADN mitochondrial, ou ADNmt. La première, qui évoque la peau d’une saucisse, est externe, enveloppe la mitochondrie et permet à des molécules d’entrer ou de sortir de manière sélective. La seconde, interne, est constituée de protéines densément compactées et comporte de nombreux replis , appelés « crêtes », qui servent de site pour les réactions chimiques, un peu comme les plaques d’électrodes suspendues à l’intérieur d’une batterie.

DES ORGANITES CONNECTÉS

Dans les années 1960, les biochimistes britanniques Peter Mitchell et Jennifer Moyle ont découvert comment des électrons issus du carbone présent dans les aliments se combinent à l’oxygène dans les crêtes Ce processus libère de l’énergie, captée sous la forme d’un gradient de potentiel électrique à travers la membrane interne. Les mitochondries utilisent alors ce gradient électrochimique Grâce à lui , elles produisent en particulier une molécule appelée « adénosine triphosphate » (ATP). Cette molécule agit comme une unité d’énergie portable qui alimente des centaines de réactions biochimiques au sein de chaque cellule, participant ainsi à l’ensemble des processus vitaux, de la synthèse de molécules à l’activité cérébrale en passant par la régulation de la température corporelle

De retour du Royaume-Uni, j’ai commencé un stage postdoctoral avec le généticien et biologiste de l’évolution Douglas Wallace, au centre de médecine mitochondriale et épigénomique de l’hôpital pour enfants de Philadelphie, aux États - Unis. En  1988, Douglas Wallace avait découvert le tout premier lien entre une mutation de l’ADNmt et une maladie humaine. Il avait ensuite cartographié certaines des connexions fondamentales de la biologie mitochondriale avec diverses maladies et le processus de vieillissement, posant ainsi les bases de la médecine mitochondriale À Philadelphie, j’ai commencé à travailler avec une collègue en postdoctorat, Meagan McManus, qui souhaitait comprendre comment des mitochondries défectueuses pouvaient provoquer des maladies cardiovasculaires et neurologiques Elle m’a alors demandé de photographier au microscope électronique les mitochondries issues de cœurs de souris portant une mutation spécifique de l’ADNmt qui entraînait une insuffisance cardiaque.

À cette époque, notre équipe expérimentait aussi l’imagerie tridimensionnelle à l’aide de la tomographie électronique , la même technologie qui permet à un radiologue de voir les organes internes d’un patient en 3D Quelques semaines plus tard, le directeur de ce projet, Dewight Williams, de l’université de Pennsylvanie, m’a emmené dans une pièce où se trouvait le microscope tomographique d’une valeur de 1 million de dollars, pour me montrer des films reconstitués de mitochondries

La tomographie nous a livré une vue en 3D des crêtes mitochondriales Certaines mitochondries dans le cœur des souris malades avaient des crêtes irrégulières et dentelées, ce qui correspondait à l’aspect anormal que j’avais

Dans les années 2010, Martin Picard et ses collègues ont découvert, en observant des cellules de cœurs de souris au microscope électronique à transmission, que les crêtes de mitochondries adjacentes (en vert sur cette vue d’artiste) s’alignaient.

observé sur les images en 2D Mais une chose est apparue en 3D que nous n’avions jamais vue dans les images sans relief : même lorsque les mitochondries semblaient malades , leurs crêtes apparaissaient saines aux endroits où les mitochondries se touchaient. Elles interagissaient et s’aidaient mutuellement dans leur organisation interne. Ces jonctions avaient également plus de crêtes que toute autre partie de la même mitochondrie. « Il faut que Meagan voie ça ! », ai-je pensé, me précipitant vers le laboratoire de l’autre côté du campus. En relançant le film pour ma collègue, je lui ai raconté ce que j’avais vu quelques minutes plus tôt : « Les mitochondries s’influencent mutuellement ! » Nous avons regardé la vidéo en boucle plusieurs fois Puis Meagan McManus a dit, d’une voix aiguë d’excitation : « Et les crêtes s’alignent entre les mitochondries ! »

J’avais étudié des milliers de clichés de microscopie électronique , capturés par les meilleurs microscopistes, mais je n’avais jamais entendu parler de crêtes de différentes mitochondries s’alignant les unes avec les autres À Newcastle, j’avais lu un article publié en 1983 par les scientifiques russes Lora Bakeeva et Vladimir Skulachev décrivant les « contacts intermitochondriaux » , et j’avais démontré que ces contacts s’accentuaient après l’exercice physique , peut - être en augmentant aussi l’efficacité énergétique. Mais comment avions-nous tous pu manquer cet alignement ? Au lieu de rester droites comme des plaques parallèles, ainsi que les décrivent souvent les manuels, les crêtes formaient des rubans parallèles ondulant à travers les mitochondries On aurait presque dit que les crêtes aidaient leurs voisines à s’organiser pour former un réseau typique, régulier et sain

DES ÉCHANGES

D’INFORMATIONS

Lors de la réunion suivante du laboratoire, j’ai suggéré que ces motifs ressemblaient à de la limaille de fer alignée autour d’un aimant Les crêtes sont pleines de centres fer-soufre qui pourraient être paramagnétiques Si c’est le cas, peut-être le flux de charges électriques à travers les crêtes induit-il des champs électromagnétiques ? Ces champs seraient-ils capables de les aligner ? Jusqu’à présent , cette hypothèse semble être la meilleure pour expliquer comment les crêtes s’alignent à travers les mitochondries. En tout cas, elle m’a fait prendre conscience du rôle des forces physiques dans l’évolution de la vie multicellulaire. Cette découverte et les réflexions qu’elle a suscitées ont changé à jamais ma vision des mitochondries Après des centaines d’heures passées dans le donjon sombre où je les étudiais et de nombreuses collaborations, j’avais appris une leçon importante : elles échangent

des informations L’empreinte de cet échange se trouvait là, dans les motifs de leurs crêtes. D’autres études menées à l’université de Tsukuba, au Japon, et ailleurs sur des cellules qui présentaient différents niveaux de dysfonctionnement mitochondrial causés par des mutations de l’ADNmt, ont montré que des mitochondries saines sont capables de donner de l’ADNmt intact à des mitochondries mutantes Dans des conditions d’approvisionnement énergétique limité, les mitochondries d’une même cellule fusionnent entre elles pour former de longs filaments et partagent leur ADNmt Des mitochondries isolées sans ADNmt ou avec un ADNmt muté peuvent également fusionner avec des mitochondries saines et rétablir leur fonction normale. Cette fusion renforce la résilience non seulement des mitochondries , mais aussi des cellules : interférer avec ces interactions conduit à l’isolement des mitochondries, qui accumulent des défauts d’ADNmt et finissent par se dégrader, de même que les cellules qui les contiennent Chez l’humain, la diminution de la concentration de mitofusine 2, une protéine située dans la membrane mitochondriale externe et qui facilite la fusion, est corrélée à la neurodégénérescence Et les souris dont les mitochondries ont été modifiées pour empêcher la fusion dans le noyau accumbens, une région du cerveau impliquée dans la régulation par la dopamine de la sensation de plaisir liée à la récompense, sont plus anxieuses

Fusion
Fission
Les mitochondries sont dynamiques : elles sont capables de se fragmenter ou de fusionner en fonction des signaux qu’elles perçoivent (vue d’artiste).

Les mitochondries construisent parfois des nanotunnels entre elles, en particulier lorsqu’elles dysfonctionnent (vue d’artiste).

celles qu’utilisent les bactéries pour partager leur ADN circulaire ! Pour la première fois chez l’humain, Amy Vincent et moi avons vu que les mitochondries envoyaient de fines structures tubulaires les unes vers les autres, comme des antennes que certaines cellules solitaires utilisent pour rechercher un environnement plus hospitalier ou une cellule sœur en bonne santé. En examinant des dizaines d’autres échantillons de muscles, nous avons découvert que les personnes dont les mitochondries ne fonctionnent pas bien présentent davantage de nanotunnels C’était comme si les mitochondries malades portant des mutations cherchaient de l’aide

DES HORMONES

COMME LANGAGE

Cependant, existerait-il d’autres moyens de communication entre les mitochondries ?

Agiraient-elles comme leurs cousines bactériennes, qui coopèrent et conquièrent le monde vivant grâce à leurs comportements collectifs polyvalents en constituant des biofilms et en utilisant des protubérances membranaires, des champs électriques et des molécules sécrétées ?

La communication mitochondriale recèleraitelle un univers interne plus vaste d’échange d’énergie et d’informations ? Les jonctions mitochondriales et les crêtes alignées fonctionneraient-elles comme des synapses neuronales, ce qui ferait du collectif mitochondrial une sorte de cerveau intracellulaire ?

En 2016, peu après avoir créé mon propre laboratoire à l’université Columbia , je suis retourné à Newcastle pour rendre visite au centre Wellcome pour la recherche mitochondriale, que dirige Doug Turnbull J’étais de nouveau assis devant le microscope électronique, cette fois avec une brillante étudiante britannique, Amy Vincent. Nous étions en train d’observer des cellules musculaires du mollet d’une femme présentant une mutation de l’ADNmt à l’origine d’une maladie mitochondriale rare. Par coïncidence, sa mutation était similaire à celle des souris de Meagan McManus

Ce qu’Amy Vincent et moi avons découvert cet après-midi-là a ouvert une nouvelle piste de recherche. Sous nos yeux se trouvaient des nanotunnels mitochondriaux : de fines protubérances membranaires, du même type que

Fait plus remarquable encore : les mitochondries de différentes parties du corps communiquent entre elles en utilisant les hormones comme langage Les mitochondries catalysent la première étape de fabrication des hormones stéroïdiennes que nous utilisons pour maintenir et reproduire la vie. Le cortisol, l’hormone qui alimente la réponse de l’organisme au stress en augmentant la concentration de glucose dans le sang, est produit dans les mitochondries des glandes surrénales, situées au-dessus des reins La testostérone, l’œstrogène et la progestérone sont quant à elles principalement synthétisées par les mitochondries des organes reproducteurs. Or les mitochondries du cerveau portent des récepteurs qui détectent à la fois le stress et

Privées de ressources, les mitochondries fusionnent et partagent leur ADN £

les hormones sexuelles Ainsi, une population de mitochondries dans les glandes surrénales envoie directement des signaux, par le sang, à des mitochondries du cerveau.

