IA Pourquoi lâintelligence artiïŹcielle accĂ©lĂšre les dĂ©couvertes La vision de D. Hassabis cofondateur de DeepMind

IA Pourquoi lâintelligence artiïŹcielle accĂ©lĂšre les dĂ©couvertes La vision de D. Hassabis cofondateur de DeepMind
Paranthropus, tailleur de pierre avant les humains ?
cofondateur de DeepMind
COMMENT LA BIOA C OUSTIQUE RĂVĂLE LA SOPHISTI C ATION DES C OMMUNI C ATIONS ANIMALES
M ERCREDI 31 MAI 19 H
Auditorium Fondation
François S ommer
60 rue des Archives Paris 3 e
Conférence gratuite sur réservation Programme et inscriptions sur : www.fondationfrancoissommer.org
Directrice des rédactions : Cécile Lestienne
MENSUEL POUR LA SCIENCE
Rédacteur en chef : François Lassagne
Rédacteurs en chef adjoints : Loïc Mangin, Marie-Neige Cordonnier
Rédacteurs : François Savatier, Sean Bailly
Stagiaire : Pierre Giraudeau
HORS-SĂRIE POUR LA SCIENCE
Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin
Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe
Community manager et partenariats : Aëla Keryhuel aela.keryhuel@pourlascience.fr
Directrice artistique : Céline Lapert
Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy, Ingrid Lhande
Réviseuses : Anne-Rozenn Jouble, Maud BruguiÚre et Isabelle Bouchery
Assistant administratif : Bilal El Bohtori
Responsable marketing : Frédéric-Alexandre Talec
Direction du personnel : Olivia Le Prévost
Fabrication : Marianne Sigogne et Stéphanie Ho
Directeur de la publication et gérant : Nicolas Bréon
Ont également participé à ce numéro :
Pascale Besse, Elsa Couderc, Emmanuel Fort, Sophie Godin-Beekmann, Cédric Lorcé, Andrea Pazmino, Franck Perez, Hervé Watier
PUBLICITĂ France
stephanie.jullien@pourlascience.fr
ABONNEMENTS
www.boutique.groupepourlascience.fr
Courriel : serviceclients@groupepourlascience.fr
Tél. : 01 86 70 01 76
Du lundi au vendredi de 8 h 30 Ă 12 h 30 et de 13 h 30 Ă 16 h 30
Adresse postale :
Service abonnement
Groupe Pour la Science
235 avenue Le-Jour-se-LĂšve
92 100 Boulogne-Billancourt
Tarifs dâabonnement 1 an (12 numĂ©ros)
France mĂ©tropolitaine : 59 euros â Europe : 71 euros
Reste du monde : 85,25 euros
DIFFUSION
Contact kiosques : Ă Juste Titres ; Alicia Abadie
Tél. 04 88 15 12 47
Information/modiïŹcation de service/rĂ©assort : www.direct-editeurs.fr
DISTRIBUTION
MLP
ISSN 0 153-4092
Commission paritaire n° 0927K82079
DĂ©pĂŽt lĂ©gal : 5636 â Mai 2023
N° dâĂ©dition : M0770547-01
www.pourlascience.fr
170 bis boulevard du Montparnasse â 75 014 Paris
Tél. 01 55 42 84 00
SCIENTIFIC AMERICAN
Editor in chief : Laura Helmut
President : Kimberly Lau
2023. ScientiïŹc American, une division de Springer Nature America, Inc. Soumis aux lois et traitĂ©s nationaux et internationaux sur la propriĂ©tĂ© intellectuelle. Tous droits rĂ©servĂ©s. UtilisĂ© sous licence. Aucune partie de ce numĂ©ro ne peut ĂȘtre reproduite par un procĂ©dĂ© mĂ©canique, photographique ou Ă©lectronique, ou sous la forme dâun enregistrement audio, ni stockĂ©e dans un systĂšme dâextraction, transmise ou copiĂ©e dâune autre maniĂšre pour un usage public ou privĂ© sans lâautorisation Ă©crite de lâĂ©diteur. La marque et le nom commercial « ScientiïŹc American » sont la propriĂ©tĂ© de ScientiïŹc American, Inc. Licence accordĂ©e à «Pour la Science SARL ».
© Pour la Science SARL, 170 bis bd du Montparnasse, 75014 Paris.
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intĂ©gralement ou partiellement la prĂ©sente revue sans autorisation de lâĂ©diteur ou du Centre français de lâexploitation du droit de copie (20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris).
Origine du papier : Autriche
Taux de ïŹbres recyclĂ©es : 30 %
« Eutrophisation » ou « Impact sur lâeau » : Ptot 0,007 kg/tonne
Ils ne nous ont pas lĂ©guĂ© notre capacitĂ© Ă inventer â ils ne font pas partie de nos ancĂȘtres directs. Mais ils nous transmettent, par-delĂ les Ăąges, une leçon prĂ©cieuse de modestie. Car cela semble clair dĂ©sormais, la lignĂ©e dont descend sapiens nâest pas la seule Ă pouvoir revendiquer dâĂȘtre « celle qui fait ».
La trĂšs longue histoire qui conduit Ă lâhumain, et que jalonne la confection dâoutils, doit dĂ©sormais compter avec ces lointains cousins disparus : les paranthropes. Les palĂ©oanthropologues ne savent dire qui a inspirĂ© qui. Au moins sait-on que « Paranthropus faber » comme « Homo faber » arpentĂšrent les mĂȘmes savanesâŠ
Ce que nous cĂšde le passĂ© nâest pas toujours un bienfait. Ă lâĂ©chelle bien plus modeste des gĂ©nĂ©rations qui nous prĂ©cĂšdent dâun ou deux rangs, nous hĂ©ritons les modiïŹcations « Ă©pigĂ©nĂ©tiques » de lâADN liĂ©es aux traumatismes vĂ©cus par nos parents et grands-parents. Les enfants adultes des survivants de la Shoah sont plus susceptibles de souïŹrir de troubles de lâhumeur et dâanxiĂ©tĂ©, a montrĂ© la professeuse de psychiatrie et neurosciences Rachel Yehuda.
Rapprochons-nous encore du temps prĂ©sent⊠et de nos assiettes. Lâincontournable baguette française a rejoint il y a quelques mois la liste reprĂ©sentative du patrimoine culturel immatĂ©riel de lâhumanitĂ©. Preuve du caractĂšre admirable de savoir-faire ancestraux ? Pas si simple : cet hĂ©ritage culinaire a suscitĂ© de vives controverses sur ce qui fait quâun pain est bon ou non, comme lâexplique lâhistorien des sciences et des techniques Maxime Guesnon.
ConsidĂ©rons enïŹn « lâhĂ©ritage en cours » que constitue lâimposante production de dĂ©chets plastiques de notre civilisation industrielle : le dĂ©ïŹ est immense qui consiste Ă en rĂ©duire le fardeau pour les gĂ©nĂ©rations futures.
Imprimé en France
Maury Imprimeur SA Malesherbes
N° dâimprimeur : 269 524
Les hĂ©ritages marquent le prĂ©sent de leur empreinte et conditionnent lâavenir, pour le pire et le meilleur. Ă nous dâen faire bon usage. Cela commence par en comprendre lâorigine. Comme le souligne le palĂ©oanthropologue Bernard A. Wood, spĂ©cialiste des paranthropes, « pour bien comprendre lâĂ©volution de notre lignĂ©e, rĂ©soudre lâĂ©nigme de Paranthropus boisei compte autant que dĂ©terminer lâorigine dâHomo ».
Quâil sâagisse de se libĂ©rer de legs problĂ©matiques ou, au contraire, de prendre appui sur nos hĂ©ritages constructeurs, la science est un outil dâinterprĂ©tation irremplaçable, que nous serions bien inspirĂ©s de transmettre aux gĂ©nĂ©rations suivantes. n
N° 547 / Mai 2023 OMMAIRE
P. 6
ĂCHOS DES LABOS
âą Lâanatomie du proton, plus complexe que prĂ©vu
⹠Pourquoi la sclérose en plaques progresse plus vite chez les hommes
âą Un soliton jongleur
⹠Un pavage non périodique avec une tuile unique
âą Lâimpact des feux de forĂȘt sur la couche dâozone
âą Moins dâaïŹnitĂ© pour les anticorps
P. 16
LES LIVRES DU MOIS
P. 18
DISPUTES ENVIRONNEMENTALES
La baleine, la haute mer et lâADN
Catherine Aubertin
P. 20
LES SCIENCES Ă LA LOUPE Postdoctorants en grĂšve !
Yves Gingras
CHIMIE
QUEL AVENIR
POUR LE RECYCLAGE DU PLASTIQUE ?
Sarah DeWeerdt
Automates de tri, gammes simpliïŹĂ©es, traitements fondĂ©s sur des microorganismes⊠Chercheurs et entreprises explorent diïŹĂ©rentes voies dâamĂ©lioration du recyclage des matiĂšres plastiques, encore trĂšs insuïŹsant
ASTROPHYSIQUE
ALCHIMIE COSMIQUE
Sanjana Curtis
De nouvelles observations mettent en Ă©vidence la façon dont les cataclysmes cosmiques donnent naissance aux Ă©lĂ©ments lourds du tableau pĂ©riodique comme lâor, le strontium ou le platine
NEUROBIOLOGIE
LE TRAUMA Ă TRAVERS LES GĂNĂRATIONS
BIO-INFORMATIQUE
LETTRE DâINFORMATION
NE MANQUEZ PAS
LA PARUTION DE VOTRE MAGAZINE
GRĂCE Ă LA NEWSLETTER
âą Notre sĂ©lection dâarticles
⹠Des offres préférentielles
âą Nos autres magazines en kiosque
Inscrivez-vous
www.pourlascience.fr
En couverture : © Photo Sylvain Entressangle, Reconstitution Ălisabeth DaynĂšs / LookatSciences MĂ©daillon : © The Royal Society, Duncan.Hull, Wikimedia commons (CC BY-SA 4.0)
Les portraits des contributeurs sont de Seb Jarnot
Ce numĂ©ro comporte un courrier de rĂ©abonnement posĂ© sur le magazine sur une sĂ©lection dâabonnĂ©s.
Rachel Yehuda
Chez les personnes traversant des Ă©preuves psychologiques intenses, lâADN subit parfois des modiïŹcations dites
« épigénétiques », qui se transmettent à leurs enfants, les rendant plus vulnérables à divers troubles psychiques.
« LâIA VA ACCĂLĂRER LES AVANCĂES SCIENTIFIQUES »
Entretien avec Demis Hassabis
Le succĂšs dâAlphaFold nâest quâun dĂ©but pour les intelligences artiïŹcielles dans le champ scientiïŹque, explique Demis Hassabis, directeur gĂ©nĂ©ral de DeepMind, Ă lâorigine du programme dâIA qui rĂ©volutionne la biologie structurale.
SCIENCE ET FICTION
JUSQUâOĂ VA
LA PENSĂE ALIEN ?
Laurent Vercueil
Les Martiens dĂ©crits par H G Wells dans La Guerre des mondes manifestaient une intelligence « vaste, calme et impitoyable », pas si Ă©loignĂ©e de la nĂŽtre Dâautres Ćuvres poussent bien plus loin lâexploration de lâaltĂ©ritĂ© cognitive.
HISTOIRE DES SCIENCES
LES ZONES GRISES DU PAIN BLANC
Maxime Guesnon
La baguette de pain, hĂ©ritage dâun passĂ© lointain dont les savoir-faire artisanaux se transmettent depuis des gĂ©nĂ©rations ?
Pas si sĂ»râŠ
P.
LOGIQUE & CALCUL
LES DURES LOIS DES COLLECTIONS
Jean-Paul Delahaye
ComplĂ©ter sa collection de vignettes est loin dâĂȘtre simple Les mathĂ©matiques apportent des explications inattendues !
P.
ART & SCIENCE
Des archives de calcaire
LoĂŻc Mangin
François Savatier
Il y a quelque 2,8 millions dâannĂ©es, des paranthropes sont vraisemblablement venus exploiter des carcasses dâanimaux semi-aquatiques sur une rive du lac Victoria Les fragments de pierre retrouvĂ©s suggĂšrent quâils taillaient fort habilement des outilsâŠ
PARANTHROPUS BOISEI, SI PROCHE ET SI DIFFĂRENT
Bernard A Wood et Alexis Williams
Pendant 1 million dâannĂ©es, nos ancĂȘtres africains ont cĂŽtoyĂ© un ĂȘtre Ă la forme sâapprochant de celle de lâhumain, mais si particuliĂšre que les palĂ©oanthropologues peinent encore Ă lâapprĂ©hender.
P. 88
IDĂES DE PHYSIQUE
Tout feu, tout ïŹamme dans lâ« ISS »
Jean-Michel Courty et Ădouard Kierlik
P. 92
CHRONIQUES DE LâĂVOLUTION
LâĂ©nigme des Ćufs gĂ©ants de Madagascar
Hervé Le Guyader
P. 96
SCIENCE & GASTRONOMIE
Lâatout phĂ©nol des olĂ©ogels dâolive
Hervé This
P. 98
Ă PICORER
Vue dâartiste de lâintĂ©rieur dâun proton. Les trois quarks de valence sont reprĂ©sentĂ©s en plus gros (deux u et un d) tandis que ceux de la mer de quarks virtuels sont plus petits. Les gluons sont reprĂ©sentĂ©s par les boucles.
Comment se rĂ©partit la masse Ă lâintĂ©rieur du proton ? En sondant cette particule, des scientiïŹques ont mis en Ă©vidence une structure Ă trois couches.
Dans ses premiers instants aprĂšs le Big Bang, lâUnivers Ă©tait une soupe chaude de particules Ă©lĂ©mentaires. En se refroidissant, les quarks se sont combinĂ©s pour former les protons et les neutrons, qui se sont Ă leur tour associĂ©s pour donner les premiers noyaux atomiques. Si la plupart de la masse visible de lâUnivers est contenue aujourdâhui dans les protons et les neutrons des atomes, une Ă©nigme demeure. La masse des trois quarks du proton ne reprĂ©sente quâenviron 1 % de la masse de ce dernier. Au cours des dĂ©cennies passĂ©es, lâimage de lâintĂ©rieur du proton sâest aïŹnĂ©e : les trois quarks baignent dans une mer agitĂ©e, remplie de gluons et de paires quark-antiquark qui surgissent du
vide et disparaissent aussitĂŽt. Lâessentiel de la masse du proton provient ainsi, en vertu de la cĂ©lĂšbre formule E = mc2, de lâĂ©nergie cinĂ©tique des particules et de
laboratoire amĂ©ricain dâArgonne, et ses collĂšgues ont levĂ© le voile sur cette question Ils en ont dĂ©duit une premiĂšre idĂ©e du rayon moyen de la distribution de la masse du proton, ou « rayon de masse »
JusquâĂ prĂ©sent, les physiciens utilisaient une autre grandeur pour dĂ©ïŹnir la taille du proton : le rayon moyen de la distribution de la charge Ă©lectrique du proton, ou « rayon de charge ». En eïŹet, les quarks ont une charge Ă©lectrique et, en sâagitant dans le proton, ils forment une sphĂšre, chargĂ©e et aux bords ïŹous, pour laquelle on dĂ©termine un rayon moyen. Par exemple, en bombardant des protons avec des Ă©lectrons, les spĂ©cialistes ont mesurĂ© un rayon de charge de lâordre de 0,88 femtomĂštre (10 â 15 mĂštre).
celle associĂ©e Ă lâinteraction forte, qui assure la cohĂ©sion du proton et dont les gluons sont les messagers.
