PLS 547 - mai 2023

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IA Pourquoi l’intelligence artiïŹcielle accĂ©lĂšre les dĂ©couvertes La vision de D. Hassabis cofondateur de DeepMind

PREMIERS OUTILS ET SI C’ÉTAIT LUI


Paranthropus, tailleur de pierre avant les humains ?

cofondateur de DeepMind

Astrophysique COMMENT NAISSENT LES ÉLÉMENTS LOURDS Histoire des sciences LES ZONES GRISES DU PAIN BLANC ÉpigĂ©nĂ©tique QUAND LE TRAUMA TRAVERSE LES GÉNÉRATIONS L 13256547F: 7,00 €RD DOM 8,50 € –BEL./LUX. : 8,50 € –CH 12,70 FS –CAN. : 12,99 $CA –PORT. CONT. : 8,50  € –  MAR. 78 DH –TOM : 1 100 XPF Édition française de ScientiïŹc American –Mai 2023n° 547 POUR LA SCIENCE 05/23

Les voix de la nature

COMMENT LA BIOA C OUSTIQUE RÉVÈLE LA SOPHISTI C ATION DES C OMMUNI C ATIONS ANIMALES

M ERCREDI 31 MAI 19 H

Auditorium Fondation

François S ommer

60 rue des Archives Paris 3 e

Conférence gratuite sur réservation Programme et inscriptions sur : www.fondationfrancoissommer.org

LES RENCONTRES HOMME N ATURE # 2

Directrice des rédactions : Cécile Lestienne

MENSUEL POUR LA SCIENCE

Rédacteur en chef : François Lassagne

Rédacteurs en chef adjoints : Loïc Mangin, Marie-Neige Cordonnier

Rédacteurs : François Savatier, Sean Bailly

Stagiaire : Pierre Giraudeau

HORS-SÉRIE POUR LA SCIENCE

Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin

Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe

Community manager et partenariats : Aëla Keryhuel aela.keryhuel@pourlascience.fr

Directrice artistique : Céline Lapert

Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy, Ingrid Lhande

Réviseuses : Anne-Rozenn Jouble, Maud BruguiÚre et Isabelle Bouchery

Assistant administratif : Bilal El Bohtori

Responsable marketing : Frédéric-Alexandre Talec

Direction du personnel : Olivia Le Prévost

Fabrication : Marianne Sigogne et Stéphanie Ho

Directeur de la publication et gérant : Nicolas Bréon

Ont également participé à ce numéro :

Pascale Besse, Elsa Couderc, Emmanuel Fort, Sophie Godin-Beekmann, Cédric Lorcé, Andrea Pazmino, Franck Perez, Hervé Watier

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France mĂ©tropolitaine : 59 euros – Europe : 71 euros

Reste du monde : 85,25 euros

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Contact kiosques : À Juste Titres ; Alicia Abadie

Tél. 04 88 15 12 47

Information/modiïŹcation de service/rĂ©assort : www.direct-editeurs.fr

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MLP

ISSN 0 153-4092

Commission paritaire n° 0927K82079

DĂ©pĂŽt lĂ©gal : 5636 – Mai 2023

N° d’édition : M0770547-01

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170 bis boulevard du Montparnasse – 75 014 Paris

Tél. 01 55 42 84 00

SCIENTIFIC AMERICAN

Editor in chief : Laura Helmut

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Origine du papier : Autriche

Taux de ïŹbres recyclĂ©es : 30 %

« Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » : Ptot 0,007 kg/tonne

DE L’USAGE DES HÉRITAGES

Ils ne nous ont pas lĂ©guĂ© notre capacitĂ© Ă  inventer – ils ne font pas partie de nos ancĂȘtres directs. Mais ils nous transmettent, par-delĂ  les Ăąges, une leçon prĂ©cieuse de modestie. Car cela semble clair dĂ©sormais, la lignĂ©e dont descend sapiens n’est pas la seule Ă  pouvoir revendiquer d’ĂȘtre « celle qui fait ».

La trĂšs longue histoire qui conduit Ă  l’humain, et que jalonne la confection d’outils, doit dĂ©sormais compter avec ces lointains cousins disparus : les paranthropes. Les palĂ©oanthropologues ne savent dire qui a inspirĂ© qui. Au moins sait-on que « Paranthropus faber » comme « Homo faber » arpentĂšrent les mĂȘmes savanes


Ce que nous cĂšde le passĂ© n’est pas toujours un bienfait. À l’échelle bien plus modeste des gĂ©nĂ©rations qui nous prĂ©cĂšdent d’un ou deux rangs, nous hĂ©ritons les modiïŹcations « Ă©pigĂ©nĂ©tiques » de l’ADN liĂ©es aux traumatismes vĂ©cus par nos parents et grands-parents. Les enfants adultes des survivants de la Shoah sont plus susceptibles de souïŹ€rir de troubles de l’humeur et d’anxiĂ©tĂ©, a montrĂ© la professeuse de psychiatrie et neurosciences Rachel Yehuda.

Rapprochons-nous encore du temps prĂ©sent
 et de nos assiettes. L’incontournable baguette française a rejoint il y a quelques mois la liste reprĂ©sentative du patrimoine culturel immatĂ©riel de l’humanitĂ©. Preuve du caractĂšre admirable de savoir-faire ancestraux ? Pas si simple : cet hĂ©ritage culinaire a suscitĂ© de vives controverses sur ce qui fait qu’un pain est bon ou non, comme l’explique l’historien des sciences et des techniques Maxime Guesnon.

ConsidĂ©rons enïŹn « l’hĂ©ritage en cours » que constitue l’imposante production de dĂ©chets plastiques de notre civilisation industrielle : le dĂ©ïŹ est immense qui consiste Ă  en rĂ©duire le fardeau pour les gĂ©nĂ©rations futures.

Imprimé en France

Maury Imprimeur SA Malesherbes

N° d’imprimeur : 269 524

Les hĂ©ritages marquent le prĂ©sent de leur empreinte et conditionnent l’avenir, pour le pire et le meilleur. À nous d’en faire bon usage. Cela commence par en comprendre l’origine. Comme le souligne le palĂ©oanthropologue Bernard A. Wood, spĂ©cialiste des paranthropes, « pour bien comprendre l’évolution de notre lignĂ©e, rĂ©soudre l’énigme de Paranthropus boisei compte autant que dĂ©terminer l’origine d’Homo ».

Qu’il s’agisse de se libĂ©rer de legs problĂ©matiques ou, au contraire, de prendre appui sur nos hĂ©ritages constructeurs, la science est un outil d’interprĂ©tation irremplaçable, que nous serions bien inspirĂ©s de transmettre aux gĂ©nĂ©rations suivantes. n

POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023 / 3
DITO É
François Lassagne Rédacteur en chef

s

N° 547 / Mai 2023 OMMAIRE

ACTUALITÉS GRANDS FORMATS

P. 6

ÉCHOS DES LABOS

‱ L’anatomie du proton, plus complexe que prĂ©vu

‱ Pourquoi la sclĂ©rose en plaques progresse plus vite chez les hommes

‱ Un soliton jongleur

‱ Un pavage non pĂ©riodique avec une tuile unique

‱ L’impact des feux de forĂȘt sur la couche d’ozone

‱ Moins d’aïŹƒnitĂ© pour les anticorps

P. 16

LES LIVRES DU MOIS

P. 18

DISPUTES ENVIRONNEMENTALES

La baleine, la haute mer et l’ADN

Catherine Aubertin

P. 20

LES SCIENCES À LA LOUPE Postdoctorants en grùve !

Yves Gingras

P. 34

CHIMIE

QUEL AVENIR

POUR LE RECYCLAGE DU PLASTIQUE ?

Sarah DeWeerdt

Automates de tri, gammes simpliïŹĂ©es, traitements fondĂ©s sur des microorganismes
 Chercheurs et entreprises explorent diïŹ€Ă©rentes voies d’amĂ©lioration du recyclage des matiĂšres plastiques, encore trĂšs insuïŹƒsant

P. 52

ASTROPHYSIQUE

ALCHIMIE COSMIQUE

Sanjana Curtis

De nouvelles observations mettent en Ă©vidence la façon dont les cataclysmes cosmiques donnent naissance aux Ă©lĂ©ments lourds du tableau pĂ©riodique comme l’or, le strontium ou le platine

P. 42

NEUROBIOLOGIE

LE TRAUMA À TRAVERS LES GÉNÉRATIONS

P. 62

BIO-INFORMATIQUE

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En couverture : © Photo Sylvain Entressangle, Reconstitution Élisabeth DaynĂšs / LookatSciences MĂ©daillon : © The Royal Society, Duncan.Hull, Wikimedia commons (CC BY-SA 4.0)

Les portraits des contributeurs sont de Seb Jarnot

Ce numĂ©ro comporte un courrier de rĂ©abonnement posĂ© sur le magazine sur une sĂ©lection d’abonnĂ©s.

Rachel Yehuda

Chez les personnes traversant des Ă©preuves psychologiques intenses, l’ADN subit parfois des modiïŹcations dites

« épigénétiques », qui se transmettent à leurs enfants, les rendant plus vulnérables à divers troubles psychiques.

« L’IA VA ACCÉLÉRER LES AVANCÉES SCIENTIFIQUES »

Entretien avec Demis Hassabis

Le succĂšs d’AlphaFold n’est qu’un dĂ©but pour les intelligences artiïŹcielles dans le champ scientiïŹque, explique Demis Hassabis, directeur gĂ©nĂ©ral de DeepMind, Ă  l’origine du programme d’IA qui rĂ©volutionne la biologie structurale.

4 / POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023
Astrophysique COMMENT ÉLÉMENTS LOURDS ÉpigĂ©nĂ©tique QUAND LE TRAUMA LES GÉNÉRATIONS 13256 –05/23 PREMIERS OUTILS ET SI C’ÉTAIT LUI
 Paranthropus, tailleur de pierre avant les humains DeepMind IA Pourquoi l’intelligence artiïŹcielle accĂ©lĂšre les dĂ©couvertes DeepMind
fr

P. 66

SCIENCE ET FICTION

JUSQU’OÙ VA

LA PENSÉE ALIEN ?

Laurent Vercueil

Les Martiens dĂ©crits par H G Wells dans La Guerre des mondes manifestaient une intelligence « vaste, calme et impitoyable », pas si Ă©loignĂ©e de la nĂŽtre D’autres Ɠuvres poussent bien plus loin l’exploration de l’altĂ©ritĂ© cognitive.

P. 72

HISTOIRE DES SCIENCES

LES ZONES GRISES DU PAIN BLANC

Maxime Guesnon

La baguette de pain, hĂ©ritage d’un passĂ© lointain dont les savoir-faire artisanaux se transmettent depuis des gĂ©nĂ©rations ?

Pas si sûr


P.

RENDEZ-VOUS

80

LOGIQUE & CALCUL

LES DURES LOIS DES COLLECTIONS

Jean-Paul Delahaye

ComplĂ©ter sa collection de vignettes est loin d’ĂȘtre simple Les mathĂ©matiques apportent des explications inattendues !

P.

86

ART & SCIENCE

Des archives de calcaire

LoĂŻc Mangin

P. 22 PALÉONTOLOGIE

PREMIERS OUTILS, ET SI C’ÉTAIT LUI


François Savatier

Il y a quelque 2,8 millions d’annĂ©es, des paranthropes sont vraisemblablement venus exploiter des carcasses d’animaux semi-aquatiques sur une rive du lac Victoria Les fragments de pierre retrouvĂ©s suggĂšrent qu’ils taillaient fort habilement des outils


P. 26 PALÉOANTHROPOLOGIE

PARANTHROPUS BOISEI, SI PROCHE ET SI DIFFÉRENT

Bernard A Wood et Alexis Williams

Pendant 1 million d’annĂ©es, nos ancĂȘtres africains ont cĂŽtoyĂ© un ĂȘtre Ă  la forme s’approchant de celle de l’humain, mais si particuliĂšre que les palĂ©oanthropologues peinent encore Ă  l’apprĂ©hender.

P. 88

IDÉES DE PHYSIQUE

Tout feu, tout ïŹ‚amme dans l’« ISS »

Jean-Michel Courty et Édouard Kierlik

P. 92

CHRONIQUES DE L’ÉVOLUTION

L’énigme des Ɠufs gĂ©ants de Madagascar

Hervé Le Guyader

P. 96

SCIENCE & GASTRONOMIE

L’atout phĂ©nol des olĂ©ogels d’olive

Hervé This

P. 98

À PICORER

POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023 / 5

PHYSIQUE DES PARTICULES

L’ANATOMIE DU PROTON, PLUS COMPLEXE QUE PRÉVU

Vue d’artiste de l’intĂ©rieur d’un proton. Les trois quarks de valence sont reprĂ©sentĂ©s en plus gros (deux u et un d) tandis que ceux de la mer de quarks virtuels sont plus petits. Les gluons sont reprĂ©sentĂ©s par les boucles.

Comment se rĂ©partit la masse Ă  l’intĂ©rieur du proton ? En sondant cette particule, des scientiïŹques ont mis en Ă©vidence une structure Ă  trois couches.

Dans ses premiers instants aprĂšs le Big Bang, l’Univers Ă©tait une soupe chaude de particules Ă©lĂ©mentaires. En se refroidissant, les quarks se sont combinĂ©s pour former les protons et les neutrons, qui se sont Ă  leur tour associĂ©s pour donner les premiers noyaux atomiques. Si la plupart de la masse visible de l’Univers est contenue aujourd’hui dans les protons et les neutrons des atomes, une Ă©nigme demeure. La masse des trois quarks du proton ne reprĂ©sente qu’environ 1 % de la masse de ce dernier. Au cours des dĂ©cennies passĂ©es, l’image de l’intĂ©rieur du proton s’est aïŹƒnĂ©e : les trois quarks baignent dans une mer agitĂ©e, remplie de gluons et de paires quark-antiquark qui surgissent du

vide et disparaissent aussitĂŽt. L’essentiel de la masse du proton provient ainsi, en vertu de la cĂ©lĂšbre formule E = mc2, de l’énergie cinĂ©tique des particules et de

laboratoire amĂ©ricain d’Argonne, et ses collĂšgues ont levĂ© le voile sur cette question Ils en ont dĂ©duit une premiĂšre idĂ©e du rayon moyen de la distribution de la masse du proton, ou « rayon de masse »

Jusqu’à prĂ©sent, les physiciens utilisaient une autre grandeur pour dĂ©ïŹnir la taille du proton : le rayon moyen de la distribution de la charge Ă©lectrique du proton, ou « rayon de charge ». En eïŹ€et, les quarks ont une charge Ă©lectrique et, en s’agitant dans le proton, ils forment une sphĂšre, chargĂ©e et aux bords ïŹ‚ous, pour laquelle on dĂ©termine un rayon moyen. Par exemple, en bombardant des protons avec des Ă©lectrons, les spĂ©cialistes ont mesurĂ© un rayon de charge de l’ordre de 0,88 femtomĂštre (10 – 15 mĂštre).

celle associĂ©e Ă  l’interaction forte, qui assure la cohĂ©sion du proton et dont les gluons sont les messagers.

Mais comment la masse se répartitelle au sein du proton ? Burcu Duran, du

Qu’en est-il du rayon de masse ? Les Ă©lectrons ne sont pas une bonne sonde pour Ă©tudier cette caractĂ©ristique du proton, car ils ne sont pas sensibles Ă  l’interaction forte et donc aux gluons En revanche , les quarks , porteurs d’une charge de « couleur » (l’équivalent de la charge Ă©lectrique pour l’interaction

6 / POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023
ÉCHOS DES LABOS
P. 6 Échos des labos P. 16 Livres du mois P. 18 Disputes environnementales P. 20 Les sciences à la loupe
© D. Dominguez/2020-2023 Cern
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Les quarks, sensibles aux gluons, sont une bonne sonde pour étudier le rayon de masse du proton
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forte), sont sensibles aux gluons L’idĂ©e est alors d’utiliser le mĂ©son J/Psi comme sonde Cette particule est composĂ©e d’un quark et d’un antiquark c (il existe six saveurs de quarks, le proton est constituĂ© des deux saveurs les plus lĂ©gĂšres avec deux u et un d, les quatre quarks plus lourds sont le c, le s, le t et le b). Les physiciens sont d’abord partis d’un faisceau d’électrons qui, en percutant une cible de cuivre, produit des photons En s’approchant d’un proton dans de l’hydrogĂšne liquide, le photon se convertit en un J/Psi, dont les quarks interagissent avec les gluons du proton Le mĂ©son a une durĂ©e de vie trĂšs courte et se dĂ©sintĂšgre au ïŹnal en une paire Ă©lectron-positron.

Les physiciens n’ont accĂšs qu’à ces deux derniĂšres particules. À partir des mesures sur les Ă©lectrons et les positrons menĂ©es au JeïŹ€erson Lab pendant un mois en 2019, ils ont dĂ©terminĂ© deux grandeurs nĂ©cessaires pour calculer le rayon de masse du proton Pour estimer ce rayon, les chercheurs ont utilisĂ© plusieurs modĂšles thĂ©oriques diïŹ€Ă©rents liĂ©s Ă  la chromodynamique quantique ou QCD (la thĂ©orie quantique des champs qui dĂ©crit l’interaction forte). Puis, ils ont comparĂ© leurs rĂ©sultats Ă  une technique numĂ©rique, la QCD sur rĂ©seau. Ils ont constatĂ© qu’un des modĂšles et la QCD sur rĂ©seau donnaient des rĂ©sultats trĂšs similaires, avec un rayon de masse de l’ordre de 0,75 femtomĂštre.

