Hors-Série Pour La Science - Avril 2024

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« Les dinosaures n’étaient probablement ni les crĂ©tins d’antan ni les crĂ©atures hypermalines des ïŹlms de Spielberg »

Jean Le Loeuff PalĂ©ontologue, directeur du musĂ©e des Dinosaures d’EspĂ©raza

DES GÉANTS Dans l’intimitĂ©

Plus grands, plus hauts, plus forts


L’extinction, minute par minute RĂ©vĂ©lations sur le KĂąmasĂ»tra des dinosaures

Pourquoi le T. rex a des petits bras

n° 123 – 05.24/06.24 Édition française de ScientiïŹc American - BEL./LUX. : 12,50 € - SUISSE : 17,60 CHF - CAN. : 18,99 $CA - PORT. CONT. : 12,50 € Hors-sĂ©rie numĂ©ro 123 D ans l’intimitĂ© DES GÉANTS POUR LA SCIENCE
HORS-SÉRIE
L 13264123 HF: 11,00 €RD

RaphaĂ«l a aidĂ© Sophie Ă  donner l’accĂšs Ă  l’eau potable et Ă  l’assainissement Ă  5 villages en Inde.

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Un passĂ© qui a de l’avenir

Ont contribué à ce numéro

Stephen Brusatte est palĂ©ontologue Ă  l’universitĂ© d’Édimbourg, en Écosse, spĂ©cialisĂ© en anatomie et Ă©volution des dinosaures et autres espĂšces fossiles du MĂ©sozoĂŻque.

adjoint Ă  Pour la Science

La palĂ©ontologie – terme forgĂ© par Henri-Marie Ducrotay de Blainville – est nĂ©e en tant que science en 1822. À peine deux ans plus tard, en fĂ©vrier, William Buckland, Ă  l’universitĂ© d’Oxford, dĂ©crit l’espĂšce Megalosaurus bucklandii dans ce qui est le premier article scientiïŹque consacrĂ© aux dinosaures
 alors que le terme n’existe pas encore. Le palĂ©ontologue Richard Owen ne l’inventera qu’en 1842.

C’est donc une science bien jeune qui nous raconte, entre autres glorieux Ă©pisodes de plus de 3 milliards d’annĂ©es d’histoire de la vie, la formidable Ă©popĂ©e des dinosaures qui dura plus de 180 millions d’annĂ©es.

C’est l’ñge des superlatifs, puisque ce MĂ©sozoĂŻque fut l’ùre des plus grands animaux terrestres, du plus grand prĂ©dateur connu, des plus grands animaux volants
 Et comme tout « jeune », la palĂ©ontologie connaĂźt une nouvelle Ă©tape dans son dĂ©veloppement, son adolescence, en ce que, dĂ©sormais, c’est la vie quotidienne de ces gĂ©ants qui est scrutĂ©e, Ă©lucidĂ©e
 ce numĂ©ro s’en faisant le relais. Et personne ne sait aujourd’hui ce qu’elle sera en mesure de nous dire dans quelques dĂ©cennies
 c’est l’a aire d’autres jeunes, ceux qui embrasseront la carriĂšre de palĂ©ontologues. La discipline a de l’avenir, tout comme les dinosaures. Pour preuve, en janvier a Ă©tĂ© annoncĂ© un prochain opus de la saga Jurassic World

HervĂ© Le Guyader est professeur Ă©mĂ©rite de biologie Ă©volutive Ă  Sorbonne UniversitĂ©, Ă  Paris. Il a publiĂ© BiodiversitĂ©. Le pari de l’espoir (Le Pommier) en 2020.

Jean Le Loeu est palĂ©ontologue et directeur du musĂ©e des Dinosaures (qui est aussi un centre de recherches) d’EspĂ©raza, dans l’Aude.

Jakob Vinther est biologiste Ă  l’universitĂ© de Bristol, en Angleterre. Il est l’un des premiers Ă  avoir dĂ©couvert des traces de mĂ©lanine dans les fossiles.

05.24/06.24
www.pourlascience.fr
HORS-SÉRIE

Dans l’intimitĂ© DES GÉANTS

p. 6 RepĂšres

Des schĂ©mas, des chi res, des dĂ©ïŹnitions : toutes les clĂ©s pour entrer sereinement dans ce numĂ©ro.

p. 10 Grand témoin

Jean Le Loeu

La paléontologie a besoin de jeunes et brillants étudiants : il y a tant à découvrir !

01

Des titans, petit Ă  petit

p. 18 Un triomphe improbable

Stephen Brusatte

Comment les dinosaures ont-ils conquis la planĂšte ? Par chance !

p. 26 Encore (et encore) plus haut

Michael D’Emic

Les sauropodes sont devenus gigantesques Ă  36 reprises.

p. 34 Grandir vite
 ou pas

Anna Gibbs

Prendre son temps ou se presser, du moment que l’on ïŹnit gĂ©ant.

p. 40 Mare monstrum

François Savatier

Les ichthyosaures étaient la terreur des océans.

p. 42 Les chevaliers du ciel
 mésozoïque

Michael Habib

Les ptérosaures, une aberration évolutive bien pensée.

4 SOMMAIRE
Pour la Science Hors-Série n° 123 / Mai-juin 2024

p. 54

L’ĂȘtre et le gĂ©ant

Les dinosaures en Technicolor

Jakob Vinther

Peau, écailles, plumes
 un vrai festival de couleurs !

p. 62 Pas bĂȘte, le T. rex

Albane Clavere

Le superprĂ©dateur avait autant de neurones qu’un babouin.

p. 64 AdopteUnDino.com

Brian Switek Révélations sur le Kùmasûtra des dinosaures.

p. 70

L’invention de l’Ɠuf dur

François Savatier

Dur ou mou, l’Ɠuf de dinosaure ? Les deux.

p. 72 Pas de bras, pas de
 Hervé Le Guyader

On sait enïŹn pourquoi le T. rex avait des petits bras.

p. 76 La vérité sur une star de Hollywood

Matthew Brown et Adam Marsh

Le dilophosaure, une vedette de Jurassic Park mise Ă  nu.

p. 88

Anatomie d’une chute

Le Cluedo de la ïŹn du CrĂ©tacĂ©

Hervé Le Guyader

Le coupable et ses complices démasqués, ou presque.

p. 92 Chronique d’une mort annoncĂ©e ?

William Rowe-Pirra

Les dinosaures étaient-ils en déclin avant leur disparition ?

p. 94 InstantanĂ© d’une extinction

François Savatier

AprĂšs la chute, le ïŹlm des Ă©vĂ©nements, minute par minute.

p. 100 Et les mammifùres s’imposùrent

Stephen Brusatte

Le succùs des mammifùres ne doit rien à leur intelligence


p. 109 Rendez-vous

110 En image

112 Rebondissements

116 Infographie

118 Incontournables

5 Hors-Série 05.24/06.24 02 03
En couverture : © Orla/Shutterstock Pour la Science Hors-Série n° 123 / Mai-juin 2024

Dinosaures et consorts

Pendant plus de 180 millions d’annĂ©es, les dinosaures et leurs cousins volants (les ptĂ©rosaures) ou marins (ichthyosaures, plĂ©siosaures
) ont rĂ©gnĂ© sur une planĂšte en constante Ă©volution.

LE TRIAS

Les terres émergées (en orange, les traits verts indiquant les cÎtes actuelles) sont réunies en un seul supercontinent, la Pangée.

Le plus vieil ichthyosaure connu Apparition des dinosaures
 et des mammifÚres Premiers ptérosaures Premiers ornithischiens

LE JURASSIQUE

La Pangée se scinde en deux continents : la Laurasie, au nord, et le Gondwana, au sud.

Apparition du Megalosaurus, premier dinosaure scientifiquement décrit

Premier sauropode de plus de 25 tonnes

6
Âge en millions d’annĂ©es 250 200 145,5 175 228 245 161,2 Jurassique infĂ©rieur Trias infĂ©rieur Trias moyen Trias supĂ©rieur Jurassique moyen Jurassique supĂ©rieur
240 170 Thétys Pangée Gondwana Laurasie Pour la Science Hors-Série n° 123 / Mai-juin 2024

LE CRÉTACÉ

Le Gondwana se dĂ©sagrĂšge : l’AmĂ©rique du Sud et l’Afrique sont sĂ©parĂ©es par l’ocĂ©an Atlantique naissant. La Laurasie reste d’un seul tenant.

LE CÉNOZOÏQUE

Chute d’un astĂ©roĂŻde

Les continents actuels sont presque formĂ©s : l’Inde remonte vers l’Asie tandis que l’Australie se dĂ©solidarise de l’Antarctique.

7 RepÚres © Planet Labs, Inc/Wikimedia commons (CC BY-SA-4.0 Deed) 65,5 99,6 Crétacé inférieur Crétacé supérieur
Premiers tyrannosauridés
PremiÚres coulées de lave des futurs trapps du Deccan
130 68 66 Laurasie Afrique Amérique du Sud
du Sud
du Nord Afrique Eurasie Antarctique Australie Inde Pour la Science Hors-Série n° 123 / Mai-juin 2024
Amérique
Amérique

Une a aire de familles

Les palĂ©ontologues ont longtemps divisĂ© les dinosaures en deux groupes (ci-dessous) : d’un cĂŽtĂ© les ornithischiens Ă  « hanche d’oiseau » et, de l’autre, les saurischiens Ă  « hanche de lĂ©zard », eux-mĂȘmes incluant les thĂ©ropodes et les sauropodomorphes. Une analyse rĂ©cente, menĂ©e par Matthew Baron, Ă  l’universitĂ© de Cambridge, et ses collĂšgues, suggĂšre que les thĂ©ropodes et les ornithischiens appartiendraient Ă  un mĂȘme groupe, les ornithoscĂ©lidĂ©s, et que les sauropodomorphes se trouveraient sur une autre branche (en bas). Cependant, cette hypothĂšse est encore dĂ©battue, notamment par les travaux de Max Langer, de l’universitĂ© de SĂŁo Paulo, et de Stephen Brusatte, de l’universitĂ© d’Édimbourg. Seule la dĂ©couverte de nouveaux fossiles aidera Ă  trancher.

Pisanosaurus Heterodontosaurus Manidens Tianyulong

Abrictosaurus Fruitadens haagarorum

Ornithischiens

Eocursor Lesothosaurus Agilisaurus Jeholosaurus Hexinlusaurus Emausaurus Scelidosaurus Scutellosaurus Laquintasaura

Théropodes

Guaibasaurus Daemonosaurus Eodromaeus Agnosphitys Staurikosaurus Sanjuansaurus Herrerasaurus Tawa

Chindesaurus Dracovenator Panguraptor Zupaysaurus « Syntarsus » Dracoraptor

ProcompsognathusCoelophysis Sarcosaurus Liliensternus Lophostropheus DilophosaurusSinosaurus

Cryolophosaurus eillioti

Allosaurus

Ceratosaurus

Piatnitzkysaurus Elaphrosaurus Eoabelisaurus

Sauropodomorphes

Eoraptor Saturnalia PanphagiaPampadromaeus Buriolestes

PantydracoThecodontosaurus Efraasia

Gongxianosaurus Pulanesaura Lufengosaurus Coloradisaurus Riojasaurus Yunnanosaurus Aardonyx

UnaysaurusPlateosaurus Antetonitrus Leyesaurus Massospondylus Nyasasaurus Vulcanodon Tazoudasaurus Massospondylus kaalae

Dinosaures

Sauropodomorphes

Saurischiens

Ornithischiens

Eoraptor

Guaibasaurus Buriolestes Panphagia Saturnalia

Pampadromaeus

Pantydraco

Nyasasaurus Massospondylus Massospondylus kaalae

Thecodontosaurus Efraasia Leyesaurus Antetonitrus Plateosaurus Unaysaurus Aardonyx

Yunnanosaurus Riojasaurus Coloradisaurus Lufengosaurus Pulanesaura

Gongxianosaurus Tazoudasaurus Vulcanodon

Chindesaurus

Tawa

Daemonosaurus Manidens

Heterodontosaurus Tianyulong

Fruitadens haagarorum

Abricotosaurus Eocursor LaquintasauraScutellosaurus Scelidosaurus Emausaurus Lesothosaurus Agilisaurus Hexinlusaurus Jeholosaurus

Théropodes

« Syntarsus »

Dilophosaurus Dracovenator Panguraptor Sarcosaurus Zupaysaurus Dracoraptor Coelophysis

Ornithoscélidés

Procompsognathus Lophostropheus

Liliensternus Sinosaurus

Allosaurus Elaphrosaurus Ceratosaurus Eoabelisaurus Cryolophosaurus eillioti

Piatnitzkysaurus

Dinosaures

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© Portia Sloan Rollings ; Daniel Eskridge/Shutterstock Jen Christiansen (illustration)
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RepĂšres

Dino-dico

Astéroïde de Chicxulub

De 10 Ă  15 kilomĂštres de diamĂštre, il aurait dĂ©gagĂ© lors de son impact une Ă©nergie Ă©quivalente Ă  72 tĂ©ratonnes de TNT, soit plus de 5 milliards de fois l’énergie de la bombe atomique de Hiroshima. Il a atteint la Terre il y a 66,038 millions d’annĂ©es, avec une marge d’erreur de ± 11 000 ans.