Mais comment la masse se répartitelle au sein du proton ? Burcu Duran, du
Quâen est-il du rayon de masse ? Les Ă©lectrons ne sont pas une bonne sonde pour Ă©tudier cette caractĂ©ristique du proton, car ils ne sont pas sensibles Ă lâinteraction forte et donc aux gluons En revanche , les quarks , porteurs dâune charge de « couleur » (lâĂ©quivalent de la charge Ă©lectrique pour lâinteraction
Les quarks, sensibles aux gluons, sont une bonne sonde pour étudier le rayon de masse du proton
forte), sont sensibles aux gluons LâidĂ©e est alors dâutiliser le mĂ©son J/Psi comme sonde Cette particule est composĂ©e dâun quark et dâun antiquark c (il existe six saveurs de quarks, le proton est constituĂ© des deux saveurs les plus lĂ©gĂšres avec deux u et un d, les quatre quarks plus lourds sont le c, le s, le t et le b). Les physiciens sont dâabord partis dâun faisceau dâĂ©lectrons qui, en percutant une cible de cuivre, produit des photons En sâapprochant dâun proton dans de lâhydrogĂšne liquide, le photon se convertit en un J/Psi, dont les quarks interagissent avec les gluons du proton Le mĂ©son a une durĂ©e de vie trĂšs courte et se dĂ©sintĂšgre au ïŹnal en une paire Ă©lectron-positron.
Les physiciens nâont accĂšs quâĂ ces deux derniĂšres particules. Ă partir des mesures sur les Ă©lectrons et les positrons menĂ©es au JeïŹerson Lab pendant un mois en 2019, ils ont dĂ©terminĂ© deux grandeurs nĂ©cessaires pour calculer le rayon de masse du proton Pour estimer ce rayon, les chercheurs ont utilisĂ© plusieurs modĂšles thĂ©oriques diïŹĂ©rents liĂ©s Ă la chromodynamique quantique ou QCD (la thĂ©orie quantique des champs qui dĂ©crit lâinteraction forte). Puis, ils ont comparĂ© leurs rĂ©sultats Ă une technique numĂ©rique, la QCD sur rĂ©seau. Ils ont constatĂ© quâun des modĂšles et la QCD sur rĂ©seau donnaient des rĂ©sultats trĂšs similaires, avec un rayon de masse de lâordre de 0,75 femtomĂštre.
Le rayon de masse associĂ© aux gluons est plus petit que le rayon de charge Ce rĂ©sultat est surprenant et signiïŹe que lâessentiel de la masse venant du contenu en gluons est concentrĂ© dans une sphĂšre au centre, mais que les quarks circulent au-delĂ et forment la sphĂšre de charge Plus Ă©tonnant, lâĂ©tude des gluons permet de dĂ©ïŹnir Ă©galement un autre rayon, le « rayon scalaire », qui serait de lâordre de 1 femtomĂštre. Les gluons Ă©tendraient ainsi leur rĂŽle dans le conïŹnement des quarks un peu plus loin que le rayon de charge
Constituant essentiel de la matiĂšre, le proton se dĂ©voile sous la forme dâune structure complexe Ă trois couches. Cette reprĂ©sentation reste Ă conïŹrmer et Ă aïŹner. De futures expĂ©riences, plus prĂ©cises, avec le J/Psi, sont Ă lâĂ©tude, ou avec un autre mĂ©son, plus lourd, le Y, constituĂ© dâune paire quark-antiquark b n
Sean BaillyLa sclĂ©rose en plaques touche prĂšs de 3 millions de personnes dans le monde, dont 115 000 en France. GrĂące Ă lâĂ©tude du rĂŽle des hormones sexuelles dans la maladie, on comprend mieux pourquoi elle Ă©volue di Ă©remment selon le sexe. Explications dâĂlisabeth Trai ort, qui a dirigĂ© ces travaux Ă lâuniversitĂ© Paris-Saclay.
Propos recueillis par Marie-Neige Cordonnier
Ces di érences aident-elles à comprendre pourquoi les femmes sont plus touchées que les hommes ?
Pourquoi vous ĂȘtre intĂ©ressĂ©e au rĂŽle des hormones sexuelles dans la maladie ?
La sclĂ©rose en plaques (SEP) nâa ecte pas les hommes et les femmes de la mĂȘme façon. Dâune part, elle touche trois fois plus de femmes que dâhommes. Dâautre part, chez ces derniers, la maladie se dĂ©clare souvent plus tardivement et sâaggrave plus vite. Ces di Ă©rences nous ont incitĂ©s Ă explorer comment les hormones sexuelles inïŹuent sur la maladie.
Quâavez-vous observĂ© ?
Chez des souris atteintes dâun modĂšle de la maladie, nous avons montrĂ© que, malgrĂ© leur faible production, les hormones mĂąles â les androgĂšnes âprotĂšgent les femelles contre la maladie, et ce par un mĂ©canisme di Ă©rent de celui dĂ©crit chez les mĂąles. La SEP est une maladie auto-immune. Des cellules immunitaires attaquent le systĂšme nerveux central en dĂ©truisant la gaine de myĂ©line qui entoure les prolongements neuronaux â les axones. Chez les mĂąles, les androgĂšnes interviennent dans le thymus en y empĂȘchant la production de cellules immunitaires dirigĂ©es contre les propres cellules de lâorganisme. Ces hormones ont en quelque sorte un e et neuroprotecteur et anti-inïŹammatoire Ă distance. Elles induisent aussi la rĂ©gĂ©nĂ©ration de la myĂ©line au niveau des lĂ©sions, mais leur rĂ©cepteur (la protĂ©ine qui transmet leur signal aux cellules) reste trĂšs rare dans les tissus atteints. En revanche, nous avons dĂ©couvert que chez les femelles â et les femmes malades â, ce rĂ©cepteur est fortement exprimĂ© dans les cellules immunitaires prĂ©sentes dans le tissu nerveux lĂ©sĂ©. Comme chez les souris mĂąles, lâadministration dâandrogĂšnes a eu un e et remyĂ©linisant chez les femelles. Mais elle a aussi eu un puissant e et anti-inïŹammatoire local au niveau des lĂ©sions, absent chez les mĂąles.
Elles permettent plutĂŽt dâĂ©mettre des hypothĂšses concernant la progression plus rapide de la maladie chez les hommes que chez les femmes. La SEP commence sous une forme rĂ©currente-rĂ©mittente, oĂč les lĂ©sions causĂ©es par des poussĂ©es inïŹammatoires sont rĂ©versibles. Mais, avec le temps, elle progresse vers une forme secondaire avec une aggravation des symptĂŽmes sans aucune rĂ©mission. Selon une hypothĂšse actuelle, cette progression serait liĂ©e Ă un environnement inïŹammatoire hostile Ă la rĂ©gĂ©nĂ©ration de la myĂ©line. Or chez les souris femelles traitĂ©es par des androgĂšnes, cet environnement semble nettement plus favorable Ă la rĂ©paration que celui des mĂąles recevant le mĂȘme traitement. Ce maintien dâun environnement hostile chez les mĂąles, mĂȘme en prĂ©sence dâandrogĂšnes, pourrait contribuer Ă accĂ©lĂ©rer lâĂ©volution de la maladie vers la forme secondaire en empĂȘchant la remyĂ©linisation.
Vos travaux ouvrent-ils de nouvelles pistes thérapeutiques ?
Les di Ă©rences observĂ©es montrent quâil pourrait ĂȘtre bĂ©nĂ©ïŹque dâadapter les traitements selon le sexe de la personne malade. Les thĂ©rapies actuelles visent Ă ralentir la progression de la maladie en limitant la frĂ©quence et la sĂ©vĂ©ritĂ© des poussĂ©es inïŹammatoires. Maintenir aussi un taux dâandrogĂšnes appropriĂ© chez les femmes atteintes de SEP aiderait Ă ralentir encore la maladie. Mais avant de songer Ă un essai clinique, il sâagit de travailler sur la formulation mĂ©dicamenteuse qui Ă©vitera les e ets pĂ©riphĂ©riques indĂ©sirables tout en normalisant la concentration dâandrogĂšnes dans le systĂšme nerveux central. n
A. Zahaf et al., Nat. Commun., 2023. Source des chiffres : www.arsep.org
Le sĂ©quençage partiel de 356 gĂ©nomes de chasseurs-cueilleurs sapiens europĂ©ens conïŹrme certains chapitres du PalĂ©olithique supĂ©rieur et en rĂ©vĂšle de nouveaux, jusque-lĂ inconnus.
Lâatlas gĂ©nĂ©tique de lâEurope palĂ©olithique se prĂ©cise. LâĂ©quipe de Johannes Krause, de lâinstitut MaxPlanck pour lâanthropologie Ă©volutive Ă Leipzig, a rassemblĂ© les sĂ©quençages de 1,24 million de sites de lâADN de 356 chasseurs-cueilleurs sapiens provenant de plusieurs dizaines dâhabitats palĂ©olithiques europĂ©ens occupĂ©s au cours des 35 000 derniĂšres annĂ©es. AprĂšs avoir comparĂ© ces proïŹls, les chercheurs ont dĂ©ïŹni plusieurs bassins gĂ©nĂ©tiques â les groupes de « VÄstonice », « Fournol », etc. â, quâils ont reliĂ©s aux cultures matĂ©rielles pratiquĂ©es par leurs membres.
Les donnĂ©es des chercheurs ne concernent pas la premiĂšre culture matĂ©rielle paneuropĂ©enne â lâAurignacien (de 43 000 à 33 000 ans avant le prĂ©sent) â, mais montrent que celle du Gravettien (33 000-26 000 ans), qui lui succĂšde, Ă©tait pratiquĂ©e non pas par une seule, mais par les deux populations qui se partageaient lâEurope avant le dernier maximum glaciaire (DMG, de 26 000 à 19 000 ans) : le groupe de VÄstonice peuplait les territoires des actuelles Italie, RĂ©publique tchĂšque et Autriche et celui de Fournol Ă©tait rĂ©pandu dans le sudouest de lâEurope (France et Espagne).
Au cours du DMG, les populations humaines se sont rĂ©fugiĂ©es au sud : Ă lâouest du RhĂŽne et dans la pĂ©ninsule ibĂ©rique, Fournol a dĂ©veloppĂ© la culture matĂ©rielle du SolutrĂ©en (23 00019 000 ans) ; Ă lâest, la tradition gravettienne a persistĂ© jusquâĂ ce que, vers 17 000 ans, des groupes en provenance du Proche - Orient entrent en Italie, y fondant le groupe nommĂ© Villabruna Progressant vers le sud de la botte italienne, leur culture matĂ©rielle â lâĂpigravettien (17 000-10 000 ans) â sâest aussi Ă©tendue au-delĂ de lâItalie, puisque les chercheurs en ont trouvĂ© des traces en Espagne : nous apprenons ainsi que lâĂpigravettien, que lâon pensait issu du Gravettien oriental, est dâimportation
Les chercheurs ont aussi montrĂ© quâaprĂšs le DMG, les populations rĂ©fugiĂ©es au sud se sont redĂ©ployĂ©es vers le nord, en mĂ©langeant les gĂšnes Villabruna et Fournol En France, en Belgique , en Allemagne et en Pologne
Ces Vénus gravettienne (à gauche), magdalénienne (au centre) et épigravettienne (à droite) illustrent certaines des plus importantes cultures matérielles qui se sont succédé chez les chasseurs-cueilleurs sapiens du Paléolithique supérieur en Europe.
actuelles, ces groupes ont donnĂ© la population « Goyet Q2 », associĂ©e Ă la culture matĂ©rielle magdalĂ©nienne, connue pour son art pariĂ©tal Ă couper le souïŹe Vers 14 000 ans, la fusion complĂšte entre Villabruna et Goyet Q 2 a donnĂ© le groupe Oberkassel â homogĂšne de la Pologne au Royaume-Uni !
Plus Ă lâest, câest une autre population dont les membres avaient une peau plus claire que ceux dâOberkassel et des yeux sombres que lâon retrouve â la population Sidelkino Enfin , mĂȘme si la dĂ©mographie des paysans nouveaux venus dâAnatolie Ă©tait plus forte que celle des chasseurs-cueilleurs quâils rencontraient alors quâils pĂ©nĂ©traient en Europe, les chercheurs ont constatĂ© que des individus dotĂ©s dâune ascendance principalement Oberkassel ont persistĂ© jusquâen plein NĂ©olithique il y a environ 5 200 ans Adoptant le mode de vie agricole, ils nous ont transmis certains de leurs gĂšnes de chasseurs-cueilleurs n
François SavatierLâĂ©tude de la nature conduit parfois Ă poser des questions qui paraissent trĂšs simples : quelle forme prend un glaçon quand il fond, comment un ïŹuide sâĂ©coule-t-il ? Mais les Ă©quations qui dĂ©crivent ces systĂšmes peuvent devenir un terrain de jeu trĂšs ardu pour les mathĂ©maticiens. De nombreux chercheurs sâattachent Ă sâassurer que ces Ă©quations dites « aux dĂ©rivĂ©es partielles » se comportent de façon « sage ». Câest lâun des grands spĂ©cialistes de ce domaine, Luis Ca arelli, de lâuniversitĂ© du Texas, Ă Austin, que lâAcadĂ©mie norvĂ©gienne des sciences a dĂ©cidĂ© de rĂ©compenser pour sa contribution fondamentale Ă la thĂ©orie de la rĂ©gularitĂ© pour les Ă©quations aux dĂ©rivĂ©es partielles non linĂ©aires. https ://abelprize.no/
Dans un rĂ©servoir rempli dâeau, trĂšs Ă©troit et soumis Ă des vibrations verticales, Camila Sandivari, de lâuniversitĂ© du Chili, Ă Santiago, et ses collĂšgues ont créé une vague dâun type particulier, un soliton. Les solitons sont des ondes uniques Ă lâimage des tsunamis. Le soliton Ă©tudiĂ© ici est localisĂ© dans lâespace, câest-Ă -dire quâil ne se dĂ©place pas sur toute la longueur de la cuve, mais il oscille entre les deux parois. Ainsi, au milieu de la cuve, la vague semble sâĂ©lever le long dâune paroi, y atteindre une hauteur maximale avant de redescendre et remonter sur la paroi juste en face. Jusque-lĂ rien de trĂšs surprenant. Les physiciens ont alors lĂąchĂ© une goutte dâeau au milieu du soliton Si la goutte arrive au bon moment, elle se met Ă rebondir sur le soliton comme si ce dernier jonglait avec la particule de ïŹuide. Le systĂšme est trĂšs stable : dans certaines conditions, les chercheurs ont observĂ© une goutte vivre pendant prĂšs de quatre-vingt-dix minutes (ce qui correspond Ă prĂšs de 10 000 rebonds) avant de fusionner
La goutte rebondit sur un type particulier de vague, un soliton. Ce dernier oscille sur place et semble jongler avec la goutte, qui peut atteindre une durée de vie de quatre-vingt-dix
avec le bain. Ils ont aussi constatĂ© que si la goutte sâĂ©carte du centre, le soliton la ramĂšne Ă sa position centrale. Ce comportement est lâanalogue hydrodynamique du fonctionnement des pinces optiques, oĂč lâonde dâun laser est capable de piĂ©ger de petites particules n
S. B.La chronique de YVES GINGRAS professeur dâhistoire et sociologie des sciences Ă lâuniversitĂ© du QuĂ©bec Ă MontrĂ©al, directeur scientiïŹque de lâObservatoire des sciences et des technologies, au Canada
Aux Ătats-Unis, les chercheurs postdoctorants sâorganisent en syndicats et luttent pour de meilleures conditions de travail. Inattendu ? Pas tant que celaâŠ
En novembre 2022, des milliers de postdoctorants rĂ©partis sur les diïŹĂ©rents campus de lâuniversitĂ© de Californie ont fait grĂšve pendant deux semaines pour obtenir un nouveau contrat amĂ©liorant leurs conditions de travail. Cet Ă©vĂ©nement mâa rappelĂ© la belle expression de Gaston Bachelard pour dĂ©crire la dynamique de la recherche scientiïŹque Ă son Ă©poque : « Lâunion des travailleurs de la preuve. » Il avait bien compris que la science est une entreprise essentiellement collective, donc sociale, mais il en prĂ©sentait dans son ouvrage Le Rationalisme appliquĂ© (1949) une version quelque peu dĂ©sincarnĂ©e, les savants ne semblant pas avoir besoin dâargent pour vivre.