Le rayon de masse associĂ© aux gluons est plus petit que le rayon de charge Ce rĂ©sultat est surprenant et signiïŹe que l’essentiel de la masse venant du contenu en gluons est concentrĂ© dans une sphĂšre au centre, mais que les quarks circulent au-delĂ  et forment la sphĂšre de charge Plus Ă©tonnant, l’étude des gluons permet de dĂ©ïŹnir Ă©galement un autre rayon, le « rayon scalaire », qui serait de l’ordre de 1 femtomĂštre. Les gluons Ă©tendraient ainsi leur rĂŽle dans le conïŹnement des quarks un peu plus loin que le rayon de charge

Constituant essentiel de la matiĂšre, le proton se dĂ©voile sous la forme d’une structure complexe Ă  trois couches. Cette reprĂ©sentation reste Ă  conïŹrmer et Ă  aïŹƒner. De futures expĂ©riences, plus prĂ©cises, avec le J/Psi, sont Ă  l’étude, ou avec un autre mĂ©son, plus lourd, le Y, constituĂ© d’une paire quark-antiquark b n

MÉDECINE

SCLÉROSE EN PLAQUES

Pourquoi elle progresse plus vite chez les hommes

La sclĂ©rose en plaques touche prĂšs de 3 millions de personnes dans le monde, dont 115 000 en France. GrĂące Ă  l’étude du rĂŽle des hormones sexuelles dans la maladie, on comprend mieux pourquoi elle Ă©volue di Ă©remment selon le sexe. Explications d’Élisabeth Trai ort, qui a dirigĂ© ces travaux Ă  l’universitĂ© Paris-Saclay.

Propos recueillis par Marie-Neige Cordonnier

Ces di érences aident-elles à comprendre pourquoi les femmes sont plus touchées que les hommes ?

Pourquoi vous ĂȘtre intĂ©ressĂ©e au rĂŽle des hormones sexuelles dans la maladie ?

La sclĂ©rose en plaques (SEP) n’a ecte pas les hommes et les femmes de la mĂȘme façon. D’une part, elle touche trois fois plus de femmes que d’hommes. D’autre part, chez ces derniers, la maladie se dĂ©clare souvent plus tardivement et s’aggrave plus vite. Ces di Ă©rences nous ont incitĂ©s Ă  explorer comment les hormones sexuelles inïŹ‚uent sur la maladie.

Qu’avez-vous observĂ© ?

Chez des souris atteintes d’un modĂšle de la maladie, nous avons montrĂ© que, malgrĂ© leur faible production, les hormones mĂąles – les androgĂšnes –protĂšgent les femelles contre la maladie, et ce par un mĂ©canisme di Ă©rent de celui dĂ©crit chez les mĂąles. La SEP est une maladie auto-immune. Des cellules immunitaires attaquent le systĂšme nerveux central en dĂ©truisant la gaine de myĂ©line qui entoure les prolongements neuronaux – les axones. Chez les mĂąles, les androgĂšnes interviennent dans le thymus en y empĂȘchant la production de cellules immunitaires dirigĂ©es contre les propres cellules de l’organisme. Ces hormones ont en quelque sorte un e et neuroprotecteur et anti-inïŹ‚ammatoire Ă  distance. Elles induisent aussi la rĂ©gĂ©nĂ©ration de la myĂ©line au niveau des lĂ©sions, mais leur rĂ©cepteur (la protĂ©ine qui transmet leur signal aux cellules) reste trĂšs rare dans les tissus atteints. En revanche, nous avons dĂ©couvert que chez les femelles – et les femmes malades –, ce rĂ©cepteur est fortement exprimĂ© dans les cellules immunitaires prĂ©sentes dans le tissu nerveux lĂ©sĂ©. Comme chez les souris mĂąles, l’administration d’androgĂšnes a eu un e et remyĂ©linisant chez les femelles. Mais elle a aussi eu un puissant e et anti-inïŹ‚ammatoire local au niveau des lĂ©sions, absent chez les mĂąles.

Elles permettent plutĂŽt d’émettre des hypothĂšses concernant la progression plus rapide de la maladie chez les hommes que chez les femmes. La SEP commence sous une forme rĂ©currente-rĂ©mittente, oĂč les lĂ©sions causĂ©es par des poussĂ©es inïŹ‚ammatoires sont rĂ©versibles. Mais, avec le temps, elle progresse vers une forme secondaire avec une aggravation des symptĂŽmes sans aucune rĂ©mission. Selon une hypothĂšse actuelle, cette progression serait liĂ©e Ă  un environnement inïŹ‚ammatoire hostile Ă  la rĂ©gĂ©nĂ©ration de la myĂ©line. Or chez les souris femelles traitĂ©es par des androgĂšnes, cet environnement semble nettement plus favorable Ă  la rĂ©paration que celui des mĂąles recevant le mĂȘme traitement. Ce maintien d’un environnement hostile chez les mĂąles, mĂȘme en prĂ©sence d’androgĂšnes, pourrait contribuer Ă  accĂ©lĂ©rer l’évolution de la maladie vers la forme secondaire en empĂȘchant la remyĂ©linisation.

Vos travaux ouvrent-ils de nouvelles pistes thérapeutiques ?

Les di Ă©rences observĂ©es montrent qu’il pourrait ĂȘtre bĂ©nĂ©ïŹque d’adapter les traitements selon le sexe de la personne malade. Les thĂ©rapies actuelles visent Ă  ralentir la progression de la maladie en limitant la frĂ©quence et la sĂ©vĂ©ritĂ© des poussĂ©es inïŹ‚ammatoires. Maintenir aussi un taux d’androgĂšnes appropriĂ© chez les femmes atteintes de SEP aiderait Ă  ralentir encore la maladie. Mais avant de songer Ă  un essai clinique, il s’agit de travailler sur la formulation mĂ©dicamenteuse qui Ă©vitera les e ets pĂ©riphĂ©riques indĂ©sirables tout en normalisant la concentration d’androgĂšnes dans le systĂšme nerveux central. n

A. Zahaf et al., Nat. Commun., 2023. Source des chiffres : www.arsep.org

POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023 / 7 B. Duran et al., Nature, 2023.
ÉLISABETH TRAIFFORT neurobiologiste à l’Inserm

PALÉOGÉNÉTIQUE

L’ATLAS GÉNÉTIQUE DES EUROPÉENS DU PALÉOLITHIQUE RÉVÉLÉ

Le sĂ©quençage partiel de 356 gĂ©nomes de chasseurs-cueilleurs sapiens europĂ©ens conïŹrme certains chapitres du PalĂ©olithique supĂ©rieur et en rĂ©vĂšle de nouveaux, jusque-lĂ  inconnus.

L’atlas gĂ©nĂ©tique de l’Europe palĂ©olithique se prĂ©cise. L’équipe de Johannes Krause, de l’institut MaxPlanck pour l’anthropologie Ă©volutive Ă  Leipzig, a rassemblĂ© les sĂ©quençages de 1,24 million de sites de l’ADN de 356 chasseurs-cueilleurs sapiens provenant de plusieurs dizaines d’habitats palĂ©olithiques europĂ©ens occupĂ©s au cours des 35 000 derniĂšres annĂ©es. AprĂšs avoir comparĂ© ces proïŹls, les chercheurs ont dĂ©ïŹni plusieurs bassins gĂ©nĂ©tiques – les groupes de « Věstonice », « Fournol », etc. –, qu’ils ont reliĂ©s aux cultures matĂ©rielles pratiquĂ©es par leurs membres.

Les donnĂ©es des chercheurs ne concernent pas la premiĂšre culture matĂ©rielle paneuropĂ©enne – l’Aurignacien (de 43 000 à 33 000 ans avant le prĂ©sent) –, mais montrent que celle du Gravettien (33 000-26 000 ans), qui lui succĂšde, Ă©tait pratiquĂ©e non pas par une seule, mais par les deux populations qui se partageaient l’Europe avant le dernier maximum glaciaire (DMG, de 26 000  Ă  19 000 ans) : le groupe de Věstonice peuplait les territoires des actuelles Italie, RĂ©publique tchĂšque et Autriche et celui de Fournol Ă©tait rĂ©pandu dans le sudouest de l’Europe (France et Espagne).

Au cours du DMG, les populations humaines se sont rĂ©fugiĂ©es au sud : Ă  l’ouest du RhĂŽne et dans la pĂ©ninsule ibĂ©rique, Fournol a dĂ©veloppĂ© la culture matĂ©rielle du SolutrĂ©en (23 00019 000  ans) ; Ă  l’est, la tradition gravettienne a persistĂ© jusqu’à ce que, vers 17 000 ans, des groupes en provenance du Proche - Orient entrent en Italie, y fondant le groupe nommĂ© Villabruna Progressant vers le sud de la botte italienne, leur culture matĂ©rielle – l’Épigravettien (17 000-10 000 ans) – s’est aussi Ă©tendue au-delĂ  de l’Italie, puisque les chercheurs en ont trouvĂ© des traces en Espagne : nous apprenons ainsi que l’Épigravettien, que l’on pensait issu du Gravettien oriental, est d’importation

Les chercheurs ont aussi montrĂ© qu’aprĂšs le DMG, les populations rĂ©fugiĂ©es au sud se sont redĂ©ployĂ©es vers le nord, en mĂ©langeant les gĂšnes Villabruna et Fournol En France, en Belgique , en Allemagne et en Pologne

Ces Vénus gravettienne (à gauche), magdalénienne (au centre) et épigravettienne (à droite) illustrent certaines des plus importantes cultures matérielles qui se sont succédé chez les chasseurs-cueilleurs sapiens du Paléolithique supérieur en Europe.

actuelles, ces groupes ont donnĂ© la population « Goyet Q2 », associĂ©e Ă  la culture matĂ©rielle magdalĂ©nienne, connue pour son art pariĂ©tal Ă  couper le souïŹ„e Vers 14 000 ans, la fusion complĂšte entre Villabruna et Goyet Q 2 a donnĂ© le groupe Oberkassel – homogĂšne de la Pologne au Royaume-Uni !

Plus Ă  l’est, c’est une autre population dont les membres avaient une peau plus claire que ceux d’Oberkassel et des yeux sombres que l’on retrouve –  la population Sidelkino Enfin , mĂȘme si la dĂ©mographie des paysans nouveaux venus d’Anatolie Ă©tait plus forte que celle des chasseurs-cueilleurs qu’ils rencontraient alors qu’ils pĂ©nĂ©traient en Europe, les chercheurs ont constatĂ© que des individus dotĂ©s d’une ascendance principalement Oberkassel ont persistĂ© jusqu’en plein NĂ©olithique il y a environ 5 200 ans Adoptant le mode de vie agricole, ils nous ont transmis certains de leurs gĂšnes de chasseurs-cueilleurs n

8 / POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023 ÉCHOS DES LABOS
C. Posth et al., Nature, 2023.
De gauche à droite : © Bycro / Wikimedia Commons (CC BY-SA 4.0) ; © Jc Domenech / Wikimedia Commons (CC BY-SA 4.0) ; © Thilo Parg / Wikimedia Commons (CC BY-SA 4.0)

Abel 2023 : Luis Ca arelli

L’étude de la nature conduit parfois Ă  poser des questions qui paraissent trĂšs simples : quelle forme prend un glaçon quand il fond, comment un ïŹ‚uide s’écoule-t-il ? Mais les Ă©quations qui dĂ©crivent ces systĂšmes peuvent devenir un terrain de jeu trĂšs ardu pour les mathĂ©maticiens. De nombreux chercheurs s’attachent Ă  s’assurer que ces Ă©quations dites « aux dĂ©rivĂ©es partielles » se comportent de façon « sage ». C’est l’un des grands spĂ©cialistes de ce domaine, Luis Ca arelli, de l’universitĂ© du Texas, Ă  Austin, que l’AcadĂ©mie norvĂ©gienne des sciences a dĂ©cidĂ© de rĂ©compenser pour sa contribution fondamentale Ă  la thĂ©orie de la rĂ©gularitĂ© pour les Ă©quations aux dĂ©rivĂ©es partielles non linĂ©aires. https ://abelprize.no/

PHYSIQUE

UN SOLITON JONGLEUR

Dans un rĂ©servoir rempli d’eau, trĂšs Ă©troit et soumis Ă  des vibrations verticales, Camila Sandivari, de l’universitĂ© du Chili, Ă  Santiago, et ses collĂšgues ont créé une vague d’un type particulier, un soliton. Les solitons sont des ondes uniques Ă  l’image des tsunamis. Le soliton Ă©tudiĂ© ici est localisĂ© dans l’espace, c’est-Ă -dire qu’il ne se dĂ©place pas sur toute la longueur de la cuve, mais il oscille entre les deux parois. Ainsi, au milieu de la cuve, la vague semble s’élever le long d’une paroi, y atteindre une hauteur maximale avant de redescendre et remonter sur la paroi juste en face. Jusque-lĂ  rien de trĂšs surprenant. Les physiciens ont alors lĂąchĂ© une goutte d’eau au milieu du soliton Si la goutte arrive au bon moment, elle se met Ă  rebondir sur le soliton comme si ce dernier jonglait avec la particule de ïŹ‚uide. Le systĂšme est trĂšs stable : dans certaines conditions, les chercheurs ont observĂ© une goutte vivre pendant prĂšs de quatre-vingt-dix minutes (ce qui correspond Ă  prĂšs de 10 000  rebonds) avant de fusionner

La goutte rebondit sur un type particulier de vague, un soliton. Ce dernier oscille sur place et semble jongler avec la goutte, qui peut atteindre une durée de vie de quatre-vingt-dix

avec le bain. Ils ont aussi constatĂ© que si la goutte s’écarte du centre, le soliton la ramĂšne Ă  sa position centrale. Ce comportement est l’analogue hydrodynamique du fonctionnement des pinces optiques, oĂč l’onde d’un laser est capable de piĂ©ger de petites particules n

POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023 / 9
minutes ! C. Sandivari et al., Physical Review Fluids, 2023. Prix
© C.
et al./Phys. Rev.
EN BREF
Sandivari
Fluids

La chronique de YVES GINGRAS professeur d’histoire et sociologie des sciences Ă  l’universitĂ© du QuĂ©bec Ă  MontrĂ©al, directeur scientiïŹque de l’Observatoire des sciences et des technologies, au Canada

POSTDOCTORANTS EN GRÈVE !

Aux États-Unis, les chercheurs postdoctorants s’organisent en syndicats et luttent pour de meilleures conditions de travail. Inattendu ? Pas tant que cela


En novembre 2022, des milliers de postdoctorants rĂ©partis sur les diïŹ€Ă©rents campus de l’universitĂ© de Californie ont fait grĂšve pendant deux semaines pour obtenir un nouveau contrat amĂ©liorant leurs conditions de travail. Cet Ă©vĂ©nement m’a rappelĂ© la belle expression de Gaston Bachelard pour dĂ©crire la dynamique de la recherche scientiïŹque Ă  son Ă©poque : « L’union des travailleurs de la preuve. » Il avait bien compris que la science est une entreprise essentiellement collective, donc sociale, mais il en prĂ©sentait dans son ouvrage Le Rationalisme appliquĂ© (1949) une version quelque peu dĂ©sincarnĂ©e, les savants ne semblant pas avoir besoin d’argent pour vivre.

Il est probable que s’il portait aujourd’hui son regard sur ce que sont et font les « travailleurs de la preuve », le philosophe noterait que leur « union » s’est matĂ©rialisĂ©e en un vĂ©ritable syndicat de chercheurs en raison mĂȘme d’un processus d’industrialisation de la recherche scientiïŹque Cette syndicalisation des « postdocs » est survenue prĂšs

de cinquante ans aprĂšs celle des professeurs, dĂ©marrĂ©e dans les annĂ©es 1960, car le rĂŽle des postdoctorants dans le systĂšme de production des connaissances n’a pris de l’importance qu’à compter des annĂ©es 1980, d’abord aux États-Unis, puis ailleurs Aux États-Unis, leur nombre a plus que triplĂ© entre 1980

La prise de conscience progressive des conditions de vie et de travail prĂ©caires des postdoctorants a stimulĂ© la fondation en  2002 d’une Association amĂ©ricaine de postdoctorants Cette organisation , comme son homologue canadienne fondĂ©e en 2011, misait sur le dialogue et la discussion avec les universitĂ©s. Ne parvenant pas Ă  des rĂ©sultats notables, elle fut vite doublĂ©e Ă  sa gauche par des chercheurs qui prĂŽnaient plutĂŽt la syndicalisation, seule façon juridiquement contraignante de nĂ©gocier dans le cadre des lois du code du travail, comme le font la plupart des autres travailleurs. Un premier syndicat de postdocs, aïŹƒliĂ© au centre de santĂ© de l’universitĂ© du Connecticut, obtint ainsi une accrĂ©ditation en 2003 et rĂ©ussit dĂšs l’annĂ©e suivante Ă  signer une premiĂšre convention collective amĂ©liorant les salaires et les conditions de travail (congĂ©s de maladie, vacances payĂ©es, etc.). Les postdoctorants de l’universitĂ© de Californie, les plus nombreux aux ÉtatsUnis, les suivirent Ă  partir de 2008, non sans parfois devoir faire grĂšve pour crĂ©er un vĂ©ritable rapport de force

Il est signiïŹcatif que plusieurs syndicats de postdoctorants aient choisi de s’aïŹƒlier au puissant syndicat de l’United Auto Workers (« les travailleurs unis de l’automobile » ). Les conditions de la recherche contemporaine ( forte division du travail, pression Ă  publier, postes prĂ©caires
) ne leur permettaient probablement plus de se considĂ©rer comme des artisans de la science se prĂ©parant Ă  succĂ©der un jour Ă  des patrons « mentors » – dans un climat oĂč le bel idĂ©al du progrĂšs de la science faisait oublier la prĂ©caritĂ© –, mais comme de simples cols bleus de la recherche.

et 2018, passant de 18 000 à 65 000, alors mĂȘme que celui des postes de professeurs-chercheurs stagnait et ne pouvait plus absorber les nouveaux docteurs Selon des donnĂ©es amĂ©ricaines, alors que 55 % de diplĂŽmĂ©s en biologie obtenaient, en 1973, un poste universitaire au plus tard six ans aprĂšs la ïŹn de leur thĂšse, ils n’étaient plus que 15 % en 2006.