Dinosaures

Ce terme, dérivé du grec deinós, « terrible », et saûros, « lézard », désigne un groupe de reptiles tétrapodes, qui, avec les ptérosaures (un groupe éteint) et les pseudosuchiens (les crocodiliens fossiles et actuels), formaient les archosaures. Ils se subdivisent en trois groupes : les ornithischiens, les théropodes et les sauropodes.

Oiseaux

Sauropodes

Ornithischiens

Théropodes

Saurischiens

Dinosaures

Pseudosuchiens

Squamates

Archosaures

Diapsides

Sauropsides

Amniotes

Ptérosaures

Ichthyosaures

MammifĂšres

Synapsides

Ichthyosaures et autres

Ces reptiles marins, de mĂȘme que leurs cousins aquatiques les plĂ©siosaures et les pliosaures, ne sont pas des dinosaures. Ils ne sont que leurs lointains parents dans l’arbre du vivant. Les mosasaures, autres cĂ©lĂšbres reptiles marins, sont encore plus Ă©loignĂ©s, puisqu’ils appartiennent Ă  l’ordre des squamates, avec les lĂ©zards et les serpents.

Ornithischiens

DĂ©signĂ©s ainsi en raison de leur bassin ressemblant Ă  celui des oiseaux, ils reprĂ©sentent une grande diversitĂ© de morphologies : les hadrosaures Ă  bec de canard, les cĂ©ratopsiens, comme le tricĂ©ratops, avec leur collerette Ă  cornes, les stĂ©gosaures, dont le dos est ornĂ© de plaques osseuses, les ankylosaures caparaçonnĂ©s dans leur armure


Sauropodes

Ces dinosaures quadrupĂšdes (Ă  quelques exceptions prĂšs) et herbivores, aux pattes massives, ont Ă©tĂ© les plus grands animaux terrestres jamais connus. Parmi leurs reprĂ©sentants les plus illustres ïŹgurent le diplodocus, le brachiosaure


Théropodes

Ces dinosaures bipĂšdes et souvent carnivores ont vĂ©cu tout au long du MĂ©sozoĂŻque. Les plus petits avaient la taille d’un colibri, les plus grands, comme Tyrannosaurus rex, pesaient environ 8 tonnes pour 5 mĂštres de hauteur et 13 de longueur. Les oiseaux actuels sont des thĂ©ropodes.

Trapps du Deccan

Cette province magmatique de l’ouest de l’Inde, qui tire son nom du suĂ©dois trappa, « escalier », est caractĂ©risĂ©e par un empilement de coulĂ©es de lave de 2 000 mĂštres de hauteur et couvrant une surface de 500 000 kilomĂštres carrĂ©s.

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Pour la Science Hors-Série n° 123 / Mai-juin 2024
« Les palĂ©ontologues ont radicalement modiïŹĂ© le paysage de leur domaine »
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Jean Le Loeu est directeur du musĂ©e des Dinosaures (qui est aussi un centre de recherches) d’EspĂ©raza, dans l’Aude.
Pour la Science Hors-Série n° 123 / Mai-juin 2024

Comment la paléontologie a-t-elle évolué ces derniÚres années ?

Ces derniĂšres dĂ©cennies l’accent a Ă©tĂ© mis sur la phylogĂ©nie : diïŹƒcile alors de publier un article de palĂ©ontologie dinosaurienne sans qu’y ïŹgure une proposition d’arbre reconstituant les liens de parentĂ© entre espĂšces ! Aujourd’hui ces Ă©tudes n’ont pas disparu, mais elles ne sont plus la seule ïŹnalitĂ© de la discipline et un peu de variĂ©tĂ© ne peut pas faire de mal en la matiĂšre.

Est-ce à dire que les choses sont désormais plus claires ?

Pour une grande part oui, grĂące justement Ă  ces contributions phylogĂ©nĂ©tiques des annĂ©es 1990-2000, mĂȘme s’il reste des groupes de dinosaures pour lesquels les donnĂ©es sont insufïŹsantes. Mais personne n’attend qu’une nouvelle Ă©tude rĂ©volutionne les hypothĂšses antĂ©rieures dans ce domaine. Il s’agit dĂ©sormais d’aïŹƒner, de rentrer dans le dĂ©tail, ce qui ïŹnit par poser parfois des questions sur le sens de la dĂ©marche Un nouveau cladogramme fondĂ© sur 312 caractĂšres au lieu de 285 a-t-il un rĂ©el intĂ©rĂȘt ?

Et puis, n’oublions pas que les phylogĂ©nies des dinosaures sont uniquement fondĂ©es sur l’ostĂ©ologie, c’est-Ă -dire l’étude des os, fussent-ils fossilisĂ©s. Or les donnĂ©es molĂ©culaires et gĂ©nĂ©tiques ont bouleversĂ© la phylogĂ©nie des mammifĂšres pour lesquels on connaĂźt de nombreux reprĂ©sentants, de surcroĂźt encore vivants Pour les dinosaures, ce type d’information n’est Ă©videmment pas

Il faut absolument que de jeunes et brillants étudiants se lancent dans la carriÚre de paléontologue ! »

disponible, ce qui invite à regarder avec prudence nos hypothÚses, qui sont forcément plus fragiles.

Parallùlement, le travail d’inventaire se poursuit


Oui, pour entre autres nourrir les phylogĂ©nies ! Je pense d’ailleurs que l’essentiel des publications de palĂ©ontologie concerne la description de nouvelles espĂšces, ou bien le rĂ©examen Ă  la lumiĂšre des connaissances actuelles d’espĂšces autrefois dĂ©crites Ainsi est-on passĂ© de 10 Ă  15 espĂšces nouvelles par an dans les annĂ©es 1990 Ă  une quarantaine aujourd’hui !

À propos d’espĂšce, nous fĂȘtons le deux centiĂšme anniversaire de Megalosaurus (voir la ïŹgure, page suivante), premier dinosaure Ă  avoir reçu un nom scientiïŹque, le 20 fĂ©vrier 1824. Il fut attribuĂ© par William Buckland, de l’universitĂ© d’Oxford, Ă  partir d’une mĂąchoire dĂ©couverte Ă  la fin du XVIIIe siĂšcle dans l’Oxfordshire.

L’accĂ©lĂ©ration du travail d’inventaire Ă  laquelle on assiste de nos jours s’explique en partie par, Ă  l’international, un plus grand nombre de chercheurs qu’il y a vingt-cinq ou trente ans. Concomitamment, dans des revues scientiïŹques, la quantitĂ© de publications sur le groupe des dinosaures explose. La production est inĂ©gale,

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Grand témoin

Le 20 fĂ©vrier 1824, William Buckland, de l’universitĂ© d’Oxford, dĂ©crivit le Megalosaurus. C’était le premier dinosaure Ă  l’ĂȘtre, prĂšs de vingt ans avant que le mot mĂȘme de « dinosaure » ne soit forgĂ©. Si le nom de l’espĂšce est restĂ© inchangĂ©, on ne peut en dire autant des façons de voir l’animal, entre une reconstitution (ci-contre) figurant dans le Nouveau Dictionnaire encyclopĂ©dique universel illustrĂ©, de Jules Trousset, paru Ă  la fin du XIXe siĂšcle, et une autre, plus rĂ©cente (page ci-contre).

mais dans la masse, des thĂ©matiques nouvelles ont l’occasion d’émerger. Et, de fait, depuis une dizaine d’annĂ©es, les chercheurs, un peu partout, sans concertation rĂ©elle, se sont emparĂ©s d’autres sujets et ont modiïŹĂ© le paysage de leur domaine

Quels sont ces sujets ?

Il s’agit de questions longtemps considĂ©rĂ©es comme pittoresques voire dĂ©nuĂ©es de tout intĂ©rĂȘt scientiïŹque. Elles concernent souvent la biologie des dinosaures, et sont pour beaucoup abordĂ©es dans ce numĂ©ro : la sexualitĂ© de ces animaux, la coquille de leurs Ɠufs, leurs couleurs, les vocalises, le cerveau et les capacitĂ©s cognitives


Deux articles ont particuliĂšrement marquĂ© ce tournant. Le premier concernait la couleur, et on le doit Ă  l’équipe de Jakob Vinther, de l’universitĂ© de Bristol, en Angleterre À la ïŹn du XXe siĂšcle, le paradigme Ă©tait qu’aucun reste de peau ne pouvait avoir Ă©tĂ© fossilisĂ©. Tout au plus Ă©tait-il possible d’espĂ©rer trouver une empreinte ïŹne, comme celle des Ă©cailles d’un hadrosaure ou des plumes d’archĂ©optĂ©ryx, mais des traces biologiques ou molĂ©culaires, impensable. Pourtant le palĂ©ontologue et ses collĂšgues sont allĂ©s au-delĂ  des certitudes, des idĂ©es reçues, et ont ïŹni par trouver des signatures de molĂ©cules organiques dans des peaux et des plumes de dinosaures, plus prĂ©cisĂ©ment de la mĂ©lanine contenue dans des vĂ©sicules, des mĂ©lanosomes, qui avaient traversĂ© des dizaines de millions d’annĂ©es Partant, leur couleur devenait un vrai sujet de science Des travaux sont toujours en cours, et il est encore trop tĂŽt pour en faire une

synthĂšse, mais des informations que l’on supposait inatteignables sont Ă  portĂ©e de microscope !

Sur quoi porte l’autre rupture ?

Elle concerne les Ă©tudes dĂ©sormais possibles de l’intĂ©rieur des fossiles en gĂ©nĂ©ral et des crĂąnes en particulier. Les palĂ©ontologues ont ainsi accĂšs au dĂ©tail de l’anatomie du cerveau Ce sont de nouvelles fenĂȘtres de recherche qui s’ouvrent et donc des pistes inĂ©dites pour la comprĂ©hension de nombreuses espĂšces de dinosaures, notamment leur intelligence et leurs capacitĂ©s cognitives.

N’assiste-t-on pas pour les dinosaures Ă  un « syndrome de NĂ©andertal », Ă  savoir que pendant longtemps on a vu dans nos cousins des brutes Ă©paisses sans cervelle avant que des dĂ©couvertes leur rendent justice et leur complexitĂ© ?

Le processus de rĂ©habilitation avait dĂ©jĂ  commencĂ© il y a environ quarante ans avec les travaux de chercheurs comme l’AmĂ©ricain Robert Bakker Avec d’autres, ce palĂ©ontologue a dĂ©poussiĂ©rĂ© l’image des dinosaures qui Ă©taient auparavant vus comme de grosses bestioles pataudes se traĂźnant dans les marĂ©cages Cette image a volĂ© en Ă©clats, et c’est aussi le cas de Megalosaurus, dont nous parlions (voir la ïŹgure ci-dessus), et qui a vu sa reconstitution bien Ă©voluer en deux siĂšcles ; et il suïŹƒt de voir la saga Jurassic Park pour s’en convaincre Peut-ĂȘtre est-on maintenant allĂ© un peu trop loin : les dinosaures, qu’ils soient prĂ©dateurs ou

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© Morphart Creation/Shutterstock
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ligence extrĂȘme. Certains vont mĂȘme jusqu’à Ă©vo quer le dĂ©veloppement d’une culture chez certaines espĂšces, comme on en rencontre chez les chimpanzĂ©s par exemple. Toutefois, cela me semble un peu exagĂ©rĂ© et, surtout, diïŹƒcilement dĂ©montrable.

En fait, comme pour NĂ©andertal, on assiste Ă  propos des dinosaures Ă  un retour de balancier AprĂšs ĂȘtre allĂ©e trop loin dans un sens, puis dans l’autre, la communautĂ© a adoptĂ© une position dorĂ©navant plus nuancĂ©e : ces animaux disparus n’étaient probablement ni les crĂ©tins d’antan ni les crĂ©atures hypermalines des ïŹlms de Spielberg L’idĂ©e est de les envisager tels qu’ils Ă©taient rĂ©ellement, dans leur complexitĂ©, en remettant les choses en perspective.

Ces changements ont été rendus possibles par de nouveaux outils. Quels sont-ils ?