Il est probable que sâil portait aujourdâhui son regard sur ce que sont et font les « travailleurs de la preuve », le philosophe noterait que leur « union » sâest matĂ©rialisĂ©e en un vĂ©ritable syndicat de chercheurs en raison mĂȘme dâun processus dâindustrialisation de la recherche scientiïŹque Cette syndicalisation des « postdocs » est survenue prĂšs
de cinquante ans aprĂšs celle des professeurs, dĂ©marrĂ©e dans les annĂ©es 1960, car le rĂŽle des postdoctorants dans le systĂšme de production des connaissances nâa pris de lâimportance quâĂ compter des annĂ©es 1980, dâabord aux Ătats-Unis, puis ailleurs Aux Ătats-Unis, leur nombre a plus que triplĂ© entre 1980
La prise de conscience progressive des conditions de vie et de travail prĂ©caires des postdoctorants a stimulĂ© la fondation en  2002 dâune Association amĂ©ricaine de postdoctorants Cette organisation , comme son homologue canadienne fondĂ©e en 2011, misait sur le dialogue et la discussion avec les universitĂ©s. Ne parvenant pas Ă des rĂ©sultats notables, elle fut vite doublĂ©e Ă sa gauche par des chercheurs qui prĂŽnaient plutĂŽt la syndicalisation, seule façon juridiquement contraignante de nĂ©gocier dans le cadre des lois du code du travail, comme le font la plupart des autres travailleurs. Un premier syndicat de postdocs, aïŹliĂ© au centre de santĂ© de lâuniversitĂ© du Connecticut, obtint ainsi une accrĂ©ditation en 2003 et rĂ©ussit dĂšs lâannĂ©e suivante Ă signer une premiĂšre convention collective amĂ©liorant les salaires et les conditions de travail (congĂ©s de maladie, vacances payĂ©es, etc.). Les postdoctorants de lâuniversitĂ© de Californie, les plus nombreux aux ĂtatsUnis, les suivirent Ă partir de 2008, non sans parfois devoir faire grĂšve pour crĂ©er un vĂ©ritable rapport de force
Il est signiïŹcatif que plusieurs syndicats de postdoctorants aient choisi de sâaïŹlier au puissant syndicat de lâUnited Auto Workers (« les travailleurs unis de lâautomobile » ). Les conditions de la recherche contemporaine ( forte division du travail, pression Ă publier, postes prĂ©cairesâŠ) ne leur permettaient probablement plus de se considĂ©rer comme des artisans de la science se prĂ©parant Ă succĂ©der un jour Ă des patrons « mentors » â dans un climat oĂč le bel idĂ©al du progrĂšs de la science faisait oublier la prĂ©caritĂ© â, mais comme de simples cols bleus de la recherche.
et 2018, passant de 18 000 à 65 000, alors mĂȘme que celui des postes de professeurs-chercheurs stagnait et ne pouvait plus absorber les nouveaux docteurs Selon des donnĂ©es amĂ©ricaines, alors que 55 % de diplĂŽmĂ©s en biologie obtenaient, en 1973, un poste universitaire au plus tard six ans aprĂšs la ïŹn de leur thĂšse, ils nâĂ©taient plus que 15 % en 2006.
En somme, pour le meilleur ou pour le pire , la syndicalisation grandissante de tous les acteurs du systĂšme de la recherche (doctorant, postdoc, professeur, chercheur, ingĂ©nieur de recherche) nâest quâune rĂ©ponse rationnelle Ă un nouvel Ă©tat de ce systĂšme , de plus en plus gĂ©rĂ© comme une entreprise qui doit ĂȘtre eïŹciente et faire toujours plus avec toujours moins de ressources n
Les postdoctorants se considĂšrent comme de simples cols bleus de la recherche
Venez Ă©couter et discuter avec des personnalitĂ©s de la culture, des arts et des sciences autour dâun thĂšme. Une immersion de 2 jours, dans le confort vert dâun hĂŽtel dâarts et de nature, pour une pensĂ©e ouverte aux autres et au monde.
25 et 26 mai : La résilience de la nature
29 et 30 juin :
Lâhi oire de lâeau
28 et 29 septembre : Le merveilleux au cĆur de la nature
26 et 27 o obre :
LâunitĂ© du vivant
23 et 24 novembre : De lâimportance des arbres
LâESSENTIEL
> Tenir des galets dans les deux mains et les dĂ©biter en les frappant lâun contre lâautre est un art que lâon attribuait jusquâici au seul genre Homo.
> Un site kĂ©nyan datant de 2,8 millions dâannĂ©es a cependant livrĂ© des dents de paranthropes mĂȘlĂ©es Ă des outils ainsi fabriquĂ©s.
> Ainsi, selon toutes les apparences, le genre disparu Paranthropus, cousin du nÎtre, utilisait de tels outils pour débiter chair et végétaux. Des paranthropes furent-ils les premiers tailleurs de pierre ?
LâAUTEUR
FRANĂOIS SAVATIER journaliste Ă Pour la Science
Il y a quelque 2,8 millions dâannĂ©es, des paranthropes sont vraisemblablement venus exploiter des carcasses dâanimaux semi-aquatiques sur une rive du lac Victoria. Les fragments de pierre retrouvĂ©s suggĂšrent quâils taillaient fort habilement des outilsâŠ
Paranthropus boisei est lâune des espĂšces du genre Paranthropus. Apparue en Afrique il y a environ 2,3 millions dâannĂ©es, cette espĂšce bipĂšde et omnivore Ă tendance herbivore a cĂŽtoyĂ© les humains pendant plus de 1 million dâannĂ©es.
En 2015, Ă Ledi-Geraru, dans les Afars, en Ăthiopie, on met au jour un fossile vieux de 2,8 millions dâannĂ©es : LD 350-1. Cette demimandibule est hominine, câest-Ă dire quâelle appartient Ă la lignĂ©e regroupant ardipithĂšques, australopithĂšques et humains divers, bref toutes les formes prĂ©humaines ou humaines issues, avec les chimpanzĂ©s, de notre ancĂȘtre commun il y a quelque
8 millions dâannĂ©es Certaines des caractĂ©ristiques de cette demi-mandibule sont archaĂŻques, mais dâautres sont si humaines quâelles la placent hors de la lignĂ©e australopithĂšque, donc au sein du genre Homo Or Ledi-Geraru a aussi livrĂ© des galets amĂ©nagĂ©s et autres Ă©clats coupants, ce quâon qualiïŹe dâoutils « de mode 1 », ou « oldowayens », parce quâon les associait Ă lâorigine seulement aux membres de lâespĂšce H habilis, qui ont vĂ©cu dans les gorges dâOlduvai vers 1,8 million dâannĂ©es (lire lâarticle page 26). Comme leur Ăąge de 2,6 millions dâannĂ©es en faisait alors les plus anciens outils oldowayens connus, on les a naturellement attribuĂ©s Ă lâespĂšce humaine de LD 350-1. Toutefois, lâĂ©quipe de Thomas Plummer, de lâuniversitĂ© de New York, vient dâen dĂ©couvrir dâautres Ă Nyayanga, au Kenya, taillĂ©s par des paranthropes il y a quelque 2,8 millions dâannĂ©es, soit un million dâannĂ©es plus tĂŽt quâĂ Ledi-Geraru⊠Comment concilier les dĂ©couvertes de Ledi-Geraru et de Nyayanga ?
SituĂ© sur une berge de la pĂ©ninsule de Homa, sur les rives nord-est du lac Victoria, au Kenya, le site de Nyayanga, est extrĂȘmement ancien. Lâancrage dans le temps de sa pile sĂ©dimentaire Ă lâaide de datations palĂ©omagnĂ©tique et radiochronologique suggĂšre un horizon archĂ©ologique compris entre 3,032 et 2,595 millions dâannĂ©es , intervalle dont la valeur mĂ©diane est 2,8 millions dâannĂ©es Quand les chercheurs y mirent au jour de premiers outils oldowayens, leur premier rĂ©ïŹexe fut de les attribuer Ă Homo Câest pourquoi deux des membres de lâĂ©quipe â la palĂ©oanthropologue Emma Finestone et le prĂ©parateur des musĂ©es nationaux du Kenya Blasto Onyango â vĂ©curent un vĂ©ritable choc lorsque, sous des os dâhippopotame, ils aperçurent une premiĂšre molaire Ă©norme mĂȘlĂ©e Ă des outils oldowayens La dĂ©couverte dâune autre grosse molaire partielle ajouta Ă leur Ă©tonnement : tant lâĂ©norme taille de ces deux dents que leurs traits ïŹns prouvaient leur appartenance Ă un paranthrope
Le genre Paranthropus rassemble ce quâon nomme des « australopithĂšques robustes » bipĂšdes, qui ont vĂ©cu en Afrique entre 2,9 et 1,2 millions dâannĂ©es Son espĂšce la plus connue est P. boisei (lire lâarticle page 26). Les paranthropes Ă©tonnent les palĂ©oanthropologues par le grand contraste existant entre leurs petites dents de devant et leurs Ă©normes prĂ©molaires et molaires Une telle dentition
Le site de Nyayanga, situĂ© prĂšs dâune rive du lac Victoria, Ă©tait un vĂ©ritable paradis pour paranthropes : riche en graminĂ©es â leur nourriture prĂ©fĂ©rĂ©e â pendant la saison humide, il offrait aussi les carcasses dâanimaux aquatiques quâil Ă©tait possible de charogner pendant la saison sĂšche, alors que manquaient les vĂ©gĂ©taux consommables.
suggĂšre quâils se servaient souvent de leurs molaires pour broyer des graminĂ©es , des graines, des racines et des tubercules, voire des insectes qui sâen nourrissent, comme les termites, mais pouvaient aussi Ă lâoccasion cisailler de la viande avec leurs dents de devant. Il sâagissait donc avant tout dâherbivores, trĂšs aptes Ă consommer des graminĂ©es en saison humide, des vĂ©gĂ©taux coriaces en saison sĂšche, mais aussi, quand ces vĂ©gĂ©taux manquaient âcapables de charogner
De fait, sur le site, les chercheurs ont mis au jour 1 176 os provenant de tortues, dâhippopotames, de crocodiles et dâautres animaux de bord dâeau , morts sur place sans doute Plusieurs de ces os portent des traces dâactivitĂ©s de boucherie. Lâusure observĂ©e sur 30 outils conïŹrme la transformation par pilonnage non seulement de restes de faune, mais aussi de tissus vĂ©gĂ©taux, ce qui apparaĂźt caractĂ©ristique de paranthropes avant tout herbivores, dont la carnivorie nâĂ©tait sans doute quâopportuniste. Leurs Ă©normes prĂ©molaires et molaires servant prioritairement Ă mastiquer des vĂ©gĂ©taux, les paranthropes semblent avoir pratiquĂ© une sorte de « prĂ©mastication outillĂ©e » de la viande. Les essais pratiquĂ©s par les chercheurs induisent que seules plusieurs heures dâutilisation des outils sont Ă mĂȘme dâexpliquer les
macro- et microtraces observĂ©es Les marques de coupure et autres dommages par percussion montrent que lâon consommait tant la viande encore attachĂ©e aux os que la moelle conservĂ©e en leur sein Une cĂŽte striĂ©e par un Ă©clat coupant et les os de deux hippopotames disposĂ©s en tas, prĂšs desquels on retrouve des outils, indiquent quâils ont Ă©tĂ© Ă©quarris, activitĂ© que lâon imagine mal sâĂȘtre produite aprĂšs une chasseâŠ
La qualitĂ© des 330 outils taillĂ©s Ă Nyayanga est remarquable Le mode 1, lâOldowayen, fut prĂ©cĂ©dĂ© par le Lomekwien, qui date de 3,3 millions dâannĂ©es, une technique de taille consistant Ă choquer des pierres sur une « enclume ». Pour sa part, lâOldowayen est une technique Ă mains libres : il consiste Ă frapper un « galet » tenu dans une main â câest-Ă -dire une pierre âavec un percuteur (une autre pierre) tenu par lâautre main, soit pour le doter dâun tranchant sur une face ou deux, soit pour en tirer des Ă©clats. La pierre choquĂ©e est un « nuclĂ©us ». Ă Nyayanga, plus de 20 % des outils sont des nuclĂ©us. Les autres sont soit les Ă©clats qui en furent dĂ©bitĂ©s , soit des percuteurs durs (pierre) portant des traces de chocs rĂ©pĂ©tĂ©s. Les roches taillĂ©es â quartz, quartzite, rhyolite et carbonatite â, toutes volcaniques Ă©tant donnĂ© le substrat gĂ©ologique du site, illustrent le comportement opportuniste de tailleurs de pierre qui savaient transformer des roches diverses en outils, bref dâartisans expĂ©rimentĂ©s pratiquant une tradition technique bien installĂ©e
Sâagit - il vraiment de paranthropes ?
Lâemplacement de la molaire au milieu dâossements et dâĂ©clats tranchants ainsi que la dĂ©couverte du fragment dâune autre dent rend trĂšs invraisemblable une prĂ©sence seulement fortuite de ces australopithĂšques robustes Argument supplĂ©mentaire : la restitution de lâenvironnement Ă partir dâune analyse des rapports isotopiques du carbone dans les carbonates mĂȘlĂ©s au sol et des dents de bovidĂ©s trouvĂ©es sur le site indique que les occupants de Nyayanga vivaient dans un habitat mĂ©sique â Ă humiditĂ© moyenne â fait de brousses, de savanes arborĂ©es et de zones arbustives de bord de lâeau Bref, il sâagissait dâun paradis pour paranthropes, trĂšs riche en graminĂ©es et en plantes herbacĂ©es pendant la saison humide, mais dotĂ© aussi de carcasses Ă exploiter quand rĂ©gnait la disette Ainsi, lâhypothĂšse la plus probable est quâĂ Nyayanga , des paranthropes ont exploitĂ© des animaux semiaquatiques morts au bord de lâeau Ă lâaide de leurs propres outils
Il sâagit lĂ dâun comportement opportuniste, sâinscrivant dans une stratĂ©gie alimentaire sans doute pratiquĂ©e aussi Ă des nuances prĂšs par dâautres hominines De fait, les tailles de la canine, de la grosse prĂ©molaire et des trois
10 millimĂštres
4 centimĂštres
En haut, le fragment dâune molaire infĂ©rieure (Ă gauche) et la molaire supĂ©rieure de paranthrope (Ă droite) trouvĂ©s au milieu dâoutils abandonnĂ©s parmi les os dâun hippopotame, dont la carcasse fut exploitĂ©e. En dessous, quelques-uns des outils oldowayens trouvĂ©s Ă Nyayanga : (de gauche Ă droite) un percuteur portant des traces de choc, un nuclĂ©us dans la masse duquel manquent plusieurs Ă©clats, puis quelques exemples dâĂ©clats tranchants.
grosses molaires attachĂ©es Ă LD 350-1 coĂŻncident avec celles des mĂȘmes dents du trĂšs herbivore Australopithecus afarensis Ătant donnĂ© que lâon sait que la consommation accrue de viande a jouĂ© un rĂŽle crucial dans lâhominisation, cela montre que la forme humaine de LD 350-1 Ă©tait encore assez herbivore Cela semble indiquer quâelle Ă©tait transitionnelle entre les australopithĂšques et les humains et date dâun temps pendant lequel tous les hominines dâĂ©cologies comparables â les paranthropes, des australopithĂšques graciles (Aus. garhi ?) et de premiers humains proches de ces derniers â fabriquaient des outils similaires pour mieux tirer parti des ressources disponibles Cette Ă©poque de gĂ©nĂ©ralisation de la mastication outillĂ©e est aussi celle de lâhominisation Quand commencet- elle ? Avant trois millions dâannĂ©es, suggĂšrent les dĂ©couvertes faites Ă Nyayanga, car, dâaprĂšs sa datation, le site pourrait avoir cet Ăąge. Survivant par des stratĂ©gies proches dans les mĂȘmes milieux , paranthropes et premiers humains ne pouvaient que se croiser Peut-ĂȘtre Ă©changeaient-ils ? Qui a imitĂ© qui ? n
T. W. Plummer et al., Expanded geographic distribution and dietary strategies of the earliest Oldowan hominins and Paranthropus, Science, 2023.
A. Gibbons, Should an also-ran in human evolution get more respect ?, Science, 2023.
S. Harmand, Les plus vieux outils du monde, Dossier Pour la Science n° 94, janvier 2017.
B.Villmoare et al., Early Homo at 2.8 Ma from Ledi-Geraru, Afar, Ethiopia, Science, 2015.
