Cerveau & Psycho n°121 - mai 2020

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Cerveau & Psycho

Cerveau & Psycho

COMMENT FAIRE DURER L’AMOUR

Les clés cognitives pour cimenter le couple

Mai 2020

N°121

N° 121 Mai 2020

PEUT-ON AVOIR UNE MÉMOIRE PHOTOGRAPHIQUE ?

COMMENT FAIRE DURER L’ AMOUR Les clés cognitives pour cimenter le couple INTELLIGENCE POURQUOI NOS APTITUDES NE SONT PAS FIGÉES

CORONAVIRUS

LES TRACES PSYCHOLOGIQUES DU CONFINEMENT ÉCRANS COMMENT ILS FONT VOIR LE MONDE EN DEUX DIMENSIONS

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COLLECTION Une lecture simple et rapide de la recherche actuelle

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Pourquoi un leader doit être exemplaire


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ÉDITORIAL

NOS CONTRIBUTEURS

p. 18-22

SÉBASTIEN BOHLER

Scott Barry Kaufman

Psychologue à l’université Columbia, à New York, il est notamment spécialiste de l’intelligence. Il nous parle de nouvelles découvertes étonnantes sur la façon dont celle-ci fluctue chez une même personne.

p. 24-31

Grégory Michel

Psychologue clinicien, psychothérapeute et professeur de psychopathologie à l’université de Bordeaux, il propose des consultations individuelles aux enfants, adolescents et adultes, notamment pour les troubles du comportement et les addictions, ainsi que des psychothérapies familiales et de couple.

p. 52-57

Joëlle Darwiche

Professeuse associée à l’université de Lausanne et responsable du Centre de recherche sur la famille et le développement, elle étudie les processus relationnels dans le couple en thérapie.

p. 70-74

Patricia Thivissen

Journaliste scientifique pour la revue Gehirn & Geist, à Berlin, elle étudie certaines émotions complexes ressenties face à l’immensité de la nature, et met au jour des effets puissants sur nos comportements d’altruisme.

Rédacteur en chef

L’amour au temps du corona

E

n 1985 Gabriel García Márquez écrivait L’Amour au temps du choléra, histoire d’amour de cinquante ans dans laquelle un homme attendait toute sa vie la femme qu’il aimait, engagée dans une relation avec un autre. Il y avait dans cette œuvre d’un côté un couple qui durait, de l’autre un amour qui durait tout autant ! C’est tout le sujet de notre dossier de ce mois, puisqu’il s’agit de faire durer l’amour – et si possible le couple (en s’interrogeant toutefois sur les raisons qui motivent ce souhait de durer). À l’heure où j’écris ces lignes, des millions de couples vivent confinés à cause de l’épidémie de coronavirus. Je ne sais pas s’ils seront sortis de leur réclusion quand vous tiendrez ce numéro entre vos mains, mais García Márquez aurait été intéressé par le huis clos lié à cet épisode, et il est dommage qu’il n’ait pas vécu pour écrire l’amour au temps du corona. Les épreuves en général – le confinement lui-même, mais aussi les difficultés financières, professionnelles ou les traces de trauma – que subiront les couples à la sortie de cette période sont de nature à révéler, voire accentuer les problèmes : d’où l’importance de maintenir une distance psychologique, sinon géographique, entre les deux partenaires. Pour mieux pouvoir s’épauler. Et s’aimer, encore et toujours. Car c’est sans doute ce qui peut nous faire tenir. Y compris pour tous ceux que le confinement a – géographiquement – éloignés. Un proverbe dit que la distance a sur l’amour l’effet du vent sur le feu : il éteint la flamme trop faible, mais attise la plus grande ! £

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SOMMAIRE N° 121 MAI 2020

p. 6

p. 14

p. 18

p. 24

p. 33-59

Dossier

COMMENT FAIRE DURER

L’AMOUR p. 33

p. 6-24

DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Confinement : les conséquences psychologiques Quand le stress devient physique Immunité : gare au stress ! La part d’amour de la vengeance  Huiles essentielles : l’odeur du bullshit Un complément alimentaire contre Alzheimer ? Le meilleur somnifère ? Le microbiote, allié du sommeil

p. 18 COGNITION

L’intelligence n’est pas une donnée fixe

Découverte : l’intelligence fluctue selon l’heure, le jour, l’année - de quoi révolutionner l’école ou le travail Scott Barry Kaufman

p. 24 CAS CLINIQUE

Pour les victimes des attentats du 13 novembre 2015, la mémoire fonctionne comme un « disque rayé ». Sean Bailly