En premier lieu, la tomodensitomĂ©trie (ou CT scan) qui associe radiographie aux rayons X et traitement informatique Ce sont ces outils de visualisation qui rendent transparent le crĂąne des dinosaures, et rĂ©vĂšlent les lobes olfactifs , les sinus , l’oreille interne
 DĂ©sormais , beaucoup de laboratoires de palĂ©ontologie, dont l’Isem, Ă  Montpellier, oĂč j’ai le plaisir de travailler, sont Ă©quipĂ©s d’un CT scanner. Et pour de meilleures rĂ©solutions, il est possible de recourir Ă  un synchrotron, comme celui de Grenoble, qui rend les rayonnements plus pĂ©nĂ©trants en les accĂ©lĂ©rant.

Avec de tels outils, nous construisons des bases de donnĂ©es sur la forme du cerveau des diffĂ©rentes espĂšces de dinosaures dont nous disposons de crĂąnes (et Ă  condition qu’ils rentrent dans les appareils !). Les promesses sont formidables, parce qu’à mesure que le nombre de cerveaux dĂ©crits augmente, il devient possible d’apprĂ©hender la variabilitĂ© dans une espĂšce seule ou celle d’un groupe C’est vraiment toute une branche neuve de la palĂ©ontologie appelĂ©e Ă  se dĂ©velopper dans les prochaines annĂ©es.

Un autre domaine dans lequel les progrĂšs ont Ă©tĂ© notables est celui de la gĂ©ochimie. MĂȘme si on en parle moins, cette discipline permet de formuler et de tester de nouvelles hypothĂšses inimaginables il y a quelques annĂ©es, par exemple sur la tempĂ©rature interne ou, plus rĂ©cemment, sur la couleur des Ɠufs

Des travaux ont ainsi montrĂ© que les Ɠufs de thĂ©ropodes Ă©taient parfois tachetĂ©s et mĂȘme de couleur bleu-vert, comme chez certains oiseaux actuels. C’est une tendance forte en ce moment, et assez fascinante, qui consiste Ă  rĂ©vĂ©ler que la plupart des caractĂ©ristiques attribuĂ©es spĂ©ciïŹquement aux oiseaux Ă©taient en fait dĂ©jĂ  prĂ©sentes chez des dinosaures carnivores. En un mot, les dinosaures sont presque des oiseaux comme les autres !

Puisque l’on parle d’Ɠufs, que sait-on des nids et d’une Ă©ventuelle couvaison ?

Plusieurs Ă©tudes ont Ă©tĂ© menĂ©es sur ce sujet, et on connaĂźt la façon dont certaines espĂšces faisaient leur nid et d’autres couvaient. C’est le cas

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© LadyofHats, domaine public, via Wikimedia Commons
témoin
Grand
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des oviraptoridĂ©s, Ă  qui il faut rendre justice Leurs fossiles ont Ă©tĂ© mis au jour dans les annĂ©es 1920 en Mongolie, Ă  cĂŽtĂ© d’Ɠufs attribuĂ©s Ă  l’époque Ă  une autre espĂšce, en l’occurrence un petit herbivore du nom de Protoceratops On a donc fait de l’oviraptor un prĂ©dateur, un « voleur d’Ɠufs ». Cependant, quatre-vingts ans plus tard, un rĂ©examen des fossiles a prouvĂ© que les « poussins » in ovo Ă©taient ceux
 d’oviraptor Le prĂ©tendu voleur d’Ɠufs Ă©tait en rĂ©alitĂ© une bonne mĂšre, ou un bon pĂšre, qui couvait son nid. Une belle illustration, amusante, des vicissitudes de la palĂ©ontologie ! Et comme on ne change pas le nom d’une espĂšce, oviraptor restera oviraptor alors que c’était le parent le plus attentionnĂ© que l’on connaisse chez les dinosaures.

Le champ des possibles semble s’élargir de plus en plus. NĂ©anmoins, n’y a-t-il pas, aujourd’hui, en palĂ©ontologie, des sujets encore inaccessibles ?

Sans doute , car il faut se souvenir que la paléontologie est tributaire, avant toute étude menée en laboratoire, de la découverte de fossiles. Or ceux-ci restent, à ce jour, muets sur, par exemple, le développement embryonnaire des tyrannosaures

Autre cas , si l’ouĂŻe commence Ă  ĂȘtre approchĂ©e , par des Ă©tudes encore partielles et lacunaires , nous ignorons tout des vocalises , des sons Ă©mis par les dinosaures , Ă  part peutĂȘtre pour les espĂšces arborant des crĂȘtes sur la tĂȘte , comme les hadrosaures , dont on a pu

reconstituer le cri. Pour les autres, l’énigme reste entiĂšre, mĂȘme si des chercheurs se penchent sur le sujet, ce qui, lĂ  encore, marque une Ă©volution dans la discipline, car longtemps la voix de ces animaux disparus Ă©tait du ressort des romanciers et des poĂštes, pas des savants.

DĂšs que l’on parle de dinosaures ou de leurs cousins volants, les ptĂ©rosaures, et aquatiques, les ichtyosaures, la question du gigantisme surgit. C’est quand mĂȘme Ă©tonnant, cette propension Ă  devenir trĂšs grand tout le temps ?

AssurĂ©ment, ils ont atteint des dimensions inĂ©galĂ©es, mĂȘme si un cousin du rhinocĂ©ros ayant vĂ©cu au MiocĂšne, un mammifĂšre donc, pesait tout de mĂȘme 20 tonnes
 contre au plus 6 tonnes pour un Ă©lĂ©phant d’Afrique actuel. La question se pose depuis un moment, et les rĂ©ponses ont Ă©voluĂ© au ïŹl du temps Globalement, elles tournent nĂ©anmoins autour de l’idĂ©e d’une stratĂ©gie pour Ă©viter les prĂ©dateurs, mais aucune explication dĂ©ïŹnitive et Ă©vidente ne fait consensus.

Ce gigantisme , on le constate ; et ce sur quelques dizaines de millions d’annĂ©es quand mĂȘme, parce que les premiers trĂšs gros dinosaures de plus de 20 tonnes sont apparus au milieu du Jurassique. Les plus imposants, avec 50 mĂštres de longueur et des poids atteignant jusqu’à 100  tonnes, ont vĂ©cu Ă  la ïŹn de cette pĂ©riode et au dĂ©but du CrĂ©tacĂ©.

Il faut se souvenir que la paléontologie est tributaire, avant tout, de la découverte de fossiles
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Pour la Science Hors-Série n° 123 / Mai-juin 2024

Plus intriguant, plusieurs sites, notamment aux États-Unis, ont montrĂ© qu’à la ïŹn du Jurassique quatre, cinq voire six genres diïŹ€Ă©rents de gros sauropodes herbivores cohabitaient au mĂȘme endroit. Quels Ă©cosystĂšmes Ă©taient Ă  mĂȘme de fournir une biomasse suïŹƒsante pour subvenir aux besoins d’une telle diversitĂ© d’animaux gĂ©ants ? C’est une question importante
 encore sans rĂ©ponse.

Une autre observation Ă©tonnante a Ă©tĂ© faite Ă  partir de l’analyse d’empreintes fossilisĂ©es Elles rĂ©vĂšlent une sorte de sĂ©grĂ©gation des sauropodes par groupes d’ñges : les adultes allaient entre eux, tandis que les jeunes faisaient bande Ă  part.

Et les empreintes font justement partie de ces vestiges qui , un temps dĂ©laissĂ©s , voire mĂ©prisĂ©s , sont dĂ©sormais sĂ©rieusement pris en compte , notamment sous l’impulsion du palĂ©ontologue gallois Martin Lockley, mort en novembre 2023. Seule une dizaine de gisements Ă©taientt rĂ©pertoriĂ©s il y a une quarantaine d’annĂ©es, ils sont aujourd’hui plusieurs milliers. Les traces laissĂ©es par les dinosaures sont maintenant un sujet de recherche Ă  part entiĂšre , apportant nombre d’informations sur leur vie quotidienne et sociale.

Et en France, qu’en est-il de la palĂ©ontologie

?

D’abord, nous disposons de sites remarquables, comme celui d’Angeac, en Charente, qu’explore Ronan Allain Avec son Ă©quipe, ils ont mis au jour quelques dizaines d’ornithomimosaures, des thĂ©ropodes Ă©dentĂ©s de 4 Ă  6 mĂštres de

longueur avec une tĂȘte semblable, un peu, Ă  celle des oies Ce sont eux qui dĂ©talent devant un tyrannosaure dans le premier opus de Jurassic Park

Et puis, n’oublions pas cet Ă©norme sauropode qui vivait il y a 130 millions d’annĂ©es, dont le seul fĂ©mur mesure 2 mĂštres de longueur ! C’est vraiment un des plus gros dinosaures connus actuellement, mais le squelette Ă©tant encore incomplet, ses dimensions restent diïŹƒciles Ă  estimer. Avait-il un long cou ? Une longue queue ? On l’ignore.

De notre cĂŽtĂ©, nous explorons des sites de la haute vallĂ©e de l’Aude, oĂč nous avons dĂ©couvert des sauropodes de la ïŹn du CrĂ©tacĂ©, plus petits que le prĂ©cĂ©dent. Et la diversitĂ© de ces animaux, Ă  cette Ă©poque, est bien plus Ă©levĂ©e qu’on ne le pensait, ce qui contredit, au moins localement, l’hypothĂšse d’un dĂ©clin des espĂšces juste avant que ne s’écrase l’astĂ©roĂŻde. Cette question est encore largement dĂ©battue et les travaux qui se succĂšdent sont contradictoires

Cela signiïŹe qu’il y a encore de grandes questions Ă  rĂ©soudre


Certainement Et pour rĂ©pondre nous avons besoin de nouvelles donnĂ©es et plus encore de palĂ©ontologues, ne serait-ce que pour explorer le grand nombre de sites en France. Ils sont largement sous-exploitĂ©s, surtout lorsqu’on fait la comparaison avec ce qui se fait aux États-Unis, au Canada, en Chine
 et c’est un peu attristant Il faut absolument que de jeunes et brillants Ă©tudiants se lancent dans cette carriĂšre : il y a tellement de choses Ă  dĂ©couvrir et Ă  comprendre


Propos recueillis par LoĂŻc Mangin

À lire

> J. Le Loeu , Dans la peau d’un dinosaure, Humensciences, 2023.

> D. Varricchio et al., Revisiting Russell’s troodontid : autecology, physiology and speculative tool use, Canadian Journal of Earth Sciences, 2021.

> Le musée des Dinosaures : www.dinosauria.org

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Grand témoin

Des titans, petit Ă  petit

Imaginez un colosse de 12 mĂštres de hauteur, d’environ 22 mĂštres de longueur et de plus de 30 tonnes. Ce sont les mensurations du Giraffatitan, le plus grand et plus lourd dinosaure connu Ă  partir de squelettes complets. D’autres, partiels, laissent imaginer des animaux encore plus gigantesques. Pour en arriver lĂ , que de chemin parcouru Ă  partir de frĂȘles ancĂȘtres vivant il y a 250 millions d’annĂ©es et sur lesquels peu auraient pariĂ©. Le succĂšs tient pour beaucoup au gigantisme, justement, une voie Ă©volutive empruntĂ©e Ă  plusieurs reprises par les dinosaures de di Ă©rents groupes, mais aussi par leurs cousins proches, ichthyosaures et ptĂ©rosaures.

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L’histoire Ă©tait entendue : Ă  leur apparition, les dinosaures avaient vite surpassĂ© les autres vertĂ©brĂ©s. Faux, indiquent les fossiles, et il fallut plusieurs coups de pouce du destin pour les installer au sommet.

Un triomphe improbable

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Stephen Brusatte
Pour la Science Hors-SĂ©rie n° 123 / Mai-juin 2024 DES TITANS, PETIT À PETIT
Dromomeron Pour la Science Hors-Série n° 123 / Mai-juin 2024

> Selon un scĂ©nario classique, les dinosaures Ă©taient dotĂ©s dĂšs leur origine d’une vitesse, d’une agilitĂ©, d’un mĂ©tabolisme et d’une intelligence tels qu’ils ont vite dominĂ© leurs compĂ©titeurs et colonisĂ© l’intĂ©gralitĂ© du globe.

En bref

> De nouvelles découvertes et analyses de fossiles contredisent cette hypothÚse : les dinosaures ont peu évolué à leurs débuts.

> Il a fallu des dizaines de millions d’annĂ©es, et des coups de pouce du destin, pour qu’ils surpassent leurs rivaux et conquiĂšrent la planĂšte.