Pendant 1 million dâannĂ©es, nos ancĂȘtres africains ont cĂŽtoyĂ© un ĂȘtre Ă la forme sâapprochant de celle de lâhumain, mais si particuliĂšre que les palĂ©oanthropologues peinent encore Ă lâapprĂ©hender.
Aucune famille nâest Ă lâabri de se dĂ©couvrir un parent inconnu. Peut- ĂȘtre Ă©tait- il pirate ou chercheur dâor ? Si , en tant quâHomo sapiens, nous nous interrogeons Ă ce propos, force est de constater que nous possĂ©dons bien un parent inconnu, et un vrai original : Paranthropus boisei ! Ce « para-humain » fait partie de notre lignĂ©e, la lignĂ©e humaine, dont les membres â les ardipithĂšques , australopithĂšques et humains divers dĂ©signĂ©s ensemble par le terme « hominines » â comprennent toutes les formes qui ont coexistĂ© et se sont succĂ©dĂ© jusquâĂ nous depuis la sĂ©paration dâavec le chimpanzĂ©, il y a
quelque 8 millions dâannĂ©es Assez petit , P. boisei se tenait droit, avait un petit cerveau, dâĂ©normes prĂ©molaires et molaires Les traces quâil nous a laissĂ©es dans les archives fossiles remontent jusque vers 2,3 millions dâannĂ©es et disparaissent vers 1,3 million dâannĂ©es, peu avant quâapparaissent de premiers indices de lâutilisation contrĂŽlĂ©e du feu.
En Afrique, nombre de sites Ă vestiges de P. boisei ont aussi livrĂ© des signes de la prĂ©sence dâautres hominines, notamment de premiers membres du genre Homo, ce qui implique que nos ancĂȘtres ont probablement partagĂ© leurs milieux de vie avec des paranthropes pendant plus de 1 million dâannĂ©es Cette longue
> Paranthropus boisei, un Ă©trange australopithĂšque robuste dotĂ© dâĂ©normes dents masticatrices, a vĂ©cu dans les mĂȘmes Ă©cosystĂšmes que les premiers humains.
> DĂ©couvert dâabord dans les gorges dâOlduvai, comme son contemporain H. habilis, il semble avoir Ă©tĂ©, comme ce dernier, intĂ©gralement bipĂšde et omnivore, mais bien plus herbivore que carnivore.
> P. boisei nous renseigne sur les conditions de lâhominisation. Pendant 1 million dâannĂ©es, sans que des changements notables le marquent, il a cĂŽtoyĂ© des humains, dont la cognition, le comportement et le rĂ©gime alimentaire Ă©voluaient, au contraire, rapidement.
BERNARD A. WOOD palĂ©oanthropologue, professeur Ă lâuniversitĂ© George-Washington, directeur du Centre pour lâĂ©tude avancĂ©e de la palĂ©obiologie humaine
ALEXIS WILLIAMS
palĂ©oanthropologue, doctorante au Centre pour lâĂ©tude avancĂ©e de la palĂ©obiologie humaine de lâuniversitĂ© George-Washington
coexistence constitue une chance scientiïŹque de taille, puisque tout ce que lâon apprend sur le mode de vie paranthrope nous renseigne aussi sur les conditions de vie et les pressions sĂ©lectives quâaïŹrontaient nos ancĂȘtres
Dans la plaine du Serengeti â 60000 kilomĂštres carrĂ©s de savanes partagĂ©es entre Tanzanie et Kenya â, des riviĂšres et des ruisseaux ont creusĂ© un ravin abrupt long de 48 kilomĂštres : les gorges dâOlduvai Câest ce segment de la branche orientale de la vallĂ©e du Grand Rift africain qui nous a livrĂ© les premiers fossiles de P boisei LĂ , des
strates gĂ©ologiques mises au jour par le ravinement contiennent un riche trĂ©sor de fossiles et dâoutils en pierre datant des deux derniers millions dâannĂ©es. Dans les annĂ©es 1930, Louis et Mary Leakey commencĂšrent Ă ramasser des centaines de ces outils lithiques dans les niveaux infĂ©rieurs des gorges Mais au bout de vingt ans de rĂ©colte, le fameux couple de palĂ©oanthropologues nâĂ©tait toujours pas parvenu Ă identiïŹer lâauteur des outils. En 1955, enïŹn, ils ïŹnirent par tomber sur une molaire et sur une canine supĂ©rieure hominines. Cependant, elles ne pouvaient guĂšre avoir appartenu Ă un humain, car la couronne de la molaire Ă©tait Ă©norme par rapport Ă celle de la canine
LâespĂšce Paranthropus boisei frappe par son dimorphisme sexuel : tandis que les mĂąles ont une Ă©norme articulation temporomandibulaire et une crĂȘte sur le sommet du crĂąne (dite « crĂȘte sagittale »), les femelles apparaissent beaucoup plus graciles et sont dĂ©nuĂ©es de cette crĂȘte (la diffĂ©rence de couleurs entre les photos des crĂąnes nâest pas liĂ©e Ă ce dimorphisme).
Deux Ă©toiles Ă neutrons sâeffondrent lâune sur lâautre. Des observations rĂ©centes Ă©tayent la thĂ©orie selon laquelle de nombreux Ă©lĂ©ments lourds du tableau pĂ©riodique se forment lors de tels Ă©vĂ©nements cosmiques.
De nouvelles observations mettent en Ă©vidence la façon dont les cataclysmes cosmiques donnent naissance aux Ă©lĂ©ments lourds du tableau pĂ©riodique comme lâor, le strontium ou le platine.
> On connaĂźt bien les conditions de formation des Ă©lĂ©ments chimiques : juste aprĂšs le Big Bang, pour les plus lĂ©gers ; lors de la fusion nuclĂ©aire au cĆur des Ă©toiles jusquâau fer avec ses 26 protons.
> Lâorigine des Ă©lĂ©ments lourds du tableau pĂ©riodique, comme lâor et le platine, se limitait cependant jusquâĂ rĂ©cemment Ă des spĂ©culations thĂ©oriques.
> En observant simultanĂ©ment des ondes gravitationnelles et de la lumiĂšre Ă©mises lors de la fusion de deux Ă©toiles Ă neutrons, les scientiïŹques ont montrĂ© que du strontium Ă©tait prĂ©sent. Lors de ces collisions cosmiques, les noyaux atomiques captureraient de nombreux neutrons trĂšs rapidement et seraient ainsi convertis en noyaux lourds.
Ce texte est une adaptation de lâarticle Cosmic Alchemy, publiĂ© par ScientiïŹc American en janvier 2023.
SANJANA CURTIS astrophysicienne nuclĂ©aire au dĂ©partement dâastronomie et dâastrophysique de lâuniversitĂ© de Chicago, aux Ătats-Unis
Nous sommes entourĂ©s de poussiĂšres dâĂ©toiles . Nous sommes aussi faits de poussiĂšres dâĂ©toiles . Environ la moitiĂ© des atomes lourds
plus lourds que le fer
proviennent de certaines des explosions les plus violentes du cosmos. Alors que lâUnivers sâagite , que de nouvelles Ă©toiles et de nouvelles planĂštes se forment Ă partir de gaz et de poussiĂšres, ces Ă©lĂ©ments lourds ïŹnissent par atteindre la Terre et dâautres mondes Une Ă©volution de 3,7 milliards dâannĂ©es sur notre planĂšte nous a rendus dĂ©pendants de ces Ă©lĂ©ments, nous les humains, ainsi que de nombreuses autres espĂšces Lâiode , par exemple, entre dans la composition chimique des hormones dont nous avons besoin pour contrĂŽler le dĂ©veloppement de notre cerveau et rĂ©guler notre mĂ©tabolisme Le microplancton ocĂ©anique Acantharea utilise le strontium pour crĂ©er un squelette minĂ©ral complexe Le gallium est indispensable pour fabriquer des puces Ă©lectroniques pour nos smartphones et des Ă©crans pour nos ordinateurs portables .
Les miroirs du tĂ©lescope spatial James-Webb sont couverts dâor, un Ă©lĂ©ment trĂšs utile car il est inerte chimiquement et rĂ©flĂ©chit la lumiĂšre infrarouge⊠sans parler de son succĂšs en bijouterie
Les scientiïŹques connaissent depuis longtemps , dans ses grandes lignes , le processus Ă lâorigine de ces Ă©lĂ©ments. Mais les dĂ©tails sont restĂ©s trĂšs dĂ©battus pendant des annĂ©es JusquâĂ ce que , rĂ©cemment , des astronomes
observent directement la synthĂšse dâĂ©lĂ©ments lourds. DâaprĂšs ces nouveaux indices , il semblerait que les choses se dĂ©roulent Ă peu prĂšs de la maniĂšre suivante.
Il y a bien longtemps, une Ă©toile plus de dix fois plus massive que notre Soleil est morte dans une explosion spectaculaire, donnant naissance Ă lâun des objets les plus Ă©tranges de lâUnivers : une Ă©toile Ă neutrons Cette nouvelle Ă©toile nâĂ©tait autre quâun vestige du noyau stellaire initial , comprimĂ© jusquâĂ des densitĂ©s extrĂȘmes â la nature de la matiĂšre dans ces conditions nâest pas encore comprise LâĂ©toile Ă neutrons aurait pu refroidir pour toujours dans les profondeurs de lâespace, et son histoire se serait arrĂȘtĂ©e lĂ Mais la plupart des Ă©toiles massives font partie de systĂšmes binaires, avec une jumelle Le sort de la premiĂšre Ă©toile ïŹnit par sâabattre sur sa partenaire Les deux Ă©toiles Ă neutrons se mirent alors Ă danser durant des millĂ©naires, dâabord lâune autour de lâautre, puis en spirale , de plus en plus rapidement . Alors quâelles se rapprochaient, des forces de marĂ©e les dĂ©chirĂšrent, projetant dans lâespace de la matiĂšre riche en neutrons , Ă des vitesses proches dâun tiers de la vitesse de la lumiĂšre. EnïŹn, les Ă©toiles fusionnĂšrent, ce qui Ă©mit des ondulations de lâespace-temps et dĂ©clencha un feu dâartiïŹce cosmique dans tout le spectre Ă©lectromagnĂ©tique.
Au moment de la fusion, dans une partie tranquille dâune galaxie lointaine, Ă environ
130 millions dâannĂ©es-lumiĂšres, notre planĂšte bleue abritait des dinosaures. Les ondulations de lâespace-temps, appelĂ©es « ondes gravitationnelles » , se frayĂšrent un chemin Ă travers le cosmos et, le temps quâelles parcourent lâimmense distance vers la Terre, la vie sur la planĂšte changea drastiquement De nouvelles espĂšces Ă©voluĂšrent et sâĂ©teignirent, des civilisations se dĂ©veloppĂšrent et disparurent, et des humains curieux observĂšrent le ciel, puis dĂ©veloppĂšrent des instruments capables de faire des choses incroyables, comme mesurer dâinfimes distorsions de lâespace - temps Finalement, les ondes gravitationnelles â qui se dĂ©placent Ă la vitesse de la lumiĂšre â et la lumiĂšre Ă©mise lors de la fusion des deux Ă©toiles Ă neutrons atteignirent la Terre en mĂȘme temps Les astrophysiciens dĂ©tectĂšrent un signal indiquant la prĂ©sence de nouveaux Ă©lĂ©ments chimiques Câest ainsi que lâhumanitĂ© assista Ă la production dâĂ©lĂ©ments lourds pour la premiĂšre fois
En tant que spĂ©cialiste des cataclysmes cosmiques, je suis captivĂ©e Ă la fois par la science et par le romantisme de cette histoire â la crĂ©ation de quelque chose de nouveau et de durable, voire de prĂ©cieux, Ă partir des vestiges dâune Ă©toile Que nous puissions enïŹn voir ce qui se passe mâenthousiasme. Cette dĂ©couverte a rĂ©pondu Ă des questions que les astrophysiciens se posent depuis longtemps, mais elle soulĂšve aussi des questions entiĂšrement nouvelles Comme de nombreux scientiïŹques, je suis stimulĂ©e par le fait que, depuis rĂ©cemment, nous pouvons dĂ©tecter Ă la fois la lumiĂšre et les ondes gravitationnelles dâune mĂȘme source cosmique Ceci va nous aider Ă comprendre les explosions cosmiques et la synthĂšse des Ă©lĂ©ments comme jamais auparavant
La recherche sur la formation des Ă©lĂ©ments lourds fait partie dâun eïŹort scientiïŹque plus vaste, qui cherche la rĂ©ponse Ă une question fondamentale : dâoĂč vient tout â tout ce qui existe ? Lâhistoire cosmique des Ă©lĂ©ments du tableau pĂ©riodique sâĂ©tend de quelques minutes aprĂšs le Big Bang jusquâĂ nos jours La synthĂšse des premiers Ă©lĂ©ments, les plus lĂ©gers (hydrogĂšne, hĂ©lium et lithium), sâest produite environ trois minutes aprĂšs la naissance de lâUnivers. Les premiĂšres Ă©toiles, trĂšs brillantes, se sont formĂ©es avec ces ingrĂ©dients. Elles ont fusionnĂ© en leur cĆur de nouveaux Ă©lĂ©ments, dâabord au cours de leur vie, puis lors de leur mort explosive La gĂ©nĂ©ration suivante dâĂ©toiles est nĂ©e des dĂ©bris de ces explosions, enrichie des Ă©lĂ©ments chimiques créés par les premiĂšres Ă©toiles. Ce processus est toujours en cours aujourdâhui : il donne naissance Ă tous les Ă©lĂ©ments, de lâhĂ©lium (deux protons par atome)
jusquâau fer (26 protons). Ă lâautre bout du spectre, les Ă©lĂ©ments les plus lourds comme le tennesse (117 protons) ne sont pas créés par la nature â ce sont les physiciens qui les forcent Ă exister dans les accĂ©lĂ©rateurs de particules, pendant seulement quelques milliĂšmes de seconde, avant quâils ne se dĂ©sintĂšgrent Il y a plusieurs dizaines dâannĂ©es, des thĂ©oriciens ont Ă©mis lâhypothĂšse quâenviron la moitiĂ© des Ă©lĂ©ments plus lourds que le fer Ă©taient produits par un processus appelĂ© « capture neutronique rapide » ou « processus r » (pour « rapide »). Le reste proviendrait de la capture lente des neutrons, ou « processus s » (pour slow, « lent » en anglais) : une sĂ©quence de rĂ©actions relativement bien comprise qui se produit dans les Ă©toiles de faible masse et de longue durĂ©e de vie
Le processus r et le processus s impliquent tous deux lâajout dâun ou plusieurs neutrons Ă un noyau atomique. Mais lâajout de neutrons ne suïŹt pas Ă produire un nouvel Ă©lĂ©ment chimique, car les Ă©lĂ©ments sont dĂ©ïŹnis par le nombre de protons dans leur noyau : ce que nous obtenons avec les processus r ou s, câest un isotope plus lourd du mĂȘme Ă©lĂ©ment, câestĂ -dire un noyau contenant le mĂȘme nombre de protons mais un nombre diïŹĂ©rent de neutrons Cet isotope lourd est souvent instable et radioactif ; lors dâune « dĂ©sintĂ©gration bĂȘta moins », un neutron se transforme en proton, crachant au passage un Ă©lectron et une autre particule subatomique, appelĂ©e « neutrino ».