En somme, pour le meilleur ou pour le pire , la syndicalisation grandissante de tous les acteurs du systĂšme de la recherche (doctorant, postdoc, professeur, chercheur, ingĂ©nieur de recherche) n’est qu’une rĂ©ponse rationnelle Ă  un nouvel Ă©tat de ce systĂšme , de plus en plus gĂ©rĂ© comme une entreprise qui doit ĂȘtre eïŹƒciente et faire toujours plus avec toujours moins de ressources n

20 / POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023
LES SCIENCES À LA LOUPE
Les postdoctorants se considĂšrent comme de simples cols bleus de la recherche

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25 et 26 mai : La résilience de la nature

29 et 30 juin :

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28 et 29 septembre : Le merveilleux au cƓur de la nature

26 et 27 o obre :

L’unitĂ© du vivant

23 et 24 novembre : De l’importance des arbres

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L’ESSENTIEL

> Tenir des galets dans les deux mains et les dĂ©biter en les frappant l’un contre l’autre est un art que l’on attribuait jusqu’ici au seul genre Homo.

> Un site kĂ©nyan datant de 2,8 millions d’annĂ©es a cependant livrĂ© des dents de paranthropes mĂȘlĂ©es Ă  des outils ainsi fabriquĂ©s.

> Ainsi, selon toutes les apparences, le genre disparu Paranthropus, cousin du nÎtre, utilisait de tels outils pour débiter chair et végétaux. Des paranthropes furent-ils les premiers tailleurs de pierre ?

L’AUTEUR

FRANÇOIS SAVATIER journaliste à Pour la Science

© Photo Sylvain Entressangle, Reconstitution Elisabeth Daynes / LookatSciences
PALÉONTOLOGIE

PREMIERS OUTILS Et si c’était lui


Il y a quelque 2,8 millions d’annĂ©es, des paranthropes sont vraisemblablement venus exploiter des carcasses d’animaux semi-aquatiques sur une rive du lac Victoria. Les fragments de pierre retrouvĂ©s suggĂšrent qu’ils taillaient fort habilement des outils


Paranthropus boisei est l’une des espĂšces du genre Paranthropus. Apparue en Afrique il y a environ 2,3 millions d’annĂ©es, cette espĂšce bipĂšde et omnivore Ă  tendance herbivore a cĂŽtoyĂ© les humains pendant plus de 1 million d’annĂ©es.

POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023 / 23

En 2015, Ă  Ledi-Geraru, dans les Afars, en Éthiopie, on met au jour un fossile vieux de 2,8  millions d’annĂ©es : LD 350-1. Cette demimandibule est hominine, c’est-Ă dire qu’elle appartient Ă  la lignĂ©e regroupant ardipithĂšques, australopithĂšques et humains divers, bref toutes les formes prĂ©humaines ou humaines issues, avec les chimpanzĂ©s, de notre ancĂȘtre commun il y a quelque

8  millions d’annĂ©es Certaines des caractĂ©ristiques de cette demi-mandibule sont archaĂŻques, mais d’autres sont si humaines qu’elles la placent hors de la lignĂ©e australopithĂšque, donc au sein du genre Homo Or Ledi-Geraru a aussi livrĂ© des galets amĂ©nagĂ©s et autres Ă©clats coupants, ce qu’on qualiïŹe d’outils « de mode 1 », ou « oldowayens », parce qu’on les associait Ă  l’origine seulement aux membres de l’espĂšce H habilis, qui ont vĂ©cu dans les gorges d’Olduvai vers 1,8  million d’annĂ©es (lire l’article page 26). Comme leur Ăąge de 2,6 millions d’annĂ©es en faisait alors les plus anciens outils oldowayens connus, on les a naturellement attribuĂ©s Ă  l’espĂšce humaine de LD 350-1. Toutefois, l’équipe de Thomas Plummer, de l’universitĂ© de New York, vient d’en dĂ©couvrir d’autres Ă  Nyayanga, au Kenya, taillĂ©s par des paranthropes il y a quelque 2,8  millions d’annĂ©es, soit un million d’annĂ©es plus tĂŽt qu’à Ledi-Geraru
 Comment concilier les dĂ©couvertes de Ledi-Geraru et de Nyayanga ?

SituĂ© sur une berge de la pĂ©ninsule de Homa, sur les rives nord-est du lac Victoria, au Kenya, le site de Nyayanga, est extrĂȘmement ancien. L’ancrage dans le temps de sa pile sĂ©dimentaire Ă  l’aide de datations palĂ©omagnĂ©tique et radiochronologique suggĂšre un horizon archĂ©ologique compris entre 3,032 et 2,595 millions d’annĂ©es , intervalle dont la valeur mĂ©diane est 2,8  millions d’annĂ©es Quand les chercheurs y mirent au jour de premiers outils oldowayens, leur premier rĂ©ïŹ‚exe fut de les attribuer Ă  Homo C’est pourquoi deux des membres de l’équipe – la palĂ©oanthropologue Emma Finestone et le prĂ©parateur des musĂ©es nationaux du Kenya Blasto Onyango – vĂ©curent un vĂ©ritable choc lorsque, sous des os d’hippopotame, ils aperçurent une premiĂšre molaire Ă©norme mĂȘlĂ©e Ă  des outils oldowayens La dĂ©couverte d’une autre grosse molaire partielle ajouta Ă  leur Ă©tonnement : tant l’énorme taille de ces deux dents que leurs traits ïŹns prouvaient leur appartenance Ă  un paranthrope

Le genre Paranthropus rassemble ce qu’on nomme des « australopithĂšques robustes » bipĂšdes, qui ont vĂ©cu en Afrique entre 2,9 et 1,2  millions d’annĂ©es Son espĂšce la plus connue est P. boisei (lire l’article page 26). Les paranthropes Ă©tonnent les palĂ©oanthropologues par le grand contraste existant entre leurs petites dents de devant et leurs Ă©normes prĂ©molaires et molaires Une telle dentition

Le site de Nyayanga, situĂ© prĂšs d’une rive du lac Victoria, Ă©tait un vĂ©ritable paradis pour paranthropes : riche en graminĂ©es – leur nourriture prĂ©fĂ©rĂ©e – pendant la saison humide, il offrait aussi les carcasses d’animaux aquatiques qu’il Ă©tait possible de charogner pendant la saison sĂšche, alors que manquaient les vĂ©gĂ©taux consommables.

suggĂšre qu’ils se servaient souvent de leurs molaires pour broyer des graminĂ©es , des graines, des racines et des tubercules, voire des insectes qui s’en nourrissent, comme les termites, mais pouvaient aussi Ă  l’occasion cisailler de la viande avec leurs dents de devant. Il s’agissait donc avant tout d’herbivores, trĂšs aptes Ă  consommer des graminĂ©es en saison humide, des vĂ©gĂ©taux coriaces en saison sĂšche, mais aussi, quand ces vĂ©gĂ©taux manquaient –capables de charogner

De fait, sur le site, les chercheurs ont mis au jour 1 176 os provenant de tortues, d’hippopotames, de crocodiles et d’autres animaux de bord d’eau , morts sur place sans doute Plusieurs de ces os portent des traces d’activitĂ©s de boucherie. L’usure observĂ©e sur 30 outils conïŹrme la transformation par pilonnage non seulement de restes de faune, mais aussi de tissus vĂ©gĂ©taux, ce qui apparaĂźt caractĂ©ristique de paranthropes avant tout herbivores, dont la carnivorie n’était sans doute qu’opportuniste. Leurs Ă©normes prĂ©molaires et molaires servant prioritairement Ă  mastiquer des vĂ©gĂ©taux, les paranthropes semblent avoir pratiquĂ© une sorte de « prĂ©mastication outillĂ©e » de la viande. Les essais pratiquĂ©s par les chercheurs induisent que seules plusieurs heures d’utilisation des outils sont Ă  mĂȘme d’expliquer les

24 / POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023 PALÉONTOLOGIE PREMIERS OUTILS : ET SI C’ÉTAIT LUI
 © J.S. Oliver, Homa Peninsula Paleoanthropology Project

macro- et microtraces observĂ©es Les marques de coupure et autres dommages par percussion montrent que l’on consommait tant la viande encore attachĂ©e aux os que la moelle conservĂ©e en leur sein Une cĂŽte striĂ©e par un Ă©clat coupant et les os de deux hippopotames disposĂ©s en tas, prĂšs desquels on retrouve des outils, indiquent qu’ils ont Ă©tĂ© Ă©quarris, activitĂ© que l’on imagine mal s’ĂȘtre produite aprĂšs une chasse


La qualitĂ© des 330 outils taillĂ©s Ă  Nyayanga est remarquable Le mode 1, l’Oldowayen, fut prĂ©cĂ©dĂ© par le Lomekwien, qui date de 3,3 millions d’annĂ©es, une technique de taille consistant Ă  choquer des pierres sur une « enclume ». Pour sa part, l’Oldowayen est une technique Ă  mains libres : il consiste Ă  frapper un « galet » tenu dans une main – c’est-Ă -dire une pierre –avec un percuteur (une autre pierre) tenu par l’autre main, soit pour le doter d’un tranchant sur une face ou deux, soit pour en tirer des Ă©clats. La pierre choquĂ©e est un « nuclĂ©us ». À Nyayanga, plus de 20 % des outils sont des nuclĂ©us. Les autres sont soit les Ă©clats qui en furent dĂ©bitĂ©s , soit des percuteurs durs (pierre) portant des traces de chocs rĂ©pĂ©tĂ©s. Les roches taillĂ©es – quartz, quartzite, rhyolite et carbonatite –, toutes volcaniques Ă©tant donnĂ© le substrat gĂ©ologique du site, illustrent le comportement opportuniste de tailleurs de pierre qui savaient transformer des roches diverses en outils, bref d’artisans expĂ©rimentĂ©s pratiquant une tradition technique bien installĂ©e

PARADIS POUR PARANTHROPES

S’agit - il vraiment de paranthropes ?

L’emplacement de la molaire au milieu d’ossements et d’éclats tranchants ainsi que la dĂ©couverte du fragment d’une autre dent rend trĂšs invraisemblable une prĂ©sence seulement fortuite de ces australopithĂšques robustes Argument supplĂ©mentaire : la restitution de l’environnement Ă  partir d’une analyse des rapports isotopiques du carbone dans les carbonates mĂȘlĂ©s au sol et des dents de bovidĂ©s trouvĂ©es sur le site indique que les occupants de Nyayanga vivaient dans un habitat mĂ©sique – Ă  humiditĂ© moyenne – fait de brousses, de savanes arborĂ©es et de zones arbustives de bord de l’eau Bref, il s’agissait d’un paradis pour paranthropes, trĂšs riche en graminĂ©es et en plantes herbacĂ©es pendant la saison humide, mais dotĂ© aussi de carcasses Ă  exploiter quand rĂ©gnait la disette Ainsi, l’hypothĂšse la plus probable est qu’à Nyayanga , des paranthropes ont exploitĂ© des animaux semiaquatiques morts au bord de l’eau Ă  l’aide de leurs propres outils

Il s’agit lĂ  d’un comportement opportuniste, s’inscrivant dans une stratĂ©gie alimentaire sans doute pratiquĂ©e aussi Ă  des nuances prĂšs par d’autres hominines De fait, les tailles de la canine, de la grosse prĂ©molaire et des trois

10 millimĂštres

4 centimĂštres

En haut, le fragment d’une molaire infĂ©rieure (Ă  gauche) et la molaire supĂ©rieure de paranthrope (Ă  droite) trouvĂ©s au milieu d’outils abandonnĂ©s parmi les os d’un hippopotame, dont la carcasse fut exploitĂ©e. En dessous, quelques-uns des outils oldowayens trouvĂ©s Ă  Nyayanga : (de gauche Ă  droite) un percuteur portant des traces de choc, un nuclĂ©us dans la masse duquel manquent plusieurs Ă©clats, puis quelques exemples d’éclats tranchants.

grosses molaires attachĂ©es Ă  LD 350-1 coĂŻncident avec celles des mĂȘmes dents du trĂšs herbivore Australopithecus afarensis Étant donnĂ© que l’on sait que la consommation accrue de viande a jouĂ© un rĂŽle crucial dans l’hominisation, cela montre que la forme humaine de LD 350-1 Ă©tait encore assez herbivore Cela semble indiquer qu’elle Ă©tait transitionnelle entre les australopithĂšques et les humains et date d’un temps pendant lequel tous les hominines d’écologies comparables – les paranthropes, des australopithĂšques graciles (Aus. garhi ?) et de premiers humains proches de ces derniers – fabriquaient des outils similaires pour mieux tirer parti des ressources disponibles Cette Ă©poque de gĂ©nĂ©ralisation de la mastication outillĂ©e est aussi celle de l’hominisation Quand commencet- elle ? Avant trois millions d’annĂ©es, suggĂšrent les dĂ©couvertes faites Ă  Nyayanga, car, d’aprĂšs sa datation, le site pourrait avoir cet Ăąge. Survivant par des stratĂ©gies proches dans les mĂȘmes milieux , paranthropes et premiers humains ne pouvaient que se croiser Peut-ĂȘtre Ă©changeaient-ils ? Qui a imitĂ© qui ? n

BIBLIOGRAPHIE

T. W. Plummer et al., Expanded geographic distribution and dietary strategies of the earliest Oldowan hominins and Paranthropus, Science, 2023.

A. Gibbons, Should an also-ran in human evolution get more respect ?, Science, 2023.

S. Harmand, Les plus vieux outils du monde, Dossier Pour la Science n° 94, janvier 2017.

B.Villmoare et al., Early Homo at 2.8 Ma from Ledi-Geraru, Afar, Ethiopia, Science, 2015.

POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023 / 25 ©
S. E. Bailey, Homa Peninsula Paleoanthropology Project (en haut) ; T.W. Plummer, J.S. Oliver, and E. M. Finestone, Homa Peninsula Paleoanthropology Project (en bas)

Paranthropus boisei Si proche et si di ïŹ€ Ă©rent

Pendant 1 million d’annĂ©es, nos ancĂȘtres africains ont cĂŽtoyĂ© un ĂȘtre Ă  la forme s’approchant de celle de l’humain, mais si particuliĂšre que les palĂ©oanthropologues peinent encore Ă  l’apprĂ©hender.

Aucune famille n’est Ă  l’abri de se dĂ©couvrir un parent inconnu. Peut- ĂȘtre Ă©tait- il pirate ou chercheur d’or ? Si , en tant qu’Homo sapiens, nous nous interrogeons Ă  ce propos, force est de constater que nous possĂ©dons bien un parent inconnu, et un vrai original : Paranthropus boisei ! Ce « para-humain » fait partie de notre lignĂ©e, la lignĂ©e humaine, dont les membres – les ardipithĂšques , australopithĂšques et humains divers dĂ©signĂ©s ensemble par le terme « hominines » – comprennent toutes les formes qui ont coexistĂ© et se sont succĂ©dĂ© jusqu’à nous depuis la sĂ©paration d’avec le chimpanzĂ©, il y a

quelque 8  millions d’annĂ©es Assez petit , P.  boisei se tenait droit, avait un petit cerveau, d’énormes prĂ©molaires et molaires Les traces qu’il nous a laissĂ©es dans les archives fossiles remontent jusque vers 2,3 millions d’annĂ©es et disparaissent vers 1,3  million d’annĂ©es, peu avant qu’apparaissent de premiers indices de l’utilisation contrĂŽlĂ©e du feu.

En Afrique, nombre de sites Ă  vestiges de P. boisei ont aussi livrĂ© des signes de la prĂ©sence d’autres hominines, notamment de premiers membres du genre Homo, ce qui implique que nos ancĂȘtres ont probablement partagĂ© leurs milieux de vie avec des paranthropes pendant plus de 1  million d’annĂ©es Cette longue

26 / POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023
PALÉOANTHROPOLOGIE
© Human Origins Program,
NMNH, Smithsonian Institution
Paranthropus boisei mĂąle

L’ESSENTIEL LES AUTEURS

> Paranthropus boisei, un Ă©trange australopithĂšque robuste dotĂ© d’énormes dents masticatrices, a vĂ©cu dans les mĂȘmes Ă©cosystĂšmes que les premiers humains.

