Cerveau & Psycho n°151 – février 2023

Page 1

LE SUCRE EST-IL MAUVAIS POUR LE CERVEAU DES ENFANTS ? L 13252 - 151 - F: 7,00 € - RD FATIGUE MENTALE LA MOLÉCULE QUI ÉPUISE LES NEURONES ÉDUCATION L’IMPACT DES NOTES SUR LE CERVEAU DES ENFANTS GRAPHOLOGIE COMMENT LES EXPERTS DÉMASQUENT LES COUPABLES ÉMOTIONS LES ANIMAUX ONT-ILS LES MÊMES SENTIMENTS QUE NOUS ? LA FORCE DE L’ODORAT Mémoire, émotions, apprentissage… N°151 Février 2023 Cerveau & Psycho Cerveau & Psycho LA FORCE DE L’ODORAT Les liens secrets du nez et du cerveau N° 151 Février 2023 DOM : 8,50 € – BEL./LUX. : 8,50 € – CH : 12,00 FS – CAN. : 12,99 CA$ – TOM : 1 100 XPF Les liens secrets du nez et du cerveau

bienGrand

vous fasse !

ALI REBEIHI 10H / 11H

DE LA PSYCHO DU QUOTIDIEN DU SOURIRE

© Photo : Christophe Abramowtiz / Radio France

NOS CONTRIBUTEURS

p. 24-25

Lionel Naccache

Neurologue, chercheur à l’Institut du cerveau à Paris, il a développé des méthodes de détection de la conscience chez les personnes plongées dans le coma, qui ne peuvent pas communiquer avec leur entourage.

p. 46-51

Roland Salesse

Ancien directeur du laboratoire de Neurobiologie de l’olfaction au centre Inrae de Jouy-en-Josas, il propose des séances d’éveil olfactif dans les crèches pour développer la sensibilité aux odeurs et favoriser les apprentissages.

p. 78-84

Benoît Bayle

Psychiatre responsable du Centre d’évaluation, de soins et de recherche en santé mentale périnatale d’Étampes, il étudie la constitution du lien psychique entre parents et enfant au cours de la grossesse.

p. 90-91

Mathilde Kersting

Directrice du département de recherche en nutrition pédiatrique à l’université de la Ruhr, à Bochum, en Allemagne, elle mesure l’impact de différents types d’alimentation sur les performances cognitives des enfants.

ÉDITORIAL

SÉBASTIEN BOHLER

Rédacteur en chef

Ce que cache un whisky

Vous êtes confortablement installé dans votre canapé, en train de savourer un whisky 12 ans d’âge au coin du feu. Apparemment tout va bien. Mais il ne faut pas se fier aux apparences. Car, aujourd’hui, les outils perfectionnés des neurosciences permettent de voir plus loin que ces dehors rassurants. Prenez cette technique que l’on vous décrit en page 12 de ce numéro : une petite caméra à infrarouge braquée sur le fond de votre œil détecterait peut-être de minuscules agrégats de peptide bêta-amyloïde, caractéristique de la maladie d’Alzheimer. Le signe que votre cerveau commence à être envahi par ces plaques. Par ailleurs, il serait possible de détecter un état de burn-out avant même qu’on ne le ressente, en mesurant les taux de glutamate dans votre cerveau, car cette substance s’accumule si l’on fournit trop d’efforts mentaux prolongés (voir page 34). Et si jamais vous aviez envie d’inviter l’Écossaise Joy Milne à partager votre whisky (voir page 62), elle vous déclarerait peut-être que vous sentez… la maladie de Parkinson, et que vous allez selon toute probabilité développer cette pathologie – et elle ne se trompe presque jamais grâce à un odorat hyperdéveloppé (authentique !).

Sommes-nous en train de basculer dans le cauchemar des prédictions et dépistages en tous genres ? Pas forcément, car l’art de la détection permet aussi de repérer des signes de conscience « cachée » chez des patients comateux qui conservent des chances de récupération (voir page 16), ou de déceler des ressemblances significatives entre deux documents écrits, pointant vers un même auteur dans le cadre d’enquêtes policières, ce qui est un succès maintenant attesté de la graphologie (page 66).

Les humains ont toujours eu la passion de la prédiction et de la divination. Les neurosciences leur livrent simplement un nouvel outil pour assouvir leur obsession. À eux d’en faire bon usage ! £

3 N° 151 - Février 2023
151

SOMMAIRE

N° 151 FÉVRIER 2023

p. 12 p. 16

p. 26 p. 34

p. 39-64

Dossier

p. 39

LA FORCE DE L’ODORAT DÉCOUVERTES

p. 6-36

p. 6 ACTUALITÉS

Smartphones : alerte sur nos cerveaux !

Vers un antidépresseur efficace en deux heures Une vitamine antiDémence

L’aspartame, anxiogène sur plusieurs générations ?

Pourquoi perd-on l’appétit quand on est malade ?

p. 12 FOCUS

Voir Alzheimer... dans l’œil

Les plaques amyloïdes qui envahissent le cerveau des malades seraient visibles lors d’un simple examen oculaire.

Diana Kwon

p. 16 NEUROLOGIE

Coma : comment détecter la conscience ?

Chez certains patients dans le coma, la conscience subsiste et est parfois détectée grâce à de nouveaux outils.

Jan Claassen et Brian L. Edlow

p. 24 NEUROLOGIE

« Certains signaux électriques sont porteurs d’espoir »

Entretien avec Lionel Naccache

p. 26 MÉDECINE

Le cerveau sauvé par le froid

Après un arrêt cardiaque, pratiquer une « hypothermie thérapeutique » limiterait les séquelles neurologiques.

Linda Fischer

p. 34 NEUROSCIENCES

Fatigue mentale : la molécule qui épuise les neurones

Se concentrer sur de longues périodes entraîne l’accumulation d’une substance qui affaiblit le fonctionnement du cerveau.

Diana Kwon

p. 40 NEUROSCIENCES LE PARFUM DU PASSÉ…

Pourquoi une simple odeur nous replonge parfois dans notre histoire.

Roxanne Khamsi p. 46 MÉMOIRE « ON APPREND MIEUX AVEC LE NEZ ! »

Entretien avec Roland Salesse

p. 52 NEUROBIOLOGIE LES ODEURS, AUX SOURCES DE LA VIE L’odeur d’une molécule apparaît intimement liée à la fonction qu’elle remplit dans le métabolisme des cellules vivantes.

Allison Parshall

p. 56 NEUROSCIENCES BIENTÔT DES NEZ ÉLECTRONIQUES ?

Des implants cérébraux permettraient de restaurer l’odorat perdu.

Simon Makin

p. 62 THÉRAPIE LA FEMME QUI FLAIRAIT LES MALADIES

Joy Milne a le nez si fin qu’elle sent si une personne est malade de Parkinson.

Diana Kwon

Ce numéro comporte un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © Brad Pict/Adobe Stock

4 N° 151 - Février 2023

p. 66 p. 70 p. 78 p. 74 p. 90

p. 94 p. 92

p. 66-76 p. 78-91 p. 92-98

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 66 EXPERTISE JUDICIAIRE

Graphologie : comment les experts démasquent les coupables

Enfin une réussite de la graphologie : confondre – ou non – deux écritures. Emily Willingham

p. 70 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL

Sommes-nous intrinsèquement bons ?

Cette idée répandue résulterait d’un biais cérébral appelé « erreur d’attribution »…

p. 74 RAISON ET DÉRAISON

Les émotions de la dinde

Les neurosciences sonnent la fin de l’anthropo-négationnisme, qui dénie aux animaux des sentiments presque humains.

p. 78 PSYCHOLOGIE

p. 92 SÉLECTION DE LIVRES

À quoi pensent les abeilles

Comment surmonter la perte d’un bébé in utero ou à la naissance ? De nouveaux moyens d’accompagnement sont proposés. Jasmin Schreiber

p. 86 L’ÉCOLE DES CERVEAUX

Notes : quel bénéfice pour les élèves ?

Les notes répondent à un besoin de notre cerveau : se situer par rapport aux autres. Mais n’aident pas vraiment à savoir si l’on a acquis ou non une compétence.

p. 90 LA QUESTION DU MOIS

Le Sens des transitions et des bifurcations professionnelles Pourquoi détruit-on la planète ?

La Force de la caresse

Au cœur de la résilience Dans le cerveau des mamans p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ

Jack London, père du « reality shifting » ?

Il y a un siècle, Jack London dépeignait un prisonnier s’évadant dans des mondes parallèles en imagination. Aujourd’hui, les adeptes du reality shifting font de même avec l’aide de l’autohypnose.

Mathilde

Quand la naissance est un adieu
Le sucre abîme-t-il le cerveau des enfants ?
5 N° 151 - Février 2023
Kersting et Kathrin Sinningen

DÉCOUVERTES

Actualités

Par la rédaction

Smartphones : alerte sur nos cerveaux !

Vous n’arrivez pas à vous retenir de consulter votre smartphone à tout bout de champ ? Votre sommeil est perturbé ? Cela pourrait être dû à des modifications profondes de vos connexions cérébrales…

M. M. Schmitgen et al., Aberrant intrinsic neural network strength in individuals with “smartphone addiction” : An MRI data fusion study, Brain and Behavior, 2022.