Ainsi, le nombre de protons dans le noyau de lâatome augmente et un nouvel Ă©lĂ©ment chimique naĂźt
La principale diïŹĂ©rence entre le processus s et le processus r est la vitesse de rĂ©action nuclĂ©aire Dans le processus s, les atomes capturent les neutrons lentement, et le neutron nouvellement ajoutĂ© a largement le temps de
1
La bague en platine ou en or que vous portez au doigt recĂšle un secret sur un mystĂšre cosmique. Les scientiïŹques ont passĂ© la galaxie au peigne ïŹn pour dĂ©couvrir lâorigine des Ă©lĂ©ments chimiques dits « lourds ». Les Ă©lĂ©ments plus lĂ©gers â de lâhĂ©lium, avec ses deux protons par atome, jusquâau fer, qui compte 26 protons dans chaque noyau â sont les mieux connus : la plupart dâentre eux se forment lors de la fusion nuclĂ©aire, Ă lâintĂ©rieur des Ă©toiles. Mais nos connaissances deviennent plus ïŹoues pour les Ă©lĂ©ments plus lourds que le fer. Lâor, dont chaque atome compte 79 protons, ne peut ĂȘtre fabriquĂ© de cette façon, et il en va de mĂȘme pour le platine, le xĂ©non, le radon et de nombreuses terres rares. Pendant des dĂ©cennies, les scientiïŹques ont dĂ©battu des mĂ©canismes de formation de ces mĂ©taux lourds, et de la maniĂšre dont ils sont arrivĂ©s jusquâĂ notre planĂšte. LâidĂ©e principale est dĂ©crite ci-dessous â il sâagit du processus dit de « capture rapide de neutrons », dĂ©clenchĂ© par un Ă©vĂ©nement cosmique extrĂȘmement violent. JusquâĂ rĂ©cemment, il sâagissait dâune thĂ©orie sans observations pour lâĂ©tayer ; mais la dĂ©tection conjointe de lumiĂšre et dâondes gravitationnelles provenant de la collision dâĂ©toiles Ă neutrons a changĂ© la donne il y a quelques annĂ©es. La lumiĂšre contenait la signature chimique dâĂ©lĂ©ments lourds â o rant ainsi la premiĂšre indication expĂ©rimentale soutenant cette thĂ©orie ; les mesures ont Ă©galement aidĂ© les scientiïŹques Ă prĂ©ciser le mĂ©canisme de capture rapide de neutrons.
Le processus r nĂ©cessite des noyaux dâamorçage, comme celui du fer, qui est lâĂ©lĂ©ment le plus lourd qui puisse ĂȘtre formĂ© par fusion Ă lâintĂ©rieur des Ă©toiles. Le noyau de fer commence avec 26 protons et possĂšde gĂ©nĂ©ralement une trentaine de neutrons. Lorsquâil est bombardĂ© par des neutrons libres, le noyau de fer en capture un grand nombre en quelques millisecondes.
Noyau dâun atome de fer (26 protons, 30 neutrons)
Les Ă©toiles Ă neutrons sont les Ă©lĂ©ments les plus denses de lâUnivers, Ă lâexception des trous noirs. Elles naissent lorsque des Ă©toiles lourdes meurent et que leurs noyaux sâe ondrent. La pression gravitationnelle est extrĂȘmement forte et Ă©crase les atomes les uns contre les autres : les protons et les Ă©lectrons fusionnent, laissant derriĂšre eux une Ă©toile composĂ©e presque entiĂšrement de neutrons.
La collision de deux Ă©toiles Ă neutrons Ă©met de la lumiĂšre, des ondes gravitationnelles et beaucoup de neutrons libres â jusquâĂ 1 gramme de neutrons par centimĂštre cube. Ces conditions rares dĂ©clenchent ce que lâon appelle le « processus de capture rapide de neutrons », Ă©galement connu sous le nom de « processus r ».
Le nouveau noyau est extrĂȘmement radioactif en raison de son nombre disproportionnĂ© de neutrons.
Noyau de fer radioactif avec un grand nombre de neutrons surnuméraires
Pensez-y : chaque fois que vous portez cette bague en or ou en platine, vous détenez un morceau du cosmos autour du doigt.
Noyau dâun atome dâor (79 protons, 118 neutrons)
Particules bĂȘta
Particules bĂȘta
Le rĂ©sultat est un nouvel Ă©lĂ©ment â ici, de lâor avec 79 protons.
Certains des neutrons vont se dĂ©sintĂ©grer en protons. Il sâagit dâun processus habituel, la dĂ©sintĂ©gration bĂȘta, qui permet Ă un neutron de se transformer en proton en changeant la saveur dâun de ses quarks constitutifs (un quark down devient up) et en libĂ©rant un Ă©lectron et un antineutrino en mĂȘme temps. Le cycle de captures de neutrons et de dĂ©sintĂ©grations bĂȘta se poursuit, produisant des noyaux de plus en plus lourds.
Les scientiïŹques ont recueilli les premiĂšres donnĂ©es concrĂštes Ă©tayant la thĂ©orie du processus r lorsque des ondes gravitationnelles et la lumiĂšre provenant de la collision dâĂ©toiles Ă neutrons ont Ă©tĂ© dĂ©tectĂ©es sur Terre simultanĂ©ment. Le spectre lumineux contenait la signature chimique du strontium â un autre Ă©lĂ©ment lourd âconïŹrmant quâun Ă©lĂ©ment lourd Ă©tait bien prĂ©sent et liĂ© Ă lâĂ©vĂ©nement ayant dĂ©clenchĂ© les ondes gravitationnelles.
* Certaines longueurs dâonde, et notamment les bandes Ă droite du graphique repĂ©rĂ©es par une Ă©toile, sont sujettes Ă des problĂšmes connus de calibration dâinstruments ou dâinterfĂ©rences atmosphĂ©riques.
Courbe attendue dâaprĂšs la tempĂ©rature (ligne blanche)
Ce creux, déviation par rapport à la courbe attendue, suggÚre que du strontium est présent.
Longueur dâonde de la lumiĂšre incidente (en nanomĂštres)
Les Martiens dĂ©crits par H. G. Wells dans « La Guerre des mondes » manifestaient une intelligence « vaste, calme et impitoyable », pas si Ă©loignĂ©e de la nĂŽtre. Dâautres Ćuvres poussent bien plus loin lâexploration de lâaltĂ©ritĂ© cognitive.
MĂȘme si un extraterrestre dispose dâun organe apparentĂ© Ă un cerveau, il est possible que la cognition qui en Ă©mane soit radicalement diffĂ©rente de la nĂŽtre.
> Imaginer dâautres formes de cognition que la nĂŽtre suppose de sâĂ©loigner de notre propre expĂ©rience cognitive. Les auteurs de science-fiction sây essaient dans de nombreuses Ćuvres.
> Concevoir une cognition radicalement Ă©trangĂšre implique dâinterroger les fondements de la cognition,
la maniĂšre dont est saisie et traitĂ©e lâinformation, les liens entre cognition et comportements, ou encore le rĂŽle jouĂ© par les Ă©motions.
> Câest dâailleurs sur le terrain des Ă©motions quâune cognition extraterrestre pourrait trouver Ă se rapprocher de la nĂŽtre, en dĂ©pit de son Ă©ventuelle Ă©trangetĂ©.
LâAUTEUR
LAURENT VERCUEIL neurologue, CHU Grenoble-Alpes, Laboratoire de psychologie et neurocognition (université Grenoble-Alpes)
Quâest- ce qui passe par la tĂȘte dâun extraterrestre ? Ou plutĂŽt : que se passe-t-il dans sa tĂȘte, si jamais il sâen trouvait une ? Probablement quelque chose de radicalement diïŹĂ©rent de ce qui se passe dans la nĂŽtre. Pourquoi ? Parce que les conditions physiques qui lui ont permis de dĂ©velopper ses aptitudes, ses facultĂ©s souvent remarquables, si lâon en croit les auteurs de science - fiction , sont diffĂ©rentes de celles â notre environnement â qui ont conduit aux capacitĂ©s des humains Cependant, les lois de la physique, et celles de lâĂ©volution, qui soumet la diversitĂ© du vivant Ă la pression sĂ©lective des Ă©cosystĂšmes, opĂšrent indiïŹĂ©remment partout dans lâUnivers De quoi espĂ©rer concevoir une pensĂ©e rĂ©solument alien. Le philosophe des LumiĂšres Emmanuel Kant lâavait relevĂ© Ă sa façon dans un bref opuscule consacrĂ© Ă la cognition des habitants des autres planĂštes du SystĂšme solaire. Naturellement, il nâutilisait pas le terme de cognition Celui-ci dĂ©signe, sur Terre, lâensemble des facultĂ©s permettant Ă un ĂȘtre dotĂ© dâun systĂšme nerveux central de prendre connaissance de son environnement (et de lui-mĂȘme) et dâen construire une reprĂ©sentation manipulable. Elle repose dâabord sur un Ă©quipement sensoriel qui conditionne la forme donnĂ©e Ă cette connaissance . Les
informations collectĂ©es par ces canaux sensoriels sont traitĂ©es de maniĂšre Ă adapter lâattitude et la conduite aux situations. Ce traitement cognitif repose sur les propriĂ©tĂ©s du cerveau, ainsi que sur la façon dont lâexpĂ©rience (les apprentissages et les Ă©vĂ©nements de lâexistence) a modelĂ© ses rĂ©seaux neuronaux et leur environnement de cellules gliales Il existe Ă©videmment une cognition proprement humaine, diïŹĂ©rente des autres cognitions animales, mais Ă©galement diverse au sein de lâespĂšce . Cette diversitĂ© provient soit de propriĂ©tĂ©s singuliĂšres du cerveau ( comme dans lâautisme, ou chez des personnes souffrant de lĂ©sions cĂ©rĂ©brales), soit de lâexposition Ă des circonstances particuliĂšres (comme dans le syndrome de stress post-traumatique). Ces diïŹĂ©rentes cognitions donnent lieu Ă une apprĂ©hension diffĂ©rente des trois mondes â des ĂȘtres, des objets et des Ă©vĂ©nements â et, consĂ©quemment, Ă des comportements diïŹĂ©rents. Ainsi, avons-nous pris lâhabitude dâinterprĂ©ter lâĂ©tat des connaissances dâun individu Ă partir de sa façon de se comporter. Les connaissances en question englobent le « su » (ce que le sujet sait du monde, câest-Ă -dire un contenu de nature sĂ©mantique) et lâ« Ă©prouvĂ© » (ce que le sujet est en train dâĂ©prouver dans une situation, câest-Ă -dire une Ă©motion). Nous savons que le monde intĂ©rieur dâautrui est
© Phillip Tefertiller/ShutterstockdiïŹĂ©rent du nĂŽtre, mais nous nous attendons Ă une certaine communautĂ© de connaissances et dâĂ©motions, et câest la raison pour laquelle nous parvenons Ă communiquer, le plus souvent de façon satisfaisante
Quid, donc, dâune cognition qui serait vraiment diïŹĂ©rente ? Nous nous trouvons prisonniers de nos propres conceptions thĂ©oriques Ă©laborĂ©es Ă partir de notre expĂ©rience cognitive
Est-il possible de concevoir lâexistence dâune pensĂ©e autre ? Lâimagination des auteurs de science-ïŹction vient, lĂ , Ă notre secours. La science-ïŹction est une littĂ©rature de lâimaginaire qui se plie Ă une contrainte, Ă la diïŹĂ©rence de la fantasy ou du fantastique : une apparence de possible doit ĂȘtre maintenue, tĂ©moin du souci de « scientiïŹcitĂ© » AppliquĂ©e Ă la cognition extraterrestre, leur capacitĂ© de projection consiste Ă faire dĂ©river ce que nous savons de la cognition humaine pour aboutir Ă une Ă©trangetĂ© plausible : du plus simple, un cerveau similaire au cerveau humain mais plus volumineux, jusquâau plus complexe, comme une sorte dâintelligence dissĂ©minĂ©e, matĂ©rialisĂ©e sous une forme radicalement Ă©trangĂšre et diïŹcile Ă saisir
Ă ce stade, on relĂšve que la crĂ©ativitĂ© des auteurs de SF, romanciers, dessinateurs ou rĂ©alisateurs de ïŹlm, sâest dâabord exercĂ©e sur le plan morphologique : lâentitĂ© extraterrestre est avant tout xĂ©nomorphe Du petit E T du ïŹlm de Spielberg Ă Alien, le huitiĂšme passager, en passant par les crĂ©atures diverses rencontrĂ©es sur Tatooine dans la saga Star-Wars ou les pĂ©nibles Martiens de Mars Attacks !, de Tim Burton, les morphotypes sâĂ©loignent des caractĂ©ristiques terrestres , quoiquâelles en reprennent souvent des Ă©lĂ©ments pratiques (extrĂ©mitĂ© cĂ©phalique dotĂ©e de capteurs et dâoriïŹces, plan de symĂ©trie, etc.) en les combinant Ă leur façon Leur cognition cependant, telle quâelle se reïŹĂšte dans leur comportement, ne se rĂ©vĂšle pas particuliĂšrement originale : il existe des prĂ©dateurs qui se comportent comme tels (Alien), et des proies potentielles qui dĂ©veloppent dâautres aptitudes â la sagesse et le contrĂŽle de la matiĂšre, comme le maĂźtre Jedi, Yoda. En quelque sorte, il sâagit souvent de lâhabillage exotique de comportements terrestres assez conventionnels, quoique agrĂ©mentĂ©s de certaines dispositions innovantes, comme la tĂ©lĂ©pathie ou la psychokinĂ©sie. Voici la description par Kurt Vonnegut, dans Abattoir 5 (1969), des Tralfamadoriens ( habitant la planĂšte Tralfamadore) : « Ils mesurent soixante centimĂštres, ils sont verts, en forme de siphon Leurs
ventouses reposent sur le sol et leurs tiges, dâune grande souplesse, pointent gĂ©nĂ©ralement vers le ciel Chaque tige porte Ă son extrĂ©mitĂ© une petite main Ă la paume ornĂ©e dâun Ćil vert. » Des crĂ©atures pour le moins originales, douĂ©es de tĂ©lĂ©pathie puisque dĂ©pourvues de larynx, mais dont la cognition se montre ïŹnalement assez basique : lorsquâils procĂšdent Ă lâenlĂšvement des Terriens Billy Pilgrim et Montana Wildhack, la vedette de cinĂ©ma, et les installent dans un zoo Ă ciel ouvert sur leur planĂšte, câest dans lâunique but de les regarder sâaccoupler Un voyeurisme bien humain, finalement⊠Les Martiens de Fredric Brown dans Martiens, Go Home !, qui viennent tourmenter stupidement lâespĂšce humaine, ou ceux de Ray Bradbury, dans Chroniques martiennes , qui prennent leurs visiteurs terriens pour des fous et les internent, dĂ©livrent aussi des comportements qui nous sont familiers. Nous ferions probablement la mĂȘme chose Ă leur placeâŠ
En somme, xĂ©nomorphisme nâest pas nĂ©cessairement xĂ©nocognition Alors, comment rĂ©ussir Ă construire des cognitions authentiquement diffĂ©rentes ? LâĂ©crivain amĂ©ricain Jack Vance, dans la nouvelle Un destin de Phalid, use dâune propriĂ©tĂ© essentielle de la cognition humaine : elle se situe Ă lâinterface de deux ïŹux dâinformations. Le premier, dit bottom-up (de bas en haut, de la pĂ©riphĂ©rie vers le cerveau) transmet les informations collectĂ©es au niveau des organes sensoriels. Progressant le long des voies aïŹĂ©rentes du systĂšme nerveux, et aprĂšs plusieurs relais, ce ïŹux dĂ©termine des motifs corticaux dâactivation se propageant ensuite dans les diïŹĂ©rentes aires corticales Dans le second faisceau, dit top-down, concurrent du premier, lâinformation circule de haut en bas, des structures hiĂ©rarchiquement les plus Ă©levĂ©es, essentiellement du lobe prĂ©frontal, mais aussi au niveau de lâensemble des relais corticaux, vers les structures de plus bas niveau. Ce second ïŹux tĂ©moigne notamment du poids des attentes, des prĂ©conceptions et des apprentissages. Or, ce ïŹux descendant peut interfĂ©rer avec les informations aïŹĂ©rentes pour imposer son propre motif dâactivation Ainsi, de nombreux biais cognitifs et illusions bien connus reposent sur cette dĂ©formation imposĂ©e Ă la rĂ©alitĂ© du traitement physique sensoriel pour produire une reprĂ©sentation consciente altĂ©rĂ©e Il ne sâagit Ă©videmment pas dâun dĂ©faut de notre cognition, mais plutĂŽt dâajuster au mieux la cognition aux besoins de notre intervention dans le monde. Pour prendre un seul exemple, dans le fameux « eïŹet Gorille », observĂ© en laboratoire, lâincongruitĂ© de la
prĂ©sence dâun gorille dans une partie de ballons (ïŹux ascendant) conduit Ă lâignorer (ïŹux descendant) au proïŹt de la performance (compter les Ă©changes de ballons).