> DĂ©couvert d’abord dans les gorges d’Olduvai, comme son contemporain H. habilis, il semble avoir Ă©tĂ©, comme ce dernier, intĂ©gralement bipĂšde et omnivore, mais bien plus herbivore que carnivore.

> P. boisei nous renseigne sur les conditions de l’hominisation. Pendant 1 million d’annĂ©es, sans que des changements notables le marquent, il a cĂŽtoyĂ© des humains, dont la cognition, le comportement et le rĂ©gime alimentaire Ă©voluaient, au contraire, rapidement.

BERNARD A. WOOD palĂ©oanthropologue, professeur Ă  l’universitĂ© George-Washington, directeur du Centre pour l’étude avancĂ©e de la palĂ©obiologie humaine

ALEXIS WILLIAMS

palĂ©oanthropologue, doctorante au Centre pour l’étude avancĂ©e de la palĂ©obiologie humaine de l’universitĂ© George-Washington

coexistence constitue une chance scientiïŹque de taille, puisque tout ce que l’on apprend sur le mode de vie paranthrope nous renseigne aussi sur les conditions de vie et les pressions sĂ©lectives qu’aïŹ€rontaient nos ancĂȘtres

LES GORGES D’OLDUVAI, UN VRAI CASSE-TÊTE

Dans la plaine du Serengeti – 60000 kilomĂštres carrĂ©s de savanes partagĂ©es entre Tanzanie et Kenya –, des riviĂšres et des ruisseaux ont creusĂ© un ravin abrupt long de 48 kilomĂštres : les gorges d’Olduvai C’est ce segment de la branche orientale de la vallĂ©e du Grand Rift africain qui nous a livrĂ© les premiers fossiles de P boisei LĂ , des

strates gĂ©ologiques mises au jour par le ravinement contiennent un riche trĂ©sor de fossiles et d’outils en pierre datant des deux derniers millions d’annĂ©es. Dans les annĂ©es 1930, Louis et Mary Leakey commencĂšrent Ă  ramasser des centaines de ces outils lithiques dans les niveaux infĂ©rieurs des gorges Mais au bout de vingt ans de rĂ©colte, le fameux couple de palĂ©oanthropologues n’était toujours pas parvenu Ă  identiïŹer l’auteur des outils. En 1955, enïŹn, ils ïŹnirent par tomber sur une molaire et sur une canine supĂ©rieure hominines. Cependant, elles ne pouvaient guĂšre avoir appartenu Ă  un humain, car la couronne de la molaire Ă©tait Ă©norme par rapport Ă  celle de la canine

L’espĂšce Paranthropus boisei frappe par son dimorphisme sexuel : tandis que les mĂąles ont une Ă©norme articulation temporomandibulaire et une crĂȘte sur le sommet du crĂąne (dite « crĂȘte sagittale »), les femelles apparaissent beaucoup plus graciles et sont dĂ©nuĂ©es de cette crĂȘte (la diffĂ©rence de couleurs entre les photos des crĂąnes n’est pas liĂ©e Ă  ce dimorphisme).

POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023 / 27
Paranthropus boisei femelle

Deux Ă©toiles Ă  neutrons s’effondrent l’une sur l’autre. Des observations rĂ©centes Ă©tayent la thĂ©orie selon laquelle de nombreux Ă©lĂ©ments lourds du tableau pĂ©riodique se forment lors de tels Ă©vĂ©nements cosmiques.

52 / POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023
ASTROPHYSIQUE

Alchimie cosmique

De nouvelles observations mettent en Ă©vidence la façon dont les cataclysmes cosmiques donnent naissance aux Ă©lĂ©ments lourds du tableau pĂ©riodique comme l’or, le strontium ou le platine.

POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023 / 53
© Ron Miller

L’ESSENTIEL

> On connaĂźt bien les conditions de formation des Ă©lĂ©ments chimiques : juste aprĂšs le Big Bang, pour les plus lĂ©gers ; lors de la fusion nuclĂ©aire au cƓur des Ă©toiles jusqu’au fer avec ses 26 protons.

> L’origine des Ă©lĂ©ments lourds du tableau pĂ©riodique, comme l’or et le platine, se limitait cependant jusqu’à rĂ©cemment Ă  des spĂ©culations thĂ©oriques.

> En observant simultanĂ©ment des ondes gravitationnelles et de la lumiĂšre Ă©mises lors de la fusion de deux Ă©toiles Ă  neutrons, les scientiïŹques ont montrĂ© que du strontium Ă©tait prĂ©sent. Lors de ces collisions cosmiques, les noyaux atomiques captureraient de nombreux neutrons trĂšs rapidement et seraient ainsi convertis en noyaux lourds.

L’AUTRICE

Ce texte est une adaptation de l’article Cosmic Alchemy, publiĂ© par ScientiïŹc American en janvier 2023.

SANJANA CURTIS astrophysicienne nuclĂ©aire au dĂ©partement d’astronomie et d’astrophysique de l’universitĂ© de Chicago, aux États-Unis

Nous sommes entourĂ©s de poussiĂšres d’étoiles . Nous sommes aussi faits de poussiĂšres d’étoiles . Environ la moitiĂ© des atomes lourds

plus lourds que le fer

proviennent de certaines des explosions les plus violentes du cosmos. Alors que l’Univers s’agite , que de nouvelles Ă©toiles et de nouvelles planĂštes se forment Ă  partir de gaz et de poussiĂšres, ces Ă©lĂ©ments lourds ïŹnissent par atteindre la Terre et d’autres mondes Une Ă©volution de 3,7  milliards d’annĂ©es sur notre planĂšte nous a rendus dĂ©pendants de ces Ă©lĂ©ments, nous les humains, ainsi que de nombreuses autres espĂšces L’iode , par exemple, entre dans la composition chimique des hormones dont nous avons besoin pour contrĂŽler le dĂ©veloppement de notre cerveau et rĂ©guler notre mĂ©tabolisme Le microplancton ocĂ©anique Acantharea utilise le strontium pour crĂ©er un squelette minĂ©ral complexe Le gallium est indispensable pour fabriquer des puces Ă©lectroniques pour nos smartphones et des Ă©crans pour nos ordinateurs portables .

Les miroirs du tĂ©lescope spatial James-Webb sont couverts d’or, un Ă©lĂ©ment trĂšs utile car il est inerte chimiquement et rĂ©flĂ©chit la lumiĂšre infrarouge
 sans parler de son succĂšs en bijouterie

Les scientiïŹques connaissent depuis longtemps , dans ses grandes lignes , le processus Ă  l’origine de ces Ă©lĂ©ments. Mais les dĂ©tails sont restĂ©s trĂšs dĂ©battus pendant des annĂ©es Jusqu’à ce que , rĂ©cemment , des astronomes

observent directement la synthĂšse d’élĂ©ments lourds. D’aprĂšs ces nouveaux indices , il semblerait que les choses se dĂ©roulent Ă  peu prĂšs de la maniĂšre suivante.

Il y a bien longtemps, une Ă©toile plus de dix fois plus massive que notre Soleil est morte dans une explosion spectaculaire, donnant naissance Ă  l’un des objets les plus Ă©tranges de l’Univers : une Ă©toile Ă  neutrons Cette nouvelle Ă©toile n’était autre qu’un vestige du noyau stellaire initial , comprimĂ© jusqu’à des densitĂ©s extrĂȘmes – la nature de la matiĂšre dans ces conditions n’est pas encore comprise L’étoile Ă  neutrons aurait pu refroidir pour toujours dans les profondeurs de l’espace, et son histoire se serait arrĂȘtĂ©e lĂ  Mais la plupart des Ă©toiles massives font partie de systĂšmes binaires, avec une jumelle Le sort de la premiĂšre Ă©toile ïŹnit par s’abattre sur sa partenaire Les deux Ă©toiles Ă  neutrons se mirent alors Ă  danser durant des millĂ©naires, d’abord l’une autour de l’autre, puis en spirale , de plus en plus rapidement . Alors qu’elles se rapprochaient, des forces de marĂ©e les dĂ©chirĂšrent, projetant dans l’espace de la matiĂšre riche en neutrons , Ă  des vitesses proches d’un tiers de la vitesse de la lumiĂšre. EnïŹn, les Ă©toiles fusionnĂšrent, ce qui Ă©mit des ondulations de l’espace-temps et dĂ©clencha un feu d’artiïŹce cosmique dans tout le spectre Ă©lectromagnĂ©tique.

FUSION AU CRÉTACÉ

Au moment de la fusion, dans une partie tranquille d’une galaxie lointaine, à environ

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130 millions d’annĂ©es-lumiĂšres, notre planĂšte bleue abritait des dinosaures. Les ondulations de l’espace-temps, appelĂ©es « ondes gravitationnelles » , se frayĂšrent un chemin Ă  travers le cosmos et, le temps qu’elles parcourent l’immense distance vers la Terre, la vie sur la planĂšte changea drastiquement De nouvelles espĂšces Ă©voluĂšrent et s’éteignirent, des civilisations se dĂ©veloppĂšrent et disparurent, et des humains curieux observĂšrent le ciel, puis dĂ©veloppĂšrent des instruments capables de faire des choses incroyables, comme mesurer d’infimes distorsions de l’espace - temps Finalement, les ondes gravitationnelles – qui se dĂ©placent Ă  la vitesse de la lumiĂšre – et la lumiĂšre Ă©mise lors de la fusion des deux Ă©toiles Ă  neutrons atteignirent la Terre en mĂȘme temps Les astrophysiciens dĂ©tectĂšrent un signal indiquant la prĂ©sence de nouveaux Ă©lĂ©ments chimiques C’est ainsi que l’humanitĂ© assista Ă  la production d’élĂ©ments lourds pour la premiĂšre fois

En tant que spĂ©cialiste des cataclysmes cosmiques, je suis captivĂ©e Ă  la fois par la science et par le romantisme de cette histoire – la crĂ©ation de quelque chose de nouveau et de durable, voire de prĂ©cieux, Ă  partir des vestiges d’une Ă©toile Que nous puissions enïŹn voir ce qui se passe m’enthousiasme. Cette dĂ©couverte a rĂ©pondu Ă  des questions que les astrophysiciens se posent depuis longtemps, mais elle soulĂšve aussi des questions entiĂšrement nouvelles Comme de nombreux scientiïŹques, je suis stimulĂ©e par le fait que, depuis rĂ©cemment, nous pouvons dĂ©tecter Ă  la fois la lumiĂšre et les ondes gravitationnelles d’une mĂȘme source cosmique Ceci va nous aider Ă  comprendre les explosions cosmiques et la synthĂšse des Ă©lĂ©ments comme jamais auparavant

NOUS SOMMES DE LA POUSSIÈRE D’ÉTOILE

La recherche sur la formation des Ă©lĂ©ments lourds fait partie d’un eïŹ€ort scientiïŹque plus vaste, qui cherche la rĂ©ponse Ă  une question fondamentale : d’oĂč vient tout – tout ce qui existe ? L’histoire cosmique des Ă©lĂ©ments du tableau pĂ©riodique s’étend de quelques minutes aprĂšs le Big Bang jusqu’à nos jours La synthĂšse des premiers Ă©lĂ©ments, les plus lĂ©gers (hydrogĂšne, hĂ©lium et lithium), s’est produite environ trois minutes aprĂšs la naissance de l’Univers. Les premiĂšres Ă©toiles, trĂšs brillantes, se sont formĂ©es avec ces ingrĂ©dients. Elles ont fusionnĂ© en leur cƓur de nouveaux Ă©lĂ©ments, d’abord au cours de leur vie, puis lors de leur mort explosive La gĂ©nĂ©ration suivante d’étoiles est nĂ©e des dĂ©bris de ces explosions, enrichie des Ă©lĂ©ments chimiques créés par les premiĂšres Ă©toiles. Ce processus est toujours en cours aujourd’hui : il donne naissance Ă  tous les Ă©lĂ©ments, de l’hĂ©lium (deux protons par atome)

jusqu’au fer (26 protons). À l’autre bout du spectre, les Ă©lĂ©ments les plus lourds comme le tennesse (117 protons) ne sont pas créés par la nature – ce sont les physiciens qui les forcent Ă  exister dans les accĂ©lĂ©rateurs de particules, pendant seulement quelques milliĂšmes de seconde, avant qu’ils ne se dĂ©sintĂšgrent Il y a plusieurs dizaines d’annĂ©es, des thĂ©oriciens ont Ă©mis l’hypothĂšse qu’environ la moitiĂ© des Ă©lĂ©ments plus lourds que le fer Ă©taient produits par un processus appelĂ© « capture neutronique rapide » ou « processus r » (pour « rapide »). Le reste proviendrait de la capture lente des neutrons, ou « processus s » (pour slow, « lent » en anglais) : une sĂ©quence de rĂ©actions relativement bien comprise qui se produit dans les Ă©toiles de faible masse et de longue durĂ©e de vie

L’histoire cosmique des Ă©lĂ©ments s’étend de quelques minutes aprĂšs le Big Bang Ă  nos jours ÂŁ

Le processus r et le processus s impliquent tous deux l’ajout d’un ou plusieurs neutrons Ă  un noyau atomique. Mais l’ajout de neutrons ne suïŹƒt pas Ă  produire un nouvel Ă©lĂ©ment chimique, car les Ă©lĂ©ments sont dĂ©ïŹnis par le nombre de protons dans leur noyau : ce que nous obtenons avec les processus r ou s, c’est un isotope plus lourd du mĂȘme Ă©lĂ©ment, c’estĂ -dire un noyau contenant le mĂȘme nombre de protons mais un nombre diïŹ€Ă©rent de neutrons Cet isotope lourd est souvent instable et radioactif ; lors d’une « dĂ©sintĂ©gration bĂȘta moins », un neutron se transforme en proton, crachant au passage un Ă©lectron et une autre particule subatomique, appelĂ©e « neutrino ».

Ainsi, le nombre de protons dans le noyau de l’atome augmente et un nouvel Ă©lĂ©ment chimique naĂźt

La principale diïŹ€Ă©rence entre le processus s et le processus r est la vitesse de rĂ©action nuclĂ©aire Dans le processus s, les atomes capturent les neutrons lentement, et le neutron nouvellement ajoutĂ© a largement le temps de

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COMMENT SE FORMENT LES ÉLÉMENTS LOURDS

La bague en platine ou en or que vous portez au doigt recĂšle un secret sur un mystĂšre cosmique. Les scientiïŹques ont passĂ© la galaxie au peigne ïŹn pour dĂ©couvrir l’origine des Ă©lĂ©ments chimiques dits « lourds ». Les Ă©lĂ©ments plus lĂ©gers – de l’hĂ©lium, avec ses deux protons par atome, jusqu’au fer, qui compte 26 protons dans chaque noyau – sont les mieux connus : la plupart d’entre eux se forment lors de la fusion nuclĂ©aire, Ă  l’intĂ©rieur des Ă©toiles. Mais nos connaissances deviennent plus ïŹ‚oues pour les Ă©lĂ©ments plus lourds que le fer. L’or, dont chaque atome compte 79 protons, ne peut ĂȘtre fabriquĂ© de cette façon, et il en va de mĂȘme pour le platine, le xĂ©non, le radon et de nombreuses terres rares. Pendant des dĂ©cennies, les scientiïŹques ont dĂ©battu des mĂ©canismes de formation de ces mĂ©taux lourds, et de la maniĂšre dont ils sont arrivĂ©s jusqu’à notre planĂšte. L’idĂ©e principale est dĂ©crite ci-dessous – il s’agit du processus dit de « capture rapide de neutrons », dĂ©clenchĂ© par un Ă©vĂ©nement cosmique extrĂȘmement violent. Jusqu’à rĂ©cemment, il s’agissait d’une thĂ©orie sans observations pour l’étayer ; mais la dĂ©tection conjointe de lumiĂšre et d’ondes gravitationnelles provenant de la collision d’étoiles Ă  neutrons a changĂ© la donne il y a quelques annĂ©es. La lumiĂšre contenait la signature chimique d’élĂ©ments lourds – o rant ainsi la premiĂšre indication expĂ©rimentale soutenant cette thĂ©orie ; les mesures ont Ă©galement aidĂ© les scientiïŹques Ă  prĂ©ciser le mĂ©canisme de capture rapide de neutrons.

Le processus r nĂ©cessite des noyaux d’amorçage, comme celui du fer, qui est l’élĂ©ment le plus lourd qui puisse ĂȘtre formĂ© par fusion Ă  l’intĂ©rieur des Ă©toiles. Le noyau de fer commence avec 26 protons et possĂšde gĂ©nĂ©ralement une trentaine de neutrons. Lorsqu’il est bombardĂ© par des neutrons libres, le noyau de fer en capture un grand nombre en quelques millisecondes.

Noyau d’un atome de fer (26 protons, 30 neutrons)

Les Ă©toiles Ă  neutrons sont les Ă©lĂ©ments les plus denses de l’Univers, Ă  l’exception des trous noirs. Elles naissent lorsque des Ă©toiles lourdes meurent et que leurs noyaux s’e ondrent. La pression gravitationnelle est extrĂȘmement forte et Ă©crase les atomes les uns contre les autres : les protons et les Ă©lectrons fusionnent, laissant derriĂšre eux une Ă©toile composĂ©e presque entiĂšrement de neutrons.