Six, sept, voire huit heures par jour… Pour Sarah, le smartphone est devenu un gros problème. Impossible de s’empêcher d’y jeter un coup d’œil à tout moment de la journée – à la pause, au lycée, en classe, le soir dans sa chambre alors qu’elle essaie en vain de réviser, et, évidemment, dans son lit. Elle n’en dort plus. Plusieurs fois par nuit elle se réveille, l’angoisse au ventre, pour consulter ses messages. Le matin, épuisée, elle sent le poids de la dépression s’abattre sur elle. Que se passe-t-il dans sa tête ?

PERTE D’INHIBITION

Il y a deux ans, une étude de l’université de San Francisco avait montré que le moteur de la consommation de smartphone était le circuit de la

COMPORTEMENT
© vectorlab2D/Shutterstock N° 151 - Février 2023 6
p. 12 Voir Alzheimer… dans l’œil p. 16 Coma : comment détecter la conscience ? p. 26 Le cerveau sauvé par le froid p. 34 Fatigue mentale : la molécule

qui épuise les neurones

RETROUVEZ NOUS SUR

Comment oublier ses pires souvenirs

récompense, un ensemble d’aires cérébrales qui comporte notamment la partie ventrale du striatum, ou noyau accumbens, une zone qui procure une décharge de plaisir sous forme de dopamine quand nous consultons nos notifications ou nos messages, et qui nous pousse à y retourner. Mais ensuite, comment se reconfigure notre cerveau ? Comment gère-t-il ces pulsions ?

C’est ce qui vient d’être analysé par une équipe de chercheurs de l’université de Heidelberg, en Allemagne. Les neurobiologistes ont fait passer des questionnaires d’addiction au smartphone à 44 volontaires, puis les ont placés dans une IRM pour mesurer l’activité de leur cerveau. Résultat : le fonctionnement du cortex préfrontal, qui permet de maîtriser ses impulsions, est profondément altéré chez les grands addicts. En cause, une perte de connexion interne entre ses différents composants. Il devient de plus en plus difficile, voire impossible, de résister à l’envie d’attraper son appareil.

SOMMEIL FRAGMENTÉ

Un autre circuit de neurones dans le cerveau voit au contraire son activité augmenter. Ce réseau, souspartie d’un vaste ensemble appelé « réseau par défaut » et dévolu aux

capacités de vagabondage mental et d’imagination, est responsable de ruminations mentales, c’est-à-dire du retour incessant de pensées obsédantes. Son hyperactivité se traduirait par des préoccupations liées au smartphone, à la réputation en ligne et à la peur de manquer des événements importants sur internet ou sur les réseaux sociaux. Ce réseau pourrait être responsable des réveils intempestifs en pleine nuit, faisant naître par exemple le besoin de vérifier ses SMS ou son profil Instagram.

L’addiction au smartphone résulterait de la rencontre de ces trois phénomènes : l’envie qui vient de l’activation du système de récompense et de la dopamine qu’il procure ; l’impulsivité qui résulte d’une fragilisation graduelle de la volonté et des capacités de contrôle au niveau du cortex préfrontal, et, enfin, les pensées intrusives qui découlent de l’activation anormale du réseau du vagabondage mental. Dans tous les cas, le cerveau des grands addicts ressort modifié de ce processus. Rien de définitif, espère-t-on, car le cerveau dispose d’importantes ressources de plasticité, mais de quoi prendre la chose au sérieux et mettre en place au plus vite une prise en charge thérapeutique. £

Accident, agression, mort d’un proche, humiliation… Comment surmonter un souvenir douloureux ? Une équipe sino-américaine a montré qu’il est possible d’en fragiliser la trace dans le cerveau après avoir ouvert dans ce dernier ce qu’on appelle une « ombre amnésique ».

On crée une telle ombre en demandant à la personne de mémoriser des paires de mots (comme « docteur-aiguille »), puis en lui présentant l’un des mots tandis qu’elle doit essayer de ne pas se rappeler l’autre, pourtant intimement associé dans son esprit : s’instaure alors une fenêtre de temps d’au moins dix secondes pendant laquelle le cerveau peine à enregistrer de nouveaux souvenirs, voire à garder la trace des anciens souvenirs réactivés à ce moment-là. En cause : une perturbation du fonctionnement de l’hippocampe, sorte de chef d’orchestre de la mémoire.

Les chercheurs ont montré qu’une fois cette « fenêtre d’oubli » ouverte suivant le protocole précédent, le fait de projeter une image subliminale d’un élément qui évoquerait le traumatisme (par exemple, une image du parc où a eu lieu l’agression) efface le souvenir traumatique, au moins chez une partie des patients. Un résultat prometteur, à une réserve près : l’effet n’est mesuré pour l’instant que pour des associations traumatiques suggérées en laboratoire (associer la vue d’une poupée avec une scène d’assassinat où elle a été retrouvée, par exemple). À confirmer avec de vrais patients traumatisés, donc… £

MÉMOIRE
© Parkin Srihawong/Shutterstock
Z. Zhu et al., Nature Communications, le 30 octobre 2022.
N° 151 - Février 2023 7

Le mystère du monocle

Vous vous rappelez le milliardaire sur la boîte de Monopoly ? Avec sa redingote, sa canne, sa moustache et… son monocle ? Sauf que le monsieur du Monopoly n’a pas de monocle et n’en a jamais eu. C’est un exemple de faux souvenir collectif qui touche les trois quarts des gens à qui on pose la question, et qui le voient avec un monocle. En cause, une distorsion mystérieuse de la mémoire visuelle, appelée « effet Mandela visuel », mis en évidence par deux psychologues de l’université de Chicago. L’effet Mandela est une forme de fausse représentation collective qui a été découverte lorsque des chercheurs ont constaté qu’une majorité des personnes aux États-Unis croyaient que Nelson Mandela était mort en prison dans les années 1980 (alors qu’il a été président de l’Afrique du Sud après sa libération). Nous voici donc avec une nouvelle version visuelle de cet effet, qui se manifeste aussi avec divers logos de marques que notre imaginaire retouche en y ajoutant un détail qui – c’est tout le piment de l’affaire – semble toujours le même d’un individu à l’autre… £ S. B.

Échec et masque !

Une vitamine antiDémence ?

L’hiver est bien là et, avec lui, le manque évident d’exposition au soleil, étant donné que l’on passe en général moins de temps dehors. Or, les rayons lumineux frappant notre peau permettent à notre corps de produire de la vitamine D, qui est en fait une hormone essentielle à la qualité de notre tissu musculaire et osseux (car elle permet la production de calcium et de phosphore), ainsi qu’au fonctionnement de notre système de défense immunitaire. Mais ce n’est pas tout : Sarah Booth, de l’université Tufts, à Boston, et ses collègues confirment qu’elle aurait aussi un rôle dans la lutte contre le déclin cognitif.

que plus elle y était présente en grande quantité (au moment du décès), moins les individus souffraient de déficits cognitifs.

Comment cette molécule exercerait-elle ce qui semble être un effet de protection contre le déclin cognitif ?

Les masques, qui ont fleuri par milliards durant la pandémie de Covid-19, ont été accusés d’occasionner toutes sortes de gênes, en particulier respiratoires. Et c’est un effet plus inattendu qu’a découvert David Smerdon, de l’université du Queensland, en Australie : à travers l’analyse de 3 millions de coups d’échecs, ce chercheur a mis en évidence une perturbation du fonctionnement cognitif chez les joueurs masqués dans les situations où la mémoire de travail est fortement sollicitée, conduisant à de moins bonnes décisions. Une nuisance qui n’aurait toutefois rien à voir avec un manque d’oxygène ou une quelconque dégradation de l’état physiologique du joueur, mais qui serait plutôt l’effet d’une simple distraction occasionnée par le port du masque. Elle disparaît d’ailleurs toute seule au bout de quelques heures de jeu, à mesure que les joueurs oublient ce bout de tissu qui recouvre leur nez. £

G. J.

Les chercheurs américains ont, pour la première fois, mesuré la concentration de la vitamine directement dans le cerveau post mortem de 290 participants au programme Memory and aging project (MAP), qui suit depuis 1977 de nombreuses personnes âgées pour étudier la maladie d’Alzheimer. Chaque sujet enrôlé dans le programme ne présente aucun signe de démence prématuré et, chaque année, passe 19 tests cognitifs, ainsi que des examens sanguins. L’étude a montré que la vitamine D existe bien dans le cerveau des sujets – ce que l’on ignorait – et

On l’ignore encore, mais on sait qu’elle se fixe sur un récepteur dans le noyau de toute cellule, ce qui lui permet de contrôler les taux de calcium, un ion essentiel non seulement à la calcification des os, mais aussi à la communication nerveuse, ainsi qu’à la différenciation et à l’activité des cellules immunitaires. Il est donc possible que l’hormone ait également des rôles anti-inflammatoire et antioxydant, dont on sait qu’ils représentent des facteurs protecteurs contre le vieillissement cognitif.