RENOUER LE LIEN

Les incompréhensions sont souvent liées à nos liens d’attachement dans l’enfance. Le savoir aide à retrouver une intimité épanouie. Sue Johnson

p. 42 COGNITION

p. 14 FOCUS

Le Bataclan dans le cerveau

p. 34 PSYCHOLOGIE

GRÉGORY MICHEL ET VANESSA OLTRA

Jacques et le surendettement compulsif

Surendetté, Jacques n’arrive plus à subvenir aux besoins de sa famille et tente de se suicider.

LA MÉMOIRE DE TRAVAIL, PACIFICATEUR DU COUPLE

Se rappeler le contenu des échéances à deux est crucial pour aplanir les différends. David Z. Hambrick et Daisuke S. Katsumata

p. 46 ÉVOLUTION

SOMMES-NOUS FAITS POUR PASSER NOTRE VIE AVEC LA MÊME PERSONNE ?

L’être humain est un des rares mammifères monogames. Un comportement qui l’aurait aidé à survivre. Blake Edgar

p. 52 INTERVIEW

ANALYSER SES PROPRES VULNÉRABILITÉS

Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © Annykos/Shutterstock.com

Joëlle Darwiche

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5

p. 58

p. 70

p. 76

p. 94

p. 62 p. 92 p. 80

p. 88

p. 66

p. 58-68

p. 70-91

ÉCLAIRAGES

VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 58 PSYCHOLOGIE

Coronavirus, les racines psychologiques de la panique

Nos réactions dépendent d’un paramètre : le niveau d’intolérance à l’incertitude. Steve Ayan

p. 92-98

p. 70 PSYCHOLOGIE

Le sublime, cette attirance pour ce qui nous dépasse

Face à ce qui est à la fois immense et intimidant, nous devenons plus généreux. Patricia Thivissen

p. 76 ÉCOLE DES CERVEAUX

Judy : gloire, drogues et dépendances Le biopic de Judy Garland illustre la pression inhumaine qui pèse sur les épaules des stars du showbiz. p. 66 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL

YVES-ALEXANDRE THALMANN

L’intrigante subtilité de la stupidité

Pourquoi un personnage public a priori intelligent peut faire n’importe quoi.

p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE

p. 62 UN PSY AU CINÉMA JEAN-VICTOR BLANC

p. 92 SÉLECTION DE LIVRES Je m’amuse à vieillir Voyage aux confins de l’esprit Neurocontes Osez manger Rêve et conscience Le Perroquet qui m’aimait

JEAN-PHILIPPE LACHAUX

L’esprit en deux dimensions

Effet secondaire de nos rapports à l’écran : la réalité perd son relief. p. 80 COMPORTEMENT

Covid-19  Condamnés à changer La pandémie nous a montré l’importance de savoir modifier nos habitudes. Yves-Alexandre Thalmann

p. 86 LA QUESTION DU MOIS p. 88 LES CLÉS DU COMPORTEMENT

L’effet clown

Un phénomène appelé « vallée de l’étrange » nous rend parfois les clowns sinistres. Daniela Zeibig

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SEBASTIAN DIEGUEZ

Le Nom sur le bout de la langue : le vide actif de l’esprit

Quand vous avez un mot sur le bout de la langue, le cerveau est happé dans une sorte de no man’s land mental. Un phénomène décrit de manière savoureuse par Pascal Quignard dans ce roman.


DÉCOUVERTES

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p. 14 Le Bataclan dans le cerveau p. 18 L’intelligence n’est pas une donnée fixe p. 24 Jacques et le surrendettement compulsif

Actualités Par la rédaction PSYCHOLOGIE

Confinement

Les conséquences psychologiques Quels sont les effets possibles d’un confinement comme celui qui a été imposé par la crise du Covid-19 ? Une étude antérieure fait le point sur les effets psychologiques délétères, pour mieux s’en prémunir. S. K. Brooks et al., Lancet, en ligne le 26 février 2020.