La collision de deux Ă©toiles Ă  neutrons Ă©met de la lumiĂšre, des ondes gravitationnelles et beaucoup de neutrons libres – jusqu’à 1 gramme de neutrons par centimĂštre cube. Ces conditions rares dĂ©clenchent ce que l’on appelle le « processus de capture rapide de neutrons », Ă©galement connu sous le nom de « processus r ».

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Étoile à neutrons Étoile à neutrons Neutrons Neutron libre Proton Ondes lumineuses
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Ondes gravitationnelles © Jason Drakeford. Source : D. Watson et al., « IdentiïŹcation of Strontium in the Merger of Two Neutron Stars », arXiv : 1910.10510, en ligne en octobre 2019

Le nouveau noyau est extrĂȘmement radioactif en raison de son nombre disproportionnĂ© de neutrons.

Noyau de fer radioactif avec un grand nombre de neutrons surnuméraires

Pensez-y : chaque fois que vous portez cette bague en or ou en platine, vous détenez un morceau du cosmos autour du doigt.

Noyau d’un atome d’or (79 protons, 118 neutrons)

Particules bĂȘta

Particules bĂȘta

Le rĂ©sultat est un nouvel Ă©lĂ©ment – ici, de l’or avec 79 protons.

Certains des neutrons vont se dĂ©sintĂ©grer en protons. Il s’agit d’un processus habituel, la dĂ©sintĂ©gration bĂȘta, qui permet Ă  un neutron de se transformer en proton en changeant la saveur d’un de ses quarks constitutifs (un quark down devient up) et en libĂ©rant un Ă©lectron et un antineutrino en mĂȘme temps. Le cycle de captures de neutrons et de dĂ©sintĂ©grations bĂȘta se poursuit, produisant des noyaux de plus en plus lourds.

DES PREUVES DIRECTES

Les scientiïŹques ont recueilli les premiĂšres donnĂ©es concrĂštes Ă©tayant la thĂ©orie du processus r lorsque des ondes gravitationnelles et la lumiĂšre provenant de la collision d’étoiles Ă  neutrons ont Ă©tĂ© dĂ©tectĂ©es sur Terre simultanĂ©ment. Le spectre lumineux contenait la signature chimique du strontium – un autre Ă©lĂ©ment lourd –conïŹrmant qu’un Ă©lĂ©ment lourd Ă©tait bien prĂ©sent et liĂ© Ă  l’évĂ©nement ayant dĂ©clenchĂ© les ondes gravitationnelles.

* Certaines longueurs d’onde, et notamment les bandes Ă  droite du graphique repĂ©rĂ©es par une Ă©toile, sont sujettes Ă  des problĂšmes connus de calibration d’instruments ou d’interfĂ©rences atmosphĂ©riques.

Courbe attendue d’aprĂšs la tempĂ©rature (ligne blanche)

Ce creux, déviation par rapport à la courbe attendue, suggÚre que du strontium est présent.

Longueur d’onde de la lumiùre incidente (en nanomùtres)

4 5 6
* * Faible Ultraviolet LumiÚre visible Infrarouge 400 500 600 800 1 900 1 500 1 200 1 000 Intensité de la lumiÚre incidente
Forte
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Jusqu’oĂč va la pensĂ©e alien ?

Les Martiens dĂ©crits par H. G. Wells dans « La Guerre des mondes » manifestaient une intelligence « vaste, calme et impitoyable », pas si Ă©loignĂ©e de la nĂŽtre. D’autres Ɠuvres poussent bien plus loin l’exploration de l’altĂ©ritĂ© cognitive.

SCIENCE ET FICTION
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MĂȘme si un extraterrestre dispose d’un organe apparentĂ© Ă  un cerveau, il est possible que la cognition qui en Ă©mane soit radicalement diffĂ©rente de la nĂŽtre.

L’ESSENTIEL

> Imaginer d’autres formes de cognition que la nĂŽtre suppose de s’éloigner de notre propre expĂ©rience cognitive. Les auteurs de science-fiction s’y essaient dans de nombreuses Ɠuvres.

> Concevoir une cognition radicalement Ă©trangĂšre implique d’interroger les fondements de la cognition,

la maniĂšre dont est saisie et traitĂ©e l’information, les liens entre cognition et comportements, ou encore le rĂŽle jouĂ© par les Ă©motions.

> C’est d’ailleurs sur le terrain des Ă©motions qu’une cognition extraterrestre pourrait trouver Ă  se rapprocher de la nĂŽtre, en dĂ©pit de son Ă©ventuelle Ă©trangetĂ©.

L’AUTEUR

LAURENT VERCUEIL neurologue, CHU Grenoble-Alpes, Laboratoire de psychologie et neurocognition (université Grenoble-Alpes)

Qu’est- ce qui passe par la tĂȘte d’un extraterrestre ? Ou plutĂŽt : que se passe-t-il dans sa tĂȘte, si jamais il s’en trouvait une ? Probablement quelque chose de radicalement diïŹ€Ă©rent de ce qui se passe dans la nĂŽtre. Pourquoi ? Parce que les conditions physiques qui lui ont permis de dĂ©velopper ses aptitudes, ses facultĂ©s souvent remarquables, si l’on en croit les auteurs de science - fiction , sont diffĂ©rentes de celles – notre environnement – qui ont conduit aux capacitĂ©s des humains Cependant, les lois de la physique, et celles de l’évolution, qui soumet la diversitĂ© du vivant Ă  la pression sĂ©lective des Ă©cosystĂšmes, opĂšrent indiïŹ€Ă©remment partout dans l’Univers De quoi espĂ©rer concevoir une pensĂ©e rĂ©solument alien. Le philosophe des LumiĂšres Emmanuel Kant l’avait relevĂ© Ă  sa façon dans un bref opuscule consacrĂ© Ă  la cognition des habitants des autres planĂštes du SystĂšme solaire. Naturellement, il n’utilisait pas le terme de cognition Celui-ci dĂ©signe, sur Terre, l’ensemble des facultĂ©s permettant Ă  un ĂȘtre dotĂ© d’un systĂšme nerveux central de prendre connaissance de son environnement (et de lui-mĂȘme) et d’en construire une reprĂ©sentation manipulable. Elle repose d’abord sur un Ă©quipement sensoriel qui conditionne la forme donnĂ©e Ă  cette connaissance . Les

informations collectĂ©es par ces canaux sensoriels sont traitĂ©es de maniĂšre Ă  adapter l’attitude et la conduite aux situations. Ce traitement cognitif repose sur les propriĂ©tĂ©s du cerveau, ainsi que sur la façon dont l’expĂ©rience (les apprentissages et les Ă©vĂ©nements de l’existence) a modelĂ© ses rĂ©seaux neuronaux et leur environnement de cellules gliales Il existe Ă©videmment une cognition proprement humaine, diïŹ€Ă©rente des autres cognitions animales, mais Ă©galement diverse au sein de l’espĂšce . Cette diversitĂ© provient soit de propriĂ©tĂ©s singuliĂšres du cerveau ( comme dans l’autisme, ou chez des personnes souffrant de lĂ©sions cĂ©rĂ©brales), soit de l’exposition Ă  des circonstances particuliĂšres (comme dans le syndrome de stress post-traumatique). Ces diïŹ€Ă©rentes cognitions donnent lieu Ă  une apprĂ©hension diffĂ©rente des trois mondes – des ĂȘtres, des objets et des Ă©vĂ©nements – et, consĂ©quemment, Ă  des comportements diïŹ€Ă©rents. Ainsi, avons-nous pris l’habitude d’interprĂ©ter l’état des connaissances d’un individu Ă  partir de sa façon de se comporter. Les connaissances en question englobent le « su » (ce que le sujet sait du monde, c’est-Ă -dire un contenu de nature sĂ©mantique) et l’« Ă©prouvĂ© » (ce que le sujet est en train d’éprouver dans une situation, c’est-Ă -dire une Ă©motion). Nous savons que le monde intĂ©rieur d’autrui est

© Phillip Tefertiller/Shutterstock
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diïŹ€Ă©rent du nĂŽtre, mais nous nous attendons Ă  une certaine communautĂ© de connaissances et d’émotions, et c’est la raison pour laquelle nous parvenons Ă  communiquer, le plus souvent de façon satisfaisante

ALTÉRITÉ COGNITIVE RADICALE

Quid, donc, d’une cognition qui serait vraiment diïŹ€Ă©rente ? Nous nous trouvons prisonniers de nos propres conceptions thĂ©oriques Ă©laborĂ©es Ă  partir de notre expĂ©rience cognitive

Est-il possible de concevoir l’existence d’une pensĂ©e autre ? L’imagination des auteurs de science-ïŹction vient, lĂ , Ă  notre secours. La science-ïŹction est une littĂ©rature de l’imaginaire qui se plie Ă  une contrainte, Ă  la diïŹ€Ă©rence de la fantasy ou du fantastique : une apparence de possible doit ĂȘtre maintenue, tĂ©moin du souci de « scientiïŹcitĂ© » AppliquĂ©e Ă  la cognition extraterrestre, leur capacitĂ© de projection consiste Ă  faire dĂ©river ce que nous savons de la cognition humaine pour aboutir Ă  une Ă©trangetĂ© plausible : du plus simple, un cerveau similaire au cerveau humain mais plus volumineux, jusqu’au plus complexe, comme une sorte d’intelligence dissĂ©minĂ©e, matĂ©rialisĂ©e sous une forme radicalement Ă©trangĂšre et diïŹƒcile Ă  saisir

À ce stade, on relĂšve que la crĂ©ativitĂ© des auteurs de SF, romanciers, dessinateurs ou rĂ©alisateurs de ïŹlm, s’est d’abord exercĂ©e sur le plan morphologique : l’entitĂ© extraterrestre est avant tout xĂ©nomorphe Du petit E T du ïŹlm de Spielberg Ă  Alien, le huitiĂšme passager, en passant par les crĂ©atures diverses rencontrĂ©es sur Tatooine dans la saga Star-Wars ou les pĂ©nibles Martiens de Mars Attacks !, de Tim Burton, les morphotypes s’éloignent des caractĂ©ristiques terrestres , quoiqu’elles en reprennent souvent des Ă©lĂ©ments pratiques (extrĂ©mitĂ© cĂ©phalique dotĂ©e de capteurs et d’oriïŹces, plan de symĂ©trie, etc.) en les combinant Ă  leur façon Leur cognition cependant, telle qu’elle se reïŹ‚Ăšte dans leur comportement, ne se rĂ©vĂšle pas particuliĂšrement originale : il existe des prĂ©dateurs qui se comportent comme tels (Alien), et des proies potentielles qui dĂ©veloppent d’autres aptitudes – la sagesse et le contrĂŽle de la matiĂšre, comme le maĂźtre Jedi, Yoda. En quelque sorte, il s’agit souvent de l’habillage exotique de comportements terrestres assez conventionnels, quoique agrĂ©mentĂ©s de certaines dispositions innovantes, comme la tĂ©lĂ©pathie ou la psychokinĂ©sie. Voici la description par Kurt Vonnegut, dans Abattoir 5 (1969), des Tralfamadoriens ( habitant la planĂšte Tralfamadore) : « Ils mesurent soixante centimĂštres, ils sont verts, en forme de siphon Leurs

ventouses reposent sur le sol et leurs tiges, d’une grande souplesse, pointent gĂ©nĂ©ralement vers le ciel Chaque tige porte Ă  son extrĂ©mitĂ© une petite main Ă  la paume ornĂ©e d’un Ɠil vert. » Des crĂ©atures pour le moins originales, douĂ©es de tĂ©lĂ©pathie puisque dĂ©pourvues de larynx, mais dont la cognition se montre ïŹnalement assez basique : lorsqu’ils procĂšdent Ă  l’enlĂšvement des Terriens Billy Pilgrim et Montana Wildhack, la vedette de cinĂ©ma, et les installent dans un zoo Ă  ciel ouvert sur leur planĂšte, c’est dans l’unique but de les regarder s’accoupler Un voyeurisme bien humain, finalement
 Les Martiens de Fredric Brown dans Martiens, Go Home !, qui viennent tourmenter stupidement l’espĂšce humaine, ou ceux de Ray Bradbury, dans Chroniques martiennes , qui prennent leurs visiteurs terriens pour des fous et les internent, dĂ©livrent aussi des comportements qui nous sont familiers. Nous ferions probablement la mĂȘme chose Ă  leur place


FLUX D’INFORMATIONS

En somme, xĂ©nomorphisme n’est pas nĂ©cessairement xĂ©nocognition Alors, comment rĂ©ussir Ă  construire des cognitions authentiquement diffĂ©rentes ? L’écrivain amĂ©ricain Jack Vance, dans la nouvelle Un destin de Phalid, use d’une propriĂ©tĂ© essentielle de la cognition humaine : elle se situe Ă  l’interface de deux ïŹ‚ux d’informations. Le premier, dit bottom-up (de bas en haut, de la pĂ©riphĂ©rie vers le cerveau) transmet les informations collectĂ©es au niveau des organes sensoriels. Progressant le long des voies aïŹ€Ă©rentes du systĂšme nerveux, et aprĂšs plusieurs relais, ce ïŹ‚ux dĂ©termine des motifs corticaux d’activation se propageant ensuite dans les diïŹ€Ă©rentes aires corticales Dans le second faisceau, dit top-down, concurrent du premier, l’information circule de haut en bas, des structures hiĂ©rarchiquement les plus Ă©levĂ©es, essentiellement du lobe prĂ©frontal, mais aussi au niveau de l’ensemble des relais corticaux, vers les structures de plus bas niveau. Ce second ïŹ‚ux tĂ©moigne notamment du poids des attentes, des prĂ©conceptions et des apprentissages. Or, ce ïŹ‚ux descendant peut interfĂ©rer avec les informations aïŹ€Ă©rentes pour imposer son propre motif d’activation Ainsi, de nombreux biais cognitifs et illusions bien connus reposent sur cette dĂ©formation imposĂ©e Ă  la rĂ©alitĂ© du traitement physique sensoriel pour produire une reprĂ©sentation consciente altĂ©rĂ©e Il ne s’agit Ă©videmment pas d’un dĂ©faut de notre cognition, mais plutĂŽt d’ajuster au mieux la cognition aux besoins de notre intervention dans le monde. Pour prendre un seul exemple, dans le fameux « eïŹ€et Gorille », observĂ© en laboratoire, l’incongruitĂ© de la

68 / POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023 SCIENCE ET FICTION JUSQU’OÙ VA LA PENSÉE ALIEN ? © Liu Cixin, Le ProblĂšme Ă  trois corps, Actes Sud, 2016, 432 p., 23 euros
Les Solariens ne connaissent pas le concept de mensonge, faculté cognitive pourtant essentielle (Liu Cixin, Le ProblÚme à trois corps, Actes Sud, 2016).

prĂ©sence d’un gorille dans une partie de ballons (ïŹ‚ux ascendant) conduit Ă  l’ignorer (ïŹ‚ux descendant) au proïŹt de la performance (compter les Ă©changes de ballons).