Alors, même si on trouve un peu de cette vitamine dans notre alimentation, avec les huiles, poissons gras, produits laitiers, ainsi que les œufs, il est préférable de prendre quelques suppléments en vitamine D (mais sans en abuser, car l’hypercalcémie est toxique), quand on ne peut pas s’exposer environ dix minutes par jour au soleil. C’est ce que recommandent aujourd’hui de nombreux médecins.  £

VIEILLISSEMENT
© Arkhipenko Olga/Shutterstock N° 151 - Février 2023 9
M. Kyla Shea et al., Brain vitamin D forms, cognitive decline, and neuropathology in community-dwelling older adults, Alzheimer’s & Dementia, 2022.

L’aspartame, anxiogène sur plusieurs générations ?

L’aspartame, un édulcorant artificiel au fort pouvoir sucrant, est présent dans près de 5 000 produits alimentaires à travers le monde. Est-il vraiment inoffensif ? La controverse resurgit régulièrement et les résultats obtenus par une équipe de l’université d’État de Floride ajoutent une sérieuse pièce au dossier : les chercheurs ont montré sur des souris que la consommation régulière de ce composé est à l’origine d’une forme d’anxiété qui se transmet sur plusieurs générations.

Dans leur expérience, les rongeurs ont avalé tous les jours de l’eau enrichie en aspartame, à des doses qui correspondraient, chez l’homme, à deux à quatre petites canettes de soda sucré avec cet édulcorant – soit bien moins que le maximum recommandé par les autorités sanitaires. Au bout de six à huit semaines, l’anxiété a monté chez les rongeurs, comme l’ont révélé divers tests comportementaux. L’un d’eux consistait par exemple à mesurer le temps passé au centre d’un espace ouvert, temps qui est d’autant plus faible que l’animal est inquiet.

Pourquoi les souris sont-elles soudain devenues plus anxieuses ? Des analyses moléculaires ont révélé des modifications dites « épigénétiques », c’est-à-dire qui changent l’expression des gènes, au sein de leur amygdale, un centre cérébral de la peur et de l’anxiété. Ces changements perturbaient l’équilibre entre les mécanismes excitateurs et inhibiteurs, avec

68 ANS

Source : Enquête Harris Interactive pour l’Observatoire Cetelem, 2022

pour conséquence probable une suractivité de cette zone. L’administration d’un anxiolytique classique a alors atténué les comportements anxieux chez les rongeurs.

Pire, une anxiété anormale a également été observée chez les enfants et petits-enfants des souris mâles exposées à l’aspartame – seule la lignée paternelle a été analysée dans cette étude. Les chercheurs pensent pour cette raison que les modifications épigénétiques touchent aussi les spermatozoïdes et se transmettent sur plusieurs générations. « Cette étude révèle que nous devons examiner les facteurs environnementaux qui régnaient dans le passé, car ce que nous voyons aujourd’hui n’est pas seulement la conséquence des conditions actuelles, mais le résultat de ce qui s’est déroulé il y a deux générations et peut-être même avant », déclare Pradeep Bhide, l’un des auteurs de l’étude. Même si l’enquête n’a pas forcément besoin de remonter à nos lointains aïeuls, l’aspartame n’étant autorisé en France que depuis 1988… £ G. J.

La libido dans la casserole

Messieurs, attention ! Si vous trouvez commode de laisser votre femme tout faire à la maison, vous risquez un bien étrange retour de bâton : selon une étude de l’université de Melbourne réalisée sur 700 femmes, la répartition inégale des tâches ménagères se traduit, chez ces dernières, par l’impression d’être en couple

avec un individu assisté et placé de facto en situation de dépendance. Or ce dernier aspect aurait un impact négatif sur la libido, la femme éprouvant de moins en moins de désir pour un être aussi peu autonome. À l’arrivée, l’homme rivé au canapé pourrait bien y passer la nuit ! £

DÉCOUVERTES Actualités SANTÉ
C’est l’âge à partir duquel les Français estiment qu’on est « vieux »
S. B.
© Fuss Sergey/Shutterstock N° 151 - Février 2023 10

Journaliste spécialisée en sciences et santé.

Voir Alzheimer... dans l’œil

Selon de récentes découvertes, les plaques amyloïdes qui envahissent le cerveau des malades pourraient être détectées par un simple examen oculaire. De quoi faire évoluer les stratégies de dépistage de la maladie.

Au cours du développement de l’embryon, une partie du cerveau en cours de croissance se ramifie pour former la rétine, une bande de tissu située à l’arrière de l’œil. La rétine, qui est composée de plusieurs couches de neurones, est donc un élément du système nerveux central. À mesure que s’accumulent les preuves que des changements ayant lieu dans le cerveau peuvent se manifester aussi dans la rétine, les scientifiques se tournent vers celle-ci comme cible potentielle de dépistage des signes précoces de la maladie d’Alzheimer, une maladie neurodégénérative incurable qui touche environ 1 million de personnes en France, et 55 millions dans le monde.

L’ENJEU DU DÉPISTAGE

Il y a plusieurs décennies, les cliniciens ne pouvaient diagnostiquer la maladie d’Alzheimer qu’au moyen d’autopsies du cerveau réalisées après le décès des patients. Depuis le début des années 2000, cependant, les progrès de la recherche ont

permis de repérer les signes de la maladie des années avant l’apparition des premiers symptômes, et de commencer à envisager un traitement. Aujourd’hui, l’imagerie cérébrale par tomographie par émission de positons (TEP) et les analyses du liquide céphalorachidien (LCR), le liquide qui entoure le cerveau et la moelle épinière, facilitent le diagnostic de la maladie d’Alzheimer à ses premiers stades.

« Notre capacité à détecter la maladie à un stade précoce s’est considérablement améliorée », selon Peter Snyder, neuropsychologue et neuroscientifique à l’université de Rhode Island. Mais ces méthodes de diagnostic ne sont pas toujours facilement accessibles, et elles peuvent être coûteuses et invasives. L’imagerie TEP nécessite l’injection d’une molécule traceuse radioactive dans la circulation sanguine, et le liquide céphalorachidien doit être extrait à l’aide d’une aiguille insérée entre les vertèbres du dos. « Il faut trouver des moyens d’orienter les personnes à haut risque vers le processus de diagnostic grâce

à des outils de dépistage peu coûteux, non invasifs et simples à administrer », explique encore le chercheur. La rétine est une cible particulièrement attrayante, ajoute-t-il, parce qu’elle est étroitement liée au tissu cérébral et qu’elle peut être examinée de manière non invasive à travers la pupille, notamment avec des méthodes couramment utilisées pour dépister les maladies oculaires.

LA RÉTINE, MIROIR DU CERVEAU

L’une des approches du dépistage rétinien consiste à rechercher des signes de la présence de peptide bêta-amyloïde, une substance qui s’accumule en formant des agrégats encore appelés « plaques amyloïdes » dans le cerveau des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, et que l’on considère généralement comme étant la cause de la dégénérescence des neurones (en tout cas, il s’agit d’un signe caractéristique de la maladie). Or des études récentes suggèrent que ce fragment de protéine s’accumule également dans la rétine, et les chercheurs ont trouvé

12 N° 151 - Février 2023 DÉCOUVERTES Focus

des preuves qu’il peut y être détecté avant l’apparition des symptômes.

En 2014, Robert Vince et Swati More, du Centre pour la conception de médicaments de l’université du Minnesota, ont décrit pour la première fois l’emploi d’une méthode appelée « imagerie hyperspectrale », qui reconstitue une image de la rétine en utilisant plusieurs longueurs d’onde lumineuses différentes, ce qui permet d’identifier les agrégats amyloïdes dans la rétine de souris. Ils ont ensuite confirmé leur présence dans le cerveau des animaux à des stades ultérieurs de la maladie. Depuis la publication de ces résultats, les deux scientifiques et leurs collègues ont découvert que les agrégats amyloïdes pouvaient également servir de marqueur précoce dans les yeux humains.

86 % DE PRÉCISION

Depuis, l’équipe a accordé une licence pour cette technique à une société canadienne d’imagerie médicale, RetiSpec, qui l’associe à un algorithme d’apprentissage automatique permettant de repérer les

agrégats amyloïdes sur les images hyperspectrales. Des chercheurs de plusieurs établissements d’Amérique du Nord mènent actuellement des essais cliniques pour examiner l’efficacité de cette technique.

Les résultats préliminaires de ces essais, présentés lors d’une conférence en novembre dernier, portaient sur 108 participants qui soit présentaient un risque de développer un

Alzheimer, soit étaient atteints de la maladie ou encore d’une déficience cognitive légère préclinique, ce qui peut être un signe précoce de maladie neurodégénérative. Après avoir comparé les tests de dépistage rétinien aux résultats de la méthode d’imagerie TEP et de l’analyse LCR, les chercheurs ont constaté que la technique identifiait correctement les personnes présentant une

13 N° 151 - Février 2023 © Ground Picture/Shutterstock
Après avoir testé leur méthode sur des souris, les chercheurs ont découvert que les agrégats amyloïdes pouvaient également servir de marqueur précoce dans les yeux humains.

Coma Comment détecter la conscience ?