De plus , les mitochondries ne sont pas toutes identiques. De même que les humains développent des spécialités dans di ff érents rôles sociaux et économiques ou que les organes se spécialisent dans l’exécution de fonctions complémentaires (le foie nourrit les autres organes, le cœur pompe le sang, le cerveau intègre les informations et émet des

L’ESSENTIEL

> L’entreprise Real Ice teste au Canada une méthode pour regeler la glace de mer en surface, ralentir la fonte estivale et, ainsi, améliorer l’albédo terrestre.

> À grande échelle, ce projet, qui prévoit le déploiement de 500 000 drones d’ici à la fin

de la décennie, vise à limiter le réchau ement planétaire.

> Une majorité de scientifiques ont exprimé leurs doutes sur son e cacité et ses e ets sur l’environnement.

L’AUTEUR

ALEC LUHN journaliste scientifique spécialiste du climat. Il écrit pour The Guardian, The New York Times, The Atlantic...

Reconstituer la glace pour sauver le climat ?

Des entrepreneurs et des chercheurs tentent de reconstituer la glace de mer au-dessus du cercle polaire arctique afin qu’elle puisse refléter les rayons du Soleil et contribuer à ralentir le changement climatique.

Février 2025, Grand Nord canadien. Une brume de cristaux de glace dans l’air habille d’un halo le Soleil bas, alors que trois motoneiges foncent sur la banquise Il faisait – 26 °C lorsque nous avons quitté Cambridge Bay, un village inuit situé dans un vaste archipel d’îles dénuées d’arbres et aux chenaux encombrés de glace Une température relativement élevée pour la saison, six degrés au-dessus de la moyenne

L’hiver est le plus doux enregistré depuis soixante - quinze ans La glace de mer qui recouvre l’océan Arctique est à son niveau le plus bas jamais enregistré Les scientifiques prévoient que dans les quinze prochaines années, cette part de la calotte glaciaire disparaîtra en

été pour la première fois depuis des millénaires, ce qui accélérera le réchauffement de la planète. La société britannique Real Ice, dont l’équipe lourdement emmitouflée progresse sur les deux motoneiges précédant la mienne, espère déjouer ce pronostic grâce à un projet qualifié, selon les points de vue, d’ambitieux, de fou, voire de dangereux. À 7 kilomètres du village, le cofondateur de Real Ice, Cían Sherwin, un Irlandais avec un bonnet rouge et une barbichette, saute de sa motoneige et commence à forer la glace à l’aide d’une longue tarière électrique Une gerbe d’eau et de copeaux gelés s’échappe du trou tandis que l’outil débouche dans l’eau, 1 mètre sous la surface glissante. Le guide inuit David Kavanna élargit l’ouverture à l’aide d’une

Une équipe de Real Ice se prépare à forer la glace de mer dans l’Arctique canadien, après avoir inondé une zone voisine (bleu plus foncé) pour l’épaissir.

scie en forme de lance, et place une caisse en bois à côté de l’ouverture. Cían Sherwin fait descendre dans l’eau une pompe en aluminium, qui ressemble à un percolateur à café de collectivité, dont émerge un tuyau incurvé Une fois la pompe branchée à une batterie, au bout de quelques secondes, une eau d’un bleu vaporeux commence à se déverser sur la glace. « L’eau se comporte presque comme de la lave, observe l’entrepreneur irlandais. La glace se forme presque instantanément »

En hiver, lorsqu’il fait froid et sombre, de minces et larges couches de glace s’étendent sur les franges de la calotte glaciaire. Elles fondent en été, lorsque le Soleil brille vingtquatre heures sur vingt-quatre La glace agit comme un miroir géant, réfléchissant jusqu’à 90 % du rayonnement solaire vers l’espace L’eau des océans, au contraire, absorbe 90 % de la lumière du Soleil Le cœur de la calotte glaciaire, qui persiste toute l’année (on parle de « glace pluriannuelle »), a diminué d’environ 40 % durant les quatre dernières décennies, ce qui a déclenché un cercle vicieux : plus la glace fond, plus l’eau de l’océan est exposée, se réchauffe davantage… faisant fondre encore plus de glace. Si la glace commence à disparaître complètement en été, cela contribuerait, selon une modélisation récente, à une hausse des températures mondiales de 0,19 °C d’ici à 2050. Voilà pourquoi Real Ice tente d’épaissir la glace saisonnière. Le fondateur de l’entreprise espère que le pompage permettra un jour de regeler 1 million de kilomètres carrés de glace à la fois saisonnière et pluriannuelle, soit une superficie équivalente à presque deux fois celle de la France métropolitaine (et environ un cinquième de ce qu’il reste aujourd’hui en été), afin d’enrayer la mécanique mortelle de la calotte glaciaire Selon Real Ice, il faudrait pour cela mobiliser un demi-million de robots fabriquant de la glace.

ENRAYER LA SPIRALE

Une géo - ingénierie polaire d’une telle ampleur pourrait contribuer à ralentir le réchauffement jusqu’à ce que le monde se passe enfin du charbon, du pétrole et du gaz naturel. Sauf que de nombreux scientifiques pensent que cela ne fonctionnera jamais. Les chercheurs de Real Ice, eux, considèrent que nous n’avons plus d’autre choix que d’essayer, dans la mesure où certaines études suggèrent que même la réduction de l’utilisation des combustibles fossiles pourrait ne pas sauver la glace de mer en été « Il est triste que les choses en soient arrivées là, mais nous devons faire quelque chose, me confie Cían Sherwin sur la plaine gelée. La réduction des émissions ne suffit plus » Cambridge Bay, ainsi renommé par les explorateurs britanniques en l’honneur d’un duc de Cambridge du XIXe siècle, est un village

L’idée actuelle
d’épaissir la glace en Arctique est venue d’un astrophysicien étudiant les corps glacés du Système solaire

de 1 800 habitants, essentiellement inuits, situé en face du continent canadien, sur l’île Victoria, l’une des plus grandes îles du monde Elle se situe le long du passage du Nord-Ouest, une route maritime régulièrement englacée entre l’Europe et l’Asie recherchée par les explorateurs depuis quatre cents ans Les deux navires de la mission d’exploration menée en 1845 par John Franklin, l’Erebus et le Terror, ont été pris au piège dans la glace de mer qui déferle vers Cambridge Bay en hiver, formant des crêtes atteignant parfois 10 mètres de haut.

Cambridge Bay

Cambridge Bay, que les explorateurs britanniques ont renommé en l’honneur d’un duc de Cambridge du XIXe siècle, est un village de 1 800 habitants, essentiellement inuits, situé en face du continent canadien, sur l’île Victoria, l’une des plus grandes îles du monde.

Les Inuits appellent Cambridge Bay Iqaluktuuttiaq, ce qui signifie « celui qui a beaucoup de poissons » Ils ont commencé à vivre ici à plein temps dans les années 1940 et 1950, lorsque l’armée américaine les a embauchés pour construire une tour de navigation et une station radar afin de détecter les bombardiers soviétiques qui survolaient le pôle La guerre froide a également inspiré l’idée de contrôler l’environnement arctique L’URSS a envisagé de détruire la glace de mer avec de la poussière de charbon ou des explosions et a fait exploser trois engins nucléaires pour tenter de creuser un canal arctique Aux États-Unis, le projet Plowshare, du physicien Edward Teller, a failli obtenir l’autorisation de creuser un port en Alaska à l’aide de bombes atomiques. L’idée actuelle d’épaissir la glace en Arctique est venue de l’espace. Lors d’une conférence houleuse sur le changement climatique organisée en 2012, l’espoir qu’entretenait Steve Desch, astrophysicien à l’université d’État de l’Arizona, d’une action rapide en faveur du climat, finit par s’effondrer Le chercheur, qui étudie les corps glacés tels que Charon, la lune de Pluton, se demanda alors si nous ne pourrions pas gagner du temps en fabriquant de la glace dans l’Arctique Le problème est que la glace de mer gèle par le bas Une fois la première couche formée, elle isole l’eau de l’air, qui peut être plus froid de 50 °C Plus la glace est épaisse, plus sa croissance est lente. En 2016, l’astrophysicien a publié un article proposant une solution : utiliser des pompes éoliennes aspirant l’eau par le bas et la pulvérisant en surface À la même époque, des étudiants de l’université de Bangor, au Pays de Galles, inspirés par un documentaire sur l’Arctique, ont construit une « machine à reglacer » – un fuseau disgracieux de tuyaux tournant comme un arroseur de pelouse Cían Sherwin était l’un de ces étudiants. Encouragés par l’article de Steve Desch, l’entrepreneur londonien Simon Woods et lui ont fondé Real Ice en 2022 pour évaluer la possibilité de transposer l’épaississement de la glace de mer à plus grande échelle. Ils ont fini par recruter Steve Desch et plusieurs scientifiques spécialistes de la glace de mer en tant que conseillers La société a déversé sa première eau sur la glace à Nome, en Alaska, en janvier 2023,

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Dolly Holmes

abandonnant l’arroseur improvisé pour une pompe commerciale L’année suivante , elle s’est installée à la station canadienne de recherche de l’Extrême-Arctique, à Cambridge Bay, pour aller plus loin « Ce n’est pas exactement la même chose qu’un processus naturel, mais on s’en rapproche le plus possible », relate Steve Desch.