Dans la nouvelle de Jack Vance, le cerveau d’un soldat griĂšvement blessĂ© est prĂ©levĂ© par l’armĂ©e et raccordĂ© aux capteurs sensoriels cĂ©phaliques d’un Alien insectoĂŻde Le but des militaires est de lui permettre d’inïŹltrer cette espĂšce belliqueuse qui menace l’humanitĂ©

Dans un premier temps, notre protagoniste est dĂ©sorientĂ© par un ïŹ‚ux d’informations sensorielles dont la nature lui Ă©chappe De fait, il est possible de traduire en termes neuronaux (par un codage Ă©lectrique et chimique) n’importe quel type d’information physique, du moment que l’on dispose d’un moyen de transduction

Une fois que l’information est transformĂ©e en volĂ©e de potentiels d’action le long d’un axone, la reprĂ©sentation mentale suscitĂ©e va dĂ©prendre de la nature du cortex dans lequel elle sera traitĂ©e. Par exemple, un agent physique X, inconnu, captĂ© par un rĂ©cepteur Y, extraterrestre, peut produire une image visuelle si le signal aïŹ€Ă©rent est transportĂ© par des neurones aboutissant dans le cortex visuel primaire. NĂ©anmoins, comprendre cette information peut s’avĂ©rer une autre paire de manches. Le soldat est le sujet d’hallucinations, qui ne sont pourtant que des perceptions « ascendantes » totalement Ă©trangĂšres Ă  son ïŹ‚ux « descendant » La chimĂšre neuronale est dĂ©routante

Le xĂ©nomorphisme n’implique pas la xĂ©nocognition ÂŁ

Lorsque notre cobaye parvient à s’acclimater à ce nouvel environnement sensoriel, il comprend que, tout comme les Solariens de Liu Cixin dans Le Problùme à trois corps, ses pairs aliens ne connaissent pas le concept du mensonge

L’absence de mensonge dans la cognition extraterrestre semble peut-ĂȘtre trĂšs abstraite Son inïŹ‚uence est en rĂ©alitĂ© aussi concrĂšte qu’importante pour les ĂȘtres douĂ©s de pensĂ©e Le mensonge est en eïŹ€et une facultĂ© cognitive plus complexe qu’il n’y paraĂźt ( bien qu’elle puisse ĂȘtre maĂźtrisĂ©e tĂŽt dans l’existence ). Mentir nĂ©cessite en eïŹ€et de se reprĂ©senter le contenu mental d’autrui comme distinct du sien (c’est la thĂ©orie de l’esprit), ainsi que de disposer d’un contrĂŽle cognitif et Ă©motionnel permettant de maintenir la cohĂ©rence externe du rĂ©cit fabulatoire DĂšs lors, ne pas connaĂźtre

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© Collection Christophel/Tim Burton Productions / Warner Les pénibles Martiens de Mars Attacks ! (Tim Burton, 1996) sont agressifs, rancuniers, avides... Rien que de trÚs humain !

le mensonge, Ă  l’échelle d’une espĂšce et non seulement de l’individu, pourrait tĂ©moigner d’un dĂ©ficit , assez paradoxal , d’une forme d’empathie cognitive, la capacitĂ© Ă  manipuler des reprĂ©sentations que l’on reconnaĂźt comme distinctes des siennes L’encouragement , la suggestion sont des versions « bĂ©nignes » de cette facultĂ© manipulatrice , et il existe des mensonges altruistes. La cognition humaine est particuliĂšrement adroite dans la dĂ©tection des intentions, au point d’avoir une tendance Ă  la surinterprĂ©tation Une espĂšce alien qui ne serait pas – au moins un peu – paranoĂŻaque pourrait-elle prospĂ©rer ? Mais une hypothĂšse plus radicale encore pourrait rendre compte d’une Ă©ventuelle di ïŹƒ cultĂ© Ă  interprĂ©ter les comportements d’autrui de maniĂšre

appropriĂ©e : un dĂ©faut complet d’émotion Il est remarquable qu’à l’aube de la science-ïŹction amĂ©ricaine , au cours de ce que l’on a appelĂ© l’« Ăąge d’or », avec Isaac Asimov, Robert Heinlein, Ray Bradbury et d’autres, les extraterrestres aient Ă©tĂ© souvent campĂ©s en « reptiliens » , impassibles calculateurs d’une formidable intelligence, dont la ressemblance est allĂ©e parfois jusqu’aux Ă©cailles et Ă  la couleur Monsieur Spock , aux cĂ©lĂšbres oreilles pointues, de la saga tĂ©lĂ©visuelle Star Trek, Ă  demi-vulcain par son pĂšre, ne se dĂ©partissait jamais de son calme. L’émotivitĂ© est un trait humain perçu comme une tare , Ă  ses yeux , malheureuse , et les deux hĂ©rĂ©ditĂ©s se disputent chez le mĂ©tis La peur ou la colĂšre peuvent conduire Ă  des dĂ©cisions inappropriĂ©es, qu’une cognition « froide » saura Ă©viter Il s’agit lĂ  cependant d’une conception dualiste qui n’est pas sans rappeler, on y revient, le cerveau « reptilien » de Paul McLean, dont la fortune mĂ©diatique a Ă©tĂ© Ă  l’opposĂ© du discrĂ©dit scientiïŹque . Dans ce modĂšle s’empilent un cerveau archaĂŻque, dit « reptilien », un cerveau limbique, ou palĂ©omammalien, et un cerveau nĂ©omammalien, le nĂ©ocortex Mais opposer Ă©motion et raison, et faire des Aliens des calculateurs prodiges dĂ©nuĂ©s d’affects – en somme, des intelligences artiïŹcielles – revient Ă  oublier que la cognition s’est Ă©diïŹĂ©e sur la base biologique des Ă©motions. L’émotion est ce qui fait se mouvoir l’individu, soit en avançant vers le stimulus , soit en s’y dĂ©robant :

70 / POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023 SCIENCE ET FICTION JUSQU’OÙ VA LA PENSÉE ALIEN ? © Collection Christophel/21 Laps entertainment/FilmNation Entertainment/Lava Bear Films/Xenolinguistics
Il faudra Ă  une linguiste oser des hypothĂšses trĂšs originales pour rĂ©ussir Ă  percer le secret du langage des heptapodes venus visiter la Terre dans le ïŹlm Premier contact (Denis Villeneuve, 2016).
Si l’Alien est mobile, qu’il vient nous visiter, c’est qu’il est mĂ» par des Ă©motions ÂŁ

comportement d’approche , dans la perspective d’une rĂ©compense, d’un plaisir, ou, Ă  l’inverse, comportement d’évitement ou de fuite . Le reste , c’est proprement de la littĂ©rature : ce qui se dit de ce qui arrive, les sentiments Autrement dit, si l’Alien est mobile, s’il est attirĂ© par notre planĂšte, s’il vient nous visiter, c’est qu’il est curieux, en colĂšre ou aïŹ€amĂ©, et, donc, qu’il est mĂ» par des Ă©motions La biologie repose sur des lois physiques et la pression de sĂ©lection Ă©volutionnaire, dont il n’existe aucune raison de penser qu’elles s’appliquent diffĂ©remment dans l’Univers Ou alors, ce n’est pas de la biologie, ce n’est pas du vivant

D’autres cognitions extraordinairement diïŹ€Ă©rentes, Ă  la frontiĂšre de ce qui relĂšve de la vie, apparaissent dans la SF Elles semblent se passer de cerveau ou de systĂšme nerveux. Leur Ă©trangetĂ© rend diïŹƒcile tout contact et , partant , toute reprĂ©sentation d’une cognition trop hĂ©tĂ©rogĂšne Ă  la nĂŽtre Il existe pourtant une apparence de dispositif de traitement de l’information, quelque chose qui construit une reprĂ©sentation de l’environnement et qui est alors susceptible d’intervenir dessus. Prenons le cas de la planĂšte ocĂ©an Solaris, dans le roman Ă©ponyme de Stanislas Lem. Solaris est-elle vivante ? Communiquet-elle avec les Terriens venus l’explorer ?

VIVANT OU NON ?

Les humains ont Ă©tĂ© jusqu’à crĂ©er une discipline scientiïŹque, la solaristique, dont l’objet consiste prĂ©cisĂ©ment Ă  rĂ©soudre ces questions Dans le roman Le Nuage noir (1957), de l’astrophysicien Fred Hoyle (1945-2001), pĂšre de l’expression « Big Bang » (forgĂ©e aïŹn de ridiculiser un modĂšle qu’il critiquait farouchement), l’entitĂ© extraterrestre prend la forme d’un nuage interstellaire dont le comportement Ă©chappe Ă  l’analyse des scientiïŹques. C’est justement parce qu’il ne se comporte pas comme on l’attendrait d’un ensemble de particules ordinaires que la nature vivante de l’objet est suspectĂ©e. Mais comment accĂ©der Ă  cette forme de cognition ? C’est l’exploit qu’accomplissent les humains confrontĂ©s aux Cheelas, qui vivent Ă  la surface d’une Ă©toile Ă  neutrons dans L’ƒuf du Dragon, de Robert Forward (1980). Ces ĂȘtres minuscules de quelques centaines de micromĂštres vivent dans des conditions gravitaires et magnĂ©tiques extraordinaires, qui rĂ©duisent drastiquement toute croissance, limitent leurs dĂ©placements et modiïŹent l’écoulement du temps (plusieurs millĂ©naires s’écoulent pour les Cheelas pendant une journĂ©e humaine). Depuis leur orbite, les humains parviennent Ă 

Les Catarkhiens ne ressentent aucune souffrance, leur cerveau ne dispose pas de centre de la douleur. Ces ĂȘtres sont aveugles et sourds. Sont-ils douĂ©s de conscience ? (Adam Troy-Castro, Émissaire des morts, Albin Michel Imaginaire, 2021).

entrer en contact avec eux et leur transmettent leurs connaissances . Mais comment communiquer avec une entitĂ© incomprĂ©hensible ? C’est la question posĂ©e par le linguiste FrĂ©dĂ©ric Landragin dans Comment parler Ă  un Alien ? (Le BĂ©lial, 2022), en s’appuyant, entre autres, sur la nouvelle de Ted Chiang, transposĂ©e par Denis Villeneuve sur grand Ă©cran dans Premier contact (2016). Des heptapodes extraterrestres s’expriment dans une forme linguistique inconnue sur Terre Le mystĂšre est levĂ© par une linguiste ouverte Ă  des hypothĂšses originales De l’ouverture d’esprit devant les Aliens, il faudra en avoir


Mais l’altĂ©ritĂ© cognitive radicale peut Ă©galement soulever des questions morales : comment juger un comportement dont les ressorts nous Ă©chappent totalement ? La procureure AndrĂ©a Cort , dans les ouvrages de l’écrivain amĂ©ricain Adam TroyCastro, enquĂȘte sur des planĂštes oĂč Ă©voluent des peuples Ă©tranges (Émissaire des morts, 2021). Une espĂšce est particuliĂšrement dĂ©routante : comment juger d’un crime si la victime semble totalement indiïŹ€Ă©rente Ă  son sort, n’exprime aucune sorte de souïŹ€rance, et se dĂ©voue Ă  des routines dont le sens reste obscur ? Car le cerveau des Catarkhiens « ne dispose pas de centre de la douleur », apprend-on, et, aveugles et sourds, ils ne perçoivent le toucher qu’avec les cils qui garnissent leurs six membres, sous les genoux Les Catarkhiens sont-ils sentients ? s’interroge Cort Disposentils d’une reprĂ©sentation mentale de leur univers Ă©triquĂ©, coupĂ© de la rĂ©alitĂ© commune ?

BIBLIOGRAPHIE

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A. Miralles et al., Empathy and compassion toward other species decrease with evolutionary divergence time, ScientiïŹc Reports, 2019.

F. Landragrin, Comment parler à un alien ?, Le Bélial, 2018.

On le voit, une cognition radicalement diffĂ©rente est diïŹƒcile Ă  concevoir, mĂȘme pour les auteurs les plus talentueux et imaginatifs. Depuis la conception originale de l’intellect martien, dans La Guerre des mondes (1896), de H. G. Wells, qui la dĂ©crivait comme « vaste, calme et impitoyable » (« vast, cool and unsympathetic », dans la version originale), la ïŹgure qui a traversĂ© la littĂ©rature et le cinĂ©ma SF ressemble singuliĂšrement Ă  un simple dĂ©passement des facultĂ©s humaines : une superintelligence (qui rend compte de l’avance technologique de nos visiteurs), un contrĂŽle optimal des Ă©motions (Ă  dĂ©faut, on l’a vu, d’en ĂȘtre totalement dĂ©pourvu) et un dĂ©faut d’empathie nous concernant, que la distance phylogĂ©nĂ©tique incommensurable pourrait expliquer. Pourtant, il n’est pas certain que le registre Ă©motionnel soit si diïŹ€Ă©rent du nĂŽtre, avec des Ă©motions positives qui nous entraĂźnent vers le stimulus et d’autres qui nous en Ă©loignent Cette communautĂ© des Ă©motions pourrait alors permettre de dĂ©passer les diïŹ€Ă©rences cognitives n

POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023 / 71
© Adam Troy-Castro, Emissaire des morts, Albin Michel Imaginaire, 2021, 720 p., 26,90 euros

L’AUTEUR

LES DURES LOIS DES COLLECTIONS

ComplĂ©ter sa collection de vigne es est loin d’ĂȘtre simple. Les mathĂ©matiques apportent des explications ina endues !

JEAN-PAUL DELAHAYE professeur Ă©mĂ©rite Ă  l’universitĂ© de Lille et chercheur au laboratoire Cristal (Centre de recherche en informatique, signal et automatique de Lille)

Vous lancez un dĂ© jusqu’à ce que chacune des faces apparaisse au moins une fois. Combien vous faut-il, en moyenne, de lancĂ©s ? Si le dĂ© est truquĂ©, faudra-t-il plus de temps ?

Vous examinez les premiĂšres dĂ©cimales de π = 3,14159265358979323846264338327950


Est-il Ă©tonnant que, pour avoir vu chacune des dĂ©cimales au moins une fois, il soit nĂ©cessaire d’attendre jusqu’à la 32e dĂ©cimale, premiĂšre occurrence d’un zĂ©ro ?

Ces questions sont Ă©quivalentes Ă  celles que se pose le collectionneur d’une sĂ©rie de vignettes, par exemple les onze cartes des joueurs de son Ă©quipe nationale de foot qu’il trouve une par une dans les paquets de cĂ©rĂ©ales achetĂ©s pour son petit dĂ©jeuner Ce problĂšme se nomme « problĂšme du collectionneur de vignettes », en anglais « coupon collector’s problem »

Dans sa formulation gĂ©nĂ©rale , il y a N vignettes acquises les unes aprĂšs les autres lors d’un tirage au hasard. Le but est d’avoir au moins un exemplaire de chacune, ce qui est difïŹcile, car on tire gĂ©nĂ©ralement plusieurs fois les mĂȘmes vignettes et que, plus on s’approche du but, plus la probabilitĂ© de tirer celles qui manquent se rĂ©duit

physicien français Pierre-Simon de Laplace l’a traitĂ© page 195 de sa ThĂ©orie analytique des probabilitĂ©s de 1812. Dans ces solutions, les probabilitĂ©s de sortie de chaque vignette sont Ă©gales. En  1954, le mathĂ©maticien amĂ©ricain Herman von Schelling a Ă©tudiĂ© le cas plus difïŹcile avec des probabilitĂ©s inĂ©gales Six ans plus tard, Donald Newman et Lawrence Shepp ont calculĂ© le temps d’attente pour complĂ©ter deux collections de coupons dans le cas des probabilitĂ©s Ă©gales Plus rĂ©cemment, d’autres chercheurs ont poursuivi le travail en rĂ©solvant de nouvelles questions : si les vignettes arrivent par paquets de k vignettes, si les collectionneurs opĂšrent des Ă©changes, etc.

DES APPLICATIONS DANS DE NOMBREUX DOMAINES

Jean-Paul Delahaye a récemment publié : Au-delà du Bitcoin (Dunod, 2022).

Le problĂšme a Ă©tĂ© mentionnĂ© pour la premiĂšre fois en 1708 dans l’ouvrage De Mensura Sortis (Sur la mesure du hasard), Ă©crit par le mathĂ©maticien français Abraham de Moivre Puis le grand mathĂ©maticien, astronome et

Le problĂšme du collectionneur de vignettes intervient dans de nombreux domaines, en particulier en biologie, oĂč il est utilisĂ© pour estimer le nombre d’espĂšces animales sachant qu’un grand nombre d’entre elles restent encore inconnues, et modĂ©liser la diïŹ€usion d’infections ; il sert aussi en chimie combinatoire, ou dans l’industrie pour les dispositifs de contrĂŽle de qualitĂ©. En dĂ©mographie, le souhait de certains couples d’avoir un enfant de chaque sexe (une forme de collection de vignettes !) a un eïŹ€et mesurable prouvĂ© rĂ©cemment (voir l’encadrĂ© 3) . Nous verrons aussi que les

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P. 80 Logique & calcul P. 86 Art & science P. 88 IdĂ©es de physique P. 92 Chroniques de l’évolution P. 96 Science & gastronomie P. 98 À picorer

LES COLLECTIONNEURS ET LES DÉCIMALES DE π

Quiconque se procure un par un au hasard des objets d’une sĂ©rie de N objets (timbres, images de footballeurs, cartes PokĂ©mon comme ci-contre, etc.) tombe malheureusement plusieurs fois sur les mĂȘmes, ce qui l’oblige Ă  acheter plus que N objets pour obtenir la collection complĂšte. Combien doit-il en acheter en moyenne ? Ce problĂšme intĂ©resse les mathĂ©maticiens depuis trois siĂšcles. Si on suppose qu’à chaque nouvel achat la probabilitĂ© de chaque vignette est 1/N (cas Ă©quiprobable), la thĂ©orie nous indique que le temps d’attente moyen est donnĂ© par la formule :

TN = N × (1 + 1/2 + 1/3 + 1/4 + + 1/N)

Ainsi : T2 = 3 ; T3 = 5,5 ; T4 = 8,333 ;

T5 = 11,42 ; T6 = 14,7 ; T7 = 18,15 ;

T8 = 21,74 ; T9 = 25,46 ; T10 = 29,29

D’autre part, on pense, sans savoir le dĂ©montrer, que les chi res du nombre π dans n’importe quelle base de numĂ©ration se comportent comme des chi res tirĂ©s au hasard (donc comme des vignettes tirĂ©es au hasard). Si c’est le cas, le temps d’attente pour que chaque chi re apparaisse au moins une fois ne doit pas di Ă©rer sensiblement de ce que la thĂ©orie indique. Les rĂ©sultats sont donnĂ©s dans le tableau ci-contre. Cette petite expĂ©rience est concluante, car les Ă©carts avec la thĂ©orie sont limitĂ©s. Ce rĂ©sultat ne prouve pas que π est un nombre dit « normal », c’est-Ă -dire que dans sa suite inïŹnie de dĂ©cimales, les chi res et les sĂ©quences ïŹnies de chi res de ses dĂ©cimales apparaissent avec la mĂȘme frĂ©quence, mais il en renforce l’hypothĂšse.

calculateurs quantiques sont utiles pour diminuer le temps de calcul de certains algorithmes d’apprentissage directement liĂ©s au problĂšme du collectionneur de vignettes.