Chez certains patients dans le coma, la conscience subsiste, même si elle n’arrive pas à s’exprimer. Pour déceler sa présence – et espérer une issue favorable –, de nouveaux outils sont mis au point.

N° 151 - Février 2023 16

EN BREF

£ Il existe une « conscience cachée », un état particulier dans lequel le cerveau réagit aux sollicitations du monde extérieur sans que le corps puisse y répondre. D’après les études, cela concerne 15 à 20 % des patients supposés « dans le coma » ou dans un autre état d’insensibilité.

£ La récupération de la conscience, de la communication et de l’indépendance fonctionnelle est tout à fait possible chez certains patients, même après une période prolongée. Néanmoins, la sortie du coma est un long chemin fait de petits pas en avant et de nombreux pas en arrière, avec de fréquentes complications médicales.

£ Désormais, il y a urgence à développer des outils de diagnostic précoce fiables. Des groupes étudient la technologie EEG avancée quand d’autres cherchent à améliorer la précision des algorithmes utilisés en interfaces cerveaumachine.

DÉCOUVERTES Neurologie

COMA : COMMENT DÉTECTER LA CONSCIENCE ?

ouvons-nous parler à notre fille ? Est-ce qu’elle peut nous entendre ? »

L’équipe médicale scrute attentivement la jeune femme. Ses proches ont la conviction qu’elle est toujours là. Mais rien ne se passe. Maria Mazurkevich, 30 ans, a été admise il y a quelques jours à l’hôpital New York-Presbyterian de l’université Columbia, aux États-Unis, après avoir perdu connaissance. Placée sous respirateur mécanique, la patiente présente des signes vitaux stables, mais ne répond à aucune stimulation. En cause : la rupture d’un vaisseau sanguin, entraînant une hémorragie qui exerce une pression énorme sur des régions critiques du cerveau. Les infirmières et les médecins de l’unité de soins intensifs neurologiques de l’hôpital ont beau guetter le moindre signe de conscience, il faut se rendre à l’évidence, c’est le néant.

Maria Mazurkevich n’a répondu à aucun test. Ni auditif ni visuel. Quand l’un d’entre nous, Jan Claassen, qui faisait partie de l’équipe médicale, a demandé à Maria d’ouvrir les yeux, de lever deux doigts ou de remuer les orteils, la jeune femme est restée parfaitement immobile. Ses yeux n’ont pas répondu d’un cil aux stimuli visuels. Cet immobilisme n’est pas bon signe, c’est certain. Pourtant, ses proches pensent toujours qu’elle « est bien là ».

DES SIGNAUX INTÉRIEURS

Elle l’est ! Les soignants lui font passer un EEG (un électroencéphalogramme) – en plaçant des capteurs sur sa tête pour surveiller l’activité électrique de son cerveau – et lui demandent « d’ouvrir et de fermer la main droite » à plusieurs reprises puis « d’arrêter d’ouvrir et de fermer la main droite ».

Et là… soulagement ! Bien que ses mains ne bougent toujours pas, les patterns d’activité électriques, eux, trahissent un état de conscience : ils se modifient entre les deux consignes ! Maria non seulement entend les deux demandes, mais elle les distingue l’une de l’autre. Une semaine plus tard, son corps commence à répondre aux instructions de son cerveau. Doucement, par petites touches les premières semaines. Puis entièrement au bout d’un an, sans limitations majeures de ses capacités physiques ou cognitives. Elle retravaille maintenant comme technicienne en pharmacie.

«PQue révèle cet épisode heureux ? Que Maria était dotée d’une « conscience cachée », un état particulier dans lequel le cerveau réagit aux sollicitations du monde extérieur sans que le corps puisse y répondre. Et la jeune femme n’est pas un cas isolé. D’après les études, 15 à 20 % des patients que l’on croit « dans le coma » ou dans un autre état d’insensibilité montrent des signes intérieurs de conscience quand ils sont évalués par des méthodes d’imagerie cérébrale ou une surveillance de l’activité électrique avancée. Ces techniques, qui pour la plupart n’ont été perfectionnées que récemment, modifient notre compréhension du coma et, plus largement, des troubles de la conscience. Ces découvertes, qui auraient surpris la plupart des neurologues et des neuroscientifiques il y a encore quelques décennies, soulignent bien l’importance de reconnaître cet état de conscience caché et de mettre au point des moyens de communiquer avec les personnes qui s’y trouvent. Surtout quand on sait, comme l’indiquent nos études à l’université de Columbia, que les personnes dont la conscience cachée est détectée à un stade précoce ont plus de chances de retrouver leur pleine conscience et leurs fonctions.

Mais ce n’est pas si simple. Revenons d’abord sur la définition standard du coma. Une personne dans le coma est un individu qui ne peut pas être réveillé et qui ne présente aucun signe de conscience ni de capacité d’interaction avec l’environnement. Les patients dans cet état à la suite d’une lésion cérébrale grave peuvent faire penser à un état de sommeil profond, sauf que la plupart d’entre eux ne peuvent pas respirer par eux-mêmes et ont besoin de l’assistance d’un ventilateur, avec un tube inséré dans leurs voies respiratoires.

UN LONG RÉTABLISSEMENT

Il faut aussi faire la chasse aux idées fausses et contradictoires qui circulent dans les films et l’imaginaire populaire. Certains pensent qu’il est aisé de sortir du coma, alors que d’autres voient les patients dans cet état comme des morts-vivants. Tous ont tort. Et le cinéma est probablement responsable de ces contrevérités : souvenez-vous du réveil presque instantané d’Uma Thurman, la

18 N° 151 - Février 2023

Le cerveau sauvé par le froid

Quand le cerveau manque d’oxygène, par exemple après un arrêt cardiaque, les neurones ne tardent pas à mourir. Diminuer la température corporelle est alors un moyen d’éviter le pire. C’est l’« hypothermie thérapeutique ».

La température normale du corps adulte est comprise entre 36 et 37,5 degrés Celsius (°C). C’est à cette condition que tous nos organes fonctionnent bien, et même de façon optimale, car, dans nos cellules, les enzymes qui catalysent les processus métaboliques sont alors particulièrement efficaces. Quelques degrés de plus ou de moins et tout notre système biologique se déséquilibre. C’est le cas avec la fièvre. Mais aussi, à l’inverse, avec une hypothermie qui, si elle dure plus de quelques heures, risque d’entraîner des lésions tissulaires plus ou moins importantes et durables, voire se révéler mortelle.

Mais l’hypothermie n’a pas que des effets négatifs. La médecin suédoise Anna Bågenholm en est la preuve vivante. Sans le vouloir, elle détient un record mondial : elle a survécu à un accident au cours duquel sa température corporelle est descendue en dessous de 14 °C. Aujourd’hui, elle travaille comme radiologue à l’hôpital universitaire de Tromsø, dans le nord de

la Norvège. C’est là que des médecins urgentistes lui ont sauvé la vie il y a plus de vingt ans…

En mai 1999, la jeune femme alors âgée de 29 ans skiait avec deux collègues à Narvik, à environ 200 kilomètres au sud de Tromsø. À 18 h 20, sur une piste qu’elle connaissait bien, elle a perdu le contrôle de ses skis et est tombée, sur le dos, dans un ruisseau gelé près d’une chute d’eau. La glace s’est brisée, sa tête et son torse ont plongé dans l’eau. Quand ses amis l’ont rejointe, seuls ses pieds et ses skis sortaient de la glace. Incapables de l’aider, ils ont appelé les secours. Anna a par chance gardé la tête dans une poche d’air. Pendant quarante minutes, elle s’est débattue jusqu’à ce qu’elle ne bouge plus : son cœur a, pense-t-on, probablement cessé de battre. À une température corporelle normale, il aurait alors suffi de quelques minutes pour qu’elle ne puisse plus être réanimée.

LE CORPS À 14 °C PENDANT PLUSIEURS HEURES

Mais l’eau était glacée. Inerte, Anna y est restée encore quarante minutes supplémentaires avant que les secours n’arrivent sur les lieux. Les pompiers ont alors découpé un trou dans la glace et sorti la jeune femme, qu’ils ont immédiatement commencé à réanimer. Peu de temps après, un hélicoptère les a rejoints, ce qui a permis de

£ Toute cellule humaine ralentit son métabolisme et sa consommation d’oxygène lorsque la température du corps baisse. Un processus exploité en médecine pour protéger le cerveau des dommages engendrés par un manque d’oxygène, par exemple lors d’un arrêt circulatoire.

£ Cette technique – l’hypothermie profonde – suppose de descendre la température du corps en dessous de 30 °C. Elle permet aussi d’allonger la durée des opérations chirurgicales nécessitant que le cœur soit arrêté.

£ Les médecins pratiquent une autre forme d’hypothermie, dite « légère », chez les personnes qui restent dans le coma après une réanimation. Le froid aide alors leur cerveau à se rétablir.

26 N° 151 - Février 2023
Par Linda Fischer, journaliste scientifique.
© XavierMap/Shutterstock

Le froid protège les neurones de la mort qui les guette en cas d’arrêt de la circulation sanguine – et donc de leur approvisionnement en oxygène.