Dans la nouvelle de Jack Vance, le cerveau dâun soldat griĂšvement blessĂ© est prĂ©levĂ© par lâarmĂ©e et raccordĂ© aux capteurs sensoriels cĂ©phaliques dâun Alien insectoĂŻde Le but des militaires est de lui permettre dâinïŹltrer cette espĂšce belliqueuse qui menace lâhumanitĂ©
Dans un premier temps, notre protagoniste est dĂ©sorientĂ© par un ïŹux dâinformations sensorielles dont la nature lui Ă©chappe De fait, il est possible de traduire en termes neuronaux (par un codage Ă©lectrique et chimique) nâimporte quel type dâinformation physique, du moment que lâon dispose dâun moyen de transduction
Une fois que lâinformation est transformĂ©e en volĂ©e de potentiels dâaction le long dâun axone, la reprĂ©sentation mentale suscitĂ©e va dĂ©prendre de la nature du cortex dans lequel elle sera traitĂ©e. Par exemple, un agent physique X, inconnu, captĂ© par un rĂ©cepteur Y, extraterrestre, peut produire une image visuelle si le signal aïŹĂ©rent est transportĂ© par des neurones aboutissant dans le cortex visuel primaire. NĂ©anmoins, comprendre cette information peut sâavĂ©rer une autre paire de manches. Le soldat est le sujet dâhallucinations, qui ne sont pourtant que des perceptions « ascendantes » totalement Ă©trangĂšres Ă son ïŹux « descendant » La chimĂšre neuronale est dĂ©routante
Lorsque notre cobaye parvient Ă sâacclimater Ă ce nouvel environnement sensoriel, il comprend que, tout comme les Solariens de Liu Cixin dans Le ProblĂšme Ă trois corps, ses pairs aliens ne connaissent pas le concept du mensonge
Lâabsence de mensonge dans la cognition extraterrestre semble peut-ĂȘtre trĂšs abstraite Son inïŹuence est en rĂ©alitĂ© aussi concrĂšte quâimportante pour les ĂȘtres douĂ©s de pensĂ©e Le mensonge est en eïŹet une facultĂ© cognitive plus complexe quâil nây paraĂźt ( bien quâelle puisse ĂȘtre maĂźtrisĂ©e tĂŽt dans lâexistence ). Mentir nĂ©cessite en eïŹet de se reprĂ©senter le contenu mental dâautrui comme distinct du sien (câest la thĂ©orie de lâesprit), ainsi que de disposer dâun contrĂŽle cognitif et Ă©motionnel permettant de maintenir la cohĂ©rence externe du rĂ©cit fabulatoire DĂšs lors, ne pas connaĂźtre
le mensonge, Ă lâĂ©chelle dâune espĂšce et non seulement de lâindividu, pourrait tĂ©moigner dâun dĂ©ficit , assez paradoxal , dâune forme dâempathie cognitive, la capacitĂ© Ă manipuler des reprĂ©sentations que lâon reconnaĂźt comme distinctes des siennes Lâencouragement , la suggestion sont des versions « bĂ©nignes » de cette facultĂ© manipulatrice , et il existe des mensonges altruistes. La cognition humaine est particuliĂšrement adroite dans la dĂ©tection des intentions, au point dâavoir une tendance Ă la surinterprĂ©tation Une espĂšce alien qui ne serait pas â au moins un peu â paranoĂŻaque pourrait-elle prospĂ©rer ? Mais une hypothĂšse plus radicale encore pourrait rendre compte dâune Ă©ventuelle di ïŹ cultĂ© Ă interprĂ©ter les comportements dâautrui de maniĂšre
appropriĂ©e : un dĂ©faut complet dâĂ©motion Il est remarquable quâĂ lâaube de la science-ïŹction amĂ©ricaine , au cours de ce que lâon a appelĂ© lâ« Ăąge dâor », avec Isaac Asimov, Robert Heinlein, Ray Bradbury et dâautres, les extraterrestres aient Ă©tĂ© souvent campĂ©s en « reptiliens » , impassibles calculateurs dâune formidable intelligence, dont la ressemblance est allĂ©e parfois jusquâaux Ă©cailles et Ă la couleur Monsieur Spock , aux cĂ©lĂšbres oreilles pointues, de la saga tĂ©lĂ©visuelle Star Trek, Ă demi-vulcain par son pĂšre, ne se dĂ©partissait jamais de son calme. LâĂ©motivitĂ© est un trait humain perçu comme une tare , Ă ses yeux , malheureuse , et les deux hĂ©rĂ©ditĂ©s se disputent chez le mĂ©tis La peur ou la colĂšre peuvent conduire Ă des dĂ©cisions inappropriĂ©es, quâune cognition « froide » saura Ă©viter Il sâagit lĂ cependant dâune conception dualiste qui nâest pas sans rappeler, on y revient, le cerveau « reptilien » de Paul McLean, dont la fortune mĂ©diatique a Ă©tĂ© Ă lâopposĂ© du discrĂ©dit scientiïŹque . Dans ce modĂšle sâempilent un cerveau archaĂŻque, dit « reptilien », un cerveau limbique, ou palĂ©omammalien, et un cerveau nĂ©omammalien, le nĂ©ocortex Mais opposer Ă©motion et raison, et faire des Aliens des calculateurs prodiges dĂ©nuĂ©s dâaffects â en somme, des intelligences artiïŹcielles â revient Ă oublier que la cognition sâest Ă©diïŹĂ©e sur la base biologique des Ă©motions. LâĂ©motion est ce qui fait se mouvoir lâindividu, soit en avançant vers le stimulus , soit en sây dĂ©robant :
Si lâAlien est mobile, quâil vient nous visiter, câest quâil est mĂ» par des Ă©motions ÂŁ
comportement dâapproche , dans la perspective dâune rĂ©compense, dâun plaisir, ou, Ă lâinverse, comportement dâĂ©vitement ou de fuite . Le reste , câest proprement de la littĂ©rature : ce qui se dit de ce qui arrive, les sentiments Autrement dit, si lâAlien est mobile, sâil est attirĂ© par notre planĂšte, sâil vient nous visiter, câest quâil est curieux, en colĂšre ou aïŹamĂ©, et, donc, quâil est mĂ» par des Ă©motions La biologie repose sur des lois physiques et la pression de sĂ©lection Ă©volutionnaire, dont il nâexiste aucune raison de penser quâelles sâappliquent diffĂ©remment dans lâUnivers Ou alors, ce nâest pas de la biologie, ce nâest pas du vivant
Dâautres cognitions extraordinairement diïŹĂ©rentes, Ă la frontiĂšre de ce qui relĂšve de la vie, apparaissent dans la SF Elles semblent se passer de cerveau ou de systĂšme nerveux. Leur Ă©trangetĂ© rend diïŹcile tout contact et , partant , toute reprĂ©sentation dâune cognition trop hĂ©tĂ©rogĂšne Ă la nĂŽtre Il existe pourtant une apparence de dispositif de traitement de lâinformation, quelque chose qui construit une reprĂ©sentation de lâenvironnement et qui est alors susceptible dâintervenir dessus. Prenons le cas de la planĂšte ocĂ©an Solaris, dans le roman Ă©ponyme de Stanislas Lem. Solaris est-elle vivante ? Communiquet-elle avec les Terriens venus lâexplorer ?
Les humains ont Ă©tĂ© jusquâĂ crĂ©er une discipline scientiïŹque, la solaristique, dont lâobjet consiste prĂ©cisĂ©ment Ă rĂ©soudre ces questions Dans le roman Le Nuage noir (1957), de lâastrophysicien Fred Hoyle (1945-2001), pĂšre de lâexpression « Big Bang » (forgĂ©e aïŹn de ridiculiser un modĂšle quâil critiquait farouchement), lâentitĂ© extraterrestre prend la forme dâun nuage interstellaire dont le comportement Ă©chappe Ă lâanalyse des scientiïŹques. Câest justement parce quâil ne se comporte pas comme on lâattendrait dâun ensemble de particules ordinaires que la nature vivante de lâobjet est suspectĂ©e. Mais comment accĂ©der Ă cette forme de cognition ? Câest lâexploit quâaccomplissent les humains confrontĂ©s aux Cheelas, qui vivent Ă la surface dâune Ă©toile Ă neutrons dans LâĆuf du Dragon, de Robert Forward (1980). Ces ĂȘtres minuscules de quelques centaines de micromĂštres vivent dans des conditions gravitaires et magnĂ©tiques extraordinaires, qui rĂ©duisent drastiquement toute croissance, limitent leurs dĂ©placements et modiïŹent lâĂ©coulement du temps (plusieurs millĂ©naires sâĂ©coulent pour les Cheelas pendant une journĂ©e humaine). Depuis leur orbite, les humains parviennent Ă
Les Catarkhiens ne ressentent aucune souffrance, leur cerveau ne dispose pas de centre de la douleur. Ces ĂȘtres sont aveugles et sourds. Sont-ils douĂ©s de conscience ? (Adam Troy-Castro, Ămissaire des morts, Albin Michel Imaginaire, 2021).
entrer en contact avec eux et leur transmettent leurs connaissances . Mais comment communiquer avec une entitĂ© incomprĂ©hensible ? Câest la question posĂ©e par le linguiste FrĂ©dĂ©ric Landragin dans Comment parler Ă un Alien ? (Le BĂ©lial, 2022), en sâappuyant, entre autres, sur la nouvelle de Ted Chiang, transposĂ©e par Denis Villeneuve sur grand Ă©cran dans Premier contact (2016). Des heptapodes extraterrestres sâexpriment dans une forme linguistique inconnue sur Terre Le mystĂšre est levĂ© par une linguiste ouverte Ă des hypothĂšses originales De lâouverture dâesprit devant les Aliens, il faudra en avoirâŠ
Mais lâaltĂ©ritĂ© cognitive radicale peut Ă©galement soulever des questions morales : comment juger un comportement dont les ressorts nous Ă©chappent totalement ? La procureure AndrĂ©a Cort , dans les ouvrages de lâĂ©crivain amĂ©ricain Adam TroyCastro, enquĂȘte sur des planĂštes oĂč Ă©voluent des peuples Ă©tranges (Ămissaire des morts, 2021). Une espĂšce est particuliĂšrement dĂ©routante : comment juger dâun crime si la victime semble totalement indiïŹĂ©rente Ă son sort, nâexprime aucune sorte de souïŹrance, et se dĂ©voue Ă des routines dont le sens reste obscur ? Car le cerveau des Catarkhiens « ne dispose pas de centre de la douleur », apprend-on, et, aveugles et sourds, ils ne perçoivent le toucher quâavec les cils qui garnissent leurs six membres, sous les genoux Les Catarkhiens sont-ils sentients ? sâinterroge Cort Disposentils dâune reprĂ©sentation mentale de leur univers Ă©triquĂ©, coupĂ© de la rĂ©alitĂ© commune ?
L. Vercueil, Neuro-ScienceFiction, Le Bélial, 2022.
P. DĂ©lĂ©age, Lâautre mental. Figure de lâanthropologue en Ă©crivain de scienceïŹction, La DĂ©couverte, 2020.
X. Seron, Mensonges ! Une nouvelle approche psychologique et neuroscientiïŹque, Odile Jacob, 2019.
A. Miralles et al., Empathy and compassion toward other species decrease with evolutionary divergence time, ScientiïŹc Reports, 2019.
F. Landragrin, Comment parler à un alien ?, Le Bélial, 2018.
On le voit, une cognition radicalement diffĂ©rente est diïŹcile Ă concevoir, mĂȘme pour les auteurs les plus talentueux et imaginatifs. Depuis la conception originale de lâintellect martien, dans La Guerre des mondes (1896), de H. G. Wells, qui la dĂ©crivait comme « vaste, calme et impitoyable » (« vast, cool and unsympathetic », dans la version originale), la ïŹgure qui a traversĂ© la littĂ©rature et le cinĂ©ma SF ressemble singuliĂšrement Ă un simple dĂ©passement des facultĂ©s humaines : une superintelligence (qui rend compte de lâavance technologique de nos visiteurs), un contrĂŽle optimal des Ă©motions (Ă dĂ©faut, on lâa vu, dâen ĂȘtre totalement dĂ©pourvu) et un dĂ©faut dâempathie nous concernant, que la distance phylogĂ©nĂ©tique incommensurable pourrait expliquer. Pourtant, il nâest pas certain que le registre Ă©motionnel soit si diïŹĂ©rent du nĂŽtre, avec des Ă©motions positives qui nous entraĂźnent vers le stimulus et dâautres qui nous en Ă©loignent Cette communautĂ© des Ă©motions pourrait alors permettre de dĂ©passer les diïŹĂ©rences cognitives n
LâAUTEUR
ComplĂ©ter sa collection de vigne es est loin dâĂȘtre simple. Les mathĂ©matiques apportent des explications ina endues !
JEAN-PAUL DELAHAYE professeur Ă©mĂ©rite Ă lâuniversitĂ© de Lille et chercheur au laboratoire Cristal (Centre de recherche en informatique, signal et automatique de Lille)
Vous lancez un dĂ© jusquâĂ ce que chacune des faces apparaisse au moins une fois. Combien vous faut-il, en moyenne, de lancĂ©s ? Si le dĂ© est truquĂ©, faudra-t-il plus de temps ?
Vous examinez les premiĂšres dĂ©cimales de Ï = 3,14159265358979323846264338327950âŠ
Est-il Ă©tonnant que, pour avoir vu chacune des dĂ©cimales au moins une fois, il soit nĂ©cessaire dâattendre jusquâĂ la 32e dĂ©cimale, premiĂšre occurrence dâun zĂ©ro ?
Ces questions sont Ă©quivalentes Ă celles que se pose le collectionneur dâune sĂ©rie de vignettes, par exemple les onze cartes des joueurs de son Ă©quipe nationale de foot quâil trouve une par une dans les paquets de cĂ©rĂ©ales achetĂ©s pour son petit dĂ©jeuner Ce problĂšme se nomme « problĂšme du collectionneur de vignettes », en anglais « coupon collectorâs problem »
Dans sa formulation gĂ©nĂ©rale , il y a N vignettes acquises les unes aprĂšs les autres lors dâun tirage au hasard. Le but est dâavoir au moins un exemplaire de chacune, ce qui est difïŹcile, car on tire gĂ©nĂ©ralement plusieurs fois les mĂȘmes vignettes et que, plus on sâapproche du but, plus la probabilitĂ© de tirer celles qui manquent se rĂ©duit
physicien français Pierre-Simon de Laplace lâa traitĂ© page 195 de sa ThĂ©orie analytique des probabilitĂ©s de 1812. Dans ces solutions, les probabilitĂ©s de sortie de chaque vignette sont Ă©gales. En  1954, le mathĂ©maticien amĂ©ricain Herman von Schelling a Ă©tudiĂ© le cas plus difïŹcile avec des probabilitĂ©s inĂ©gales Six ans plus tard, Donald Newman et Lawrence Shepp ont calculĂ© le temps dâattente pour complĂ©ter deux collections de coupons dans le cas des probabilitĂ©s Ă©gales Plus rĂ©cemment, dâautres chercheurs ont poursuivi le travail en rĂ©solvant de nouvelles questions : si les vignettes arrivent par paquets de k vignettes, si les collectionneurs opĂšrent des Ă©changes, etc.
Jean-Paul Delahaye a récemment publié : Au-delà du Bitcoin (Dunod, 2022).