© LaVika/Shutterstock.com

Q

uarantaine, confinement... Nous savons tous à présent ce que cela veut dire. Cette mesure s’est avérée nécessaire pour préserver notre santé et celle des autres. Séparation d’avec les êtres chers, perte de liberté, ennui et incertitude face à la maladie qui menace notre bien-être ou celui des autres : quels sont les effets psychologiques de tels facteurs ? L’équipe de Samantha Brooks, du King’s College, à Londres, a analysé 24 études scientifiques, réalisées dans 11 pays depuis 2003, suite aux épidémies de SRAS, MERS, grippe H1N1 et Ebola, pour identifier les conséquences psychologiques des quarantaines. Effets qui font écho à ceux ressentis pendant la pandémie du Covid-19. Quels sont-ils ? Sans surprise : symptômes de stress post-traumatique, anxiété, dépression, confusion, peur, colère, abus de médicaments ou de drogues, insomnie, stigmatisation ; ce sont en gros les méfaits d’une mise en quarantaine. D’après cette vaste analyse, les personnes souffrant de troubles psychiatriques ou travaillant dans le domaine de la santé sont les plus vulnérables. Et plus la quarantaine

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SANTÉ

RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO

Quand le stress devient physique N. Kataoka et al., Science, 6 mars 2020.

LIMITER AUTANT QUE POSSIBLE LA QUARANTAINE… Selon les chercheurs, il est donc primordial que les autorités limitent la quarantaine ou le confinement « à ce qui est scientifiquement raisonnable compte tenu de la durée connue des périodes d’incubation » ou d’épidémie, et que les personnes les plus « fragiles » soient les mieux suivies durant ces phases. Quant à la diminution des contacts physiques et sociaux, l’absence de divertissement, ils provoquent ennui, frustration, ainsi qu’un sentiment d’isolement du reste du monde, vécu comme pénible par la plupart des participants des études. D’où l’importance, souvent rappelée ces dernières semaines, de maintenir une routine quotidienne (se lever comme pour aller travailler, se laver, manger aux horaires habituels…) et d’organiser sa journée tout en continuant à communiquer avec son entourage via internet, les

réseaux sociaux et les appels téléphoniques. À défaut de pouvoir contacter des proches, les chercheurs ont montré qu'il valait mieux alors intégrer des groupes de soutien local ou de discussion en ligne : leurs effets bénéfiques contre l’ennui ou l’isolement sont semblables au fait d’échanger avec des connaissances. En effet, Brooks et ses collègues ont constaté que les personnes incapables d’activer leur réseau se révèlent plus anxieuses pendant leur quarantaine, voire en détresse, et ce même longtemps après la fin de l’isolement. Enfin, la clarté de la communication et des informations de la part des autorités de santé et des politiques est cruciale. Si les données fournies sont contradictoires ou confuses, les concitoyens se mettent souvent à imaginer les pires scénarios… D’où également l’importance de relayer les informations vérifiées et non les fake news. Globalement, les chercheurs concluent que « les avantages potentiels de la quarantaine de masse obligatoire doivent être soigneusement pesés par rapport aux coûts psychologiques possibles ». Mais que, malgré l’impact psychologique globalement négatif, le confinement reste justifié dans certaines situations épidémiques : « Les effets psychologiques de la non-mise en quarantaine et de la propagation de la maladie pourraient être bien pires… » £ Bénédicte Salthun-Lassalle

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C

’est bien connu, le stress s’accompagne de divers symptômes physiques : le rythme cardiaque s’emballe, la température monte… Des réactions orchestrées par une région enfouie profondément dans le cerveau, l’hypothalamus. Mais on ignorait encore ce qui, face à une menace, active l’hypothalamus. Récemment, l’équipe de Kazuhiro Nakamura, à l’université de Nagoya, a identifié au sein du cortex préfrontal un groupe de neurones qui semblent s’en charger. Ayant stimulé ces neurones chez des rats par une technique appelée « optogénétique », les chercheurs ont provoqué des symptômes typiques de stress chez les rongeurs. Et en bloquant l’activité de ces mêmes neurones, ils ont éliminé les symptômes chez ces animaux, alors même qu’ils étaient confrontés à un événement désagréable – en l’occurrence l’agression par un congénère dominant. En cas de stress, cette population de neurones intégrerait divers signaux émotionnels, afin de décider ou non du déclenchement de la réponse physique. Si une telle réponse était bien utile à nos ancêtres – l’accélération de la circulation sanguine permettant par exemple de mieux fuir un prédateur –, elle peut se révéler délétère aujourd’hui, causant parfois des troubles psychosomatiques. Les résultats de l’équipe japonaise ouvrent alors une piste intéressante pour lutter contre ces troubles : tenter de développer des médicaments qui réguleraient l’activité de ces groupes de neurones nouvellement découverts. £ Guillaume Jacquemont

© ilmos Varga/Shutterstock.com

ou l’isolement sont longs, plus la santé mentale se dégrade, sans que l’on sache vraiment quelle est la limite à ne pas franchir. Toutefois, une des études de cette synthèse suggère que les personnes placées en quarantaine plus de 10 jours ont des symptômes de stress post-traumatique plus élevés que celles isolées moins de 10 jours. De futures études sur la pandémie actuelle permettront probablement d'affiner cette question.