DÉCOUVERTES Médecine

27 N° 151 - Février 2023

Fatigue mentale  La molécule qui épuise les neurones

Se concentrer sur de longues périodes entraîne l’accumulation d’une substance qui perturbe le fonctionnement du cerveau, allant parfois jusqu’à laisser ses batteries à plat.

EN BREF

£ Quand on doit répéter des efforts mentaux de manière prolongée, un neurotransmetteur appelé « glutamate » voit son taux augmenter dans le cerveau.

£ Cette accumulation de glutamate est associée à une baisse des performances et à une difficulté accrue à contrôler ses propres processus mentaux.

£ Elle pourrait servir à détecter des signes d’épuisement avant même que le sujet ne se sente fatigué.

Des réunions à répétition, une pile de dossiers à traiter, des dizaines de courriels urgents dans votre boîte de réception auxquels vous répondez un sandwich à la main – et vous voilà mentalement épuisé en rentrant chez vous après votre journée de travail. Pas question de vous attaquer à une nouvelle tâche difficile ni même de prendre le temps de pratiquer une activité créative après avoir dû vous concentrer à ce point toutes ces heures durant. Ce soir, c’est décidé : vous vous détendrez devant votre série préférée.

Outre que faire des heures supplémentaires non rémunérées ne vous enchante pas, c’est surtout une fatigue écrasante qui vous empêche de vous y remettre. Une nouvelle étude publiée dans Current Biology fournit une explication biologique à ce phénomène familier : le fait de réfléchir intensément entraîne dans votre cerveau une accumulation de substances chimiques qui peuvent perturber le fonctionnement de vos neurones.

UN PROBLÈME DE SUCRE CÉRÉBRAL ?

Depuis quelque temps, les scientifiques s’efforcent de trouver une explication à l’épuisement de nos ressources mentales. Ils ont d’abord émis l’hypothèse que de longues périodes d’effort

mental entraînent une chute du taux de glucose sanguin et d’autres molécules qui fournissent le cerveau en énergie. De premières expériences menées dans les années 2000 ont corroboré cette supposition, révélant que nous subirions une baisse de la glycémie après une tâche cognitive exigeante, la consommation d’une boisson sucrée améliorant au contraire les performances. Mais des recherches plus récentes ne sont pas parvenues à reproduire ces découvertes. « Au vu de l’ensemble des recherches, on ne note aucun effet significatif », explique Antonius Wiehler, neuroscientifique spécialisé en sciences cognitives, qui travaille à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Aujourd’hui, l’effet du glucose sanguin sur la performance cognitive semble bel et bien surévalué, et l’impression de boost ressentie par certaines personnes quand elles avalent une barre riche en glucides serait avant tout subjective.

Dans une précédente étude publiée en 2016, Mathias Pessiglione, un collègue d’Antonius Wiehler également à la Pitié-Salpêtrière, a démontré avec son équipe que lorsque des personnes devaient s’affairer à une tâche mentalement éprouvante pendant un temps prolongé, elles avaient ensuite plus de mal à résister à de

34 N° 151 - Février 2023
Par Diana Kwon, journaliste en sciences et santé.
© Oli Scarff/Getty Images

DÉCOUVERTES Neurosciences

petits plaisirs immédiats dans l’optique de recevoir une plus large récompense plus tard (par exemple renoncer à 40 dollars tout de suite pour en obtenir 50 dans deux semaines). Ce changement de comportement s’accompagnait d’une diminution de l’activité cérébrale dans le cortex préfrontal latéral, une zone impliquée dans les processus cognitifs comme la prise de décision. L’équipe s’est alors demandé ce qui provoquait ce changement d’activité cérébrale.

Pour approfondir cette question, Mathias Pessiglione, Antonius Wiehler et leurs collègues ont recruté 40 volontaires qui devaient passer environ six heures et demie au laboratoire – l’équivalent approximatif d’une journée de travail complète – à effectuer des tâches répétitives et mentalement difficiles. Parmi celles-ci figurait une tâche dite « N-back » : vous observez un écran sur lequel défilent des diapositives. Sur chaque diapositive apparaît une lettre. Et il faut, à chaque lettre projetée, être capable de citer celle qui a été projetée 1, 2, 3, ou N écrans avant (N pouvant être n’importe quel nombre, et évidemment plus ce nombre est élevé plus la tâche est épuisante). Dans cette

Le champion du monde d’échecs norvégien Magnus Carlsen, se préparant à affronter l’Israélien Boris Gelfand, à Londres en 2013. La fatigue mentale est un facteur critique lors des affrontements, qui expliquerait en partie la vulnérabilité des champions humains face aux ordinateurs.

expérience les sujets étaient divisés en deux groupes : le premier avec un nombre « N » important, l’autre avec un nombre « N » plus faible et donc une tâche plus facile. Bien que les deux groupes aient subjectivement déclaré ressentir des niveaux d’épuisement similaires après l’expérience d’une journée [cette impression est évaluée à l’aide de questionnaires, ndlr], ceux à qui on avait confié la tâche la plus difficile étaient plus nombreux à choisir d’emporter une récompense immédiate plutôt que d’attendre pour encaisser un montant plus important à une date ultérieure.

UN NOUVEAU MARQUEUR D’ÉPUISEMENT MENTAL

Pour expliquer les mécanismes sous-jacents à ces observations, l’équipe a utilisé la « spectroscopie par résonance magnétique », une technique d’imagerie grâce à laquelle il est possible de détecter les taux de certaines substances chimiques dans le cerveau.

Les chercheurs ont alors constaté que les personnes qui avaient entrepris la tâche la plus difficile présentaient des taux plus élevés d’un

35 N° 151 - Février 2023

LE PARFUM DU PASSÉ… Dossier

40 N° 151 - Février 2023

Pourquoi une simple odeur nous replonge-t-elle parfois dans une période passée de notre vie ?

Les dernières études sur le fonctionnement du cerveau lèvent un coin du voile sur cette question fascinante.

Par Roxanne Khamsi, journaliste scientifique.

EN BREF

£ Dans notre cerveau, certains neurones répondent à la fois à une odeur particulière et au lieu qui lui est associé. Ils font ressurgir la mémoire d’un lieu.

£ Le cerveau aurait évolué de manière à mémoriser les différents endroits qu’il a visités par le passé en les associant à des odeurs particulières parce que cela constituait des repères fiables dans un environnement naturel.

£ Dès lors, une odeur surgissant dans le présent nous replonge à l’endroit et à la période où nous l’avons pour la première fois sentie.

Il a suffi d’une bouchée de madeleine et d’une gorgée de thé à Marcel Proust pour replonger dans le souvenir de ses dimanches matin passés, enfant, chez sa tante. « […] à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi », écrivait ainsi le romancier français en 1913.

Cette expérience d’une odeur provoquant un souvenir vif est familière à de nombreuses personnes. Comme le décrit Proust, « l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler ». Mais la façon dont elles nous font voyager dans le temps et font jaillir en nous des émotions vivaces ne présente pas seulement un intérêt littéraire – c’est quelque chose que les scientifiques tentent aujourd’hui de déchiffrer.

« L’odeur est très profondément ancrée dans notre mémoire émotionnelle », explique Eric Vermetten, psychiatre clinicien et chercheur en traumatologie au centre médical universitaire de Leyde, aux Pays-Bas. Pour lui et de nombreux autres chercheurs, l’architecture du cerveau elle-même est un indice de l’étroite relation entre les odeurs et les souvenirs.

Lorsque nous entendons un son, le signal est transmis de nos oreilles au tronc cérébral, puis à une partie du cerveau appelée « thalamus », avant d’atteindre finalement le cortex auditif. Mais lorsqu’il s’agit de sentir des odeurs, la connexion avec le cerveau est moins alambiquée. Les neurones olfactifs du nez se dirigent directement vers le bulbe olfactif du cerveau, d’où ils peuvent être transmis à d’autres régions cérébrales, y compris les zones impliquées dans la mémoire.

41 N° 151 - Février 2023
© Sam Falconer

SALESSE ROLAND

ON APPREND MIEUX AVEC LE NEZ !

À partir de quand les odeurs commencent-elles à nous influencer ?

Elles le font avant notre naissance ! Dès le sixième mois de grossesse, le système olfactif du fœtus perçoit des odeurs et en gardera le souvenir ultérieurement. Cela s’observe très concrètement ; ainsi, à l’université de Bourgogne, le biologiste Benoist Schaal et ses collègues ont donné de l’anis à des femmes enceintes et se sont aperçus que, quelques heures après la naissance, les

46 N° 151 - Février 2023
INTERVIEW

nourrissons avaient une préférence pour l’odeur d’anis ! Bien évidemment, les fœtus perçoivent certains composants chimiques caractéristiques de l’odeur maternelle, qui passent dans le liquide amniotique. Ils sont alors sensibles à cette odeur très tôt après la naissance et le resteront toute leur vie.

On entend d’ailleurs souvent que l’odeur maternelle est apaisante pour le bébé, au point que les crèches conseillent parfois de laisser un vêtement porté par la mère. Cet effet apaisant est-il bien démontré ?