Après que l’équipe a percé le premier trou ce matin de février et mis en marche la pompe, nous nous rendons en motoneige à une destination localisée par GPS à plusieurs centaines de mètres de là Une fois de plus, le groupe fore et insère une pompe, et l’eau jaillit. En tout, nous installons quatre pompes en quatre points différents. À chaque fois, l’eau s’accumule, s’étend, s’infiltrant dans une neige piquetée et croûtée, qui atteint jusqu’à 25 centimètres d’épaisseur. En quelques heures, la mare d’eau de mer se fige en une neige fondue bleu électrique, évoquant la consistance d’un granité

Après un déjeuner composé de barres de fruits et de chips autour d’un minuscule chauffage au gaz dans la tente de secours de l’équipe,

nous nous rendons sur un site que l’équipe a pompé un jour plus tôt. Sous une petite couche de neige poudreuse se révèle une surface de glace tirant sur le gris. À l’aide d’une perceuse presque aussi grande que lui, l’un des volontaires perce un trou et y insère un ruban à mesurer, muni de bras en laiton dépliables Verdict : l’épaisseur de la glace atteint 152  centimètres d’épaisseur Près de 30 centimètres de glace de plus que sur les sites de mesure où aucun pompage n’a été conduit La glace devrait encore s’épaissir dans les semaines à venir. La neige étant un meilleur isolant que la glace (c’est pourquoi les igloos fonctionnent si bien), inonder et congeler la neige précédemment en place est susceptible de favoriser un refroidissement plus efficace en profondeur, créant ainsi plus de glace

Au cours de l’hiver 2023-2024, Real Ice a contribué à épaissir la glace sur une surface de 4 100  mètres carrés. En mai 2023, l’équipe a constaté une augmentation significative de la couche englacée : sans toute la zone pompée, l’épaisseur de la glace était de 1,90 mètre, contre 1,40  mètre par ailleurs. « Favoriser la croissance de la glace par le bas, c’est vraiment ce qui est le plus efficace », a tenu à me préciser Simon Woods alors qu’il forait un trou de mesure sur un autre site regelé. Mais la neige est aussi un meilleur miroir que la glace, ce qui pourrait compliquer le tableau La glace de mer recouverte de neige réfléchit 90 % du rayonnement solaire, alors que la glace de mer nue n’en réfléchit que 50 à 70 %. Real Ice aurait besoin que la neige s’accumule au printemps pour reconstituer celle qu’elle a inondée en hiver, sinon le processus pourrait en fait favoriser la fonte

DES EFFETS INVERSES

Ce n’est qu’une des façons dont l’inondation de la surface par l’eau pompée pourrait avoir des conséquences indésirables Lorsque l’eau de mer gèle, le sel qu’elle contient se sépare des cristaux de glace, ce qui entraîne la formation de poches de saumure de plus en plus salées à la surface Or le sel abaisse le point de congélation de la glace, que ce soit sur les routes en hiver ou dans la mer Si le pompage de l’eau de mer laisse plus de sel à la surface en été, cela pourrait finir par accélérer la disparition de la glace

Pour l’instant, cela ne semble pas être le cas Un autre matin de notre expédition, Simon Woods place un tube rouge sur la foreuse et entame la surface sur un site regelé pour en extraire une carotte de glace à peu près aussi longue et épaisse que son bras Il la tend vers le soleil pâle, qui illumine les canaux capillaires où le liquide salé s’est frayé un chemin à travers la glace. « [Voici la trace d’un] processus naturel qui contribue à faire migrer la saumure vers l’eau sous la glace », affirme l’entrepreneur

Cían Sherwin, cofondateur de Real Ice, perce la couche de glace de 1 mètre d’épaisseur pour atteindre l’eau de mer en dessous.

On ne sait pas encore exactement comment l’épaississement de la glace affectera la vie marine, à commencer par les algues microscopiques qui poussent sur la face inférieure de la glace Elles sont au menu du zooplancton, qui est mangé par les poissons, lesquels sont mangés par les mammifères Durant mon séjour, j’ai accompagné Brendan Kelly, biologiste marin à l’université de l’Alaska à Fairbanks, jusqu’à une crête basse formée par deux énormes plaques de glace se repoussant l’une l’autre. Expert scientifique sur le sujet des pôles auprès de l’administration du président Barack Obama, le chercheur étudie les phoques et les ours polaires depuis plus de quarante ans Une carrière suffisamment longue pour lui avoir également permis de constater l’augmentation chronique des émissions de combustibles fossiles. Malgré son malaise vis-à-vis de la géo-ingénierie, c’est ce qui l’a poussé à accepter de conseiller Real Ice.

Dans la lumière brumeuse , le paysage monochrome semble dépourvu de vie. Mais alors que nous marchons sur la neige qui recouvre la crête, Brendan Kelly s’arrête pour montrer une empreinte de renard arctique Plus loin, il trouve une tache d’urine, puis des excréments verts desséchés, et enfin une petite fosse « Il s’agit probablement d’un phoque », estime le biologiste Au printemps, les phoques annelés creusent des trous dans les congères. Ils y cachent leurs petits à la peau blanche et duveteuse (renards et ours polaires creusent pour essayer de les trouver) pendant qu’ils plongent à la recherche de poissons et de crustacés. Les ours polaires aussi dépendent de la neige Ils creusent également des tanières dans les grandes congères pour réchauffer leurs petits, qui ont la taille d’un cochon d’Inde à la naissance Dans l’Arctique, la neige tombe généralement à la fin de l’automne D’éventuelles opérations d’épaississement de la glace en hiver, à grande échelle, laisseraient-elles suffisamment de neige fraîche pour que les ours et les phoques puissent creuser des tanières au printemps ? Nous l’ignorons. On s’attend cependant déjà que les populations d’ours polaires et de phoques diminuent au fur et à mesure de la fonte de leur habitat de glace de mer Real Ice fait-elle plus de mal que de bien en pompant de l’eau de mer dans cet environnement et en faisant fondre la neige ? « Nous ne le savons pas, reconnaît Brendan Kelly Mais nous devons le découvrir. »

Pendant deux mois, l’hiver dernier, Real Ice a pompé de l’eau dans près de 200 trous. Les foreuses et les motoneiges se sont cassées, les membres de l’équipe ont attrapé des engelures et les renards arctiques ont rongé les longs et minces câbles des thermistances utilisées pour mesurer la température de la neige et de la glace Les chercheurs ont épaissi 250 000 mètres

carrés de glace de mer La calotte glaciaire perd chaque année 300 000 fois cette superficie. Pour passer à l’échelle supérieure, il faut « amener l’ingénierie sous l’eau », m’a dit Cían Sherwin plus tard L’école d’études supérieures Sant’Anna , à Pise , en Italie , est en train de mettre au point un drone sous-marin de 2 mètres de long qui percera la glace par le bas à l’aide d’un tuyau chauffé et y injectera vers le haut l’eau pompée sous la surface. Les modélisations de ce robot évoquent un couteau de poche pliant, avec un tuyau à la place de la lame Real Ice espère tester un prototype cette année, a fait savoir le co-PDG Andrea Ceccolini , un informaticien et investisseur italien qui a rejoint l’entreprise en 2022.

L’objectif de l’entreprise est d’épaissir 100 kilomètres carrés de glace de mer au cours de l’hiver 2027-2028 afin de faire la démonstration de la technique aux gouvernements et aux investisseurs. L’approche envisagée frise le fantastique Un essaim de 50 drones ferait fondre les trous en quelques minutes et pomperait l’eau tandis que leurs caméras infrarouges surveilleraient la progression. Les techniciens d’un centre flottant ou terrestre remplaceraient les batteries des drones et brancheraient les anciennes sur des chargeurs alimentés par des turbines éoliennes ou par de l’hydrogène ou de l’ammoniac vert acheminé par bateau L’utilisation de l’électricité provenant de la région canadienne du Nunavut contribuerait en effet au changement climatique, car la majeure partie de cette électricité est produite à partir de carburant diesel

10 MILLIARDS DE DOLLARS PAR AN

L’objectif ultime d’épaissir 1  million de kilomètres carrés de glace de mer nécessiterait environ 500 000 de ces drones, qui consommeraient deux térawattheures d’électricité et nécessiteraient 20 000 personnes pour les entretenir, d’après les calculs approximatifs effectués par Andrea Ceccolini Le coût s’élèverait à 10 milliards de dollars par an. Le nombre des drones requis dépasserait donc largement les 3 800 capteurs robotisés du réseau mondial Argo qui circulent aujourd’hui dans les océans de la planète, et les experts en drones affirment qu’une révolution dans la technologie des batteries serait nécessaire. L’ampleur du réchauffement climatique qui pourrait être contré par la préservation de la glace de mer dépend de nombreuses variables, dont le rayonnement solaire et la dynamique de la fonte Selon Real Ice, la préservation de 1 million de kilomètres carrés de glace de mer pendant un mois d’été supplémentaire aurait la capacité de refroidir la Terre autant que l’élimination de 930 millions de tonnes de dioxyde de carbone de l’atmosphère sur une période de

L’objectif pour l’hiver 2027-2028 est d’épaissir 100 kilomètres carrés de banquise, grâce à un essaim de 50 drones

vingt ans Selon le co-PDG de l’entreprise, pour obtenir de tels résultats, 10 milliards de dollars sont un coût minime, et le refroidissement serait immédiat. Capter une telle quantité de CO2 dans l’air avec les machines existantes coûterait actuellement au moins 465  milliards de dollars À titre de comparaison, l’humanité émet 910  millions de tonnes de CO2 tous les huit jours, sans qu’aucune fin ne soit en vue L’épaississement de la glace de mer s’apparente ainsi à l’application d’un pansement « pendant que vous soignez le patient – la planète – de manière appropriée » , argumente Andrea Ceccolini Difficile d’imaginer, cependant, des centaines de milliers de drones perçant la glace jour après jour, tout au long de l’hiver, pendant des décennies. À Cambridge Bay, ce qui tient lieu d’autoroute est la banquise. En hiver et au printemps, les habitants inuits parcourent des centaines de kilomètres en motoneige pour pêcher sur la glace et chasser le bœuf musqué et le phoque, m’a expliqué Brandon Langan, un chasseur local, dans son salon, une peau de bœuf musqué noire suspendue derrière lui. Il travaille à temps partiel pour Real Ice : il pilote des drones aériens pour surveiller la réflectivité de la glace épaissie Lorsque la glace se retire en été, les Inuits pêchent l’omble chevalier, qui se jette dans la baie depuis les lacs et les cours d’eau. Lorsque la glace revient à l’automne, ils chassent les caribous qui la traversent pour se rendre sur le continent Deux repas sur trois

sont composés de poisson ou de gibier « Pour nous, la glace de mer, c’est la vie, explique le chasseur Elle nous aide à nous nourrir Elle nous permet de nous habiller. »