Le problĂšme a Ă©tĂ© mentionnĂ© pour la premiĂšre fois en 1708 dans lâouvrage De Mensura Sortis (Sur la mesure du hasard), Ă©crit par le mathĂ©maticien français Abraham de Moivre Puis le grand mathĂ©maticien, astronome et
Le problĂšme du collectionneur de vignettes intervient dans de nombreux domaines, en particulier en biologie, oĂč il est utilisĂ© pour estimer le nombre dâespĂšces animales sachant quâun grand nombre dâentre elles restent encore inconnues, et modĂ©liser la diïŹusion dâinfections ; il sert aussi en chimie combinatoire, ou dans lâindustrie pour les dispositifs de contrĂŽle de qualitĂ©. En dĂ©mographie, le souhait de certains couples dâavoir un enfant de chaque sexe (une forme de collection de vignettes !) a un eïŹet mesurable prouvĂ© rĂ©cemment (voir lâencadrĂ© 3) . Nous verrons aussi que les
Quiconque se procure un par un au hasard des objets dâune sĂ©rie de N objets (timbres, images de footballeurs, cartes PokĂ©mon comme ci-contre, etc.) tombe malheureusement plusieurs fois sur les mĂȘmes, ce qui lâoblige Ă acheter plus que N objets pour obtenir la collection complĂšte. Combien doit-il en acheter en moyenne ? Ce problĂšme intĂ©resse les mathĂ©maticiens depuis trois siĂšcles. Si on suppose quâĂ chaque nouvel achat la probabilitĂ© de chaque vignette est 1/N (cas Ă©quiprobable), la thĂ©orie nous indique que le temps dâattente moyen est donnĂ© par la formule :
TN = N Ă (1 + 1/2 + 1/3 + 1/4 + + 1/N)
Ainsi : T2 = 3 ; T3 = 5,5 ; T4 = 8,333 ;
T5 = 11,42 ; T6 = 14,7 ; T7 = 18,15 ;
T8 = 21,74 ; T9 = 25,46 ; T10 = 29,29
Dâautre part, on pense, sans savoir le dĂ©montrer, que les chi res du nombre Ï dans nâimporte quelle base de numĂ©ration se comportent comme des chi res tirĂ©s au hasard (donc comme des vignettes tirĂ©es au hasard). Si câest le cas, le temps dâattente pour que chaque chi re apparaisse au moins une fois ne doit pas di Ă©rer sensiblement de ce que la thĂ©orie indique. Les rĂ©sultats sont donnĂ©s dans le tableau ci-contre. Cette petite expĂ©rience est concluante, car les Ă©carts avec la thĂ©orie sont limitĂ©s. Ce rĂ©sultat ne prouve pas que Ï est un nombre dit « normal », câest-Ă -dire que dans sa suite inïŹnie de dĂ©cimales, les chi res et les sĂ©quences ïŹnies de chi res de ses dĂ©cimales apparaissent avec la mĂȘme frĂ©quence, mais il en renforce lâhypothĂšse.
calculateurs quantiques sont utiles pour diminuer le temps de calcul de certains algorithmes dâapprentissage directement liĂ©s au problĂšme du collectionneur de vignettes.
Commençons par le cas de deux vignettes en nous demandant combien de tirages en moyenne il faut faire pour avoir les deux vignettes de la collection. Nous allons voir que ce temps dâattente moyen est 3. Cela signiïŹe que les parents qui veulent avoir au moins un ïŹls et une ïŹlle doivent en moyenne attendre dâavoir trois enfants pour rĂ©ussir, et que le coĂ»t moyen dâacquisition dâune collection de deux vignettes qui sont vendues au hasard Ă©quitablement 1 euro chacune, est de 3 euros
Le raisonnement est assez simple dans le cas oĂč les deux vignettes A et B sont Ă©quiprobables. Si on tire deux vignettes : une fois sur
deux, on en aura deux diïŹĂ©rentes car les quatre tirages possibles de deux vignettes, AA , AB, BA et BB, ont chacun une probabilitĂ© de 1/4. Lorsquâon nâa pas rĂ©ussi avec les deux premiers tirages, cas AA et BB, en tirant une vignette de plus on obtiendra ce quâon attend dans un cas sur deux, car si on avait AA , on a une chance sur deux dâavoir le B qui manque, et si on avait BB, on a une chance sur deux dâavoir le A qui manque. Lorsquâon nâa toujours pas rĂ©ussi avec les trois premiers tirages, cas AAA et BBB, on a encore une chance sur deux de rĂ©ussir au quatriĂšme tirage, et câest la mĂȘme chose pour chaque tirage supplĂ©mentaire.
Le temps dâattente est donc 2 avec une probabilitĂ© de 1/2 ; 3 avec une probabilitĂ© de 1/4 ; 4 avec une probabilitĂ© de 1/8, etc Le temps dâattente moyen pour avoir deux vignettes diffĂ©rentes est la moyenne des temps dâattente en prenant les pondĂ©rations donnĂ©es par les
probabilités de chaque cas Il est donc donné par la formule
problĂšme des couples qui veulent absolument avoir un enfant de chaque sexe.
de la somme
., dans un
Dans le cas gĂ©nĂ©ral avec N vignettes Ă©quiprobables, la thĂ©orie des probabilitĂ©s indique que le temps dâattente moyen dâun collectionneur dĂ©sirant une collection des N vignettes est TN = N(1 + 1/2 + 1/3 + 1/4 + + 1/N). Cette valeur TN est aussi le coĂ»t moyen de la collection lorsque chaque vignette achetĂ©e au hasard coĂ»te 1 euro.
La somme des termes de la premiĂšre ligne du tableau est donc 1, celle de la seconde est encore 1, celle de la troisiĂšme est 1/2, car câest la ligne au-dessus privĂ©e de 1/2 ; celle de la quatriĂšme est 1/4, etc En tout, la somme des termes du tableau est donc
Une « preuve sans mots » de la formule est proposĂ©e dans lâencadré 3 oĂč lâon prĂ©cise le
Il existe une formule approchĂ©e de T N : TN â Nlog(N) + ÎłN oĂč Îł est la constante dâEulerMascheroni dont la valeur est 0,5772156649 Bien que beaucoup moins populaire que Ï ou le nombre dâor, cette constante fait lâobjet dâun livre entier du mathĂ©maticien britannique Julian Havil ( Gamma : Exploring Eulerâs Constant, Princeton University Press, 2003). On trouvera par exemple dans cet ouvrage lâinformation que mĂȘme sâil nâa pas Ă©tĂ© possible jusquâĂ aujourdâhui de savoir si Îł est ou non un quotient de deux nombres entiers, on a cependant dĂ©montrĂ© que si Îł est le quotient de deux entiers a/b , alors b comporte plus de 242 080 chiïŹres !
La sĂ©rie 1 + 1/2 + 1/3 + 1/4 + + 1/N (dĂ©nommĂ©e « sĂ©rie harmonique ») tend vers lâinïŹni.
Supposons que chacune des N vignettes dâune collection quâon cherche Ă constituer possĂšde la mĂȘme probabilitĂ© dâĂȘtre obtenue Ă chaque fois quâon sâen procure une de plus. Plus on a de vignettes, plus grande est la quantitĂ© de vignettes di Ă©rentes quâon possĂšde.
Cependant, plus on approche du but qui est dâavoir N vignettes di Ă©rentes, plus il devient di cile dâen trouver une que lâon nâa pas dĂ©jĂ obtenue. Câest vrai, mĂȘme si lâorganisateur du jeu met en circulation des quantitĂ©s Ă©gales de chaque sorte de vignette et quâelles sont donc Ă©quiprobables Ă chaque nouvelle acquisition.
Le nombre de vignettes T quâil faut acquĂ©rir pour en avoir M di Ă©rentes, mĂȘme quand M < N, augmente donc plus que linĂ©airement en fonction de M.
Câest ce que montre la courbe ci-dessous calculĂ©e pour une collection de N = 50 vignettes.
On voit que pour réussir à avoir 20 vignettes di érentes parmi les 50, il faut en moyenne en acquérir 25,3 ; que pour en avoir 30 di érentes, il en faut en moyenne 45,2 ; que pour 40 di érentes, il en faut en moyenne 78,7 ; que pour 45 di érentes, il en faut en moyenne 110. Pour les avoir toutes, il faut en moyenne en avoir acquis 225
Une autre question naturelle est : combien faut-il de vignettes en moyenne pour avoir la moitié de la collection (coût de la premiÚre moitié) et alors combien, en moyenne, en faudra-t-il en plus pour avoir la seconde moitié (coût de la seconde moitié) ?
Le tableau donne les rĂ©ponses, et indique aussi dans la derniĂšre colonne le nombre de vignettes quâil faut encore se procurer quand il nâen manque que trois.
En consĂ©quence , pour obtenir la collection complĂšte de vignettes, il faut, pour certaines collections , en moyenne acheter au moins deux fois plus de vignettes quâil y en a de diffĂ©rentes (câest vrai dĂšs que N dĂ©passe 3) ; pour certaines collections, il faut en moyenne acheter trois fois plus de vignettes quâil y en a de diïŹĂ©rentes (câest vrai dĂšs que N dĂ©passe 10), etc. Cette propriĂ©tĂ© explique sans doute pourquoi les collectionneurs ont souvent lâimpression quâils ont beaucoup de mal Ă arriver au bout ; ils soupçonnent, mĂȘme quand câest faux, que lâorganisateur du jeu met volontairement en circulation moins dâexemplaires de certaines vignettes. Soyez rassurĂ©, la sĂ©rie 1 + 1/2 + 1/3 + 1/4 + + 1/N va vers lâinïŹni assez lentement et ce nâest, par exemple, que pour les collections de plus de 12 367 vignettes diffĂ©rentes quâil faut en moyenne en acheter dix fois plus (donc 123 670) pour complĂ©ter la collection
La variance des valeurs qui donnent TN est une mesure de la dispersion autour la moyenne Elle a été calculée et elle est inférieure à 2N2 .
La connaissance de TN permet de rĂ©pondre Ă certaines des questions posĂ©es au dĂ©but de lâarticle Quand on lance un dĂ© (non truquĂ©) Ă six faces , le temps dâattente moyen avant dâavoir vu chaque face au moins une fois est de 14,7 lancĂ©s. Sachant que T10 = 29,3, il nâest pas vraiment Ă©tonnant de devoir attendre la dĂ©cimale  32 du nombre Ï pour avoir vu chaque chiïŹre au moins une fois (voir lâencadrĂ© 1) . Le collectionneur des vignettes des 11 joueurs de son Ă©quipe de football prĂ©fĂ©rĂ©e doit sâattendre Ă collecter en moyenne 33,2 vignettes avant dâavoir les 11 vignettes diïŹĂ©rentes de lâĂ©quipe au complet.
Une fois quâon a acquis la moitiĂ© des vignettes que lâon recherche , on est assez satisfait mĂȘme si on se dit quâon va mettre un peu plus de temps pour la seconde moitiĂ© que pour la premiĂšre moitiĂ© . On soupçonne cependant rarement quâen rĂ©alitĂ© cette seconde moitiĂ© sera vraiment beaucoup plus diïŹcile Ă acquĂ©rir que la premiĂšre Le tableau proposĂ© dans lâencadrĂ©  2 nous fait comprendre Ă quel point le surcoĂ»t de la seconde moitiĂ© est important comparĂ© au coĂ»t de la premiĂšre moitiĂ© Par exemple , les 10 premiĂšres vignettes dâune collection de  20 ont un coĂ»t moyen de 13,4 vignettes alors que les 10 derniĂšres coĂ»tent 58,5 vignettes en moyenne Pour une collection de 100 vignettes , on passe dâun coĂ»t moyen de  68 pour la premiĂšre moitiĂ© Ă un coĂ»t moyen de  449 pour la seconde moitiĂ© , soit une multiplication par presque 7. Plus la collection est grande plus le surcoĂ»t de la seconde moitiĂ© par rapport Ă la premiĂšre moitiĂ© est important !
Les couples qui souhaitent avoir au moins un garçon et au moins une ïŹlle, et qui sâarrĂȘtent dĂšs quâils ont rĂ©ussi, ont en moyenne trois enfants, car 3 est le temps dâattente moyen pour le collectionneur de vignettes quand la collection en comporte deux (voir lâencadrĂ© 1) Un raisonnement direct, conduisant au nombre 3, est expliquĂ© dans lâarticle principal. Il conduit Ă la formule quâil faut alors simpliïŹer :
T2 = 2 Ă (1/2) + 3 Ă (1/4) + 4 Ă (1/8) + 5 Ă (1/16) + + (k+1) Ă (1/2k) + On trouve aussi que T2 = 3 en regardant le dessin ci-dessous qui constitue une « preuve sans mots » de lâĂ©galitĂ©. Si vous avez besoin dâune petite aide : le grand carrĂ© a une aire de 4 ; quand on enlĂšve le carrĂ© noir qui a une aire de 1, ce qui reste a une aire de 3. Or ce reste contient exactement 2 rectangles dâaire 1/2, 3 rectangles dâaire 1/4, 4 rectangles dâaire 1/8, etc. CQFD. Les dĂ©mographes se sont posĂ© la question : est-ce que le souhait de certains couples dâavoir un enfant de chaque sexe en continuant Ă en avoir tant quâils ne rĂ©ussissent pas peut sâobserver dans les statistiques ? La rĂ©ponse est oui. Dans lâarticle « The coupon collection behavior in human reproduction » (Current Biology, 2020), Erping Long et Jianzhi Zhang, de lâuniversitĂ© du Michigan, Ă Ann Harbor, aux Ătats-Unis, ont Ă©tudiĂ© soigneusement la question Ă partir des fratries de 300 000 personnes. Ils ont observĂ© quâun nombre signiïŹcativement plus Ă©levĂ© que prĂ©vu de familles ont tous les enfants du mĂȘme sexe, Ă lâexception de lâenfant nĂ© en dernier. Il y a, par exemple, plus de familles du type garçon-garçon-ïŹlle que de famille garçon-ïŹlle-garçon. Cette tendance est plus prononcĂ©e dans les donnĂ©es correspondant Ă des enfants nĂ©s dans la dĂ©cennie 1970 que pour ceux nĂ©s dans la dĂ©cennie 1940, ce qui suggĂšre que la volontĂ© dâavoir au moins un enfant de chaque sexe devient de plus en plus frĂ©quente.
On cherche de nouveau une collection complĂšte de N vignettes quâon achĂšte une Ă une, mais lâorganisateur du jeu ne les rend pas disponibles avec la mĂȘme probabilitĂ©. On a menĂ© des simulations dans deux cas particuliers. Dans un cas, on a imaginĂ© que lâune des vignettes est 10 fois moins frĂ©quente que les autres qui sont Ă©quiprobables. Dans un second cas, on a supposĂ© que lâune des vignettes est 10 fois plus frĂ©quente que les autres. On observe sans trop de surprise quâĂ chaque fois cette inĂ©galitĂ© de frĂ©quence augmente le nombre de vignettes quâil faut se procurer en moyenne pour avoir la collection complĂšte. Le cas dâune vignette 10 fois plus frĂ©quente retarde toujours la constitution de la collection complĂšte, mais il retarde moins le succĂšs que la prĂ©sence dâune vignette 10 fois plus rare que les autres. Ces rĂ©sultats sont conformes Ă ce qui a Ă©tĂ© dĂ©montrĂ© : toute inĂ©galitĂ© dans la frĂ©quence des vignettes ralentit lâaboutissement de la collection.
Vignettes équiprobables Nombre de vignettes
Une vignette est 10 fois moins fréquente
Une vignette est 10 fois plus fréquente
Il se peut cependant que les probabilitĂ©s de tomber sur les diïŹĂ©rentes vignettes soient inĂ©gales Quelle que soit cette inĂ©galitĂ© entre vignettes, on dĂ©montre quâelle aura pour eïŹet dâallonger le temps moyen nĂ©cessaire Ă lâacquisition de la collection complĂšte. Cela rĂ©pond Ă la question posĂ©e dans le premier paragraphe de lâarticle : quelle que soit la façon de truquer un dĂ©, le nombre moyen de lancĂ©s nĂ©cessaire pour faire apparaĂźtre les six faces augmente et dĂ©passe alors 14,7 lancĂ©s
Un programme de calcul mâa permis de comparer deux rĂ©partitions inĂ©gales des probabilitĂ©s entre vignettes Jâai dâabord testĂ© le cas oĂč lâune des vignettes est 10 fois plus rare que les autres qui, elles, ont la mĂȘme probabilitĂ© dâĂȘtre tirĂ©es Jâai ensuite testĂ© lâidĂ©e que lâune des vignettes avait 10 fois plus de chance dâĂȘtre tirĂ©e que les autres, et donc quâun collectionneur serait encombrĂ© par cette vignette surreprĂ©sentĂ©e. Dans les deux cas, le temps moyen pour complĂ©ter la collection augmente, mais câest le premier cas, une vignette rare, qui est le pire (voir lâencadré 4)
Si, par exemple, il y a 10 vignettes dont lâune est 10 fois plus rare que les autres, le coĂ»t (ou temps moyen pour avoir la collection) est de 95,3 (contre 29,3 pour 10 vignettes Ă©quiprobables), alors que si, parmi les 10 vignettes, il y en a une qui est 10 fois plus frĂ©quente que les autres, le coĂ»t de la collection est de 53,7. Les vignettes rares sont plus pĂ©nalisantes que les vignettes frĂ©quentes, mais les vignettes surreprĂ©sentĂ©es le sont aussi.