Au tournant du millĂ©naire, le musĂ©e Field d’histoire naturelle, Ă  Chicago, a remplacĂ© son brachiosaure par un Tyrannosaurus rex IcĂŽne pour icĂŽne, un herbivore gĂ©ant cĂ©dait la place au plus grand prĂ©dateur de tous les temps. Dans les deux cas, les squelettes m’hypnotisaient et je ne m’étonnais pas que la lignĂ©e des dinosaures ait dominĂ© la Terre pendant plus de 150 millions d’annĂ©es Mais comment les dinosaures Ă©taient-ils apparus ? J’ai longtemps supposĂ© qu’ils s’étaient matĂ©rialisĂ©s dĂšs le dĂ©but du Trias sous la forme de gĂ©ants au long cou ou aux dents acĂ©rĂ©es Je l’ignorais Ă  l’époque, mais cette vision naĂŻve n’était pas si Ă©loignĂ©e du consensus scientiïŹque rĂ©gnant Ă  la ïŹn du XXe siĂšcle selon lequel les dinosaures Ă©taient si exceptionnels qu’ils avaient dĂ» facilement surclasser leurs premiers rivaux

Cependant, ces derniĂšres annĂ©es, de nouveaux fossiles ajoutĂ©s Ă  de nouvelles mĂ©thodes d’analyse ont Ă©branlĂ© ce scĂ©nario : l’apparition des dinosaures a Ă©tĂ© graduelle et, pendant leurs trente premiers millions d’annĂ©es, ces animaux n’ont vĂ©cu que dans quelques coins du monde, dĂ©passĂ©s par d’autres espĂšces. C’est seulement grĂące Ă  quelques coups de chance qu’ils ont pu devenir les maĂźtres de la planĂšte

Les dinosaures sont nĂ©s d’une catastrophe Il y a 252  millions d’annĂ©es , Ă  la toute fin du Permien, du magma a commencĂ© Ă  gronder sous la SibĂ©rie tandis qu’en surface s’épanouissait une mĂ©nagerie de grands amphibiens, de reptiles Ă  la peau bosselĂ©e et de carnivores prĂ©curseurs des mammifĂšres. Puis pendant des centaines de milliers, voire de millions d’annĂ©es, les Ă©ruptions

ont crachĂ© de la chaleur, de la poussiĂšre, des gaz nocifs et assez de lave pour noyer plusieurs millions de kilomĂštres carrĂ©s du paysage asiatique L’élĂ©vation des tempĂ©ratures, l’acidiïŹcation des ocĂ©ans et l’eïŹ€ondrement des Ă©cosystĂšmes qui s’ensuivirent Ă©radiquĂšrent jusqu’à 95 % des espĂšces ! La plus eïŹ€royable extinction d’espĂšces de l’histoire marqua l’entrĂ©e dans le Trias

Lorsque les volcans se calmĂšrent et les Ă©cosystĂšmes se stabilisĂšrent, une poignĂ©e de survivants miraculĂ©s se retrouvĂšrent dans un monde quasi dĂ©sert Parmi eux, divers petits amphibiens et reptiles se diversiïŹĂšrent : plus tard, ils engendreraient les grenouilles, salamandres, tortues, lĂ©zards
, et mĂȘme les mammifĂšres que nous connaissons.

PISTAGE EN POLOGNE

Les traces de ces animaux ne sont pas des fossiles, mais des empreintes de pattes dĂ©couvertes dans les monts Sainte-Croix, en Pologne Pendant plus de vingt ans , Grzegorz Nied Ćș wiedzki , aujourd’hui Ă  l’universitĂ© d’Uppsala, en SuĂšde, a mĂ©ticuleusement explorĂ© la rĂ©gion et en 2005, prĂšs du village de Stryczowice, il mit au jour un type inhabituel de traces : de la taille de pattes de chat et alignĂ©es en pistes Ă©troites, les empreintes montraient les sillons de trois orteils centraux ïŹ‚anquĂ©s d’un bourgeon d’orteil de chaque cĂŽtĂ©. Ces caractĂ©ristiques les classaient parmi les Prorotodactylus, un genre dĂ©crit en 2000, lui aussi sur la seule base d’empreintes.

Les traces de Prorotodactylus dataient d’environ 250  millions d’annĂ©es. D’emblĂ©e, d’aprĂšs le

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Les premiers dinosauromorphes n’étaient pas bien effrayants : ils avaient la taille d’un chat et de longues jambes maigres. Et ils Ă©taient peu nombreux !

faible Ă©cart sĂ©parant les empreintes gauches et droites, il Ă©tait clair qu’elles se rattachaient Ă  un groupe spĂ©ciïŹque de reptiles, les archosaures, apparus aprĂšs l’extinction du Permien Ils se caractĂ©risaient par une posture dressĂ©e qui les aidait Ă  courir plus vite, Ă  couvrir des distances plus longues
 Ces traces renseigneraient-elles sur les origines des dinosaures ? En eïŹ€et, peu aprĂšs leur apparition, les archosaures se sont sĂ©parĂ©s en deux lignĂ©es majeures qui, jusqu’à la ïŹn du Trias, n’ont cessĂ© de rivaliser : les pseudosuchiens , qui ont conduit aux crocodiles modernes, et les avemetatarsaliens, qui ont menĂ© aux dinosaures, dont les oiseaux. Dans quelle branche Prorotodactylus se rangeait-il ?

DE MENUS PRÉCURSEURS

Pour rĂ©pondre , nous avons analysĂ© les empreintes et rĂ©vĂ©lĂ© deux particularitĂ©s qui les relient aux caractĂ©ristiques du pied des dinosaures : d’une part, une marche « digitigrade », oĂč seuls les orteils entrent en contact avec le sol et, d’autre part, des pieds Ă©troits Ă  seulement trois orteils principaux. Prorotodactylus est donc un dinosauromorphe : ce n’est pas un dinosaure au sens strict, mais un membre primitif du sousgroupe des avemetatarsaliens, qui inclut les dinosaures et leurs plus proches cousins.

Ces premiers dinosauromorphes n’étaient pas bien eïŹ€rayants Ils avaient la taille d’un chat domestique et de longues jambes maigres. Et ils n’étaient pas nombreux non plus : moins de 5 % de toutes les traces de Stryczowice appartiennent

Ă  Prorotodactylus et elles sont noyĂ©es au milieu de celles de petits reptiles , d’amphibiens et mĂȘme d’autres archosaures Le temps des dinosaures n’était pas venu Pas encore

Les 10 Ă  15  millions d’annĂ©es suivantes, les dinosauromorphes se sont diversiïŹĂ©s. Les traces s’agrandissent et l’éventail de leurs formes s’élargit Certaines pistes deviennent dĂ©pourvues d’empreintes de « mains », un signe de la bipĂ©die de leurs propriĂ©taires.

Puis, il y a entre 240 et 230 millions d’annĂ©es, l’un de ces dinosauromorphes primitifs a Ă©voluĂ© en un dinosaure Seul le nom a changĂ©, la transition n’ayant comportĂ© que quelques subtiles innovations, notamment une longue fente sur le haut du bras oĂč s’ancraient de plus gros muscles, une articulation ouverte entre le fĂ©mur et le bassin, stabilisant la posture debout. Modestes, ces changements n’en ont pas moins marquĂ© le dĂ©but d’une nouvelle Ăšre.

Les plus anciens fossiles de dinosaures au sens strict, qui datent d’environ 230 millions d’annĂ©es, proviennent du parc naturel d’Ischigualasto, en Argentine. LĂ , du milieu du XXe siĂšcle et jusque dans les annĂ©es 1990, des scientiïŹques ont mis au jour des fossiles Parmi eux ïŹgurent Herrerasaurus, Eoraptor et d’autres animaux reprĂ©sentant les trois branches principales de la famille des dinosaures : les thĂ©ropodes carnivores, les sauropodomorphes, herbivores Ă  long cou, et les ornithischiens, herbivores Ă  bec (voir les RepĂšres, page 6). D’autres ont Ă©tĂ© dĂ©couverts en Inde et, plus rĂ©cemment, au Zimbabwe, oĂč fut exhumĂ© un sauropodomorphe primitif Mbiresaurus raathi, dĂ©crit en 2022.

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Pour la Science Hors-Série n° 123 / Mai-juin 2024 Un triomphe improbable

Au milieu du Trias , il y a environ 230 Ă  220 millions d’annĂ©es, les trois principaux sousgroupes de dinosaures Ă©taient constituĂ©s et vivaient Ă  l’époque sur un seul supercontinent, la PangĂ©e, qui s’étendait d’un pĂŽle Ă  l’autre. Dans un climat beaucoup plus chaud qu’aujourd’hui, les terres Ă©quatoriales brĂ»laient sous le soleil en Ă©tĂ© tandis qu’ailleurs sĂ©vissait un froid hivernal. Ces Ă©carts thermiques prononcĂ©s alimentaient des moussons gigantesques qui divisaient la PangĂ©e en provinces aux climats distincts

Herrerasaurus, Eoraptor et les autres dinosaures d’Ischigualasto bĂ©nĂ©ïŹciaient du climat relativement clĂ©ment des moyennes latitudes, de mĂȘme que leurs cousins du BrĂ©sil, de l’Inde, de l’Afrique Mais quid du reste du supercontinent ? Les premiers dinosaures ont- ils colonisĂ© les rĂ©gions plus inhospitaliĂšres ? En  2009, avec OctĂĄvio Mateus , du musĂ©e de LourinhĂŁ , au Portugal, nous avons testĂ© cette hypothĂšse en explorant un vestige de la ceinture aride subtropicale du nord de la PangĂ©e, aujourd’hui le sud du Portugal. Pas de dinosaures, mais des centaines de Metoposaurus algarvensis, des amphibiens de la taille d’une petite voiture Plus tard, nous y avons aussi trouvĂ© des fossiles de poissons, de reptiles de la taille d’un caniche et d’archosaures de la lignĂ©e menant aux crocodiles, mais toujours aucune trace de dinosaure
 Et nous n’en dĂ©couvrirons probablement jamais Le constat fut identique en Espagne au

Durant une grande partie du Trias, les dinosaures formaient un groupe marginal, éclipsé par des espÚces apparentées à des crocodiles, tel Saurosuchus (1), et par des amphibiens

220 millions d’annĂ©es ont livrĂ© nombre d’amphibiens et de reptiles, mais aucun dinosaure Qu’en conclure ? Au dĂ©but de leur Ă©volution, les dinosaures se sont diversiïŹĂ©s lentement, cantonnĂ©s dans les rĂ©gions tempĂ©rĂ©es humides. Ils Ă©taient de simples habitants d’un monde fragile qui tentait de se remettre de la grande extinction de la ïŹn du Permien. Vint alors un coup de pouce du destin.

MERCI LE DESTIN !

D’abord, dans la zone humide, les grands herbivores dominants – des reptiles nommĂ©s rhynchosaures et les dicynodontes, des cousins des mammifĂšres – ont dĂ©clinĂ© pour des raisons encore inconnues Leur chute, il y a entre 225 et 215  millions d’annĂ©es, a laissĂ© vacantes de nouvelles niches Ă©cologiques qu’ont occupĂ©es les sauropodomorphes primitifs herbivores tels que Saturnalia, une espĂšce de la taille d’un chien, au cou lĂ©gĂšrement allongĂ© Ces ancĂȘtres des sauropodes sont devenus les principaux herbivores des zones humides des hĂ©misphĂšres Nord et Sud.

Ensuite, il y a environ 215 millions d’annĂ©es, les dinosaures ont ïŹnalement mis un pied dans les dĂ©serts de l’hĂ©misphĂšre Nord, probablement Ă  la faveur de modiïŹcations des moussons et de la diminution de la quantitĂ© de dioxyde de carbone atmosphĂ©rique

La route restait longue, toutefois, avant qu’ils ne rùgnent sur la planùte Les meilleurs enregis

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Pour la Science Hors-SĂ©rie n° 123 / Mai-juin 2024 DES TITANS, PETIT À PETIT

durant tout le Trias, les dinosaures vivaient dans des environnements trĂšs spĂ©cifiques et, oĂč qu’ils fussent, ils Ă©taient entourĂ©s de toutes sortes d’animaux plus gros, plus communs, mais aussi plus diversifiĂ©s

aujourd’hui : les badlands, dans le sud-ouest des États-Unis. Depuis vingt ans, une Ă©quipe y fouille mĂ©thodiquement le site de Hayden Quarry, au Nouveau-Mexique, et y a dĂ©couvert une mine de squelettes : des amphibiens monstrueux Ă©troitement apparentĂ©s au Metoposaurus portugais, des ancĂȘtres primitifs de crocodiles et une foule bigarrĂ©e de reptiles nageurs et arboricoles Et parmi cette mĂ©nagerie, une poignĂ©e de dinosaures, uniquement des thĂ©ropodes prĂ©dateurs.