Désormais, les chasseurs qui avaient l’habitude de commencer à se déplacer sur la glace en octobre doivent attendre décembre Certains sont même passés à travers. Au printemps, la glace se fissure et fond plus rapidement La perte de glace a réduit de 90 % le troupeau de caribous local ; les animaux ont faim en attendant de traverser, et lorsqu’ils sont cantonnés trop longtemps sur le rivage, ils deviennent des proies plus faciles pour les loups Des centaines de caribous se sont noyés après avoir traversé la glace Un chasseur qui avait déjà été guide pour Real Ice m’a confié, au centre culturel de la bibliothèque du lycée, qu’il espérait que l’épaississement de la glace pourrait rajeunir les populations de gibier

Les connaissances des Inuits sont essentielles Tout au long de l’histoire, les scientifiques et les explorateurs ont souvent ignoré les connaissances autochtones sur l’Arctique

Une pompe, alimentée par des batteries, déverse l’eau de mer de sous la glace à la surface, où elle inonde la neige et fabrique de la nouvelle glace, épaississant la couche pour qu’elle résiste plus longtemps au Soleil de l’été à venir.

Les derniers témoins de l’expédition Franklin furent des chasseurs inuits, qui découvrirent alors des marins affamés traînant un canot de sauvetage sur la glace dans la baie de Washington, vêtus de laine plutôt que de fourrures Franklin était mort, et les explorateurs restants échangèrent des perles inuites contre de la viande de phoque – ils ne savaient manifestement pas chasser le phoque eux-mêmes. Plus tard, des autochtones ont trouvé des corps mutilés plus au Sud, indiquant que les explorateurs avaient eu recours au cannibalisme L’auteur Charles Dickens nia ces rapports (confirmés par la suite) en les qualifiant de « contes sauvages propagés par une bande de sauvages » et a suggéré que les Inuits avaient tué les hommes de Franklin Cet état d’esprit colonial a persisté lorsque l’Arctique est passé sous contrôle gouvernemental Le Canada et l’Alaska ont emmené des enfants indigènes, dont certains de Cambridge Bay, dans des pensionnats, sous prétexte de rééducation. Ils y ont subi des abus, et des milliers d’entre eux y sont morts.

LES INUITS VIGILANTS

Ce texte est une adaptation de l’article « Refreezing the Ice », publié par Scientific American en juin 2025, en partenariat avec le Ocean Reporting Network du Pulitzer Center.

Une semaine après ma rencontre avec Brandon Langan, je me suis entretenu avec Sara Olsvig, présidente internationale du Conseil circumpolaire inuit, qui s’est opposée à l’expérimentation de l’idée d’installer des bâches géantes sur les fonds marins dans son pays, le Groenland Selon elle , les gouvernements doivent commencer à réglementer la géo-ingénierie et les chercheurs doivent obtenir le consentement libre, préalable et éclairé des communautés locales « Lorsque quelqu’un déclare : “nous avons besoin de votre parcelle

de terre au nom d’un intérêt supérieur”, c’est exactement la même chose que ce qui s’est passé lorsque nous avons été colonisés » , explique la responsable. Real Ice a obtenu des permis du gouvernement inuit du Nunavut, ainsi que de l’organisation de chasseurs et de trappeurs de Cambridge Bay. Selon Andrea Ceccolini, l’entreprise cessera ses activités si l’épaississement de la glace s’avère inefficace ou préjudiciable. Mais elle envisagerait de fonder une nouvelle société avec une participation indigène si elle décidait de passer à l’échelle supérieure, détaille le dirigeant italien. Les anciens de la région hésitent J’ai interrogé trois d’entre eux, au centre culturel, sur l’épaississement de la glace de mer Ils s’inquiéteraient des drones si Real Ice effectuait sa démonstration de 100 kilomètres carrés, une étape clé pour passer à l’échelle supérieure « S’ils commencent à faire cela sous l’eau, nous n’aurons plus de poissons, plus de phoques, plus rien », juge Annie Atighioyak, qui est née dans un igloo sur la banquise en 1940.

Alors que les émissions mondiales de combustibles fossiles ne cessent d’augmenter, les attitudes à l’égard de la géo-ingénierie commencent à changer Deux semaines avant mon arrivée à Cambridge Bay, j’ai assisté à une conférence annuelle sur les sciences arctiques à l’Institut océanographique de Monaco.

UN CLIVAGE DANS

LA SCIENCE POLAIRE

Frederik Paulsen, un milliardaire suédois de l’industrie pharmaceutique, vêtu d’un costume sur mesure et portant des lunettes sans monture, a pris la parole Bien qu’il ne soit pas un scientifique, l’homme d’affaires est aussi un explorateur passionné : il est la première personne à avoir atteint les huit pôles – les pôles géographiques, géomagnétiques, magnétiques et d’inaccessibilité – et il était à bord de l’un des deux submersibles qui ont planté un drapeau russe sur le fond marin du pôle Nord en 2007. En 2023, alors qu’il survolait le Groenland à bord d’un avion ultraléger, Frederik Paulsen a été surpris de constater que la calotte glaciaire, autrefois brillante, s’assombrissait à mesure que la neige fraîche diminuait. Il a déclaré avoir décidé que seules des « solutions plus radicales » permettraient d’éviter des effets catastrophiques sur le climat, compte tenu de notre incapacité à maîtriser les combustibles fossiles « Il ne suffit pas d’étudier le climat, a-t-il tancé les scientifiques réunis à Monaco. Il est temps d’agir »

L’université de l’Arctique, un réseau d’établissements d’enseignement présidé par le milliardaire suédois, a évalué la faisabilité de 61 interventions polaires, depuis la pulvérisation d’eau sur les glaciers avec des canons à

neige de stations de ski jusqu’aux câbles qui empêcheraient les icebergs de dériver vers le sud Lors de la conférence, John Moore, glaciologue à l’université de Laponie, a présenté l’idée des bâches ancrées sur les fonds marins Fonger Ypma, d’Arctic Reflections, une société néerlandaise spécialisée dans l’épaississement des glaces de mer qui a effectué des essais sur le terrain au Svalbard et à Terre-Neuve, était également présent. L’année dernière, il s’est rendu à Cambridge Bay pour apprendre de Real Ice, mais il espère pour sa part déployer de grandes plateformes de pompage mobiles plutôt que des drones

Cette vague d’intérêt pour la géo-ingénierie a créé un clivage dans la science polaire En octobre 2024, 42 glaciologues de renom ont condamné, dans une prépublication, l’épaississement de la glace et d’autres techniques de géo-ingénierie polaire, les jugeant dangereuses et irréalisables. Les bâches géantes fixées sur

© Taylor Roades
Cían Sherwin inspecte une carotte prélevée à un endroit où des pompes ont fonctionné au préalable.

le fond marin pourraient perturber les flux de nutriments destinés au phytoplancton consommateur de CO 2 L’épandage de minuscules sphères de verre sur les glaciers de montagne serait susceptible de réduire la réflectivité de la glace recouverte de neige fraîche. Mais la préoccupation principale est que les solutions de géo-ingénierie « rendent la décarbonation beaucoup moins attrayante » , selon Heidi Sevestre, l’une des auteurs de l’article, qui a assisté à un essai d’Arctic Reflections l’année dernière. Ce qu’ils proposent « ne s’attaque pas à la cause du problème, les combustibles fossiles », insiste-t-elle. Lors de la conférence de Monaco, Kim Holmén, climatologue à l’Institut polaire norvégien , qui a passé plus de trente ans au Svalbard, l’endroit de la planète qui se réchauffe le plus rapidement, a affirmé qu’il était insensé d’essayer d’annuler les effets néfastes de notre technologie en utilisant encore plus de technologie « Je fais des erreurs tous les jours Vous faites des erreurs tous les jours. Si nous créons un système qui doit fonctionner tous les jours, il échouera », prévient-il. Les détracteurs de la géo-ingénierie estiment qu’il serait plus efficace d’affecter les fonds qui lui sont consacrés à la réduction des émissions

Les sommes consacrées à la géo-ingénierie dans l’Arctique sont modestes, mais elles augmentent . Arctic Reflections a recueilli 1,1  million de dollars et le projet de John Moore 2 millions de dollars. Les directeurs de Real Ice se sont engagés à verser 5 millions de dollars pour son projet d’épaississement de la glace (ce qui ne représente qu’une fraction du coût d’une démonstration sur 100 kilomètres carrés). Il est difficile d’imaginer que des organismes publics allouent 10 milliards de dollars par an à l’épaississement de la banquise, d’autant plus que la Chine, la Russie et, semble-til, les États-Unis cherchent à développer les routes maritimes de l’Arctique ; pour eux, il est avantageux que la glace disparaisse. Le Fonds amazonien du Brésil pour la conservation de la forêt tropicale, que Real Ice a présenté comme un modèle de financement possible, n’a recueilli que 780  millions de dollars de la part des gouvernements

La présence d’investisseurs privés pourrait réduire les obstacles politiques En mars, Frederik Paulsen, qui offre un prix de 100 000 euros pour des projets visant à « inverser le changement dans l’Arctique », a organisé un dîner à Genève pour présenter des chercheurs en géo-ingénierie, dont un conseiller de Real Ice, à deux douzaines de donateurs potentiels Il affirme également avoir discuté de ces technologies avec des responsables de l’administration Trump, qui a retiré les États-Unis de l’accord de Paris sur le climat

L’administration n’a pas répondu à une demande de commentaire pour cet article

Real Ice et Arctic Reflections aimeraient à terme vendre des « crédits de refroidissement », une stratégie utilisée par Make Sunsets Les particuliers et les entreprises qui souhaitent compenser leurs émissions de CO2 paient cette start-up pour lancer des ballons remplis de dioxyde de soufre bloquant la lumière du Soleil Les crédits carbone ont permis de financer la plantation d’arbres afin d’éliminer des dizaines de millions de tonnes de CO2 de l’atmosphère. Mais ces crédits ont également été critiqués comme étant un « permis de polluer » offrant une solution de contournement à l’obligation

Les solutions de la géo-ingénierie rendent la décarbonation moins a rayante £

BIBLIOGRAPHIE

M. Sigert et al., Safeguarding the polar regions from dangerous geoengineering, preprint, 2024.

Y. H. Kim et al., Observationally-constrained projections of an ice-free Arctic even under a low emission scenario, Nature Communications, 2023.