Quelques études ont montré que l’odeur du lait maternel est apaisante pour les bébés allaités. On le voit quand un bébé doit subir une intervention désagréable, comme une prise de sang : si on lui fait respirer en même temps l’odeur du lait de sa maman, il s’agite moins pendant l’intervention et pleure moins ensuite… D’autres observations révèlent par ailleurs que lorsqu’il tète, son cerveau libère de l’ocytocine, un neurotransmetteur qui favorise le lien, l’apaisement et l’apprentissage.

Dans les crèches, les enfants mémorisent mieux le nom des animaux si on leur fait sentir en même temps une odeur associée !

L’odorat contribue probablement à cette libération – la tétée est un moment de grande intimité olfactive –, même si tous les sens sont bien sûr mobilisés.

Mais l’effet de l’odeur maternelle sur le bébé va bien plus loin qu’un simple apaisement, comme l’illustre une expérience menée par Arnaud Leleu, également à l’université de Bourgogne. Ses collègues et lui ont donné des tee-shirts portés par des mères à leurs bébés de 4 mois : les petits sont alors devenus plus atten-

tifs aux visages humains et ils les ont mieux reconnus. Cela se comprend si l’on sait que le système olfactif est directement relié aux centres cérébraux de la mémoire et des émotions – émotions qui n’ont pas leur pareil pour éveiller l’attention –, et que cette fragrance crée un environnement motivant, stable et sécurisé pour l’enfant. Par l’intermédiaire de son odeur, la mère fait donc du bien à son bébé, stimulant aussi bien les émotions positives que la curiosité et les apprentissages.

47 N° 151 - Février 2023
© SpeedKingz/Shutterstock
52 N° 151 - Février 2023
DOSSIER LA FORCE DE L’ODORAT

LES ODEURS, AUX SOURCES DE LA VIE

Certaines odeurs semblent intimement liées, presque indissociables. Leurs liens semblent découler d’interactions fondamentales entre molécules odorantes dans le métabolisme de nos cellules. Ce qui fait remonter l’odorat aux sources de la vie.

Par Allison Parshall, journaliste à la revue scientifique Quanta.

Alex Wiltschko a commencé à collectionner les parfums alors qu’il était adolescent. Son premier flacon était un Azzaro pour homme, une eau de Cologne intemporelle qu’il a repérée sur l’étagère d’un grand magasin TJ Maxx. Il a reconnu le nom dans Perfumes : The Guide, un livre dont les descriptions poétiques des arômes ont enclenché en lui une vraie obsession. Passionné, il économise tout son argent de poche pour étoffer sa collection. « J’ai

53 N° 151 - Février 2023
© Falcona/Shutterstock

BIENTÔT DES NEZ ÉLECTRONIQUES ?

£ Souvent, on pense que l’odorat n’est pas un sens si important… Jusqu’à ce qu’on le perde. On parle alors d’« anosmie ».

£ Différentes équipes de recherche dans le monde tentent de mettre au point des implants qui stimulent électriquement le bulbe olfactif, le premier relais cérébral du système sensoriel.

£ On espère ainsi restaurer l’odorat, comme le font les implants cochléaires pour l’audition. On étudie actuellement la sûreté et la faisabilité de ces nouvelles prothèses.

Une des désagréables surprises que rencontrent de nombreuses personnes depuis le début de la pandémie de Covid-19 est la perte subite de leur odorat. Ce trouble, appelé « anosmie », est souvent de courte durée (quelques jours à quelques semaines), mais pour certains individus, cela dure – plus aucune odeur perceptible pendant six mois ou plus après la contamination par le virus. « De nombreux patients ne se remettront pas du tout et auront alors besoin d’aide », note Richard Costanzo, physiologiste à l’université Virginia Commonwealth, à Richmond, aux États-Unis.

Contrairement à ce que l’on croit souvent, le fait de ne rien sentir perturbe beaucoup le quotidien et le bien-être, voire se révèle dangereux. Les odeurs et arômes donnent en effet du goût à tout ce que l’on ingère et ont donc une énorme influence sur le comportement alimentaire – imaginez que le chocolat ait le goût de brûlé ? Or, c’est ce qui arrive souvent en l’absence d’odorat…

UN SENS CRUCIAL, AU QUOTIDIEN

Ce n’est pas tout : certaines substances volatiles jouent aussi le rôle de signal d’alarme. Les « anosmiques » – ces personnes qui ont complètement perdu l’odorat, donc – sont incapables de sentir les fuites de gaz, l’odeur de fumée dégagée par les incendies ou celle, nauséabonde, d’un aliment avarié. Avec des risques évidents pour l’intégrité physique et la santé !

56 N° 151 - Février 2023
© Sam Falconer EN BREF
LA FORCE DE L’ODORAT
DOSSIER

La pandémie de Covid-19 l’a révélé au monde entier : perdre l’odorat est handicapant, et altère parfois lourdement la qualité de vie. Des implants cérébraux d’un nouveau genre – des nez électroniques –, aujourd’hui en plein développement, devraient un jour aider les « anosmiques »…

57 N° 151 - Février 2023

LA FEMME QUI FLAIRAIT LES MALADIES

Dotée d’un odorat hyperdéveloppé, l’Écossaise Joy Milne est capable de sentir si une personne est atteinte de la maladie de Parkinson. Au point que plusieurs groupes de recherche étudient son nez pour concevoir des tests de dépistage

£ Une femme dotée d’une hypersensibilité olfactive est capable de détecter les personnes atteintes de la maladie de Parkinson à leur odeur particulière.

£ Ses capacités ont permis à une équipe de chercheurs d’identifier un ensemble de lipides modifiés chez les malades et d’élaborer un test simple pour déceler la pathologie en utilisant cette signature.

£ La même femme se disant capable de flairer d’autres maladies, plusieurs laboratoires tentent de déterminer si elles présentent aussi des spécificités odorantes  qui faciliteraient leur détection.

Publiée le 7 septembre dans la revue JACS Au de l’American Chemical Society, une étude menée par Depanjan Sarkar, du laboratoire de bio-ingénierie de l’université de Manchester, au Royaume-Uni, et ses collègues révèle qu’il est possible d’identifier la maladie de Parkinson grâce à un simple test ne nécessitant qu’un écouvillon pour matériel de prélèvement. Plus surprenant encore, le test consiste à identifier directement la maladie à partir de sa signature biochimique olfactive ! Tout commence en 2015 lorsqu’une femme écossaise du nom de Joy Milne fait la une des journaux à cause de son

talent singulier : détecter une personne atteinte de la maladie de Parkinson simplement grâce à l’odeur singulière qu’elle dégage.

Cette infirmière à la retraite de 72 ans souffre d’hyperosmie héréditaire, une maladie qui lui confère une sensibilité exacerbée aux odeurs. Un jour, son mari reçoit un diagnostic de maladie de Parkinson. Joy se rend compte à cette époque qu’il dégage une odeur musquée inhabituelle, sans pour autant établir immédiatement un quelconque lien avec sa pathologie. C’est seulement après son décès que la veuve fera le rapprochement entre l’odeur et la maladie.

En 2012, Joy Milne fait la rencontre de Tilo Kunath, un neuroscientifique de l’université d’Édimbourg, lors d’un événement organisé par l’association caritative de recherche et de soutien Parkinson’s UK. Bien que sceptiques au début, le chercheur et ses collègues décident de mettre les affirmations de l’infirmière à l’épreuve. Ils lui donnent douze tee-shirts, six de patients atteints de Parkinson, et six de personnes en bonne santé. Joy Milne distingue sans faillir les six personnes atteintes par la pathologie, mais en désigne une à

62 N° 151 - Février 2023
Par Diana Kwon, journaliste scientifique.
LA FORCE DE L’ODORAT
de cette pathologie à grande échelle.
DOSSIER

tort. Or, à peine un an plus tard, on apprend que cette personne a finalement déclaré la maladie…

QUAND LE NEZ D’UNE FEMME GUIDE LA RECHERCHE

Par la suite, faute de pouvoir demander à Joy Milne de dépister les malades en masse, Tilo Kunath ainsi que la chimiste Perdita Barran, de l’université de Manchester, et ses collègues se mettent à rechercher les molécules responsables du changement d’odeur que l’Écossaise détecte. Pour ce faire, les chercheurs utilisent une technique appelée « spectrométrie de masse », utilisée pour séparer un ensemble de composés chimiques en fonction de leur taille. Leur objectif : identifier les types et les quantités de molécules dans un échantillon de sébum, une substance huileuse présente à la surface de la peau. Ils découvrent alors des changements dans la structure de certaines molécules de lipides chez les personnes atteintes de la maladie de Parkinson [les lipides forment les graisses présentes dans l’organisme, non seulement dans les tissus graisseux à proprement parler, mais de façon générale dans les

membranes des cellules et dans de multiples autres composants du corps, ndlr]. Les lipides étant réputés véhiculer différentes molécules odorantes, on suppose que leurs modifications chez les malades de Parkinson seraient à l’origine de l’odeur particulière détectée par Joy Milne.