LE CAS DE DEUX VIGNETTES

Commençons par le cas de deux vignettes en nous demandant combien de tirages en moyenne il faut faire pour avoir les deux vignettes de la collection. Nous allons voir que ce temps d’attente moyen est 3. Cela signiïŹe que les parents qui veulent avoir au moins un ïŹls et une ïŹlle doivent en moyenne attendre d’avoir trois enfants pour rĂ©ussir, et que le coĂ»t moyen d’acquisition d’une collection de deux vignettes qui sont vendues au hasard Ă©quitablement 1 euro chacune, est de 3 euros

Le raisonnement est assez simple dans le cas oĂč les deux vignettes A et B sont Ă©quiprobables. Si on tire deux vignettes : une fois sur

deux, on en aura deux diïŹ€Ă©rentes car les quatre tirages possibles de deux vignettes, AA , AB, BA et BB, ont chacun une probabilitĂ© de 1/4. Lorsqu’on n’a pas rĂ©ussi avec les deux premiers tirages, cas AA et BB, en tirant une vignette de plus on obtiendra ce qu’on attend dans un cas sur deux, car si on avait AA , on a une chance sur deux d’avoir le B qui manque, et si on avait BB, on a une chance sur deux d’avoir le A qui manque. Lorsqu’on n’a toujours pas rĂ©ussi avec les trois premiers tirages, cas AAA et BBB, on a encore une chance sur deux de rĂ©ussir au quatriĂšme tirage, et c’est la mĂȘme chose pour chaque tirage supplĂ©mentaire.

Le temps d’attente est donc 2 avec une probabilitĂ© de 1/2 ; 3  avec une probabilitĂ© de 1/4 ; 4  avec une probabilitĂ© de 1/8, etc Le temps d’attente moyen pour avoir deux vignettes diffĂ©rentes est la moyenne des temps d’attente en prenant les pondĂ©rations donnĂ©es par les

POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023 / 81
1
© Divina Epiphania/Shutterstock Base DĂ©cimales de 𝜋 Attente ThĂ©orie 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11,001001000011111101101010100010001000010110100 10,010211012222010211002111110221222220111201212 3,0210033312222020201122030020310301030121202202 3,0323221430334324112412240414023142111430203100 3,0503300514151241052344140531253211023012144420 3,0663651432036134110263402244652226643520650241 3,1103755242102643021514230630505600670163211220 3,1241881240744278864517776173103582851654535346 3,1415926535897932384626433832795028841971693993 3 4 6 7 14 10 14 28 32 3,0 5,5 8,3 11,4 14,7 18,1 21,7 25,5 29,3

probabilités de chaque cas Il est donc donné par la formule

problĂšme des couples qui veulent absolument avoir un enfant de chaque sexe.

de la somme

., dans un

Dans le cas gĂ©nĂ©ral avec N vignettes Ă©quiprobables, la thĂ©orie des probabilitĂ©s indique que le temps d’attente moyen d’un collectionneur dĂ©sirant une collection des N vignettes est TN = N(1 + 1/2 + 1/3 + 1/4 + + 1/N). Cette valeur TN est aussi le coĂ»t moyen de la collection lorsque chaque vignette achetĂ©e au hasard coĂ»te 1 euro.

La somme des termes de la premiĂšre ligne du tableau est donc 1, celle de la seconde est encore 1, celle de la troisiĂšme est 1/2, car c’est la ligne au-dessus privĂ©e de 1/2 ; celle de la quatriĂšme est 1/4, etc En tout, la somme des termes du tableau est donc

Une « preuve sans mots » de la formule est proposĂ©e dans l’encadré 3 oĂč l’on prĂ©cise le

Il existe une formule approchĂ©e de T N : TN ≈ Nlog(N) + ÎłN oĂč Îł est la constante d’EulerMascheroni dont la valeur est 0,5772156649 Bien que beaucoup moins populaire que π ou le nombre d’or, cette constante fait l’objet d’un livre entier du mathĂ©maticien britannique Julian Havil ( Gamma : Exploring Euler’s Constant, Princeton University Press, 2003). On trouvera par exemple dans cet ouvrage l’information que mĂȘme s’il n’a pas Ă©tĂ© possible jusqu’à aujourd’hui de savoir si Îł est ou non un quotient de deux nombres entiers, on a cependant dĂ©montrĂ© que si Îł est le quotient de deux entiers a/b , alors b comporte plus de 242 080 chiïŹ€res !

La sĂ©rie 1 + 1/2 + 1/3 + 1/4 + + 1/N (dĂ©nommĂ©e « sĂ©rie harmonique ») tend vers l’inïŹni.

L’ATTENTE POUR COMPLÉTER UNE COLLECTION

Supposons que chacune des N vignettes d’une collection qu’on cherche Ă  constituer possĂšde la mĂȘme probabilitĂ© d’ĂȘtre obtenue Ă  chaque fois qu’on s’en procure une de plus. Plus on a de vignettes, plus grande est la quantitĂ© de vignettes di Ă©rentes qu’on possĂšde.

Cependant, plus on approche du but qui est d’avoir N vignettes di Ă©rentes, plus il devient di cile d’en trouver une que l’on n’a pas dĂ©jĂ  obtenue. C’est vrai, mĂȘme si l’organisateur du jeu met en circulation des quantitĂ©s Ă©gales de chaque sorte de vignette et qu’elles sont donc Ă©quiprobables Ă  chaque nouvelle acquisition.

Le nombre de vignettes T qu’il faut acquĂ©rir pour en avoir M di Ă©rentes, mĂȘme quand M < N, augmente donc plus que linĂ©airement en fonction de M.

C’est ce que montre la courbe ci-dessous calculĂ©e pour une collection de N = 50 vignettes.

On voit que pour réussir à avoir 20 vignettes di érentes parmi les 50, il faut en moyenne en acquérir 25,3 ; que pour en avoir 30 di érentes, il en faut en moyenne 45,2 ; que pour 40 di érentes, il en faut en moyenne 78,7 ; que pour 45 di érentes, il en faut en moyenne 110. Pour les avoir toutes, il faut en moyenne en avoir acquis 225

Une autre question naturelle est : combien faut-il de vignettes en moyenne pour avoir la moitié de la collection (coût de la premiÚre moitié) et alors combien, en moyenne, en faudra-t-il en plus pour avoir la seconde moitié (coût de la seconde moitié) ?

Le tableau donne les rĂ©ponses, et indique aussi dans la derniĂšre colonne le nombre de vignettes qu’il faut encore se procurer quand il n’en manque que trois.

82 / POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023 LOGIQUE & CALCUL
: T = 2 × (1/2) + 3 × (1/4) + 4 × (1/8) + 5 × (1/16) + 
 + n × (1/2n–1) + 
 On dĂ©compose chaque
et on dispose les 1/2, 1/4, 1/8, etc
tableau : 1/2 + 1/4 + 1/8 + 1/16 + 1/32 + 1/64 + 
 1/2 + 1/4 + 1/8 + 1/16 + 1/32 + 1/64 + 1/4 + 1/8 + 1/16 + 1/32 + 1/64 + 
 1/8 + 1/16 + 1/32 + 1/64 + 1/16 + 1/32 + 1/64 + 
 1/32 + 1/64 + et ainsi de suite
 On remarque (ou on se souvient !) alors que 1/2 + 1/4 = 1 – 1/4, 1/2 + 1/4 + 1/8 = 1 – 1/8, , 1/2 + 1/4 + + 1/2n = 1 – 1/2n , ce qui, en faisant tendre n vers l’inïŹni, signiïŹe que la somme 1/2 + 1/4 + + 1/2n + 
 vaut exactement 1.
terme
1 + 1 + 1/2 + 1/4 + 1/8 + 
 = 3.
2
Nombre de vignettes achetées Nombre moyen de vignettes di érentes obtenues 10 20 30 40 50 50 100 150 200 Nombre de vignettes N 2 4 6 8 10 12 14 16 18 20 100 Coût collection Coût collection seconde moitié Coût collection premiÚre moitié Coût des 3 derniÚres 3 8,34 14,69 21,74 29,26 37,20 45,47 54,07 63,89 71,89 518,07 1,00 2,34 3,70 5,07 6,45 7,84 9,22 10,61 12,00 13,39 68,79 2,00 6,00 10,99 16,67 22,81 29,36 36,25 43,46 51,89 58,50 449,28 / 7,34 10,99 14,66 18,32 21,96 25,62 29,33 33,00 36,58 184,62 Nombre de vignettes achetées Nombre moyen de vignettes di érentes obtenues 10 20 30 40 50 50 100 150 200 Nombre de vignettes N 2 4 6 8 10 12 14 16 18 20 100 Coût collection Coût collection seconde moitié Coût collection premiÚre moitié Coût des 3 derniÚres 3 8,34 14,69 21,74 29,26 37,20 45,47 54,07 63,89 71,89 518,07 1,00 2,34 3,70 5,07 6,45 7,84 9,22 10,61 12,00 13,39 68,79 2,00 6,00 10,99 16,67 22,81 29,36 36,25 43,46 51,89 58,50 449,28 / 7,34 10,99 14,66 18,32 21,96 25,62 29,33 33,00 36,58 184,62

En consĂ©quence , pour obtenir la collection complĂšte de vignettes, il faut, pour certaines collections , en moyenne acheter au moins deux fois plus de vignettes qu’il y en a de diffĂ©rentes (c’est vrai dĂšs que N dĂ©passe 3) ; pour certaines collections, il faut en moyenne acheter trois fois plus de vignettes qu’il y en a de diïŹ€Ă©rentes (c’est vrai dĂšs que N dĂ©passe 10),  etc. Cette propriĂ©tĂ© explique sans doute pourquoi les collectionneurs ont souvent l’impression qu’ils ont beaucoup de mal Ă  arriver au bout ; ils soupçonnent, mĂȘme quand c’est faux, que l’organisateur du jeu met volontairement en circulation moins d’exemplaires de certaines vignettes. Soyez rassurĂ©, la sĂ©rie 1 + 1/2 + 1/3 + 1/4 + + 1/N va vers l’inïŹni assez lentement et ce n’est, par exemple, que pour les collections de plus de 12 367  vignettes diffĂ©rentes qu’il faut en moyenne en acheter dix fois plus (donc 123 670) pour complĂ©ter la collection

La variance des valeurs qui donnent TN est une mesure de la dispersion autour la moyenne Elle a été calculée et elle est inférieure à 2N2 .

La connaissance de TN permet de rĂ©pondre Ă  certaines des questions posĂ©es au dĂ©but de l’article Quand on lance un dĂ© (non truquĂ©) Ă  six faces , le temps d’attente moyen avant d’avoir vu chaque face au moins une fois est de 14,7 lancĂ©s. Sachant que T10 = 29,3, il n’est pas vraiment Ă©tonnant de devoir attendre la dĂ©cimale  32 du nombre π pour avoir vu chaque chiïŹ€re au moins une fois (voir l’encadrĂ© 1) . Le collectionneur des vignettes des 11 joueurs de son Ă©quipe de football prĂ©fĂ©rĂ©e doit s’attendre Ă  collecter en moyenne 33,2  vignettes avant d’avoir les 11  vignettes diïŹ€Ă©rentes de l’équipe au complet.

SUIS-JE BIENTÔT ARRIVÉ ?

Une fois qu’on a acquis la moitiĂ© des vignettes que l’on recherche , on est assez satisfait mĂȘme si on se dit qu’on va mettre un peu plus de temps pour la seconde moitiĂ© que pour la premiĂšre moitiĂ© . On soupçonne cependant rarement qu’en rĂ©alitĂ© cette seconde moitiĂ© sera vraiment beaucoup plus diïŹƒcile Ă  acquĂ©rir que la premiĂšre Le tableau proposĂ© dans l’encadrĂ©  2 nous fait comprendre Ă  quel point le surcoĂ»t de la seconde moitiĂ© est important comparĂ© au coĂ»t de la premiĂšre moitiĂ© Par exemple , les 10  premiĂšres vignettes d’une collection de  20 ont un coĂ»t moyen de 13,4 vignettes alors que les 10  derniĂšres coĂ»tent 58,5  vignettes en moyenne Pour une collection de 100  vignettes , on passe d’un coĂ»t moyen de  68 pour la premiĂšre moitiĂ© Ă  un coĂ»t moyen de  449 pour la seconde moitiĂ© , soit une multiplication par presque 7. Plus la collection est grande plus le surcoĂ»t de la seconde moitiĂ© par rapport Ă  la premiĂšre moitiĂ© est important !

L’EFFET SUR LES FAMILLES

Les couples qui souhaitent avoir au moins un garçon et au moins une ïŹlle, et qui s’arrĂȘtent dĂšs qu’ils ont rĂ©ussi, ont en moyenne trois enfants, car 3 est le temps d’attente moyen pour le collectionneur de vignettes quand la collection en comporte deux (voir l’encadrĂ© 1) Un raisonnement direct, conduisant au nombre 3, est expliquĂ© dans l’article principal. Il conduit Ă  la formule qu’il faut alors simpliïŹer :

T2 = 2 × (1/2) + 3 × (1/4) + 4 × (1/8) + 5 × (1/16) + + (k+1) × (1/2k) + On trouve aussi que T2 = 3 en regardant le dessin ci-dessous qui constitue une « preuve sans mots » de l’égalitĂ©. Si vous avez besoin d’une petite aide : le grand carrĂ© a une aire de 4 ; quand on enlĂšve le carrĂ© noir qui a une aire de 1, ce qui reste a une aire de 3. Or ce reste contient exactement 2 rectangles d’aire 1/2, 3 rectangles d’aire 1/4, 4 rectangles d’aire 1/8, etc. CQFD. Les dĂ©mographes se sont posĂ© la question : est-ce que le souhait de certains couples d’avoir un enfant de chaque sexe en continuant Ă  en avoir tant qu’ils ne rĂ©ussissent pas peut s’observer dans les statistiques ? La rĂ©ponse est oui. Dans l’article « The coupon collection behavior in human reproduction » (Current Biology, 2020), Erping Long et Jianzhi Zhang, de l’universitĂ© du Michigan, Ă  Ann Harbor, aux États-Unis, ont Ă©tudiĂ© soigneusement la question Ă  partir des fratries de 300 000 personnes. Ils ont observĂ© qu’un nombre signiïŹcativement plus Ă©levĂ© que prĂ©vu de familles ont tous les enfants du mĂȘme sexe, Ă  l’exception de l’enfant nĂ© en dernier. Il y a, par exemple, plus de familles du type garçon-garçon-ïŹlle que de famille garçon-ïŹlle-garçon. Cette tendance est plus prononcĂ©e dans les donnĂ©es correspondant Ă  des enfants nĂ©s dans la dĂ©cennie 1970 que pour ceux nĂ©s dans la dĂ©cennie 1940, ce qui suggĂšre que la volontĂ© d’avoir au moins un enfant de chaque sexe devient de plus en plus frĂ©quente.

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2 1 1/2 1/4 1/4 1/4 1/8 1/8 1/16 1/16 1/16 1/16 1/16 1/8 1/8 1/2

4

LE CAS DE PROBABILITÉS INÉGALES

On cherche de nouveau une collection complĂšte de N vignettes qu’on achĂšte une Ă  une, mais l’organisateur du jeu ne les rend pas disponibles avec la mĂȘme probabilitĂ©. On a menĂ© des simulations dans deux cas particuliers. Dans un cas, on a imaginĂ© que l’une des vignettes est 10 fois moins frĂ©quente que les autres qui sont Ă©quiprobables. Dans un second cas, on a supposĂ© que l’une des vignettes est 10 fois plus frĂ©quente que les autres. On observe sans trop de surprise qu’à chaque fois cette inĂ©galitĂ© de frĂ©quence augmente le nombre de vignettes qu’il faut se procurer en moyenne pour avoir la collection complĂšte. Le cas d’une vignette 10 fois plus frĂ©quente retarde toujours la constitution de la collection complĂšte, mais il retarde moins le succĂšs que la prĂ©sence d’une vignette 10 fois plus rare que les autres. Ces rĂ©sultats sont conformes Ă  ce qui a Ă©tĂ© dĂ©montrĂ© : toute inĂ©galitĂ© dans la frĂ©quence des vignettes ralentit l’aboutissement de la collection.

COÛT DE LA COLLECTION

Vignettes équiprobables Nombre de vignettes

Une vignette est 10 fois moins fréquente

Une vignette est 10 fois plus fréquente

Il se peut cependant que les probabilitĂ©s de tomber sur les diïŹ€Ă©rentes vignettes soient inĂ©gales Quelle que soit cette inĂ©galitĂ© entre vignettes, on dĂ©montre qu’elle aura pour eïŹ€et d’allonger le temps moyen nĂ©cessaire Ă  l’acquisition de la collection complĂšte. Cela rĂ©pond Ă  la question posĂ©e dans le premier paragraphe de l’article : quelle que soit la façon de truquer un dĂ©, le nombre moyen de lancĂ©s nĂ©cessaire pour faire apparaĂźtre les six faces augmente et dĂ©passe alors 14,7 lancĂ©s

Un programme de calcul m’a permis de comparer deux rĂ©partitions inĂ©gales des probabilitĂ©s entre vignettes J’ai d’abord testĂ© le cas oĂč l’une des vignettes est 10 fois plus rare que les autres qui, elles, ont la mĂȘme probabilitĂ© d’ĂȘtre tirĂ©es J’ai ensuite testĂ© l’idĂ©e que l’une des vignettes avait 10 fois plus de chance d’ĂȘtre tirĂ©e que les autres, et donc qu’un collectionneur serait encombrĂ© par cette vignette surreprĂ©sentĂ©e. Dans les deux cas, le temps moyen pour complĂ©ter la collection augmente, mais c’est le premier cas, une vignette rare, qui est le pire (voir l’encadré 4)

LA RARETÉ PÉNALISE DAVANTAGE

Si, par exemple, il y a 10  vignettes dont l’une est 10 fois plus rare que les autres, le coĂ»t (ou temps moyen pour avoir la collection) est de 95,3 (contre 29,3 pour 10 vignettes Ă©quiprobables), alors que si, parmi les 10 vignettes, il y en a une qui est 10 fois plus frĂ©quente que les autres, le coĂ»t de la collection est de 53,7. Les vignettes rares sont plus pĂ©nalisantes que les vignettes frĂ©quentes, mais les vignettes surreprĂ©sentĂ©es le sont aussi.