N. Wunderling et al., Global warming due to loss of large ice masses and Arctic summer sea ice, Nature Communications, 2020.

de réduire les émissions issues des combustibles fossiles Certains des plus gros acheteurs sont des entreprises technologiques telles que Microsoft, dont les émissions augmentent au fur et à mesure que l’entreprise construit des centres de données pour ses systèmes d’intelligence artificielle. Brendan Kelly, l’ancien conseiller de la Maison - Blanche , craint que la géo - ingénierie ne soit « détournée » par les compagnies pétrolières ou technologiques pour justifier la poursuite de leurs activités habituelles Mais il s’inquiète davantage de la gigantesque expérience en la matière que nous menons déjà en émettant , selon lui , des dizaines de milliards de tonnes de gaz à e ff et de serre chaque année Les entreprises misant sur l’épaississement de la glace doivent se tenir prêtes à abandonner leur technologie si elle commence à nuire à la nature ou à compromettre les objectifs climatiques, m’a-t-il dit alors que nous buvions un café à la station de recherche de Cambridge Bay Elles doivent être prêtes à faire demi-tour, contrairement à John Franklin et à d’autres explorateurs trop confiants venus jusqu’ici pour découvrir le passage du Nord - Ouest « Nous devons tous continuer à nous interroger les uns et les autres : avons-nous sombré dans l’orgueil démesuré ? a ajouté le biologiste. Si nous ne nous posons pas cette question , c’est que nous considérons qu’en tant qu’humains nous savons déjà ce qui est le mieux, que nous pouvons franchir le passage » n

«Santé mentale : quand la biologie éclaire les soins

lD’audacieux programmes de recherche pluridisciplinaires sont aujourd’hui consacrés à la santé mentale, déclarée grande cause nationale en France en 2025.

a psychiatrie reste souvent vue en France comme une disci pline figée, prisonnière d’images anciennes comme le fameux divan…, constate Boris Chaumette, maître de conférences à l’Université Paris Cité (UPCité), psychiatre à l’hôpital

Sainte-Anne, et chercheur à l’Inserm et à l’Institut

Pasteur Ce qui rebute les patients et donne une idée fausse des troubles dont elle s’occupe. » Honte, incompréhension, errance diagnostique… Pour les personnes touchées et leurs proches, les conséquences sont lourdes « Or c’est aujourd’hui une spécialité très innovante, notamment dans le domaine de la biologie des troubles psychiques », souligne le jeune chercheur, également neuroscientifique De quoi s’agit-il ? En médecine, lorsqu’un organe dysfonctionne, une ou des pathologies en résultent ; l’idée est qu’il pourrait en être de même pour notre cerveau.

Le cerveau, hub de notre organisme

Avec son petit 1,5 kilo en moyenne, ce dernier est sans conteste notre organe le plus complexe avec quelque 100 milliards de neurones qui transmettent l’influx nerveux – et 150 milliards de cellules gliales assurant logistique, soutien et maintenance Chaque neurone peut de plus former des milliers de jonctions (les synapses) avec ses confrères, créant ainsi un réseau tentaculaire opérant de manière tant consciente qu’inconsciente C’est peu dire que le lien entre esprit et matière est débattu… « Il faut remettre tout ce substrat biologique au cœur des réflexions sur la santé mentale Contrairement à ce qu’on a longtemps cru, le cerveau n’est pas plus la seule somme de ses cellules qu’il n’est isolé dans sa tour d’ivoire

De quoi renouveler enfin l’approche des troubles psychiques, qui sont parmi les plus stigmatisés.

par la barrière hématoencéphalique [qui le sépare de la circulation sanguine]. Les neurones parlent avec le reste du corps, et cette communication se fait dans les deux sens. Un dialogue anormal peut avoir des conséquences », précise

Pierre Gressens , directeur de l’UMR NeuroDiderot (UPCité – Inserm). Anne-Paule Roqueplo, vice-présidente Recherche de l’Université Paris Cité indique en ce sens qu’« un des nouveaux projets de recherche interdisciplinaires financés par l’université s’attache à élucider les mécanismes, notamment physiopathologiques, reliant corps et cerveau au cours de la vie afin de comprendre l’impact des dysfonctionnements de leurs communications »

L’Université Paris Cité fermement engagée

Hier à la traîne, l’Hexagone rattrape son retard grâce au financement de tels projets, comme avec le programme de recherche exploratoire en psychiatrie de précision (PEPR PROPSY) et l’institut hospitalo-universitaire (IHU)  Robert-Debré du Cerveau de l’enfant,  où l’Université Paris Cité (UPCité) prend toute sa place

« Plus d’une centaine de nos chercheurs, au sein de nos trois facultés (Santé, Sciences, Sociétés et Humanités), travaillent autour de la santé mentale, détaille Anne-Paule Roqueplo. Nous en abordons tous les aspects avec une politique de recherche axée sur l’interdisciplinarité »

Pour explorer la part biologique des troubles mentaux, de nouvelles techniques – imagerie, génétique, organismes modèles, culture cellulaire, etc – sont ainsi développées

Les objectifs ? Comprendre, enfin, où, quand, comment et pourquoi parfois notre cerveau dérape © Freepik

La schizophrénie est un trouble évolutif. En fonction du risque génétique et selon l’effet de certains facteurs environnementaux, les symptômes s’intensifient progressivement. Après une phase à risque, ils peuvent évoluer

Facteurs de risque périnataux

Impact sur le cerveau en formation :

neurogenèse

multiplication, migration, différentiation des neurones

formation des synapses

formation de la glie

Facteurs de risque à l’adolescence

Impact sur la maturation du cerveau : plasticité cérébrale

formation et stabilisation des neurones (myélinisation, arborisation terminale, etc.)

LE CAS DE LA SCHIZOPHRÉNIE

vers un premier épisode psychotique. Si ces symptômes deviennent chroniques, on parle alors de schizophrénie. L’enjeu est d’éviter cette évolution défavorable et les recherches en cours visent à comprendre les mécanismes

Risque d’évolution vers une schizophrénie

Mécanismes conduisant à la chronicisation des symptômes : manque de plasticité cérébrale

amincissement du cortex cérébral dérégulation de la transmission neuronale

biologiques impliqués pour pouvoir proposer des solutions médicales. Vie embryonnaire, adolescence et âge adulte se distinguent clairement et sont des fenêtres de vulnérabilité mais aussi de prévention et de soin.

Facteurs de risque principaux :

Les troubles psychiatriques sont en partie expliqués par les interactions entre gènes et environnement. Le patrimoine génétique peut constituer une vulnérabilité à certains facteurs comme les infections et inflammations, le stress, les drogues (cannabis, tabac, alcool…), etc.

INFECTION

TRAUMA

MALNUTRITION

PRÉMATURITÉ

Anomalies fonctionnelles

GÉNÉTIQUE

STRESS

DROGUE

Reste à assimiler la masse gigantesque de données qui arrive… De grands axes d’avancées se dessinent toutefois dans les laboratoires et en clinique.

Des risques multifactoriels

Parmi les facteurs de risque de chacun, les plus évidents sont génétiques, qu’il s’agisse d’une vulnérabilité familiale ou d’une variation individuelle : mutation, délétion, duplication, etc « Plus d’un millier de gènes peuvent être impliqués dans l’apparition des troubles du spectre autistique (TSA), des centaines pour la schizophrénie ou la bipolarité, indique Boris Chaumette Nous en découvrons régulièrement de nouveaux, en particulier qui modifient l’architecture cérébrale ou le fonctionnement des synapses Certains ont un impact direct, tandis que d’autres créent une vulnérabilité latente qui pourra se révéler ultérieurement en fonction de l’exposition à un environnement spécifique, comme la prise de cannabis, etc Nous progressons vite et des tests génétiques sont désormais

disponibles pour certains types de troubles » Et Anne-Paule Roqueplo d’ajouter : « Nos équipes de recherche ont publié de nombreuses avancées significatives, notamment sur l’hétérogénéité génétique des TSA , permettant d’améliorer leur classification et d’identifier de potentielles cibles thérapeutiques concernant l’épilepsie, les troubles du sommeil, voire certaines déficiences intellectuelles ou encore sur la génétique et les bases moléculaires des comportements addictifs » Mais si un nombre croissant de patients bénéficient d’un tel diagnostic, souvent aucune cause génétique ne peut être repérée : « L’ADN ne fait pas tout, rappelle Boris Chaumette L’environnement, la prise de toxiques, les facteurs de stress comme les traumas, mais aussi l’inflammation et certaines infections sont d’autres facteurs majeurs » Dans cette liste, autant les causes psychologiques paraissent évidentes, autant l’inflammation peut surprendre « Les premières observations remontent pourtant aux années 1960, après d’importantes épidémies de rubéole entre autres 

CHIFFRES CLÉS EN FRANCE Population concernée par…

… des troubles du spectre autistique

600 000 personnes (1 % de la population)

… la schizophrénie 600 000 personnes

(1 % de la population)

… la dépression 2,5 millions de personnes

Près de 20 % de la population connaîtra un épisode dépressif au cours de sa vie.