Le climat expliquerait lĂ  encore la raretĂ© des dinosaures : ces dĂ©serts Ă©taient des environnements instables oĂč tempĂ©ratures et prĂ©cipitations fluctuaient notablement . Les plantes avaient sans doute des diïŹƒcultĂ©s Ă  s’établir de façon pĂ©renne , empĂȘchant les dinosaures

herbivores de s’installer. Ainsi, quelque 20  millions d’annĂ©es aprĂšs leur apparition, les dinosaures n’étaient toujours pas les maĂźtres incontestĂ©s des continents

Finalement, durant tout le Trias, ils vivaient dans des environnements trĂšs spĂ©ciïŹques et, oĂč qu’ils fussent , ils Ă©taient entourĂ©s de toutes sortes d’animaux plus gros, plus communs, mais aussi plus diversifiĂ©s . À Ischigualasto , par exemple, les premiers dinosaures ne reprĂ©sentaient qu’au plus 20 % de l’écosystĂšme total . Partout, ils Ă©taient minoritaires

LE VRAI MAÎTRE DES LIEUX

Mais surtout, les dinosaures du Trias avaient aïŹ€aire aux pseudosuchiens, leurs proches cousins situĂ©s du cĂŽtĂ© crocodile de la famille des archosaures , et Ă  Ischigualasto , c’était Saurosuchus qui rĂ©gnait sur la chaĂźne alimentaire, avec ses dents acĂ©rĂ©es et ses mĂąchoires puissantes Hayden Quarry abritait de nombreux pseudosuchiens ; des versions semi-aquatiques avec de longs museaux, des herbivores au corps couvert de plaques et mĂȘme certains dĂ©pourvus de dents qui couraient sur leurs pattes arriĂšre Ă  la façon des thĂ©ropodes qu’ils cĂŽtoyaient

À la ïŹn des annĂ©es 2000, l’idĂ©e prĂ©valait que les dinosaures, ces crĂ©atures rapides, endurantes et intelligentes, Ă©taient si bien adaptĂ©s Ă  leur environnement qu’ils avaient rapidement pris le dessus sur leurs compĂ©titeurs du Trias. Cette idĂ©e ne concordait manifestement pas avec les archives fossiles. Existait-il un moyen de la tester ?

23 © Ricardo N.
(1) Tomasz
(2)
MartĂ­nez, Institut et MusĂ©um d’histoire naturelle, universitĂ© nationale de San Juan
Sulej, Institut de paléobiologie, Académie polonaise des sciences
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Pour la Science Hors-Série n° 123 / Mai-juin 2024
Un triomphe improbable

Je me tournai alors vers une mĂ©thode statistique utilisĂ©e par les spĂ©cialistes des invertĂ©brĂ©s pour mesurer la diversitĂ© anatomique Ă  l’intĂ©rieur d’un groupe d’espĂšces et dĂ©cidai de l’appliquer aux dinosaures et aux pseudosuchiens du Trias De la sorte, j’éluciderai l’évolution de leur diversitĂ©, ce qui indiquerait si un groupe avait devancĂ© l’autre.

L’analyse des donnĂ©es portant sur plus de 400 caractĂ©ristiques anatomiques montra que, tout au long du Trias, l’anatomie des pseudosuchiens Ă©tait plus variĂ©e que celle des dinosaures, ce qui indique qu’ils expĂ©rimentaient davantage de modes de vie. Les deux groupes se sont diversiïŹĂ©s au cours du Trias, mais les pseudosuchiens devançaient toujours les dinosaures cantonnĂ©s aux seconds rĂŽles.

DU CHAOS VINT LE SALUT

Si vous aviez foulĂ© Ă  l’époque le sol de la PangĂ©e, vous auriez probablement considĂ©rĂ© les dinosaures comme un groupe assez marginal. Les pseudosuchiens semblaient appelĂ©s Ă  un avenir radieux
 Comment les dinosaures ont-ils ïŹni par voler la couronne Ă  leurs cousins ?

Le coup de pouce fut gĂ©ologique. Vers la ïŹn du Trias , des forces tectoniques ont Ă©tirĂ© la PangĂ©e d’est en ouest et ïŹssurĂ© le supercontinent La longue fracture – le futur ocĂ©an Atlantique – a favorisĂ© la remontĂ©e du magma. Pendant plus de 500 000  ans , les conditions furent Ă©trangement semblables Ă  celles qui avaient marquĂ© la ïŹn du Permien 50  millions d’annĂ©es auparavant. Aux mĂȘmes causes , les mĂȘmes eïŹ€ets : les lignĂ©es des archosaures ont presque toutes Ă©tĂ© dĂ©cimĂ©es et seules quelques espĂšces ont survĂ©cu, les ancĂȘtres des crocodiles et des alligators actuels

De leur cĂŽtĂ©, les dinosaures sont passĂ©s Ă  travers les gouttes
 de feu et de soufre. Tous les principaux sous-groupes (thĂ©ropodes, sauropodomorphes et ornithischiens) rĂ©pondaient prĂ©sents au Jurassique, la pĂ©riode gĂ©ologique suivante. Tandis que le monde vivait un enfer, les dinosaures prospĂ©raient , profitant en quelque sorte du chaos qui les entourait PossĂ©daient- ils un avantage face aux pseudosuchiens ou se sont-ils simplement retrouvĂ©s indemnes aprĂšs le crash de l’avion, sauvĂ©s par la chance ? On l’ignore encore.

Quelle que soit la raison de la survie des dinosaures, les consĂ©quences de cet Ă©pisode mystĂ©rieux de leur histoire sont, elles, parfaitement Ă©tablies. Une fois libĂ©rĂ©s de la pression de leurs rivaux pseudosuchiens , ils ont prospĂ©rĂ© au Jurassique Ils se sont diversiïŹĂ©s et sont devenus plus abondants et plus massifs que jamais Des espĂšces radicalement nouvelles sont apparues dont les premiers dinosaures avec des plaques sur le dos et une armure couvrant le corps ; les premiers sauropodes colossaux qui faisaient trembler la terre ; les ancĂȘtres du T. rex et un assortiment d’autres thĂ©ropodes incluant les aĂŻeux des oiseaux. Les dinosaures dominaient enïŹn la planĂšte Il avait fallu plus de 30 millions d’annĂ©es, mais leur rĂšgne commençait, et il allait durer longtemps.

> Stephen Brusatte est palĂ©ontologue Ă  l’universitĂ© d’Édimbourg, en Écosse. L’auteur

> C. Gri n et al., Africa’s oldest dinosaurs reveal early suppression of dinosaur distribution, Nature, 2022.

> C. Foth et al., Rapid initial morphospace expansion and delayed morphological disparity peak in the ïŹrst 100 million years of the archosauromorph evolutionary radiation, Frontiers in Earth Science, 2021.

> N. Séon et al., Thermophysiologies of Jurassic marine crocodylomorphs inferred from the oxygen isotope composition of their tooth apatite, Phil. Trans. R. Soc. B, 2020.

> E. Wilberg et al., Evolutionary structure and timing of major habitat shi ts in Crocodylomorpha, ScientiïŹc Reports, 2019.

> S. Brusatte, The Rise and Fall of the Dinosaurs, William Morrow, 2018. À lire

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Pour la Science Hors-SĂ©rie n° 123 / Mai-juin 2024 DES TITANS, PETIT À PETIT

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 et mĂȘme sur leurs mƓurs sexuelles. Que de questions
 existentielles !

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Orla/Shutterstock Pour la Science Hors-Série n° 123 / Mai-juin 2024
©
53 Pour la Science Hors-Série n° 123 / Mai-juin 2024 53 02

Vert reptile, les dinosaures ? Pas seulement : rouges, noirs, blancs, roux, iridescents
 les pigments fossiles rĂ©vĂšlent une palette de couleurs bien plus diverse qu’on ne le pensait.

Les dinosaures en Technicolor

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Jakob Vinther
© Yellow Cat/Shutterstock Pour la Science Hors-SĂ©rie n° 123 / Mai-juin 2024 L’ÊTRE ET LE GÉANT
55 Pour la Science Hors-Série n° 123 / Mai-juin 2024

Octobre 2006, universitĂ© Yale, États-Unis. Dans une piĂšce sombre, j’observe au microscope Ă©lectronique l’encre fossilisĂ©e d’un calmar de 200 millions d’annĂ©es, une mer de billes translucides de un cinquiĂšme de micromĂštre de diamĂštre. L’encre Ă©tait parfaitement conservĂ©e ! La mĂ©lanine Ă©tant le pigment de l’encre des cĂ©phalopodes, mais aussi celui des cheveux, de la peau, des plumes et des yeux, je me suis demandĂ© si elle pouvait Ă©galement avoir Ă©tĂ© prĂ©servĂ©e dans les fossiles d’autres types d’organismes que les pieuvres et consorts Et puisque cette mĂ©lanine peut Ă  elle seule produire des teintes rouges, brunes, grises, noires, voire mĂ©talliques, Ă©tait-il possible de restituer l’éventail de couleurs des dinosaures ?

La plupart des palĂ©ontologues demeuraient dubitatifs, arguant que les pigments rĂ©sistent diïŹƒcilement Ă  la fossilisation. Les rares contreexemples concernaient tous des invertĂ©brĂ©s , jamais de vertĂ©brĂ©s. La seule option pour deviner les couleurs des animaux disparus Ă©tait de s’inspirer des robes des animaux actuels En consĂ©quence, les restitutions des robes de dinosaures variaient du ton terreux des reptiles et des amphibiens aux teintes Ă©clatantes des oiseaux.

Toutefois, depuis quinze ans, de nombreuses dĂ©couvertes ont notablement rĂ©duit les doutes quant aux robes (pelages ou plumages) des dinosaures. En eïŹ€et, la mise en Ă©vidence des structures porteuses de mĂ©lanine dans des dizaines de fossiles ainsi que l’étude de leurs formes et de leur organisation ont rĂ©vĂ©lĂ© les couleurs et les motifs qui ornaient des dinosaures et plusieurs autres espĂšces animales Ă©teintes . Et ces

― En bref

> Les paléontologues ont longtemps jugé impossible la restitution des couleurs des animaux fossiles, notamment des dinosaures.

> La découverte de pigments bien conservés dans une série de dinosaures change la donne.

> En étudiant ces pigments, les chercheurs parviennent à déduire quelles étaient les couleurs de ces animaux.

> Les motifs qu’arbore la robe de certains d'entre eux livrent des informations sur leur comportement et leur habitat.

informations sont riches d’enseignements sur le comportement et l’habitat de ces organismes.

Fortes de l’exemple des cĂ©phalopodes, mon Ă©quipe et d’autres se sont mises en quĂȘte de fossiles prĂ©sentant des taches sombres dans les rĂ©gions du corps susceptibles de contenir de la mĂ©lanine : les phanĂšres (plumes, poils
) et les yeux Plus encore, il nous fallait examiner ces zones au microscope Ă©lectronique. Or les fossiles bien conservĂ©s sont rares et jalousement protĂ©gĂ©s par les musĂ©ums


VARIATIONS POUR UNE MÉLANINE

Heureusement sont venus les nombreux fossiles datant de l’YprĂ©sien (56 millions Ă  47,8 millions d’annĂ©es) de la formation de Fur/Ølst, au Danemark, mon pays natal. Le conservateur du MusĂ©um gĂ©ologique de Copenhague s’est laissĂ© convaincre de cĂ©der un Ă©chantillon d’un bloc de calcaire contenant le fossile d’un petit oiseau, qui prĂ©sentait des taches au niveau des yeux et des impressions de plumes.

Comment la mĂ©lanine se prĂ©sente-t-elle dans les plumes des oiseaux actuels ? Ce pigment est synthĂ©tisĂ© au sein de cellules spĂ©cialisĂ©es, des mĂ©lanocytes, par des organites spĂ©ciïŹques, les mĂ©lanosomes. Il reste en gĂ©nĂ©ral enfermĂ© dans ces organites longs de 0,5  Ă  2  micromĂštres et dont il existe deux formes La premiĂšre, cylindrique, contient la variante de la mĂ©lanine nommĂ©e « eumĂ©lanine », qui absorbe la lumiĂšre de toutes les longueurs d’onde (y compris les ultraviolets) : elle confĂšre sa couleur noire Ă  l’encre

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Sortir du lot

La microstructure formĂ©e par les mĂ©lanosomes du petit dinosaure Microraptor rĂ©vĂšle que son plumage Ă©tait semblable Ă  celui d’un corbeau, c’est-Ă -dire d’un beau noir chatoyant. Les palĂ©ontologues pensaient que Microraptor Ă©tait nocturne, Ă©tant donnĂ© les grandes orbites de ses yeux. Or les oiseaux actuels parĂ©s d’un plumage iridescent tendent Ă  ĂȘtre actifs pendant la journĂ©e, ce qui suggĂšre que, comme eux, Microraptor Ă©tait diurne.

du calmar et aux plumes du corbeau. La seconde forme de mĂ©lanosome est globulaire et renferme la phĂ©omĂ©lanine, variante de la mĂ©lanine qui donne une couleur rouille L’absence de pigments sur les plumes se traduit par une couleur blanche. Quant aux couleurs grises et brunes observĂ©es parfois, elles rĂ©sultent de combinaisons de zones riches en eumĂ©lanine et en phĂ©omĂ©lanine et de zones dĂ©pourvues de pigments.