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DÉCOUVERTES Cognition

L’intelligence n’est pas une donnée fixe Par Scott Barry Kaufman, psychologue à l’université Columbia, à New York. Il tient le blog de Scientific American Beautiful Minds et anime « The Psychology Podcast ».

© Montage Cerveau&Psycho avec : Shutturstock.com/StunningArt et Shutterstock.com/Jolygon

De nouvelles recherches confirment que chez la plupart des gens, l’intelligence fluctue selon l’heure, le jour et même l’année. De quoi révolutionner l’école et le monde du travail...

I

l nous est tous arrivé de nous sentir un peu stupides : après nous être trompé d’embranchement sur l’autoroute, lorsque nous butons sur un calcul élémentaire, après avoir froissé notre interlocuteur par une remarque maladroite, quand nous nous réveillons avec une sévère gueule de bois alors que des échéances professionnelles importantes nous attendent dans la journée… La vérité est qu’aucun d’entre nous, même la personne la plus intelligente du monde, n’est parfaitement constant dans son fonctionnement cognitif.

EN BREF £ Traditionnellement, on considère l’intelligence comme une donnée relativement stable chez une même personne. £ Mais les recherches récentes montrent que nos performances cognitives varient au cours du temps, parfois au sein d’une même journée, selon un profil propre à chacun. £ Cela questionne nos modes d’évaluation scolaire et universitaire, souvent fondés sur des batteries d’examens ponctuels.

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Parfois, nous sommes au maximum de nos capacités et avons l’impression que notre cerveau turbine à pleine puissance ; à d’autres moments, nous nous reconnaissons à peine tant nous prenons des décisions stupides… Ces variations nous semblent évidentes, mais bizarrement la recherche sur l’intelligence humaine s’y est à ce jour peu intéressée. Au cours des 120 dernières années, elle s’est bien davantage penchée sur les différences d’intelligence entre individus que sur la façon dont les performances de chacun, pris isolément, peuvent changer du tout au tout, d’une situation à l’autre et selon le moment où on les mesure. C’est d’autant plus étonnant que cette approche centrée sur la personne s’est révélée fructueuse dans plusieurs autres disciplines, comme la médecine et les neurosciences, voire l’étude du comportement humain – les chercheurs sur ce dernier domaine ayant par

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Jacques et le surendettement compulsif Au bout du rouleau, Jacques, 44 ans, tente de se suicider… La cause ? Surendetté, il n’arrive plus à subvenir aux besoins vitaux de sa famille. Quelle fragilité l’a poussé à vivre au-dessus de ses moyens ?

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DÉCOUVERTES Cas clinique

GRÉGORY MICHEL ET VANESSA OLTRA

EN BREF

© Shutterstock.com / Romolo Tavani

£ Jacques se sent très mal depuis quelques années et sa femme et lui n’arrêtent pas de se fâcher ; il décide de consulter un psychothérapeute. £ Ce dernier découvre rapidement ses symptômes anxiodépressifs, mais n’en identifie la cause que lorsque Jacques lui fait un chèque en blanc… £ Ce père de famille est gravement « surendetté » au point d’avoir tenté de se suicider. Son histoire de vie et notre société de consommation expliquent sa propension compulsive à contracter des crédits.

Professeur de psychopathologie et de psychologie clinique à l’université de Bordeaux, psychologue et psychothérapeute en cabinet libéral. Maîtresse de conférences en économie à l’université de Bordeaux.