… la bipolarité

jusqu’à 1,6 million de personnes

(1,5 à 3 % de la population)

Il nous manquait la compréhension des mécanismes », explique

Pierre Ellul , maître de conférences en psychiatrie à l’Université Paris Cité et chercheur à l’IHU du Cerveau de l’enfant et au laboratoire NeuroDiderot UPCité -

Inserm Les choses ont changé et il est désormais clair que l’inflammation post-infection est une composante majeure dans l’installation des troubles psychiques et du neurodéveloppement

Chez la femme enceinte par exemple, les conséquences peuvent être multiples : non seulement l’inflammation « allumée » par son système immunitaire peut déclencher le travail prématurément, mais elle peut également se transmettre à l’enfant par le placenta « Elle va alors perturber le système immunitaire du fœtus, affecter ses neurones et son neurodéveloppement, détaille Pierre Ellul Une conséquence concrète est que chez ces enfants, la voie du stress cellulaire est activée en permanence : leur cerveau sera hyperconnecté avec un réseau synaptique trop important, créant ainsi une sorte de “bruit de fond” qui brouille la communication entre neurones Ce pourrait être la cause de 15 % des cas de TSA chez l’enfant » Et de souligner aussitôt l’importance de l’environnement et de la variabilité interpersonnelle Pour une infection donnée, deux mères ne réagiront pas de la même façon, et pour une même réponse immunitaire maternelle les conséquences ne seront pas forcément identiques chez deux fœtus. « L’inflammation a un double effet, a constaté Pierre Gressens Elle perturbe le neurodéveloppement et, lorsqu’elle persiste, le fonctionnement cérébral Si on est optimiste, on peut considérer que ça ouvre une plus grande fenêtre d’intervention thérapeutique… » « Il apparaît souvent que la structure du cerveau n’est pas trop altérée, c’est surtout la connexion entre synapses qui l’est, continue Pierre Ellul C’est d’autant plus intéressant que ces anomalies se traitent. » D’où l’importance d’identifier tant les profils à risques que l’origine et les mécanismes des troubles afin d’agir… et surtout d’agir tôt, lorsque le cerveau est encore très plastique Mais tous les troubles ne sont pas si précoces ni leur cause si « simple » à identifier Chez les adultes, c’est moins le neurodéveloppement qu’un dérèglement du fonctionnement cérébral qui cause les symptômes – et

même du fonctionnement de l’organisme dans son ensemble. « On redécouvre l’importance du métabolisme dans la dépression ou la schizophrénie, pointe Thierry Galli, directeur de l’Institut de psychiatrie et neuroscience de Paris à l’hôpital Sainte-Anne (UPCité-Inserm). Notre cerveau, c’est 2 % du poids de notre corps et 20 % de sa consommation énergétique globale : des dysfonctionnements dans son approvisionnement, même insuffisants pour mettre notre vie en péril, pourraient le perturber de manière durable, pendant le développement, l’apprentissage et après. »

Importance du métabolisme

Le métabolisme, ajoute le spécialiste, comprend toutes les réactions chimiques qui font « tourner » notre organisme C’est pour cela qu’avec son équipe, il se penche aussi sur le rôle de petites vésicules sécrétées, les exosomes, dans la schizophrénie. Ces vésicules sont impliquées dans le développement neuronal, le « nettoyage » des cellules et leur communication, par des mécanismes mal connus, distincts de ceux des neurotransmetteurs Toutes ces avancées laissent présager une meilleure compréhension de ces troubles et de leur diversité – encore largement sous-estimée Elles permettent aussi d’identifier des champs de recherche en attente Il en est un particulièrement emblématique, dont l’importance explose : l’adolescence, ce maelström biologique et hormonal. « Il s’agit d’une période fondamentale, or on en est encore au descriptif des troubles qui surviennent à cet âge… voire évoluent ou disparaissent, soulève Pierre Gressens. Nous

Bibliographie sélective

https://psy-care.fr/ https://pepr-propsy.fr/ https://cerveau-enfant.org/ https://www.fondation-fondamental.org/

 Schizophrénie et génétique.

Un ADN de la folie ? Boris Chaumette, HumenSciences (2024)

 Enjeux et objectifs de la psychiatrie de précision, Médecine/sciences vol. 41, n° 5 (mai 2025).

Coordonné par Marion Leboyer

 Clinical and molecular overview of cortical malformations, Pravata M.V., Gressens P., et Cappello S., Neocortical Neurogenesis in Development and Evolution (Wieland Huttner ed., 2023)

 Key roles of glial cells in the encephalopathy of prematurity, Van Steenwinckel J., Gressens P. et al., Glia (2023)

Université Paris Cité lance une série de trois émissions consacrées à la santé mentale : des chercheurs de l’université répondent aux questions d’un journaliste et du public d’étudiants qui les entourent pour partager leurs connaissances à la pointe de la recherche.

Au programme :

 Retrouvez l’émission « La santé mentale et les jeunes » tournée le 15 septembre 2025 pour la rentrée universitaire.

 Le 10 octobre 2025, découvrez l’émission

« Santé mentale et génétique ».

 À partir de novembre 2025 : « L’impact des bouleversements environnementaux et sociétaux sur la santé mentale ».

« Face à ces champs de recherche peu investigués, il faut diversifier nos approches, les affiner. »

Pierre Ellul

n’avons pas de compréhension profonde de ce qui se passe, aucune explication sur comment un tableau clinique peut changer. C’est un trou noir de la connaissance en psychiatrie biologique »

« Face à ces champs de recherche peu investigués, il faut diversifier nos approches, les affiner. Dans les laboratoires et les structures de recherche d’UPCité et l’IHU Robert-Debré du Cerveau de l’enfant, tout se répond : la clinique, le préclinique et la recherche fondamentale C’est notre force, estime Pierre Ellul . Nos laboratoires se complètent. »

« Cela nous permet d’entrer tant dans la complexité générale que dans la compréhension fine au niveau moléculaire, s’enthousiasme Thierry Galli Avec des données qui arrivent en génomique, en métabolomique, en protéomique… que l’on confronte entre elles et avec celles issues des modèles, etc De la même manière qu’un oncologue parle de tumeurs, on pourra parler demain de mécanismes moléculaires et cellulaires et de leur dérégulation à propos des maladies mentales Un changement de paradigme est en cours » L’enjeu fondamental, dans tous les sens du terme, puisqu’il s’agit d’explorer cette terra incognita qu’est encore notre cerveau, est de comprendre et prévoir ses « séismes » ; mais aussi d’améliorer la vie de millions de personnes « Les troubles mentaux sont des maladies comme les autres, avec des soubassements biologiques que l’on découvre Ce n’est pas une question de contrôle de soi, de volonté de l’individu, appuie Boris Chaumette Comprendre tout cela, c’est permettre une prévention efficace et apporter des solutions thérapeutiques rationnelles » ●

VERS UNE MÉDECINE PERSONNALISÉE

Dans l’imaginaire collectif, la psychiatrie biologique a longtemps évoqué de petites pilules destinées à assommer qui les avale. L’arsenal chimique a malheureusement moins évolué que pour d’autres aires thérapeutiques depuis les années 1950 et la découverte des classes de médicaments utilisés en psychiatrie : anxiolytiques et hypnotiques, antipsychotiques, antidépresseurs et régulateurs de l’humeur. Des traitements durs, dont les effets secondaires sont lourds et fréquents à dose usuelle : «On parle de marge thérapeutique étroite, ce qui signifie que les doses nécessaires à l’effet bénéfique sont proches de celles à risques», précise Xavier Declèves, directeur de l’unité Inserm Optimisation thérapeutique en neuropharmacologie, pharmaco-toxicologue à l’hôpital Cochin et professeur à l’Université Paris Cité. Les choses ont pourtant changé. Le suivi thérapeutique pharmacologique (STP) permet de mesurer la concentration sanguine du médicament administré afin d’évaluer si la posologie est optimale et de l’adapter au besoin. Un affinage utile, car le bénéfice-risque de tout médicament est établi sur des cohortes de patients sélectionnés lors d’études cliniques avant la mise sur le marché, ce qui minimise les variabilités interindividuelles existantes : le STP permet de

revenir à l’individu. «Chacun a sa vie, son environnement et sa génétique qui le font métaboliser le médicament plus ou moinsvite. Notre rôle est d’identifier la bonne molécule, le bon dosage et le bon intervalle de prise», souligne le chercheur. Cette approche prend en compte l’environnement auquel le patient est exposé, de la cigarette qui accélère l’élimination du traitement à l’anodin jus de pamplemousse à l’effet inverse… ou les éventuelles autres thérapies suivies pour anticiper toute interaction médicamenteuse. Et de nouveaux outils continuent à être investigués, comme l’IRM pour mesurer directement dans le cerveau la présence du médicament et mieux comprendre la réponse thérapeutique d’un patient en ayant accès à ses concentrations sur son site d’action. À côté de tests génétiques, la caractérisation des acteurs de l’élimination hépatique des traitements pourrait aussi être utile afin d’estimer en amont la réponse à la molécule envisagée. «Malheureusement, il reste beaucoup d’échecs. Seul 30% des personnes atteintes de troubles bipolaires répondent bien au lithium par exemple, note Xavier Declèves. Nous continuons à améliorer la prise en charge et la tolérance à ces molécules, pour qu’un maximum de patients bénéficie du meilleur effet thérapeutique possible.»

Une marge thérapeutique étroite

Les traitements utilisés contre les troubles mentaux ont une zone thérapeutique étroite : les doses efficaces contre les symptômes sont souvent proches de celles entraînant des effets secondaires.