Comme le cas de l’encre fossile prouvait que l’eumĂ©lanine peut se conserver, j’ai pensĂ© qu’il me fallait rechercher d’abord ce pigment dans les plumes En discutant avec Richard Prum, de l’universitĂ© Yale, l’un des spĂ©cialistes de la couleur des oiseaux, et Vinod Saranathan, aujourd’hui Ă  l’universitĂ© de Krea, en Inde, j’ai appris que les mĂ©lanosomes cylindriques sont disposĂ©s d’une façon caractĂ©ristique le long des barbes et des barbules dont la plume est constituĂ©e. C’est au cours du dĂ©veloppement que les kĂ©ratinocytes (les cellules spĂ©cialisĂ©es Ă  l’origine des phanĂšres) les disposent en ces endroits Ainsi, si les taches sombres visibles sur le fossile de l’oiseau danois provenaient bien de la mĂ©lanine, alors le microscope devait me montrer des mĂ©lanosomes cylindriques fossilisĂ©s le long des barbes et des barbules

Impatient, je zoomai sur les plumes fossiles et observai aussitĂŽt des millions de structures de forme cylindrique ! AprĂšs quelques pĂ©ripĂ©ties, et des doutes Ă©mis par le pionnier de l’étude des fossiles Derek Briggs (il penchait plutĂŽt pour des bactĂ©ries
), mon directeur de thĂšse Ă  Yale, nous sommes parvenus Ă  la conclusion qu’il s’agissait bien de mĂ©lanosomes.

Celle - ci fut confortĂ©e par l’analyse d’une petite plume, vieille de 108 millions d’annĂ©es et mise au jour au BrĂ©sil, prĂ©sentant une alternance de bandes noires et blanches. Des mĂ©lanosomes, par milliers, ne se rĂ©vĂšlent que dans les premiĂšres, Ă©cartant l’hypothĂšse de microorganismes qui eux, auraient Ă©tĂ© prĂ©sents partout

UNE CRÊTE ROUGEÂTRE

Depuis la publication de ces rĂ©sultats , en 2008, des mĂ©lanosomes et d’autres pigments ont Ă©tĂ© dĂ©couverts dans divers fossiles Des chercheurs se sont aussi mis Ă  Ă©tudier la chimie de la mĂ©lanine fossile, et leurs rĂ©sultats corroborent les observations suggĂ©rant que celle-ci peut traverser quasi intacte les millions d’annĂ©es . Avec Caitlin Colleary, Ă  l’universitĂ© de Bristol, nous avons montrĂ© que les lĂ©gĂšres altĂ©rations qu’on y trouve sont la consĂ©quence des fortes pressions et tempĂ©ratures rĂ©gnant dans le sol profond

Notre rĂ©sultat le plus spectaculaire est la reconstitution de couleurs de plumes de dinosaures. En 2009, avec mes collĂšgues de Yale, ainsi que Matthew Shawkey et Liliana D’Alba, de l’universitĂ© de Gand, en Belgique, et d’autres encore, nous avons reproduit les couleurs du plumage d’Anchiornis huxleyi. Ce petit dinosaure prĂ©dateur vivait il y a environ 155 millions d’annĂ©es dans ce qui allait devenir le nord de la Chine Le fossile prĂ©sentait lui aussi des taches sombres, qui suggĂ©raient la prĂ©sence de matiĂšre organique, probablement de la mĂ©lanine. Toutefois, notre objectif

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LES MÉLANOSOMES FONT LA COULEUR

Les deux formes de mĂ©lanine donnent lieu Ă  des couleurs di Ă©rentes : l’eumĂ©lanine est associĂ©e aux tons noirs tandis que la phĂ©omĂ©lanine correspond aux teintes rouge-roux. Les combinaisons de ces formes de mĂ©lanine et de l’absence de pigment produisent les couleurs brune, grise et blanche. Les reïŹ‚ets irisĂ©s de certains plumages sont produits par des structures constituĂ©es d’empilements plus ou moins rĂ©guliers de mĂ©lanosomes, qui di ractent la lumiĂšre. L’étude des mĂ©lanosomes et de leur rĂ©partition dans les plumes des oiseaux actuels a fourni aux chercheurs des donnĂ©es de rĂ©fĂ©rence, Ă  partir desquelles ils peuvent dĂ©terminer les couleurs vraisemblables de zones du corps d’animaux disparus et les motifs colorĂ©s que ces derniers arboraient.

Ă©tait plus ambitieux : reconstituer tout le motif de son plumage. Aussi nous fallait-il mettre au point une façon de prĂ©dire les couleurs Ă  partir de la forme des mĂ©lanosomes. C’est ce que nous avons fait en Ă©tudiant les mĂ©lanosomes de 36  plumes (noires, brunes et grises) d’oiseaux actuels, ce qui nous a conduits Ă  la conception d’un outil statistique trĂšs eïŹƒcace.

Dans le cas d’Anchiornis, cette approche a rĂ©vĂ©lĂ© en 2008 que la plupart des plumes couvrant le corps de cet animal Ă©taient grises. En revanche, les longues plumes sur ses ailes et ses pattes n’étaient colorĂ©es par des mĂ©lanosomes

qu’aux extrĂ©mitĂ©s, oĂč leur dense prĂ©sence produisait une couleur noire. EnïŹn, les plumes du haut de sa tĂȘte contenaient des empreintes de mĂ©lanosomes globulaires, de sorte qu’Anchiornis devait avoir une crĂȘte rougeĂątre

UN DINOSAURE RATON LAVEUR

Peu aprĂšs notre Ă©tude sur Anchiornis, Fucheng Zhang, de l’AcadĂ©mie chinoise des sciences, et ses collĂšgues ont annoncĂ© la dĂ©couverte de mĂ©lanosomes dans plusieurs oiseaux et dinosaures fossilisĂ©s dans des roches chinoises datant de

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rouille Phéomélanine
brun brun-noir gris noir iridescent
Eumélanine
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130 millions d’annĂ©es La rĂ©partition des mĂ©lanosomes globulaires chez Sinosauropteryx, un dinosaure couvert de duvet, impliquait que ce dernier arborait une robe rousse et une queue striĂ©e comme celles d’un tigre. En 2017, avec Fiann Smithwick, nous avons montrĂ© que ce motif s’étendait jusqu’à la tĂȘte, confĂ©rant Ă  l’animal un masque semblable Ă  celui des ratons laveurs.

Depuis , les donnĂ©es se sont multipliĂ©es jusqu’à concerner aujourd’hui des centaines d’échantillons Certains d’entre eux tĂ©moignent d’une iridescence, c’est-Ă -dire des reïŹ‚ets mĂ©talliques comme ceux des plumages de colibris et de paons. Ce phĂ©nomĂšne rĂ©sulte d’empilements particuliers des mĂ©lanosomes, par ailleurs plus longs que d’ordinaire, et parfois creux ou aplatis, lesquels diïŹ€ractent la lumiĂšre de diverses façons, ce qui produit diïŹ€Ă©rentes couleurs suivant l’angle de vue ou l’éclairage.

DES DINOSAURES IRIDESCENTS

En 2009, nous avons trouvĂ© des preuves de cette iridescence dans une plume fossile, datant de 49 millions d’annĂ©es, mise au jour dans la carriĂšre de Messel, en Allemagne. Et il n’a pas fallu longtemps pour que nous repĂ©rions une iridescence chez un vĂ©ritable dinosaure : Microraptor. De la taille d’un corbeau, ce petit prĂ©dateur avait quatre ailes, ou plutĂŽt quatre membres en forme d’ailes. Il s’agit d’un cousin primitif de Velociraptor, star de la saga Jurassic Park, oĂč il est reprĂ©sentĂ© avec une peau Ă  Ă©cailles. Aujourd’hui, on sait que Microraptor et Velociraptor Ă©taient en fait couverts de plumes. Celles de Microraptor contenaient de longs mĂ©lanosomes cylindriques disposĂ©s de telle façon qu’ils diïŹ€ractaient la lumiĂšre. Son plumage devait donc ĂȘtre noir, mais avec le mĂȘme type de reïŹ‚ets que celui du corbeau

En  2017, Jennifer Peteya , de l’universitĂ© d’Akron , dans l’Ohio , et ses collĂšgues ont constatĂ© la mĂȘme iridescence chez Bohaiornis, un oiseau de Chine du groupe des Ă©nantiornithes , qui Ă©tait dotĂ© d’une longue queue formĂ©e de deux plumes. Et en 2023, ce fut au tour du fossile d’un jeune Wulong, un dinosaure microraptorien de la famille des dromaeosauridĂ©s, de rĂ©vĂ©ler une iridescence sur les plumes de ses quatre membres.

Tous les oiseaux primitifs n’étaient pas iridescents, comme l’ont montrĂ© les travaux sur

Protopteryx en 2020, Scianiacypselus en 2018, Yuanchuavis en 2021

Les dĂ©couvertes concernent aussi des dinosaures sans plumes. Ainsi, en 2020, Ă  en croire l’examen d’un Ă©chantillon de peau d’un hadrosaure, cet animal aurait eu une peau plutĂŽt grise, du type de celle des Ă©lĂ©phants et des rhinocĂ©ros actuels

Les pigments fossiles ont aussi l’intĂ©rĂȘt de rĂ©vĂ©ler des facettes auparavant inconnues de la vie quotidienne des dinosaures et d’autres animaux disparus En raison de la trĂšs grande taille de ses orbites, les palĂ©ontologues pensaient par exemple que Microraptor Ă©tait nocturne, mais son plumage iridescent suggĂšre le contraire . Quant aux couleurs vives d’ Anchiornis , elles jouaient sans doute un rĂŽle dans la parade nuptiale.

En 2023, un Wulong (un microraptorien) révéla une iridescence sur les plumes de ses quatre membres

Les mĂ©lanosomes fossiles aident aussi Ă  prĂ©ciser dans quel type d’environnement une espĂšce Ă©teinte vivait. Ainsi en est-il du Psittacosaurus, un petit dinosaure assez frĂ©quent dans le nord-est de la Chine, oĂč les squelettes de cette espĂšce sont souvent trĂšs complets. Le spĂ©cimen que nous avons Ă©tudiĂ© sort du lot, cependant, car entourĂ© d’un mince ïŹlm : les vestiges d’une peau et de dĂ©licates Ă©cailles Sa queue prĂ©sente de longues soies filamenteuses , peut- ĂȘtre des prĂ©curseurs de plumes. À la diïŹ€Ă©rence des plumes prĂ©cĂ©demment dĂ©crites qui concernaient des dinosaures principalement carnivores, Psittacosaurus appartient, lui, Ă  un groupe de dinosaures herbivores, les cĂ©ratopsiens. C’est peut-ĂȘtre un indice que le plumage Ă©tait bien plus rĂ©pandu chez les dinosaures qu’on ne le pensait.

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Lors de ma premiĂšre observation de ce spĂ©cimen, j’ai vu d’emblĂ©e des indices d’un magniïŹque motif colorĂ© sur tout le corps Il Ă©tait subtil, puisqu’il comportait de ïŹnes marbrures , des points et des traits. J’ai aussi pu constater que l’animal avait le dos sombre et le ventre pĂąle. Cette opposition de teintes contrebalance l’ombre créée sur l’animal par l’éclairage ambiant, ce qui a pour eïŹ€et de le rendre moins visible dans le paysage . NommĂ©e « contre - illumination » , cette forme de camouïŹ‚age est celle de nombreux animaux, des dauphins aux cerfs en passant par les antilopes et les requins

LA CONTRE-ILLUMINATION

Avec Innes Cuthill, spĂ©cialiste du camouïŹ‚age animal Ă  l’universitĂ© de Bristol, nous avons compris qu’il y avait lĂ  l’occasion d’étudier la contre-illumination chez un dinosaure et d’en dĂ©duire le type de milieu oĂč il vivait Pour reconstituer l’habitat d’un animal, les chercheurs rĂ©unissent gĂ©nĂ©ralement des indices fournis par les fossiles d’autres animaux et de vĂ©gĂ©taux dĂ©couverts Ă  proximitĂ©. Cependant, souvent, le milieu oĂč un fossile est dĂ©couvert ne correspond souvent pas Ă  celui oĂč l’organisme vivait Le Psittacosaurus chinois, par exemple, a Ă©tĂ© retrouvĂ© dans les sĂ©diments d’un ancien lac, alors que ce dinosaure ne semble pas avoir Ă©tĂ© aquatique

En étudiant la contre-illumination chez les ongulés actuels (chevaux, antilopes, chameaux
), Innes Cuthill et ses collaborateurs ont montré que le contraste des deux tons et la nature de la

Les mĂ©lanosomes d’un Psittacosaurus indiquent qu’il avait le dos foncĂ© et le ventre clair. NommĂ©e contre-illumination », cette opposition ventre clair et dos foncĂ© contrebalance les e ets de l’éclairage ambiant. Le corps de l’animal se fond ainsi davantage dans le paysage, afin de ne pas se faire remarquer par un prĂ©dateur ou par une proie. Le type de contre-illumination observĂ© chez Psittacosaurus suggĂšre que ce bipĂšde herbivore devait se camoufler dans un habitat oĂč la lumiĂšre solaire Ă©tait di use, par exemple une forĂȘt Ă  canopĂ©e.

transition diïŹ€Ăšrent d’une espĂšce Ă  l’autre et sont corrĂ©lĂ©s aux conditions de luminositĂ©, variables selon la latitude et la densitĂ© de vĂ©gĂ©tation, dans lesquelles vit l’animal

De façon gĂ©nĂ©rale, dans un milieu ouvert, la lumiĂšre solaire directe tend Ă  crĂ©er une ombre qui monte haut sur le corps, avec une sĂ©paration bien nette de la zone du corps illuminĂ©e Les animaux vivant dans un tel habitat, comme l’antilope d’AmĂ©rique ( Antilocapra americana ) , prĂ©sentent en gĂ©nĂ©ral une contre-illumination adaptĂ©e : le dos est sombre et le cĂšde brusquement Ă  un ventre clair, donc sans zone de coloration intermĂ©diaire. Dans les habitats fermĂ©s, au contraire, de la lumiĂšre diïŹ€use Ă  travers la vĂ©gĂ©tation et se disperse dans toutes les directions Dans ce genre d’habitat, les animaux tel le cerf Ă  queue noire (Odocoileus hemionus) tendent Ă  prĂ©senter une contre-illumination oĂč la transition du ventre au dos est progressive.