Une formule simple indique le nombre moyen de vignettes diïŹ€Ă©rentes qu’on obtient

aprÚs en avoir acheté m quand il y a N vignettes dont les probabilités de tirages sont respectivement p(1), p(2),  , p(N).

∑ N k = 1 (1 – (1 – p(k))m)

Cette formule est utile mĂȘme quand les vignettes ont la mĂȘme probabilitĂ© : elle se simpliïŹe alors en N(1 – (1 – 1/N)m). Par exemple, au bout de 50 achats, quand il y a 100 vignettes Ă©quiprobables , on a en moyenne obtenu 50 × (1 – (99/100)100) = 39,5 vignettes diïŹ€Ă©rentes.

LE COLLECTIONNEUR QUANTIQUE DE VIGNETTES

Depuis 2020, plusieurs chercheurs se sont intĂ©ressĂ©s Ă  l’avantage que donneraient des calculateurs quantiques dans la situation oĂč un collectionneur classique d’informations se confronte Ă  un collectionneur quantique d’informations. Nous allons examiner ce que cela signiïŹe

L’un des acteurs clĂ©s de cette nouvelle recherche se nomme Srinivasan Arunachalam Il travaille au centre de recherche IBM Thomas Watson, aux États-Unis On remarquera qu’il porte le mĂȘme prĂ©nom que le gĂ©nie mathĂ©matique indien universellement admirĂ© , Srinivasan Ramanuja (1887-1920).

Voyons d’abord le cas du collectionneur classique d’informations. On imagine une situation oĂč est ïŹxĂ© un sous-ensemble S de k Ă©lĂ©ments pris dans un ensemble E de n Ă©lĂ©ments qu’on supposera ĂȘtre l’ensemble des entiers de 1 Ă  n. Le collectionneur classique d’informations connaĂźt k et n, et cherche Ă  identiïŹer S On crĂ©e k vignettes portant chacune un Ă©lĂ©ment de S Elles sont mises dans un chapeau Le collectionneur classique d’informations choisit au

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2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 50 100
3 5,5 8,3 11,4 14,7 18,1 21,7 25,5 29,3 72 225 518,7 11,1 21,3 31,7 42,2 52,4 62,7 73,3 84,2 95,3 189,9 535,8 1022,8 11,1 17,9 23,8 29,2 34,3 39,2 44,1 48,9 53,7 103,9 261,4 555,7

hasard une vignette dans le chapeau Il en prend connaissance et la remet en place. Il recommence un certain nombre de fois ce tirage au sort Ă©quiprobable, comme quand un collectionneur de vignettes en achĂšte de nouvelles jusqu’à avoir la collection complĂšte. Son but est de rĂ©ussir Ă  connaĂźtre quels sont les k Ă©lĂ©ments de l’ensemble S. Il cherche donc Ă  tirer au moins une fois chacune des k vignettes du chapeau

Imaginons que n = 10, E = {1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10}, k = 3 et S = {3, 5, 10}. Le collectionneur classique d’informations tire d’abord, par exemple, le 3, puis le 10, puis le 10, puis le 10, puis le  5. Puisqu’il sait que k = 3, et qu’il a trouvĂ© 3 vignettes diïŹ€Ă©rentes, il connaĂźt maintenant la « collection complĂšte » correspondant Ă  S Il s’arrĂȘte

Le temps moyen pour connaĂźtre l’ensemble S de k Ă©lĂ©ments est approximativement k log(k). En eïŹ€et, le problĂšme est Ă©quivalent Ă  celui d’un collectionneur de vignettes qui les achĂšte une Ă  une, chacune ayant la probabilitĂ©  1 / k d’ĂȘtre tirĂ©e Ă  chaque nouvel achat , jusqu’à avoir la collection complĂšte des k vignettes, et nous avons vu plus haut que, dans ce cas , le collectionneur rĂ©ussit en moyenne au bout de k.log(k) (en ordre de grandeur) vignettes On exprime ce rĂ©sultat en disant qu’apprendre S exige en moyenne k log(k) tirages pour le collectionneur classique d’informations.

Dans le cas du collectionneur quantique d’informations, un Ă©tat quantique noté |SâŒȘ est créé qui superpose chaque Ă©lĂ©ment |iâŒȘ avec le mĂȘme poids, ce qui est l’équivalent quantique de mettre k vignettes avec les numĂ©ros correspondant Ă  S dans un chapeau

MANIPULER L’INFORMATION AVEC PRÉCAUTION

Le monde quantique ne permet pas Ă  celui qui dispose de |SâŒȘ de connaĂźtre chacune des composantes |iâŒȘ de l’état superposĂ© En eïŹ€et, en manipulant l’état superposĂ© et en cherchant Ă  en tirer des informations sur les |iâŒȘ qui le composent, cela dĂ©truit |SâŒȘ, ce qui empĂȘche alors d’accĂ©der aux informations que l’on n’a pas rĂ©ussi Ă  tirer de la manipulation. Le collectionneur quantique d’informations peut nĂ©anmoins exploiter l’état superposé |SâŒȘ de sorte Ă  en extraire une certaine information, sans que cela lui donne complĂštement |SâŒȘ ; la situation est parallĂšle Ă  celle du cas classique oĂč prendre une vignette dans le chapeau ne donne pas accĂšs Ă  la connaissance complĂšte de S En recommençant des manipulations Ă  partir de nouvelles copies de l’état superposé |SâŒȘ, le collectionneur quantique d’informations en dĂ©duit une connaissance de plus en plus prĂ©cise de |SâŒȘ. LĂ  encore, la situation est analogue au cas classique ; celui qui tire des vignettes du chapeau plusieurs fois et les remet connaĂźt

progressivement de mieux en mieux |SâŒȘ malgrĂ© les tirages en double.

La question est de savoir s’il existe des façons quantiques de procĂ©der, c’est-Ă -dire de manipuler le vecteur |SâŒȘ, permettant au collectionneur quantique d’informations de connaĂźtre |SâŒȘ en un nombre d’étapes plus petit que les k . log ( k ) qui sont nĂ©cessaires en moyenne au collectionneur classique d’informations.

La rĂ©ponse Ă©tonnante qui a Ă©tĂ© proposĂ©e est oui. Srinivasan Arunachalam et ses collĂšgues ont conçu une façon quantique de manipuler |SâŒȘ qui donne accĂšs Ă  la connaissance complĂšte de |SâŒȘ en opĂ©rant en moyenne un nombre de manipulations de l’ordre de n log(n – k + 1). C’est tout Ă  fait remarquable, car si n – k est petit et ïŹxĂ©, n log(n – k + 1) est, en ordre de grandeur, Ă©gal Ă  k.log(n – k), ce qui est beaucoup mieux que k log(k) puisque le facteur croissant log(k) est remplacĂ© par le facteur constant log(n – k). À notre demande, le physicien Jean Dalibard a acceptĂ© d’expliquer la situation particuliĂšre k = n – 1. Le document qu’il a rĂ©digĂ© et dont nous le remercions se trouve sous le lien suivant : bit ly/PLS547_Dalibard GrĂące Ă  l’algorithme quantique de Peter Shor dĂ©couvert en 1994, on sait factoriser un entier n (c’est-Ă -dire trouver ses facteurs) en un temps polynomial en fonction de la taille de n, alors qu’on ne sait pas le faire avec un algorithme classique Le rĂ©sultat de Srinivasan Arunachalam montre que non seulement le monde quantique est plus performant que le monde classique pour la factorisation, mais qu’il l’est aussi pour le problĂšme de l’acquisition d’informations

En 2022, Min-Gang Zhou, de l’universitĂ© de Nankin, en Chine, et une Ă©quipe autour de lui ont rĂ©alisĂ© des expĂ©riences conïŹrmant l’efficacitĂ© du protocole thĂ©orique de Srinivasan Arunachalam. Cela prouve qu’un collectionneur quantique d’informations peut apprendre plus rapidement des donnĂ©es qu’un collectionneur classique d’informations. C’est une nouvelle dĂ©monstration de l’intĂ©rĂȘt qu’il y a Ă  faire intervenir la mĂ©canique quantique en informatique. Ces rĂ©sultats signifient en particulier que les algorithmes d’apprentissage si importants en intelligence artiïŹcielle peuvent fonctionner plus eïŹƒcacement en utilisant des dispositifs quantiques qu’avec nos bons vieux ordinateurs classiques. C’est assez troublant !

L’activitĂ© des collectionneurs n’est apparemment qu’un simple jeu de peu d’intĂ©rĂȘt, pourtant, quand on l’examine avec le regard d’un mathĂ©maticien, elle suggĂšre une quantitĂ© considĂ©rable de questions qui, plus de trois siĂšcles aprĂšs les premiers travaux d’Abraham de Moivre , semblent devoir se renouveler encore longtemps n

BIBLIOGRAPHIE

Min-Gang Zhou et al., Experimental quantum advantage with quantum coupon collector, Research, 2022.

S. Arunachalam et al., Quantum coupon collector, 15th Conference on the Theory of Quantum Computation, Communication and Cryptography, 2020.

S. Sardy et Y. Velenik, Petite collection d’informations utiles pour les collectionneurs compulsifs, Images des mathĂ©matiques, 2020.

P. Flajolet et al., Birthday paradox, coupon collectors, caching algorithms and self-organizing search, Discrete Appl. Math., 1992.

D. Newman et L. Shepp, The double dixie cup problem, The American Mathematical Monthly, 1960.

H. von Schelling, Coupon collecting for unequal probabilities, The American Mathematical Monthly, 1954.

POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023 / 85

À gauche, un fragment de la stalagmite Clam-stm7, de la grotte de Clamouse, dans l’HĂ©rault (longueur : 25 centimĂštres). À droite, la stalagmite GLD-stm2 (longueur : 35 centimĂštres), extraite de la grotte de Gueldaman, en AlgĂ©rie.

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DES ARCHIVES DE CALCAIRE

À l’instar des glaces polaires, les stalagmites et les stalactites sont des enregistreurs naturels du climat terrestre. Une exposition photographique rend hommage Ă  ces tĂ©moins du temps qui passe.

Stalagmite ? Stalactite ? Vous avez toujours hĂ©sitĂ©, ne sachant bien faire la diffĂ©rence . La solution est de les regrouper sous le terme de spĂ©lĂ©othĂšmes, c’est-Ă -dire les concrĂ©tions de calcaire qui ornent de nombreuses grottes SchĂ©matiquement, elles se forment ainsi : riche en dioxyde de carbone, de l’eau de surface dissout le carbonate de calcium (sous la forme de bicarbonate) qu’elle croise Ă  mesure qu’elle percole dans le sol ; une fois dans une grotte, le CO2 est relarguĂ©, tandis que le carbonate de calcium, ou calcite, prĂ©cipite Ă  la pointe d’une stalactite et au sommet d’une stalagmite Au grĂ© des siĂšcles et des millĂ©naires, ces cristaux s’accumulent et constituent les concrĂ©tions Ce scĂ©nario sous-tend toute la variĂ©tĂ© des spĂ©lĂ©othĂšmes et la diversitĂ© des formes qu’ils peuvent prendre.

Mais il y a plus. Inscrit dans le temps long (les stalagmites croissent au mieux d’un millimĂštre par an), le mĂ©canisme de fabrication de ces Ă©difices en fait les tĂ©moins des conditions atmosphĂ©riques qui se sont succĂ©dĂ© sur de longues pĂ©riodes. Ils sont comparables en cela aux carottes de glace forĂ©es en Antarctique, et dans une moindre mesure, aux cernes de croissance des arbres.

Dominique Genty, directeur de recherches CNRS au laboratoire Environnements et palĂ©oenvironnements ocĂ©aniques et continentaux (Epoc), Ă  l’universitĂ© de Bordeaux, porte sur ces spĂ©lĂ©othĂšmes un double regard, Ă  la fois esthĂ©tique et scientiïŹque. Avec son collĂšgue Ludovic Devaux, ils ont conçu

une exposition qui donne Ă  voir la beautĂ© de ces concrĂ©tions Ă  travers des photographies tout en transparence de coupes ïŹnes de stalagmites (voir page ci-contre), mais aussi la richesse des informations sur les climats du passĂ© que l’on peut en tirer. Plus besoin d’aller au pĂŽle Sud, les grottes du sud de la France suïŹƒsent !

Les indicateurs sont les diïŹ€Ă©rents isotopes des atomes de la calcite (CaCO3). Par exemple, dans les prĂ©cipitations, la proportion d’oxygĂšne lourd 18O, en comparaison avec l’isotope le plus frĂ©quent (16O), est d’autant plus faible qu’il fait froid. Ainsi la mesure Ă  un niveau donnĂ© d’une stalagmite du rapport 18O/16O renseigne-t-elle sur la tempĂ©rature Ă  une Ă©poque prĂ©cise.

Comment dĂ©terminer celle-ci ? GrĂące Ă  d’autres isotopes, en l’occurrence ceux de l’uranium et de thorium dont la dĂ©sintĂ©gration radioactive de l’un en l’autre est mĂ©tronomique. Le rapport isotopique des deux est une mesure du temps Ă©coulĂ©.

Ainsi Ă©quipĂ©, un palĂ©o-spĂ©lĂ©o-climatologue est Ă  mĂȘme de reconstituer l’évolution du climat des millĂ©naires passĂ©s, les grands cycles climatiques liĂ©s aux variations de l’orbite terrestre, les refroidissements abrupts liĂ©s aux changements de la circulation ocĂ©anique, le rĂ©chauïŹ€ement dĂ» aux activitĂ©s anthropiques
 D’autres activitĂ©s humaines ont aussi laissĂ© leur empreinte dans les stalagmites, comme les feux prĂ©historiques, ceux des premiers touristes dans les grottes, quand l’électricitĂ© n’y avait pas encore pĂ©nĂ©trĂ© et, plus surprenant, les essais nuclĂ©aires atmosphĂ©riques des annĂ©es 1950 et 1960 !

DĂ©monstration avec les deux Ă©chantillons montrĂ©s page ci-contre. La stalagmite Clam-stm7 (seuls 25 centimĂštres sont montrĂ©s sur une longueur totale de 1,5 mĂštre) a Ă©tĂ© trouvĂ©e, brisĂ©e naturellement, dans la grotte de Clamouse, dans l’HĂ©rault. Entre 377 000 et 240 000 ans, elle a enregistrĂ© les variations liĂ©es Ă  plusieurs grands cycles climatiques et Ă  des pĂ©riodes interglaciaires chaudes et humides (notamment entre 340 000 et 335 000 ans), en parfaite adĂ©quation avec les informations tirĂ©es de l’analyse des carottes de glace prĂ©levĂ©es en Antarctique dans le cadre du programme Epica, et remontant jusqu’à 800 000 ans.

La stalagmite GLD-stm2 (de 35 centimĂštres de hauteur), datĂ©e de 6 200 Ă  4 000 ans, vient de la grotte de Gueldaman, en AlgĂ©rie. Les zones noires, dues Ă  de la cendre, de la suie
 trahissent les pĂ©riodes d’occupation humaine.

Rendez-vous dans quelques milliers d’annĂ©es pour voir de quelle façon notre sociĂ©tĂ© actuelle et ses particularitĂ©s se seront inscrites dans les spĂ©lĂ©othĂšmes ! n

D. Genty, SpĂ©lĂ©othĂšmes, Archives du climat, Hartpon, 2022. Exposition « SpĂ©lĂ©othĂšmes et palĂ©oclimats », jusqu’au 12 juin 2023, Ă  la Maison Ă©cocitoyenne de Bordeaux MĂ©tropole. https://bit.ly/Bord-speleo

L’auteur a publiĂ© : Pollock, Turner, Van Gogh, Vermeer et la science
 (Belin, 2018)

POUR LA SCIENCE N° 547 / MAI 2023 / 87
L’AUTEUR
LOÏC MANGIN
© D. Genty
rédacteur en chef adjoint à Pour la Science

La simulation multiphysique favorise l’innovation

Pour innover, les ingénieurs ont besoin de prédire avec précision le comportement réel de leurs designs, dispositifs et procédés. Comment ? En prenant en compte simultanément les multiples phénomÚnes physiques en jeu.

» comsol.fr/feature/multiphysics-innovation

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PLS 547 - mai 2023 by Pour la Science - Issuu