Risque accru de toxicité (effets secondaires importants)
Risque accru d’inefcacité (pas d’effet thérapeutique)
Fenêtre thérapeutique visée (Prise de médicament)

L’AUTEUR

LOÏC MANGIN

rédacteur en chef adjoint à Pour la Science

LA FLEUR AU FUSIL

Les armées en campagne emportent avec elles des espèces végétales qui s’implantent sur les lieux de guerre. Ce e flore dite « obsidionale » est mise en lumière à Chaumont-sur-Loire par Sophie Zénon dans « L’Herbe aux yeux bleus ».

Le 2  novembre  1917, à Bathelémont-lès-Bauzemont, à quelques kilomètres au nord de Lunéville , en Meurthe-et-Moselle, un bataillon combat les Allemands C’est le premier engagement de troupes américaines, en l’occurrence le corps expéditionnaire , sur le sol français , depuis l’entrée en guerre des États - Unis au mois d’avril précédent. Au total, jusqu’à l’armistice le 11 novembre 1918 signé après la victoire décisive de l’offensive Meuse-Argonne, plus de 4  millions d’Américains ont été mobilisés et ont combattu dans l’Est de la France, notamment en ChampagneArdenne et surtout en Lorraine. Les soldats ne sont pas venus les mains vides ! Ils ont apporté, certes le virus de la grippe espagnole – c’est une autre histoire – mais aussi des plantes inconnues en Europe,

notamment « l’herbe aux yeux bleus », autrement dit la bermudienne des montagnes (Sisyrinchium montanum), dont on trouve désormais de grands parterres dans la forêt, près de Verdun Les graines de cette herbacée cousine des iris sont venues ici, accrochées aux sabots des chevaux de l’armée américaine !

C’est un exemple emblématique de polémoflore ou plantes obsidionales, c’està-dire dont la propagation est liée aux mouvements des armées. Elles sont au cœur des œuvres de la photographe et plasticienne Sophie Zénon, regroupées justement sous le titre L’Herbe aux yeux bleus et présentées au domaine de Chaumont-surLoire dans le cadre de la saison d’art du lieu. Durant trois ans, de 2020 à 2023, en compagnie du botaniste François Vernier, spécialiste de ces espèces, elle a parcouru

la Lorraine, une des régions d’Europe qui a connu le plus de mouvements de troupes aux xixe et XXe siècles.

Elle en est revenue avec un herbier florissant constitué de photogrammes de plantes, c’est-à-dire des empreintes sur papier photosensible comme aux premiers temps de la photographie, des estampages de troncs d’arbres dits « mitraillés », car portant encore la trace de balles et d’éclats d’obus, repérés grâce à l’ancien forestier André Lefort, des photographies de fleurs… L’ensemble compose une mémoire sensible des paysages, de temps tragiques où résonnait un fracas inimaginable aujourd’hui et dont la polémoflore est le témoin, le vestige. Avec elle, l’artiste a souhaité « attirer l’attention sur des plantes habituellement considérées comme insignifiantes,

Zénon

retracer leur histoire et par là celle des générations précédentes ».

François Vernier a répertorié 21 espèces obsidionales arrivées durant les guerres napoléoniennes, de 1870, de 1914-1918 et de 1939-1945. Certaines se sont bien acclimatées au point de devenir invasives. D’autres ne doivent leur survie qu’aux soins apportés par des conservatoires botaniques. Elles ont diverses provenances. Ainsi, la roquette d’Orient, Bunias orientalis, une plante fourragère, a été introduite en France par les Cosaques poursuivant les troupes napoléoniennes en 1814 lors de la retraite de Russie.

Les Allemands ont exporté sur notre territoire de nombreuses espèces, notamment le géranium des prés Geranium pratense, introduit en Lorraine en 1870 et pendant la Première Guerre mondiale,

ainsi que l’alysson blanc Berteroa incana, la gentiane jaune Gentiana lutea, ou encore la potentille de Norvège Potentilla norvegica (voir la reproduction ci-dessus). Cette dernière, arrivée en France durant la période d’occupation entre 1870 et 1914, a la particularité d’avoir aussi voyagé avec les Américains à partir de 1917. Venues d’outre-atlantique citons également la glycérie striée Glyceria striata, la fausse Laîche des renards Carex vulpinoidea

Les régiments français sont aussi à l’origine d’introduction de plantes en Lorraine : par exemple, le châtaignier Castanea sativa est arrivé dans des colis envoyés aux soldats corses du 373e régiment d’infanterie en 1915 ; la doradille des fontaines Asplenium fontanum a quant à elle profité avec le 124e régiment d’infanterie territoriale venant de Rodez.

Autant d’intruses discrètes qui, mises en lumière, aident selon Sophie Zénon à « créer un parallèle entre l’implantation d’espèces botaniques et les migrations humaines » de façon à faire naître « un dialogue autour de problématiques contemporaines essentielles ». n

Saison d’art, au domaine de Chaumontsur-Loire, jusqu’au 2 novembre 2025. domaine-chaumont.fr

F. Vernier, Plantes obsidionales. L’étonnante histoire des espèces propagées par les armées, Vent d’Est, 2014.

L’auteur a publié : Pollock, Turner, Van Gogh, Vermeer et la science… (Belin, 2018)

La potentille de Norvège Potentilla norvegica, sous la forme d’un photogramme sur papier argentique, par Sophie Zénon.

L’AUTEUR

HERVÉ LE GUYADER professeur honoraire de biologie évolutive à Sorbonne Université, à Paris

MAIS OÙ SONT

LES OISEAUX MERVEILLEUX ?

Les flamants peinaient à trouver une place dans la phylogénie des oiseaux. C’est en fait une originalité insoupçonnée du génome de ces derniers qui en est la cause.

Les flamants ont toujours émerveillé Leur nom de genre , Phoenicopterus , qui apparaît pour la première fois dans la classification du naturaliste suédois Carl von Linné , en 1758, signifie « aile rouge » et évoque le phoenix, l’oiseau mythique capable de renaître de son propre cadavre (dont le nom signifie « rouge sang »). Aujourd’hui, ruber, l’adjectif classique pour « rouge », est toujours le nom d’espèce du flamant des Caraïbes Le nôtre est devenu rose (roseus) en 1811 avec le zoologiste allemand Peter Simon Pallas, qui l’a décrit comme une espèce à part entière. Mais où classer les six espèces de flamants d’un point de vue zoologique ? Du fait

de leurs longues pattes , certains les mettent dans les échassiers , avec les cigognes. Puis d’autres les rangent avec les canards, sans doute suivant leur mode de nutrition. Enfin, on en a fait un ordre nouveau , les phoenicoptériformes , à la situation incertaine . Comment s’y retrouver et pourquoi est-ce si compliqué de classer ces mystérieux oiseaux ? Une étude récente apporte enfin des éléments de réponse… assez inattendus.

CACOPHONIE DANS L’ARBRE

Nombre de zoologistes se sont confrontés à la classification des oiseaux, qui, on le voit, est complexe. Comme pour tout groupe homogène, il est facile

Ces flamants se nourrissent dans la Laguna Chaxa, un lac salé au milieu du désert d’Atacama, au Chili, sur un plateau à plus de 2 000 mètres d’altitude.

Les strates boueuses de la lagune permettent la prolifération de microorganismes et de micro-invertébrés que les flamants ingèrent en les filtrant grâce à leur bec, doté de structures en forme de peigne.

EN CHIFFRES

28

Les mirandornithes rassemblent 28 espèces : 6 flamants et 22 grèbes. Par comparaison, les colombimorphes en comptent 371 et les otidimorphes, 196.

Flamant du Chili

(Phoenicopterus chilensis)

Taille : 79 à 145 cm

Envergure : 125 à 153 cm

Longévité : 50 ans en moyenne

Ce sont des oiseaux grégaires et sociables qui se nourrissent et nichent ensemble en groupes allant de quelques individus à plusieurs dizaines de milliers.

de reconnaître un de ses membres, très difficile de s’y retrouver entre les différentes espèces. Pendant longtemps, elles ont été rassemblées suivant leur écologie (rapaces, oiseaux marins…) ou des spécificités morphologiques (échassiers, grimpeurs…). Dès les années 1980, les premières phylogénies moléculaires montrent que tout n’est pas aussi simple, et qu’il faut se méfier des ressemblances. Pas à pas,

21

La région chromosomique qui perturbe la phylogénie des oiseaux compte 21 mégabases. Par comparaison, le chromosome Y humain compte 57 mégabases.

363

Pour construire la nouvelle phylogénie des oiseaux, le consortium des génomes aviaires a étudié les génomes de 363 espèces d’oiseaux, contre 48 dix ans plus tôt.

certains regroupements se font – comme les galloansérés, qui rassemblent les ansériformes (oies, canards, eiders, macreuses…) et les galliformes (poulets, dindes, faisans, tétras…) –, d’autres se défont, comme les rapaces diurnes, qui éclatent en falconiformes (faucons, caracaras…) et en accipitriformes (éperviers, aigles, vautours…). Deux situations de l’arbre phylogénétique intéressent plus particulièrement les ornithologues. En couronne, c’est-àdire à l’extrémité des branches, les oiseaux chanteurs (oscines) rassemblent la moitié des espèces d’oiseaux et sont toujours très difficiles à classer. Et à la base de l’arbre, même si tout paraît simple, les paléognathes (autruches, émeus, kiwis…)

se séparent des néognathes (tous les autres oiseaux), puis les néognathes se partagent entre les galloansérés et les néoaves (oiseaux modernes), dont les flamants. Mais après ? De grandes difficultés tiennent au fait que de nombreuses diversifications ont dû s’opérer très vite au début du Tertiaire, il y a 66 millions d’années, et qu’il est donc difficile de les hiérarchiser correctement.