Restait Ă  dĂ©terminer le type de contreillumination du Psittacosaurus
 Pour ce faire, nous avons cartographiĂ© la rĂ©partition de la mĂ©lanine conservĂ©e sur le fossile Ă  l’aide d’une technique d’imagerie spĂ©ciale. Avec le concours du palĂ©oartiste britannique Bob Nicholls, nous avons ensuite projetĂ© la carte obtenue sur un modĂšle prĂ©cis et en grandeur nature du dinosaure. Nous avons ainsi Ă©tabli que la transition du foncĂ© au clair se situait bas sur le ventre et la queue

Nous avons ensuite photographiĂ© les ombres formĂ©es sur une copie peinte en gris de notre modĂšle grandeur nature dans plusieurs conditions d’éclairage (soleil plus ou moins Ă©clatant, forĂȘt de

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conifĂšres ou terrain dĂ©gagé ). En inversant, enïŹn, les nuances sombres et claires des photographies, nous avons identiïŹĂ© les conditions oĂč la contre-illumination du Psittacosaurus est la plus adaptĂ©e. Conclusion ? Un milieu baignĂ© par une lumiĂšre diïŹ€use, une forĂȘt Ă  canopĂ©e par exemple.

LA PROIE POUR L’OMBRE

Les pigments conservĂ©s dans les proies probables de certains dinosaures sont aussi riches d’enseignements Chez les insectes, la plupart des motifs colorĂ©s ont en eïŹ€et Ă©tĂ© sĂ©lectionnĂ©s pour leurs vertus protectrices. Or les fossiles des nĂ©vroptĂšres, un grand groupe d’insectes prĂ©dateurs gĂ©nĂ©ralistes, en oïŹ€rent un exemple fascinant Il y a entre 170  millions et 150  millions d’annĂ©es, les ailes de certains d’entre eux ont commencĂ© Ă  arborer des ocelles (des taches en forme d’yeux) susceptibles d’intimider un prĂ©dateur approchant trĂšs vite Ces insectes ont Ă©tĂ© parmi les premiers Ă  acquĂ©rir de tels caractĂšres

Contre quel type de prĂ©dateurs se dĂ©fendaient-ils ? La plupart des motifs colorĂ©s des insectes actuels sont destinĂ©s Ă  tromper les oiseaux, leurs principaux prĂ©dateurs Toutefois, les nĂ©vroptĂšres sont antĂ©rieurs aux oiseaux tels que nous les connaissons. On pense donc que leurs prĂ©dateurs Ă©taient des paraviens, c’est-Ă -dire des membres du groupe (Paraves) de dinosaures thĂ©ropodes contemporains des nĂ©vroptĂšres, qui allait donner les oiseaux (entre autres). Le registre fossile des paraviens n’indique pas clairement Ă  quel moment la capacitĂ© de voler est survenue, mais

l’apparition d’ocelles chez les nĂ©vroptĂšres constitue un indice qu’une intense pression de prĂ©dation s’est exercĂ©e sur eux, celle-ci Ă©tant probablement due Ă  des animaux volants. Les ocelles des insectes nous renseignent donc sur la date Ă  laquelle les dinosaures ont commencĂ© Ă  voler

La recherche sur les palĂ©ocouleurs continue Il reste des pigments Ă  rechercher et Ă  identiïŹer dans les fossiles, notamment les carotĂ©noĂŻdes, qui produisent les rouges et des jaunes vifs, et les porphyrines, qui donnent des tons verts, rouges et bleus. Occasionnellement, de tels pigments ont Ă©tĂ© dĂ©couverts dans certains fossiles. D’autres inconnus chez les organismes actuels ont aussi Ă©tĂ© repĂ©rĂ©s au sein d’organismes bien plus anciens Il est clair que les modalitĂ©s de la fossilisation posent des limites Ă  nos efforts de reconstitution . Cependant, les techniques progressent, ouvrant la voie Ă  de nouvelles dĂ©couvertes. Et Ă  chaque fois, on peut parier que notre passĂ© passera un peu plus du noir et blanc au Technicolor !

> Jakob Vinther est biologiste Ă  l’universitĂ© de Bristol, en Angleterre. L’auteur

À lire

> A. Croudace et al., Iridescent plumage in a juvenile Dromaeosaurid theropod dinosaur, Acta Palaeontologica Polonica, 2023.

> M. Wang et al., An Early Cretaceous enantiornithine bird with a pintail, Current Biology, 2021.

> J. O’Connor et al., New information on the plumage of Protopteryx (Aves : Enantiornithes) from a new specimen, Cretaceous Research, 2020.

> M. Fabbri et al., Threedimensional so t tissue preservation revealed in the skin of a non-avian dinosaur, Palaeontology, 2020.

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Anatomie d’une chute

L’oscar du meilleur scĂ©nario original pour une extinction de masse est attribuĂ© Ă  la mĂ©tĂ©orite qui s’est abattue sur la Terre Ă  la ïŹn du CrĂ©tacĂ©, il y a 66 millions d’annĂ©es. Certes, l’astĂ©roĂŻde tient le rĂŽle principal, en ayant prĂ©cipitĂ© la ïŹn des dinosaures, et un enregistrement dans un gisement fossilifĂšre montre le dĂ©tail des Ă©vĂ©nements minute par minute. Mais le suspense est au rendez-vous lorsqu’il s’agit de savoir si les grands reptiles Ă©taient dĂ©jĂ  en dĂ©clin ou pas avant le cataclysme. Quant au twist ïŹnal, lorsque Ă©merge une catĂ©gorie d’animaux – les mammifĂšres – que rien n’appelait Ă  conquĂ©rir la planĂšte, il en a surpris plus d’un


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Le Cluedo de la ïŹn du CrĂ©tacĂ©

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Pour la Science Hors-Série n° 123 / Mai-juin 2024 ANATOMIE D'UNE CHUTE
Hervé Le Guyader

Qui a tué les dinosaures ?

Si l’astĂ©roĂŻde de Chicxulub a prĂ©cipitĂ© leur disparition, il y a 66 millions d’annĂ©es, il semble qu’ils Ă©taient dĂ©jĂ  en dĂ©clin depuis longtemps.

Quand, en 1980, les physiciens amĂ©ricains Luis et Walter Alvarez montrent qu’un astĂ©roĂŻde de grande dimension a heurtĂ© la Terre Ă  la limite entre le CrĂ©tacĂ© et le Tertiaire (ou KT), il y a 65 millions d’annĂ©es, ils y voient immĂ©diatement la cause principale de l’extinction brutale des dinosaures Cette hypothĂšse, qui reprenait une spĂ©culation Ă©mise en 1953 par deux gĂ©ologues, a scindĂ© la communautĂ© scientiïŹque
 et stimulĂ© la recherche. Une dizaine d’annĂ©es plus tard, des gĂ©ologues dĂ©couvrent un cratĂšre d’impact Ă  Chicxulub, dans la pĂ©ninsule du YucatĂĄn, dont la taille et l’ñge sont cohĂ©rents avec la dĂ©couverte des Alvarez. Une analyse gĂ©ologique poussĂ©e et des modĂ©lisations permettent alors de calculer la taille de l’astĂ©roĂŻde, l’énergie dĂ©gagĂ©e lors de la collision et les consĂ©quences dramatiques sur l’environnement terrestre (voir les RepĂšres, page 6). En 2013, les gĂ©ophysiciens aïŹƒnent la date de l’impact : 66 millions d’annĂ©es Entre-temps, en 2010, 42  experts de diverses disciplines ont analysĂ© trente ans de publications scientifiques sur le sujet et ont conclu qu’une liaison causale existait entre la chute de l’astĂ©roĂŻde et l’extinction des dinosaures non aviens (n’oublions pas que les oiseaux actuels sont les descendants de dinosaures rescapĂ©s). Pourtant l’affaire n’est pas bouclĂ©e . Des palĂ©ontologues, dont Gerta Keller, de l’universitĂ©

de Princeton, aux États-Unis, privilĂ©gient le rĂŽle des trapps du Deccan (du terme suĂ©dois trappa, « escalier »). Dans cette grande province de l’ouest de l’Inde, des Ă©ruptions volcaniques ont produit de gigantesques coulĂ©es basaltiques accompagnĂ©es de rejets de gaz riches en dioxydes de soufre et de carbone susceptibles d’avoir altĂ©rĂ© l’atmosphĂšre terrestre et d’ĂȘtre ainsi la cause de l’extinction des dinosaures. EnïŹn, certains palĂ©ontologues avancent qu’à la fin du CrĂ©tacĂ© , durant le Maastrichtien (de 72 millions Ă  66 millions d’annĂ©es), un refroidissement progressif du climat a entraĂźnĂ© l’anĂ©antissement des dinosaures. Quel est le bon scĂ©nario ? Ces derniĂšres annĂ©es, ces hypothĂšses ont Ă©tĂ© soigneusement revisitĂ©es, et aujourd’hui les choses se prĂ©cisent

IT’S A TRAPP !

En 2019, la revue Science publie dans le mĂȘme numĂ©ro deux articles minutieux sur les trapps du Deccan, mais avec des conclusions opposĂ©es. Dans le premier, sur la base d’études de gĂ©ochronologie fondĂ©es sur la dĂ©sintĂ©gration de l’uranium en plomb, une Ă©quipe autour de Gerta Keller a montrĂ© qu’il y a eu quatre pĂ©riodes de fortes Ă©ruptions encadrant dans le temps la chute de l’astĂ©roĂŻde. Plus prĂ©cisĂ©ment, l’une des deux Ă©ruptions les

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Pour la Science Hors-Série n° 123 / Mai-juin 2024

Disparition précoce

Dans le sud-est de la Chine, par l’étude d’une couche de 700 mĂštres de sĂ©diments, l’équipe de Xiuming Liu a rĂ©vĂ©lĂ© la chronologie relative de la disparition de 11 espĂšces de dinosaures, mesurĂ©e par la prĂ©sence de coquilles de leurs Ɠufs (en violet), et des Ă©ruptions volcaniques des trapps du Deccan, estimĂ©e Ă  l’aide Ă  la fois de la quantitĂ© de mercure rejetĂ©e dans l’atmosphĂšre (courbe verte) et par l’indice de la pollution due aux poussiĂšres volcaniques (courbe bleue). À part le numĂ©ro 1 (une espĂšce proche des oviraptors), toutes les autres espĂšces avaient disparu avant l’impact de l’astĂ©roĂŻde (pointillĂ©s orange).

QuantitĂ© de mercure rapportĂ©e Ă  celle d’alumine

Âge (en millions d'annĂ©es)

Épaisseur (en mùtres)

Début de la disparition des dinosaures Impact

Indice de la pollution due aux poussiĂšres volcaniques

Fossiles d'Ɠufs de dinosaures

EspĂšces de dinosaures

plus importantes est survenue des dizaines de milliers d’annĂ©es avant l’impact, l’autre est juste postĂ©rieure Les auteurs en ont dĂ©duit que ces trapps ont eu un rĂŽle clĂ© dans l’extinction des dinosaures, en conjonction avec l’astĂ©roĂŻde.