Dans leur dernière étude publiée le 7 septembre 2022 dans le journal de la Société chimique américaine, les chercheurs ont révélé les résultats d’un test basé sur des frottis cutanés pour détecter la signature lipidique caractéristique de la maladie de Parkinson. En comparant des échantillons de sébum de 79 personnes atteintes de la maladie de Parkinson et de 71 personnes non atteintes, ils identifient alors – sur l’ensemble des lipides modifiés par la maladie – des lipides de grande taille qui peuvent être détectés en quelques minutes à

N° 151 - Février 2023
© Chris Watt / Alamy C’est au moment où son mari a reçu le diagnostic de la maladie de Parkinson que Joy Milne a noté chez lui une odeur inhabituelle…
Certains lipides sécrétés par la peau seraient modifiés chez les malades. Leur odeur permettrait à Joy Milne de les repérer.

ÉCLAIRAGES

Graphologie Comment les experts démasquent les coupables

Si la graphologie ne semble pas en mesure de révéler la personnalité d’un individu, elle est en revanche efficace pour confondre – ou non – deux écritures. À condition que le graphologue soit un expert.

EN BREF

£ La graphologie est un métier qui nécessite une bonne formation afin de savoir comparer deux écritures.

£ Une étude scientifique vient de le prouver : les graphologues experts se trompent rarement lorsqu’il s’agit de déterminer si deux documents sont du même auteur, contrairement aux novices.

£ En revanche, aucune recherche n’indique que l’analyse de l’écriture permet de déterminer des traits de personnalité.

Nombreux sont ceux qui se souviennent de l’affaire du petit Grégory, petit garçon de 4 ans dont le cadavre fut retrouvé ligoté dans une rivière en 1984. Affaire de famille, d’argent et de jalousie, un corbeau (ou plusieurs), ayant revendiqué le meurtre, envoyait déjà des lettres de menace aux parents du garçon avant le drame. Dans cette affaire, la première mise en examen pour « enlèvement et séquestration suivie de mort » n’a été prononcée que trente-trois ans après les faits, à la suite d’une analyse graphologique ayant comparé les écritures d’un des présumés coupables et du corbeau, qui se sont donc révélées identiques d’après les experts. Mais l’inculpation a finalement été levée l’année suivante, en 2018.

Toutefois, en janvier 2021, la justice a ordonné de nouvelles analyses graphologiques. Pourquoi ? Des preuves peuvent-elles reposer sur une comparaison d’écritures ? Est-ce une science « exacte »

quand il s’agit de confondre des écrits, ou bien de déterminer des traits de personnalité à partir d’une interprétation de la graphie, comme le suggèrent par exemple des recruteurs ?

EST-CE LA MÊME ÉCRITURE ?

Un autre exemple nous vient d’outre-Atlantique : après l’élection présidentielle américaine de 2020, Mara Merlino, chercheuse en analyse graphologique, reçoit un étrange coup de fil. Son interlocuteur semble chercher son approbation au sujet d’un rapport – très douteux – affirmant que deux signatures différaient sur des bulletins de vote supposés avoir été émis par la même personne. La graphologue, également professeuse de psychologie à l’université d’État du Kentucky, aux États-Unis, enquête alors et analyse les résultats du rapport.

Apprenant, entre autres, que l’« expert » recruté pour la vérification des signatures n’était

66 N° 151 - Février 2023
©
Cerveau & Psycho
p. 70 Sommes-nous intrinsèquement bons ? p. 74 Les émotions de la dinde

Comparez ces écritures : arrivez-vous à déterminer si elles sont de la même main ? Pour y parvenir, des années de formation en graphologie sont nécessaires.

N° 151 - Février 2023 67

YVES-ALEXANDRE THALMANN

Professeur de psychologie au collège Saint-Michel et collaborateur scientifique à l’université de Fribourg, en Suisse.

SOMMES-NOUS INTRINSÈQUEMENT BONS ?

LC’est la grande tendance dans le milieu du développement personnel : l’être humain serait fondamentalement altruiste. Mais hélas, cette conclusion est le résultat d’une erreur de notre cerveau !

’être humain serait fondamentalement généreux et altruiste ! Et cela quand bien même il aurait été dévoyé par des expériences infantiles douloureuses et traumatisantes. Du moins est-ce le credo qui forme le soubassement de nombreux ouvrages de développement personnel, parfois étayés par les conclusions de travaux de recherche tout ce qu’il y a de plus sérieux. Mais ces travaux ne prennent pas garde à un piège majeur dans l’interprétation des résultats d’expériences.

UNE ERREUR FONDAMENTALE :

L’ERREUR D’ATTRIBUTION

Le risque, en concluant à l’altruisme fondamental de l’humain à partir d’expériences ponctuelles, est de succomber à un biais puissant de la psychologie qu’on appelle « erreur fondamentale d’attribution ». Il s’agit d’un biais

cognitif qui nous fait attribuer un comportement observé à une disposition de la personne plutôt qu’aux circonstances dans lesquelles elle se trouve. Par exemple, j’ai eu la chance récemment de gagner un modeste prix à un loto organisé pour financer le camp de ski de l’école. J’ai alors acheté des boissons avec mon gain, que j’ai mises à disposition de mes voisins de table. Était-ce généreux de ma part ? Oui, dans le sens où je l’ai fait non pour essayer de donner une belle image de moi-même, mais pour faire plaisir aux personnes présentes. La question qui demeure, cependant, est la suivante : pourquoi, si je suis aussi généreux, n’ai-je pas offert les boissons avant d’avoir gagné mon prix, avec mon « propre » argent ?

La réponse à cette interrogation est à chercher du côté de ce que les économistes comportementaux nomment « les

comptes mentaux ». D’après eux, l’argent que nous possédons et dépensons est réparti selon différents comptes dans notre esprit. Les montants que nous gagnons par notre labeur quotidien ne s’inscrivent pas dans la même comptabilité que ceux reçus par un coup de chance. Il n’est ainsi pas rare de voir un gain réalisé au casino, même substantiel, s’évaporer dans les minutes qui suivent. Le joueur avait décidé de miser une petite somme de son argent personnel pour se divertir. Et voilà qu’il gagne quelques centaines ou milliers d’euros. Pour lui, ces billets n’ont pas la même valeur que ceux qu’il avait dans son porte-monnaie en entrant dans l’établissement. Il n’a pas vraiment – ou autant –l’impression de les perdre en les rejouant. La somme qu’il n’avait pas à son arrivée au casino, il ne l’a simplement pas lorsqu’il en ressort. Le compte est bon,

70 N° 151 - Février 2023
ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel

c’est comme s’il ne l’avait pas perdue, puisqu’il ne l’a pas vraiment possédée…

FAITES VOS COMPTES MENTAUX

Le concept des comptes mentaux est crucial pour comprendre comment nous gérons notre argent, parfois de manière peu rationnelle. Par exemple, pourquoi nous offusquons-nous de devoir débourser quelques centimes de plus pour nos légumes au supermarché, alors que nous offrons un sympathique pourboire quelques heures plus tard au restaurant ? Ou encore, pourquoi rechignons-nous à racheter un ticket de concert perdu d’une valeur de 50 euros, alors que nous n’hésiterions pas à le faire si au lieu de cela nous avions perdu le billet de banque de 50 euros destiné à cet achat. Mais surtout, le fait que nous ne nous comportons pas de la même manière avec l’argent que nous n’avons pas à gagner par un dur

labeur rejaillit inévitablement sur le concept de générosité. Il est en effet plus facile de distribuer de l’argent que nous ne considérons pas vraiment comme nôtre. Et c’est pourtant le biais qui entache nombre d’expériences visant à mesurer l’altruisme en laboratoire.

Pour ce faire, les chercheurs mettent traditionnellement en œuvre ce qu’ils appellent « le jeu de l’ultimatum » : deux joueuses, disons Monique et Béatrice, se voient offrir une chance unique de se partager de l’argent gracieusement proposé. La première reçoit par exemple 20 euros avec la possibilité de partager la somme avec la deuxième. Ce n’est qu’à la condition que cette dernière accepte l’offre que les deux peuvent empocher leur gain respectif. Ainsi, si Monique se montre trop pingre, elle risque de tout perdre, car Béatrice va refuser sa proposition. Certes, quelques centimes

seraient déjà un gain pour elle, mais au prix d’une profonde injustice : autant renoncer à ces quelques sous et faire payer à Monique le prix de son égoïsme. Il est ainsi apparu que les Béatrice avaient tendance à refuser les offres inférieures à 3 euros. Et que les Monique proposaient en moyenne 6 euros, ce que l’on peut interpréter comme un signe de générosité. Mais est-ce bien le cas ? Après tout, la personne qui peut déterminer le partage ne cherche-t-elle pas simplement à assurer son gain ? En se montrant trop avare, elle est consciente du risque de tout perdre. Pas de générosité, mais un simple calcul utilitariste ?

Pour vérifier cette hypothèse, le protocole a été simplifié à l’extrême, prenant alors le nom de « jeu du dictateur ». Dans cette version, le participant qui reçoit l’argent peut décider unilatéralement de le partager avec un inconnu qui

N° 151 - Février 2023 71

NICOLAS GAUVRIT

Psychologue du développement et enseignant-chercheur en sciences cognitives à l’université de Lille.

LES ÉMOTIONS DE LA DINDE

Selon les scientifiques, nous vivrions la fin de « l’anthropo-négationnisme » : les connaissances en neurosciences ne permettraient plus de dénier à de nombreux animaux des sentiments proches de ceux des humains.