J

«

e suis au bout du rouleau… Je n’y arrive plus… J’ai besoin d’être aidé. » Par ces mots, susurrés timidement, Jacques débute sa première consultation dans mon cabinet. Cet homme, la quarantaine, de taille moyenne, lunettes à montures noires, cheveux poivre et sel, d’allure austère, est habillé de façon très soignée, voire raffinée. Sous un très beau manteau EN BREF gris, il porte un costume noir, de magnifiques chaussures en cuir de style italien, et garde sur ses genoux serrés une très belle

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BRAINCAST La voix des neurones Le podcast de Cerveau & Psycho

en partenariat avec l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière

2ème épisode Les effets surprenants des lésions cérébrales

à retrouver sur : www.cerveauetpsycho.fr/sr/braincast/

e d o s i p 2 é ème

n e h o C t n e r u La

r P Bohler n e e i l t s a c b é ave interviewé par S

Neurologue et chercheur en neurosciences.


Dossier 33

SOMMAIRE p. 34 Renouer le lien

p. 42 La mémoire de travail, pacificateur du couple

COMMENT FAIRE DURER

L’AMOUR

p. 46 Sommes-nous faits pour passer notre vie avec la même personne ? p. 52 Interview L’important est d’analyser ses propres vulnérabilités

Au début, tout va bien.

Dîner aux chandelles, nuit d’amour, voyage de noces… Et puis les premiers heurts. Les premières disputes. L’autre montre un visage qu’on ne connaissait pas. Il prend la mouche pour un rien. Néglige les tâches ménagères. Passe son temps avec ses ami(e)s. Ne s’intéresse pas à ce que vous lui dites. Il devient franchement insupportable. Et si c’était vous ? Si c’était vous qui étiez blessant ? Vous qui exigiez que votre partenaire fasse tout ? Vous, jaloux au moindre soupçon ? Vous, à fleur de peau dès que votre partenaire ne vous offre pas instantanément une attention totale ? Faire ce retour sur soi est indispensable, nous explique la psychologue Joëlle Darwiche dans ce dossier. Pour comprendre les raisons profondes – parfois héritées de l’enfance – pour lesquelles une situation nous fait sortir de nos gonds. On découvrira aussi dans ces pages qu’une bonne mémoire – de ce qui se dit entre vous – peut mettre de l’huile dans les rouages. Autrement dit, faire durer l’amour, c’est aussi faire travailler son cerveau ! Sébastien Bohler

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Dossier Dans le couple, la distance se crée parfois avec le temps. Pourquoi l’un se retire-t-il, tandis que l’autre veut à tout prix recréer de la proximité ? Ces comportements sont souvent hérités de l’enfance : en prendre conscience aide à recréer une intimité épanouie. Par Sue Johnson, psychologue clinicienne, chercheuse et professeuse émérite à l’université d’Ottawa. Elle a développé la thérapie centrée sur les émotions.

RENOUER LE LIEN

© Shutterstock.com/Lightspring

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EN BREF £ Les schémas d’attachement, souvent forgés dans l’enfance, conditionnent les amitiés et les relations amoureuses tout au long de la vie. £ Un attachement de type « sécure » conduit à penser que ceux qu’on aime sont fiables, réceptifs à nos attentes et susceptibles de nous soutenir en cas de besoin. £ Ce style d’attachement a inspiré une nouvelle technique thérapeutique qui vise à remédier aux interactions dysfonctionnelles dont souffrent de nombreux couples.

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S

i vous avez un bras cassé, vous ferez confiance à votre médecin pour le réparer. De même, si vous avez un problème de tension artérielle : vous croirez sans peine que quelques médicaments vous aideront à le résoudre. Mais en amour, c’est différent. « Je pense que personne n’a jamais eu les idées très claires là-dessus, et vous non plus », me confiait un jeune homme avec qui j’ai travaillé. Poètes, philosophes et psychologues ont d’ailleurs longtemps considéré l’amour comme intangible, nébuleux, impossible à définir. Comment quelqu’un pourrait-il donner des conseils sur des histoires de cœur, par essence énigmatiques ? Dans mon expérience de chercheuse et de thérapeute de couple, j’ai rencontré beaucoup, beaucoup de gens qui essayaient d’y voir un peu plus clair. « Je ne sais pas ce qui a mal tourné dans ma relation… et je n’ai aucune idée de la façon de la réparer. » Combien de fois ai-je entendu cette phrase !


DOSSIER COMMENT FAIRE DURER L’AMOUR

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Pour surmonter les désaccords dans le couple, une aptitude cognitive fait merveille : la mémoire de travail. Plus elle est développée, plus les partenaires sont à l’écoute et compréhensifs. Comment cultiver cette capacité ?