Une formule simple indique le nombre moyen de vignettes diïŹĂ©rentes quâon obtient
aprÚs en avoir acheté m quand il y a N vignettes dont les probabilités de tirages sont respectivement p(1), p(2), , p(N).
â N k = 1 (1 â (1 â p(k))m)
Cette formule est utile mĂȘme quand les vignettes ont la mĂȘme probabilitĂ© : elle se simpliïŹe alors en N(1 â (1 â 1/N)m). Par exemple, au bout de 50 achats, quand il y a 100 vignettes Ă©quiprobables , on a en moyenne obtenu 50 Ă (1 â (99/100)100) = 39,5 vignettes diïŹĂ©rentes.
Depuis 2020, plusieurs chercheurs se sont intĂ©ressĂ©s Ă lâavantage que donneraient des calculateurs quantiques dans la situation oĂč un collectionneur classique dâinformations se confronte Ă un collectionneur quantique dâinformations. Nous allons examiner ce que cela signiïŹe
Lâun des acteurs clĂ©s de cette nouvelle recherche se nomme Srinivasan Arunachalam Il travaille au centre de recherche IBM Thomas Watson, aux Ătats-Unis On remarquera quâil porte le mĂȘme prĂ©nom que le gĂ©nie mathĂ©matique indien universellement admirĂ© , Srinivasan Ramanuja (1887-1920).
Voyons dâabord le cas du collectionneur classique dâinformations. On imagine une situation oĂč est ïŹxĂ© un sous-ensemble S de k Ă©lĂ©ments pris dans un ensemble E de n Ă©lĂ©ments quâon supposera ĂȘtre lâensemble des entiers de 1 Ă n. Le collectionneur classique dâinformations connaĂźt k et n, et cherche Ă identiïŹer S On crĂ©e k vignettes portant chacune un Ă©lĂ©ment de S Elles sont mises dans un chapeau Le collectionneur classique dâinformations choisit au
hasard une vignette dans le chapeau Il en prend connaissance et la remet en place. Il recommence un certain nombre de fois ce tirage au sort Ă©quiprobable, comme quand un collectionneur de vignettes en achĂšte de nouvelles jusquâĂ avoir la collection complĂšte. Son but est de rĂ©ussir Ă connaĂźtre quels sont les k Ă©lĂ©ments de lâensemble S. Il cherche donc Ă tirer au moins une fois chacune des k vignettes du chapeau
Imaginons que n = 10, E = {1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10}, k = 3 et S = {3, 5, 10}. Le collectionneur classique dâinformations tire dâabord, par exemple, le 3, puis le 10, puis le 10, puis le 10, puis le  5. Puisquâil sait que k = 3, et quâil a trouvĂ© 3 vignettes diïŹĂ©rentes, il connaĂźt maintenant la « collection complĂšte » correspondant Ă S Il sâarrĂȘte
Le temps moyen pour connaĂźtre lâensemble S de k Ă©lĂ©ments est approximativement k log(k). En eïŹet, le problĂšme est Ă©quivalent Ă celui dâun collectionneur de vignettes qui les achĂšte une Ă une, chacune ayant la probabilitĂ©  1 / k dâĂȘtre tirĂ©e Ă chaque nouvel achat , jusquâĂ avoir la collection complĂšte des k vignettes, et nous avons vu plus haut que, dans ce cas , le collectionneur rĂ©ussit en moyenne au bout de k.log(k) (en ordre de grandeur) vignettes On exprime ce rĂ©sultat en disant quâapprendre S exige en moyenne k log(k) tirages pour le collectionneur classique dâinformations.
Dans le cas du collectionneur quantique dâinformations, un Ă©tat quantique noté |SâȘ est créé qui superpose chaque Ă©lĂ©ment |iâȘ avec le mĂȘme poids, ce qui est lâĂ©quivalent quantique de mettre k vignettes avec les numĂ©ros correspondant Ă S dans un chapeau
Le monde quantique ne permet pas Ă celui qui dispose de |SâȘ de connaĂźtre chacune des composantes |iâȘ de lâĂ©tat superposĂ© En eïŹet, en manipulant lâĂ©tat superposĂ© et en cherchant Ă en tirer des informations sur les |iâȘ qui le composent, cela dĂ©truit |SâȘ, ce qui empĂȘche alors dâaccĂ©der aux informations que lâon nâa pas rĂ©ussi Ă tirer de la manipulation. Le collectionneur quantique dâinformations peut nĂ©anmoins exploiter lâĂ©tat superposé |SâȘ de sorte Ă en extraire une certaine information, sans que cela lui donne complĂštement |SâȘ ; la situation est parallĂšle Ă celle du cas classique oĂč prendre une vignette dans le chapeau ne donne pas accĂšs Ă la connaissance complĂšte de S En recommençant des manipulations Ă partir de nouvelles copies de lâĂ©tat superposé |SâȘ, le collectionneur quantique dâinformations en dĂ©duit une connaissance de plus en plus prĂ©cise de |SâȘ. LĂ encore, la situation est analogue au cas classique ; celui qui tire des vignettes du chapeau plusieurs fois et les remet connaĂźt
progressivement de mieux en mieux |SâȘ malgrĂ© les tirages en double.
La question est de savoir sâil existe des façons quantiques de procĂ©der, câest-Ă -dire de manipuler le vecteur |SâȘ, permettant au collectionneur quantique dâinformations de connaĂźtre |SâȘ en un nombre dâĂ©tapes plus petit que les k . log ( k ) qui sont nĂ©cessaires en moyenne au collectionneur classique dâinformations.
La rĂ©ponse Ă©tonnante qui a Ă©tĂ© proposĂ©e est oui. Srinivasan Arunachalam et ses collĂšgues ont conçu une façon quantique de manipuler |SâȘ qui donne accĂšs Ă la connaissance complĂšte de |SâȘ en opĂ©rant en moyenne un nombre de manipulations de lâordre de n log(n â k + 1). Câest tout Ă fait remarquable, car si n â k est petit et ïŹxĂ©, n log(n â k + 1) est, en ordre de grandeur, Ă©gal Ă k.log(n â k), ce qui est beaucoup mieux que k log(k) puisque le facteur croissant log(k) est remplacĂ© par le facteur constant log(n â k). Ă notre demande, le physicien Jean Dalibard a acceptĂ© dâexpliquer la situation particuliĂšre k = n â 1. Le document quâil a rĂ©digĂ© et dont nous le remercions se trouve sous le lien suivant : bit ly/PLS547_Dalibard GrĂące Ă lâalgorithme quantique de Peter Shor dĂ©couvert en 1994, on sait factoriser un entier n (câest-Ă -dire trouver ses facteurs) en un temps polynomial en fonction de la taille de n, alors quâon ne sait pas le faire avec un algorithme classique Le rĂ©sultat de Srinivasan Arunachalam montre que non seulement le monde quantique est plus performant que le monde classique pour la factorisation, mais quâil lâest aussi pour le problĂšme de lâacquisition dâinformations
En 2022, Min-Gang Zhou, de lâuniversitĂ© de Nankin, en Chine, et une Ă©quipe autour de lui ont rĂ©alisĂ© des expĂ©riences conïŹrmant lâefficacitĂ© du protocole thĂ©orique de Srinivasan Arunachalam. Cela prouve quâun collectionneur quantique dâinformations peut apprendre plus rapidement des donnĂ©es quâun collectionneur classique dâinformations. Câest une nouvelle dĂ©monstration de lâintĂ©rĂȘt quâil y a Ă faire intervenir la mĂ©canique quantique en informatique. Ces rĂ©sultats signifient en particulier que les algorithmes dâapprentissage si importants en intelligence artiïŹcielle peuvent fonctionner plus eïŹcacement en utilisant des dispositifs quantiques quâavec nos bons vieux ordinateurs classiques. Câest assez troublant !
LâactivitĂ© des collectionneurs nâest apparemment quâun simple jeu de peu dâintĂ©rĂȘt, pourtant, quand on lâexamine avec le regard dâun mathĂ©maticien, elle suggĂšre une quantitĂ© considĂ©rable de questions qui, plus de trois siĂšcles aprĂšs les premiers travaux dâAbraham de Moivre , semblent devoir se renouveler encore longtemps n
BIBLIOGRAPHIE
Min-Gang Zhou et al., Experimental quantum advantage with quantum coupon collector, Research, 2022.
S. Arunachalam et al., Quantum coupon collector, 15th Conference on the Theory of Quantum Computation, Communication and Cryptography, 2020.
S. Sardy et Y. Velenik, Petite collection dâinformations utiles pour les collectionneurs compulsifs, Images des mathĂ©matiques, 2020.
P. Flajolet et al., Birthday paradox, coupon collectors, caching algorithms and self-organizing search, Discrete Appl. Math., 1992.
D. Newman et L. Shepp, The double dixie cup problem, The American Mathematical Monthly, 1960.
H. von Schelling, Coupon collecting for unequal probabilities, The American Mathematical Monthly, 1954.
Ă gauche, un fragment de la stalagmite Clam-stm7, de la grotte de Clamouse, dans lâHĂ©rault (longueur : 25 centimĂštres). Ă droite, la stalagmite GLD-stm2 (longueur : 35 centimĂštres), extraite de la grotte de Gueldaman, en AlgĂ©rie.
Ă lâinstar des glaces polaires, les stalagmites et les stalactites sont des enregistreurs naturels du climat terrestre. Une exposition photographique rend hommage Ă ces tĂ©moins du temps qui passe.
Stalagmite ? Stalactite ? Vous avez toujours hĂ©sitĂ©, ne sachant bien faire la diffĂ©rence . La solution est de les regrouper sous le terme de spĂ©lĂ©othĂšmes, câest-Ă -dire les concrĂ©tions de calcaire qui ornent de nombreuses grottes SchĂ©matiquement, elles se forment ainsi : riche en dioxyde de carbone, de lâeau de surface dissout le carbonate de calcium (sous la forme de bicarbonate) quâelle croise Ă mesure quâelle percole dans le sol ; une fois dans une grotte, le CO2 est relarguĂ©, tandis que le carbonate de calcium, ou calcite, prĂ©cipite Ă la pointe dâune stalactite et au sommet dâune stalagmite Au grĂ© des siĂšcles et des millĂ©naires, ces cristaux sâaccumulent et constituent les concrĂ©tions Ce scĂ©nario sous-tend toute la variĂ©tĂ© des spĂ©lĂ©othĂšmes et la diversitĂ© des formes quâils peuvent prendre.
Mais il y a plus. Inscrit dans le temps long (les stalagmites croissent au mieux dâun millimĂštre par an), le mĂ©canisme de fabrication de ces Ă©difices en fait les tĂ©moins des conditions atmosphĂ©riques qui se sont succĂ©dĂ© sur de longues pĂ©riodes. Ils sont comparables en cela aux carottes de glace forĂ©es en Antarctique, et dans une moindre mesure, aux cernes de croissance des arbres.
Dominique Genty, directeur de recherches CNRS au laboratoire Environnements et palĂ©oenvironnements ocĂ©aniques et continentaux (Epoc), Ă lâuniversitĂ© de Bordeaux, porte sur ces spĂ©lĂ©othĂšmes un double regard, Ă la fois esthĂ©tique et scientiïŹque. Avec son collĂšgue Ludovic Devaux, ils ont conçu
une exposition qui donne Ă voir la beautĂ© de ces concrĂ©tions Ă travers des photographies tout en transparence de coupes ïŹnes de stalagmites (voir page ci-contre), mais aussi la richesse des informations sur les climats du passĂ© que lâon peut en tirer. Plus besoin dâaller au pĂŽle Sud, les grottes du sud de la France suïŹsent !
Les indicateurs sont les diïŹĂ©rents isotopes des atomes de la calcite (CaCO3). Par exemple, dans les prĂ©cipitations, la proportion dâoxygĂšne lourd 18O, en comparaison avec lâisotope le plus frĂ©quent (16O), est dâautant plus faible quâil fait froid. Ainsi la mesure Ă un niveau donnĂ© dâune stalagmite du rapport 18O/16O renseigne-t-elle sur la tempĂ©rature Ă une Ă©poque prĂ©cise.
Comment dĂ©terminer celle-ci ? GrĂące Ă dâautres isotopes, en lâoccurrence ceux de lâuranium et de thorium dont la dĂ©sintĂ©gration radioactive de lâun en lâautre est mĂ©tronomique. Le rapport isotopique des deux est une mesure du temps Ă©coulĂ©.
Ainsi Ă©quipĂ©, un palĂ©o-spĂ©lĂ©o-climatologue est Ă mĂȘme de reconstituer lâĂ©volution du climat des millĂ©naires passĂ©s, les grands cycles climatiques liĂ©s aux variations de lâorbite terrestre, les refroidissements abrupts liĂ©s aux changements de la circulation ocĂ©anique, le rĂ©chauïŹement dĂ» aux activitĂ©s anthropiques⊠Dâautres activitĂ©s humaines ont aussi laissĂ© leur empreinte dans les stalagmites, comme les feux prĂ©historiques, ceux des premiers touristes dans les grottes, quand lâĂ©lectricitĂ© nây avait pas encore pĂ©nĂ©trĂ© et, plus surprenant, les essais nuclĂ©aires atmosphĂ©riques des annĂ©es 1950 et 1960 !
DĂ©monstration avec les deux Ă©chantillons montrĂ©s page ci-contre. La stalagmite Clam-stm7 (seuls 25 centimĂštres sont montrĂ©s sur une longueur totale de 1,5 mĂštre) a Ă©tĂ© trouvĂ©e, brisĂ©e naturellement, dans la grotte de Clamouse, dans lâHĂ©rault. Entre 377 000 et 240 000 ans, elle a enregistrĂ© les variations liĂ©es Ă plusieurs grands cycles climatiques et Ă des pĂ©riodes interglaciaires chaudes et humides (notamment entre 340 000 et 335 000 ans), en parfaite adĂ©quation avec les informations tirĂ©es de lâanalyse des carottes de glace prĂ©levĂ©es en Antarctique dans le cadre du programme Epica, et remontant jusquâĂ 800 000 ans.
La stalagmite GLD-stm2 (de 35 centimĂštres de hauteur), datĂ©e de 6 200 Ă 4 000 ans, vient de la grotte de Gueldaman, en AlgĂ©rie. Les zones noires, dues Ă de la cendre, de la suie⊠trahissent les pĂ©riodes dâoccupation humaine.
Rendez-vous dans quelques milliers dâannĂ©es pour voir de quelle façon notre sociĂ©tĂ© actuelle et ses particularitĂ©s se seront inscrites dans les spĂ©lĂ©othĂšmes ! n
D. Genty, SpĂ©lĂ©othĂšmes, Archives du climat, Hartpon, 2022. Exposition « SpĂ©lĂ©othĂšmes et palĂ©oclimats », jusquâau 12 juin 2023, Ă la Maison Ă©cocitoyenne de Bordeaux MĂ©tropole. https://bit.ly/Bord-speleo
Lâauteur a publiĂ© : Pollock, Turner, Van Gogh, Vermeer et la science⊠(Belin, 2018)
Pour innover, les ingénieurs ont besoin de prédire avec précision le comportement réel de leurs designs, dispositifs et procédés. Comment ? En prenant en compte simultanément les multiples phénomÚnes physiques en jeu.
» comsol.fr/feature/multiphysics-innovation