Le 9 novembre dernier, le site du gouvernement publiait un communiqué de presse annonçant une avancée restée relativement inaperçue des médias. La France et l’Allemagne seront les deux premiers pays à bannir l’élimination des poussins mâles dans la filière des poules pondeuses. Jusqu’à présent, les producteurs d’œufs laissaient naître les poussins des deux sexes, puis broyaient les jeunes mâles afin de ne conserver que les poules pour la ponte. Cette pratique jugée barbare par les défenseurs et sympathisants de la cause animale sera proscrite à partir de janvier 2023 dans l’Hexagone. À la place, des méthodes permettant de déterminer le sexe de l’embryon avant l’éclosion seront utilisées.

Le bien-être animal est une question morale à laquelle la science n’a pas de réponse, car elle ne peut pas trancher entre le bien et le mal, seulement entre le vrai et le faux, le probable est l’improbable. Cela ne signifie pas qu’elle n’ait rien à apporter pour autant. Ceux qui luttent contre le respect animal avancent souvent l’argument selon lequel les animaux ne sont pas capables de ressentir de « bien-être » ou de « malêtre ». Selon eux, les défenseurs de la cause animale tomberaient dans un anthropomorphisme naïf, attribuant aux autres espèces des sentiments que nous serions, en réalité, les seuls à éprouver. Si l’anthropomorphisme est un biais dont se méfient les chercheurs, le primatologue Frans de Waal note que

l’« anthropo-négationnisme » – le refus de principe d’attribuer des sentiments aux animaux non humains – est en revanche fort répandu.

LES ÉMOTIONS, INDISPENSABLES AUX ANIMAUX

Mi-philosophique, mi-expérimental, ce thème de la souffrance animale a intéressé le philosophe Bob Fischer, de l’université du Texas. Dans le cadre d’un programme de recherche entre morale et psychologie animale, il a notamment étudié la question des variations du bien-être animal. Prendre en compte le bien-être d’une espèce, qu’il s’agisse de cochons, de poules ou de vers à soie, est d’autant plus important moralement, estime le philosophe, si ces animaux

74 N° 151 - Février 2023 ÉCLAIRAGES
Raison et déraison

sont capables de ressentir un large éventail d’états de contentement ou de souffrance en fonction des conditions de vie rencontrées.

Une équipe pluridisciplinaire de onze spécialistes a épluché l’ensemble de la littérature scientifique, à la recherche d’indices permettant d’estimer à quel point les animaux ressentent des différences de satisfaction plus ou moins étendues. Les chercheurs, précisent Bob Fischer et ses collègues, estiment que les émotions positives ou négatives permettent d’extraire des informations de l’environnement (qu’est-ce qui est bon pour ma survie ?), de prendre des décisions et de faciliter l’apprentissage, de sorte qu’émotions et cognition sont étroitement intriquées. Certains éléments cognitifs peuvent

donc constituer des précurseurs ou des signes de contentement différentiel. Deux groupes d’indices ont ainsi intéressé les chercheurs : les indices cognitifs et les indices hédoniques.

COCHON, CHAMPION !

Les indices cognitifs regroupent les capacités ou comportements pouvant servir de base à des sentiments différenciés. Parmi les 35 indices répertoriés par l’équipe, on retrouve par exemple la conscience de son propre corps. Lorsque cette conscience est présente, on peut supposer que l’animal souffre d’autant plus des blessures physiques qui lui seraient infligées. L’apprentissage social est un autre signe cognitif. Montrant que l’animal est à même de tisser des liens, cette capacité laisse supposer une plus

grande réceptivité aux signaux positifs ou négatifs, qui peuvent être sources de contentement ou de désespoir.

Les indices hédoniques sont plus évidents encore. Il s’agit de signes évoquant des sentiments. Parmi les 47 signes scrutés par les spécialistes, on trouve les comportements de dégoût (pour certains aliments), de peur, d’anxiété, des signes de détresse en cas d’isolement (pensez aux gémissements des chiens laissés trop longtemps seuls) ou encore les comportements amicaux, marquant une préférence pour certains individus.

LA PERSONNALITÉ DU VER À SOIE

Parmi ce large éventail de possibilités, beaucoup restent dans l’ombre, mais il existe suffisamment de recherches publiées pour que Bob Fischer et son

N° 151 - Février 2023
© photomaster/Shutterstock

VIE QUOTIDIENNE

Quand la naissance est un adieu

Perdre un bébé in utero est un événement traumatique que les parents doivent souvent affronter seuls. Récemment, des moyens ont été mis en place pour les accompagner.

Tout se passait au mieux. Jusqu’à ce rendez-vous de contrôle où tout a basculé. C’est vrai, Ayla et Chris n’étaient pas préparés à être parents avant de recevoir les résultats du test de grossesse. Il n’empêche, leur joie a été grande d’apprendre qu’ils allaient avoir un enfant. Dans les semaines qui ont suivi, le couple s’est progressivement investi dans son futur rôle de parent, réorganisant sa vie, faisant des projets d’avenir à trois et se rendant à tous les examens préventifs nécessaires.

Et puis, ce fut la douche froide. Glaçante, saisissante. Un médecin a annoncé aux jeunes parents que leur enfant présentait plusieurs troubles graves du développement et qu’il ne naîtrait pas vivant.

« La nouvelle m’a frappé comme un coup poing en plein visage », m’a raconté Chris quelques semaines plus tard lorsque j’ai fait la connaissance du couple dans une chambre de l’hôpital de la Charité, à Berlin. Ayla et lui avaient suivi les recommandations du corps médical et venaient de mettre un terme à la grossesse. La veille du réveillon de Noël,

à 20 semaines de développement intra-utérin, leur fils Eduardo était ainsi mort-né.

LE SILENCE AUTOUR DES ENFANTS STELLAIRES

Ce jour-là, j’étais venue en tant que photographe, une de mes activités en ce domaine consistant à photographier des enfants qui meurent à la naissance, ou peu avant, ou juste après et qui n’ont pas le temps de prendre leur place dans ce monde. On les appelle souvent « enfants stellaires »… Eduardo reposait alors sur la poitrine de sa maman. Il était là, blotti comme un petit oiseau blessé au creux des mains de son papa et emmailloté du châle bleu que ce dernier avait crocheté lui-même à partir d’un kit offert à l’hôpital par l’une des associations de soutien aux parents « orphelins » (ce terme indique ici la perte d’un enfant, et non d’un parent). J’étais là pour prendre des photos d’adieu du bébé. Des photos auxquelles ces nouveaux parents pourraient se raccrocher, qui les aideraient à faire leur deuil et

78 N° 151 - Février 2023
Par Jasmin Schreiber, biologiste, autrice et photographe d’enfants nés décédés, souvent appelés « enfants stellaires ». p. 86 Notes : quel bénéfice pour les élèves ? p. 90 Le sucre abîme-t-il le cerveau des enfants ?

13,7 °C OBJECTIF : 18/20

de température corporelle mesurée chez la Suédoise Anna Bågenholm à la suite d’une chute dans une rivière glacée. Son cœur s’est arrêté pendant 40 minutes, mais le froid a protégé son cerveau contre la privation d’oxygène.

SE NOURRIR D’ODEURS ?

L’odeur de certains aliments comme le chocolat suffirait, dans certains cas, à entraîner une forme de satiété, ce qui diminuerait la quantité réelle de nourriture finalement ingérée.

Se fixer pour but d’avoir une bonne note n’aiderait pas vraiment à en obtenir… La note serait un « faux objectif » pour l’élève, tout comme « faire un bon temps » pour un sprinter. Ce qui fait progresser, c’est de contrôler qu’on applique la bonne méthode (ou le bon geste), comme vérifier ses calculs ligne par ligne, ou relire chaque paragraphe pour traquer les fautes d’orthographe…

SUCRE INFLAMMATOIRE

« L’excès de sucre provoque une inflammation des neurones de l’hippocampe, cruciaux pour les processus de mémoire et de repérage spatial. » Mathilde Kersting, université de la Ruhr, Allemagne

ILLUSION

de taux de réussite pour des tests prédisant une maladie d’Alzheimer chez des patients en mesurant la présence de plaques amyloïdes dans leur rétine.

Un homme fait un don à une œuvre caritative ? Nous en déduisons qu’il est altruiste… à cause d’un biais appelé « erreur d’attribution », qui fait octroyer à des caractéristiques de la personnalité ce qui est parfois le résultat des circonstances (une réduction d’impôts ?)…

ANTHROPONÉGATIONNISTE

Se dit d’une personne qui nie que les animaux puissent avoir des émotions du même type que celles des humains. Ce que les neurosciences tendent à démentir de plus en plus.

des patients qu’on croit dans le coma auraient une activité consciente « cachée », détectable par des méthodes d’imagerie cérébrale sophistiquées.

p. 74 p. 12
86 % 15 À 20 %
p. 46
p. 90 p. 16 p. 70 p. 86
À retrouver dans ce numéro Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes– Dépôt légal : Février 2023 – N° d’édition : M0760151-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution : MLP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 267 406 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot
p. 26

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.