Pour résoudre la phylogénie des néoaves, il est nécessaire d’avoir une

importante base de données, vu l’hypothèse d’une diversification rapide. C’est pourquoi les chercheurs concernés ont fondé au début des années 2010 un consortium des génomes aviaires (Avian Genome Consortium), dont le travail a donné lieu, en 2014-2015, à 17 publications dans les meilleures revues. Naturellement, le consortium a publié prioritairement un article sur la base de l’arbre des néoaves. Après calibration avec des fossiles, il a confirmé que la diversification a eu lieu

LE NOUVEL ARBRE DES NÉOAVES

En 2014, sur la base des données de l’époque, le consortium des génomes aviaires avait séparé les néoaves – les « oiseaux modernes », la branche qui rassemble plus de la moitié des oiseaux –, en deux taxons, les colombées, comprenant les colombimorphes et les mirandornithes, et les passerées, associant les tidimorphes à tous les autres oiseaux. Mais dans la nouvelle phylogénie qu’il a publiée en 2024, les mirandornithes émergent à la base de l’arbre, tandis que les colombimorphes sont désormais associés aux otidimorphes.

Néoaves

Passerées Colombées

Autres

Otidimorphes

Néoaves

Autres

• Rapaces

• Perroquets

• Colibris

• Grues

• Cigognes

• Martinspêcheurs

• Passereaux

• Coucous

• Outardes

• Touracos

• Pigeons

• Tourterelles

• Gouras

• Dodos

• Flamants

• Grèbes

juste après l’extinction dramatique de la limite Crétacé-Tertiaire, il y a 66 millions d’années. Et que les galloansérés ont émergé au milieu du Crétacé, vers les 90 millions d’années. Quant aux galliformes et aux ansériformes, ils se sont eux aussi séparés après la limite CrétacéTertiaire, de même que les néoaves.

Quels ont été les premiers taxons à émerger chez ces derniers ? La réponse apportée alors a été le fruit d’un travail difficile, en témoigne le titre de l’article qui sonne comme un cri de victoire : « Les analyses par génomes entiers résolvent les premières branches de l’arbre des oiseaux ». Ce sont les trois premiers taxons qui sont intéressants : les mirandornithes, les colombimorphes et les otidimorphes. Les mirandornithes rassemblent les flamants et les grèbes. Flamants et grèbes ne se ressemblent pas. Les grèbes sont des oiseaux aquatiques aux pattes très courtes et au bec pointu. Mais au début des années 2000, deux études indépendantes de phylogénie moléculaire ont suggéré, contre toute attente, que ces deux groupes sont frères. Et l’anatomie est venue corroborer le moléculaire : pas moins de douze caractères morphologiques les réunissent. En conséquence, l’ornithologue néerlandais George Sangster les a baptisés « mirandornithes » – oiseaux merveilleux (on trouve parfois dans la littérature le nom « phoenicoptérimorphes ». Les colombimorphes, très homogènes, sont les pigeons et tourterelles. Les otidimorphes, quant à eux, surprennent par leur variété. Ils comprennent les coucous, les outardes, oiseaux terrestres trapus d’Eurasie, et les touracos, oiseaux arboricoles de l’Afrique subsaharienne, au plumage vert ou bleu.

LES FLAMANTS S’ÉLOIGNENT DES COLOMBES

En étudiant la base de données ainsi réunie, le consortium a séparé les néoaves en deux taxons : les colombées, qui rassemblent colombimorphes et mirandornithes, et les passerées, qui associent les otidimorphes à tous les autres oiseaux. Tout paraissait bien clair. Et pourtant, dix ans plus tard, le consortium publie une nouvelle phylogénie, où les mirandornithes émergent seuls à la base de l’arbre et où colombimorphes et otidimorphes sont devenus groupes frères (voir l’encadré ci-contre) !

Que s’est-il passé pendant ces dix ans ? Rien de particulier, si ce n’est l’augmentation considérable du nombre de génomes séquencés, sept fois et demie plus important. Comme ce sont globalement les

© Pour la Science, d’après
S. Mirarab et al., PNAS,  2024
;
© Phylopic/Ferran Sayol, Doug Backlund (photo), John E. McCormack, Michael G. Harvey, Brant C. Faircloth, Nicholas G. Crawford, Travis C. Glenn, Robb
T. Brumfield, T. Michael Keesey, Andy Wilson, TeaandBiology, Kai Caspar, Chris Romeiks, Kaija Gahm, Steven Traver, Alexandre Vong

À première vue, il est difficile d’imaginer que les grèbes, comme ce grèbe huppé, sont les plus proches parents des flamants. Et pourtant…

mêmes auteurs qui ont travaillé avec des méthodes similaires, il paraît évident qu’ils privilégient le résultat récent. Mais comment expliquer cette différence, portant principalement sur la situation des mirandornithes ? Avoir des différences entre les deux arbres près de la couronne est attendu, mais en avoir à la base de l’arbre n’est pas normal, on aurait dû trouver la même chose. Naturellement, le consortium a raisonné de cette manière, et a émis l’hypothèse que l’anormalité n’était pas à chercher dans la méthode de travail, mais dans la base de données. Il vient de publier le résultat de son investigation.

UN SEGMENT DE CHROMOSOME FAUTIF

En fait, tout repose sur l’hétérogénéité des génomes, qui sont comme des mosaïques de régions pouvant présenter des histoires différentes. En général, quand les événements de spéciation sont peu espacés dans le temps, comme la diversification observée à la base des néoaves, la recombinaison génétique brasse les chromosomes dans chaque taxon, avec comme résultat que la taille des régions ayant la même histoire évolutive est petite, leur ensemble n’excédant pas quelques kilobases, l’unité de longueur du génome, tout au long de celui-ci – soit pas plus de 1 millionième du génome d’un oiseau – et ne troublant donc pas la phylogénie. Était-ce bien le cas ici ?

Les chercheurs ont testé cette hypothèse et, à leur grand étonnement, ils ont trouvé une exception à cette règle. Un énorme segment d’un chromosome

BIBLIOGRAPHIE

S. Mirarab et al., A region of suppressed recombination misleads neoavian phylogenomics, PNAS, 2024.

J. Stiller et al., Complexity of avian evolution revealed by family-level genomes, Nature, 2024.

E. D. Jarvis et al., Whole-genome analyses resolve early branches in the tree of life of modern birds, Science, 2014.

G. Sangster, A name for the flamingo – grebe clade, Ibis, 2005.

(numéro 4 chez le poulet), de 21 mégabases de longueur, présente chez l’ensemble des néoaves une même histoire depuis la première divergence, datant d’environ 66 millions d’années. Or cette histoire, solidement confortée dans cette région, diffère fortement de celle inférée par l’arbre des espèces. Il n’y a qu’une explication possible. La recombinaison génétique de cette portion a été interdite pendant des millions d’années, vraisemblablement à cause d’un réarrangement chromosomique inadéquat. Pour le dire autrement : ce segment est la mémoire d’une histoire qui s’est passée avant la séparation des colombimorphes et des mirandornithes. Les ancêtres faisaient alors partie de la même espèce. En utilisant cette région seule, on ne peut distinguer les deux taxons. Ils sont alors regroupés.

Quelles en sont les répercussions sur la phylogénie ? Si le nombre d’espèces comparées est très important, l’impact discordant de cette portion de chromosome est faible, car il disparaît derrière la relative homogénéité du reste du génome. En revanche, si le nombre d’espèces est faible, cette région peut prendre une grande importance et fausser la phylogénie. C’est ce que les chercheurs ont démontré en baissant pas à pas le nombre d’espèces, prouvant par là le jeu, l’interaction existant entre l’échantillonnage des espèces et celui des régions génomiques. Maintenant, on est sûr que les oiseaux merveilleux émergent à la base des néoaves, et on sait également pourquoi. Quel beau travail ! n

PICORER À

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PETOTA

Ce taxon regroupe les différentes espèces de pommes de terre et leurs 107 parents sauvages. Toutes ces espèces, du genre Solanum, présentent des tubercules. Or ce sont les seules.

C’est le mécanisme par lequel le sable se déplace sous l’effet du vent, où les grains effectuent de petits sauts au-dessus du lit sableux. Il se déclenche lorsque le vent souffle assez fort pour soulever quelques grains.

Les nombreuses autres espèces du genre Solanum, dont les tomates, les aubergines, les poivrons, les piments, en sont dépourvues –même leurs plus proches parentes, Solanum etuberosum, des plantes sauvages originaires du Chili.

La recherche en sciences biomédicales est soumise depuis longtemps à des procédures d’approbation par des comités éthiques. Celle en géo-ingénierie devrait suivre des protocoles similaires

4 SALTATION

À la COP 30 de la Convention Climat, à Belém en novembre, le Brésil lancera un fonds pour récompenser les forêts conservées, sur la base de 4 dollars l’hectare par an. Mais si un hectare est défriché, la somme versée sera amputée de l’équivalent d’une centaine d’hectares (400 dollars).

ÉRIC LAMBIN géographe

BALAYAGE SÉLECTIF

En génétique des populations, on considère que la sélection naturelle fait un « balayage sélectif » : elle favorise les individus munis de mutations bénéfiques, lesquels, survivant mieux, produisent davantage de progéniture. Cela répand rapidement ces mutations dans la population, de même que les variations neutres voisines, embarquées au passage.

POLÉMOFLORE

Ce terme rassemble les plantes dont la propagation est liée aux mouvements des armées. L’« herbe aux yeux bleus » (Sisyrinchium montanum), dont on trouve de grands parterres dans la forêt, près de Verdun, y est ainsi arrivée accrochée aux sabots des chevaux des troupes américaines, lors de la Première Guerre mondiale.

Jusqu’au XVIIIe siècle, on pensait que la digestion se produisait par trituration, c’est-à-dire par dégradation mécanique des aliments dans le tube digestif. Les expériences du naturaliste français René-Antoine Ferchault de Réaumur et du biologiste italien Lazzaro Spallanzani ont révélé qu’elle est en fait un processus chimique impliquant les sucs gastriques.

p.

La science expliquée par ceux qui la font

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