Dans le second article, des chercheurs autour de Paul Renne, de l’universitĂ© de Californie Ă  Berkeley, se sont appuyĂ©s sur une autre mĂ©thode de gĂ©ochronologie fondĂ©e sur le couple argon 40 argon 39. Selon eux, les trapps du Deccan se sont formĂ©s en un million d’annĂ©es, sans pĂ©riodes

discrĂštes, Ă  partir de 400 000 ans avant l’astĂ©roĂŻde. De plus, 75 % des Ă©ruptions – et donc du rejet des gaz toxiques – sont postĂ©rieures Ă  l’impact de l’astĂ©roĂŻde Cette fois-ci, les Ă©ruptions du Deccan Ă©taient innocentes. Qui avait raison ?

Un argument majeur pour trancher est venu d’un travail rĂ©alisĂ© par Fabien Condamine et Guillaume Guinot, de l’universitĂ© de Montpellier, et supervisĂ© par deux prestigieux palĂ©ontologues, Michael Benton , de l’universitĂ© de Bristol , en Grande-Bretagne, et Philip Currie, de l’universitĂ© d’Alberta, au Canada Ces chercheurs sont revenus sur le temps long : les dinosaures Ă©taient-ils en dĂ©clin avant l’impact de l’astĂ©roĂŻde ? C’est un problĂšme ancien, rendu a priori insoluble par l’absence de rĂ©gularitĂ© des donnĂ©es fossiles Mais ils ont contournĂ© la diïŹƒcultĂ© Ă  l’aide d’une approche statistique Ă©laborĂ©e. DĂ©jĂ  en 2016, Michael Benton avait utilisĂ© une mĂ©thode analogue sur des donnĂ©es phylogĂ©nĂ©tiques et rĂ©vĂ©lĂ© que les principaux groupes de dinosaures Ă©taient un dĂ©clin Ă  la ïŹn du CrĂ©tacĂ© Cette fois-ci, l’équipe a exploitĂ© un nouvel outil informatique (le programme PyRate), mis au point en 2014 par l’équipe de Jan Schnitzler, Ă  l’universitĂ© de Francfort, en Allemagne, qui permet d’estimer les taux de spĂ©ciation et d’extinction ainsi que la dynamique temporelle de lignĂ©es Ă  partir de donnĂ©es fossiles.

Impossible d’étudier tous les dinosaures . Les chercheurs ont choisi six familles clĂ©s : des ornithischiens herbivores – les ankylosauridĂ©s Ă  la lourde armure osseuse, les cĂ©ratopsidĂ©s (dont les Triceratops) et les hadrosauridĂ©s (les dinosaures Ă  bec de canard) – et des thĂ©ropodes

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l'astéroïde 0 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 1 1 100 200 300 66,4 66 500 400 600 0 0,5 1,5 1 700
D’aprĂšs M. Ma et al., Geophys. Res. Lett., 2022 (CC-BY-4.0 Deed) Pour la Science Hors-SĂ©rie n° 123 / Mai-juin 2024 ANATOMIE D'UNE CHUTE
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Si personne ne met en doute l’impact de l’astĂ©roĂŻde, l’importance relative des Ă©ruptions des trapps du Deccan n’est pas tranchĂ©e

carnivores – les tyrannosauridĂ©s (dont le T. rex) et deux familles proches des oiseaux, les dromĂ©osauridĂ©s et les troodontidĂ©s Les rĂ©sultats sont nets Le dĂ©clin de ces dinosaures – Ă  l’exception des hadrosaures – se poursuit pendant tout le Maastrichtien. Parmi les facteurs Ă©cologiques testĂ©s, le refroidissement du climat et la chute de la diversitĂ© des herbivores, exacerbĂ©e par la compĂ©tition avec les hadrosaures, semblent les plus importants. De plus, le risque d’extinction paraĂźt reliĂ© Ă  l’ñge des espĂšces : la probabilitĂ© d’apparition d’une nouvelle espĂšce dĂ©croĂźt avec l’ñge du taxon

TUÉS DANS L’ƒUF

Le scĂ©nario se prĂ©cise : les dinosaures Ă©taient en dĂ©clin avant qu’une catastrophe naturelle ne les achĂšve. Mais de quelle nature ? Si personne ne met en doute l’impact de l’astĂ©roĂŻde, l’importance relative des Ă©ruptions des trapps du Deccan n’est pas tranchĂ©e Dans ce contexte, deux Ă©tudes apportent un Ă©clairage crucial, en s’appuyant cette fois sur des gisements de Chine, Ă  la stratigraphie plus ïŹne que ceux d’AmĂ©rique. D’abord, l’équipe de Chenglong Deng, de l’universitĂ© de l’AcadĂ©mie des sciences chinoise, Ă  PĂ©kin, a recherchĂ©, dans le bassin de Shanyang, en Chine centrale, les coquilles d’Ɠufs de trois espĂšces de dinosaures. La sĂ©quence examinĂ©e s’étale de 68,2  millions Ă  66,4  millions d’annĂ©es, et englobe donc la ïŹn du Maastrichtien et la limite KT On constate un indĂ©niable dĂ©clin de la biodiversitĂ© des espĂšces Ă©tudiĂ©es. Le second article, plus signiïŹcatif, concerne le bassin de Nanxiong, en Chine du Sud-Est, explorĂ©

par l’équipe de Xiuming Liu, de l’universitĂ© normale de Fujian , Ă  Fuzhou La sĂ©dimentologie encadre ici la limite KT de 65,5 millions Ă  66,5 millions d’annĂ©es. Cette fois-ci, les chercheurs complĂštent l’analyse des coquilles d’Ɠufs Ă  l’aide d’une mĂ©thode rĂ©cente de gĂ©ochronologie (le suivi isotopique du mercure) aïŹn de dĂ©crire les Ă©ruptions des trapps du Deccan. Les rĂ©sultats, plus proches de ceux de Gerta Keller, montrent une corrĂ©lation Ă©vidente avec l’extinction de la douzaine d’espĂšces de dinosaures non aviens rĂ©pertoriĂ©s, Ă  l’exception d’un oviraptor achevĂ© par l’astĂ©roĂŻde. L’histoire semble se simpliïŹer. Depuis le dĂ©but du Maastrichtien, les dinosaures Ă©taient en dĂ©clin, sous l’eïŹ€et d’un refroidissement et d’une absence de nouveautĂ© Ă©volutive Les Ă©ruptions des trapps du Deccan ont dĂ©cimĂ© les dinosaures non aviens dans le dernier demi-million d’annĂ©es du CrĂ©tacĂ©, et l’impact a achevĂ© les plus rĂ©sistants. Deux gĂ©ologues du Darmouth College, aux États-Unis, sont d’ailleurs arrivĂ©s Ă  cette mĂȘme conclusion en utilisant un modĂšle d’apprentissage profond pour infĂ©rer le scĂ©nario le plus probable cohĂ©rent avec les donnĂ©es gĂ©ologiques C’est Ă  se demander comment les oiseaux ont fait pour survivre !

> HervĂ© Le Guyader est professeur Ă©mĂ©rite de biologie Ă©volutive Ă  Sorbonne UniversitĂ©, Ă  Paris. L’auteur

À lire

> A. Cox et C. Keller, A Bayesian inversion for emissions and export productivity across the end-Cretaceous boundary, Science, 2023.

> F. Han et al., Low dinosaur biodiversity in central China 2 million years prior to the end-Cretaceous mass extinction, PNAS, 2022.

> M. Ma et al., Deccan traps volcanism implicated in the extinction of non-avian dinosaurs in Southeastern China, Geophys. Res. Lett., 2022.

> F. Condamine et al., Dinosaur biodiversity declined well before the asteroid impact, inïŹ‚uenced by ecological and environmental pressures, Nat. commun., 2021.

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Pour la Science Hors-Série n° 123 / Mai-juin 2024 Le Cluedo de la fin du crétacé

Les dinosaures Ă©taient-ils dĂ©jĂ  condamnĂ©s avant leur disparition brutale il y a 66 millions d’annĂ©es ? Les Ă©tudes contradictoires se succĂšdent, et empĂȘchent encore de conclure.

Chronique d’une mort annoncĂ©e ?

Si le rĂŽle de l’impact d’un astĂ©roĂŻde gĂ©ant il y a environ 66 millions d’annĂ©es est aujourd’hui largement reconnu dans la disparition des dinosaures, d’autres questions continuent de faire dĂ©bat parmi les palĂ©ontologues. L’une d’elles porte sur l’état des populations de ces « terribles lĂ©zards » avant la catastrophe : Ă©taient-elles en dĂ©clin ou non ?

Du cĂŽtĂ© du « oui », Fabien Condamine, de l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier. Sur la base de donnĂ©es gĂ©ologiques, avec ses collĂšgues, il a montrĂ© que le climat a subi des refroidissements importants il y a 80 millions Ă  66  millions d’annĂ©es (7 °C de moins dans l’Atlantique nord, et jusqu’à 10 °C dans l’hĂ©misphĂšre Sud). Cette chute de tempĂ©rature aurait fragilisĂ© des Ă©cosystĂšmes et entraĂźnĂ© la disparition d’espĂšces anciennes comme les cĂ©ratopsiens et les ankylosaures, un phĂ©nomĂšne ampliïŹĂ© par la concurrence de nouveaux venus, tels les hadrosauridĂ©s (voir Le Cluedo de la ïŹn du CrĂ©tacĂ©, par H. Le Guyader, page 88).

92 © Zack Frnck/Shutterstock
William Rowe-Pirra
ANATOMIE D'UNE CHUTE Pour la Science Hors-Série n° 123 / Mai-juin 2024 AN TOMIE

Alfio Alessandro Chiarenza, de l’Imperial College, Ă  Londres, et son Ă©quipe, sont en dĂ©saccord avec ce scĂ©nario Ils ne contestent pas la rĂ©alitĂ© des changements climatiques qui ont bel et bien marquĂ© les derniers millions d’annĂ©es du rĂšgne des dinosaures, et les archives fossiles semblent corroborer l’hypothĂšse d’un dĂ©clin des dinosaures et d’un appauvrissement de la diversitĂ© des espĂšces lors du CrĂ©tacĂ© tardif. NĂ©anmoins, selon le groupe londonien, la rarĂ©faction des restes de dinosaures serait plutĂŽt due Ă  des conditions peu favorables Ă  la fossilisation

UNE FOSSILISATION COMPLIQUÉE

Ces chercheurs se sont concentrĂ©s sur le continent nord-amĂ©ricain, car il recĂšle de nombreux restes particuliĂšrement bien conservĂ©s d’espĂšces de dinosaures datant de cette pĂ©riode, comme Tyrannosaurus rex et Triceratops horridus. À cette

Ă©poque, toutefois, l’AmĂ©rique du Nord Ă©tait coupĂ©e en deux par une mer intĂ©rieure La partie occidentale abritait la chaĂźne nouvellement formĂ©e des Rocheuses, dont la richesse en sĂ©diments oïŹ€rait des conditions parfaites pour la fossilisation et la conservation des restes de dinosaures La partie orientale, en revanche, se caractĂ©risait par des conditions bien moins propices Ă  la premiĂšre.

Pour ne pas se limiter aux seules informations du registre fossile, les chercheurs ont utilisĂ© la mĂ©thode dite « de modĂ©lisation des niches Ă©cologiques ». Ils ont dĂ©terminĂ© les conditions environnementales , comme la tempĂ©rature et la quantitĂ© de prĂ©cipitations, dont a besoin chaque espĂšce de dinosaure pour survivre Puis, en s'appuyant sur des modĂšles qui reconstituent le climat passĂ© sur le continent nord-amĂ©ricain, ils ont cartographiĂ© les habitats remplissant les critĂšres des niches Ă©cologiques de chaque espĂšce, c’estĂ -dire les rĂ©gions susceptibles d’avoir accueilli ces animaux au cours des Ă©volutions du climat

RĂ©sultat ? De tels habitats Ă©taient nombreux Ă  la ïŹn du CrĂ©tacĂ©, mais ils ne correspondaient pas aux conditions requises pour la fossilisation Durant les changements climatiques de cette Ă©poque, les dinosaures ont probablement migrĂ© depuis des zones rĂ©unissant les conditions propices Ă  la fossilisation vers d’autres moins appropriĂ©es, mais au climat plus favorable Au regard de ces deux Ă©tudes, diïŹƒcile de trancher sur la situation des dinosaures au moment de leur extinction. En revanche, dans la communautĂ© des palĂ©ontologues, le dĂ©bat n’est pas prĂšs de s’éteindre


L’auteur

> William Rowe-Pirra est journaliste scientiïŹque indĂ©pendant.

À lire

> F. Condamine et al., Dinosaur biodiversity declined well before the asteroid impact, inïŹ‚uenced by ecological and environmental pressures, Nature Communications, 2021.

> A. Chiarenza et al., Ecological niche modelling does not support climatically-driven dinosaur diversity decline before the Cretaceous/ Paleogene mass extinction, Nature Communications, 2019.

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© N. Rotteveel/Shutterstock Pour la Science Hors-Série n° 123 / Mai-juin 2024

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