LA MÉMOIRE DE TRAVAIL, PACIFICATEUR DU COUPLE Par David Z. Hambrick et Daisuke S. Katsumata, respectivement professeur de psychologie et chercheur à l’université d’État du Michigan, aux États-Unis.

« © Shutterstock.com / zphoto

EN BREF £ Une étude révèle que la mémoire de travail, qui permet de retenir des informations sur une courte période, est essentielle pour résoudre les conflits. £ Plus cette aptitude est développée, plus un partenaire est attentif à l’autre, ce qui favorise les échanges constructifs.

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ais pourquoi tu n’as pas sorti les poubelles en partant ? – J’ai oublié. – J’en ai vraiment marre que tu ne sois jamais là et que tu ne fasses rien à la maison ! » Voilà, disons, une dispute classique entre conjoints… Dans toute relation, les désaccords sont pour ainsi dire inévitables. Selon une enquête de l’Institut de recherche sociale de l’université du Michigan, plus de 90 % des couples se disputent, au moins une fois par mois pour la moitié d’entre eux. Avec pour causes principales : l’argent, le sexe et le temps passé ensemble. Des chiffres et des faits qui ne vous surprendront probablement pas si vous avez déjà vécu une relation à long terme. Alors voici peut-être une bonne nouvelle : une étude de l’université de Caroline du Nord, à Greensboro, aux États-Unis, indique qu’une

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aptitude cognitive, la mémoire à court terme – ou mémoire de travail – permet d’expliquer pourquoi certains couples réussissent mieux à résoudre leurs différends. SE SOUVENIR DE CE QU’A DIT L’AUTRE Le psychologue Levi Baker et ses collègues expliquent que les conjoints ayant une grande capacité de mémoire de travail se souviennent mieux des déclarations de leur partenaire lors des discussions tendues, comparés aux autres personnes ayant une mémoire à court terme moins efficace. De sorte qu’au fil du temps, ces couples réussissent mieux à résoudre leurs problèmes. Ainsi, un engagement important envers l’autre et des concessions ne suffisent pas à traverser les moments difficiles et à faire durer l’amour : un important facteur cognitif – la mémoire de travail, donc – affecte directement la qualité de la communication entre les partenaires. Pour le prouver, les chercheurs ont travaillé avec 101 couples, dont 93 hétérosexuels,


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DOSSIER COMMENT FAIRE DURER L’AMOUR

SOMMES-NOUS FAITS POUR PASSER NOTRE VIE AVEC

LA MÊME PERSONNE ?

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Avec nos amours qui durent parfois une vie entière, nous sommes une exception parmi les mammifères. Peut-être est-ce la clé de notre succès évolutif…

Par Blake Edgar, journaliste au magazine Archaeology et coauteur de plusieurs ouvrages, notamment From Lucy to Language.

D

EN BREF

£ Nos ancêtres auraient commencé à devenir « fidèles » il y a un peu plus d’un million d’années... £ Ce comportement aurait aidé l’espèce à survivre, notamment en augmentant l’investissement des pères dans les soins aux petits et en assurant à ces derniers une meilleure protection.

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© Shutterstock.com/Only_NewPhoto

£ La monogamie, ou tendance à conserver longtemps le même et seul partenaire, est un trait caractéristique de l’évolution humaine.

ans les faits, la monogamie des humains est loin d’être parfaite : ceux-ci ont des aventures extraconjugales, divorcent et, dans certaines cultures, sont mariés à plusieurs personnes à la fois. Cependant, même là où elle est autorisée, la polygamie ne concerne qu’une minorité d’individus. En général, l’organisation sociale repose sur l’hypothèse que la plupart des individus formeront des couples durables et entretiendront des liens exclusifs sur le plan sexuel. Ce qui est une exception dans le règne vivant. En effet, parmi les mammifères, moins de 10 % des espèces vivent exclusivement en couple. Ce mode d’existence est un peu plus courant chez les primates, où 15 à 30 % des espèces y ont recours. Cependant, très peu d’entre elles pratiquent la monogamie au sens strict où nous l’entendons habituellement – sous forme d’un partenariat sexuel exclusif entre deux individus. Comment ce comportement est-il alors apparu dans la lignée humaine ? Selon les spécialistes de l’évolution, la monogamie serait un héritage du long parcours de notre espèce et aurait constitué une étape cruciale dans le processus de développement de nos ancêtres. Le couple serait même devenu l’un des piliers des systèmes sociaux humains et l’une des clés de notre succès.


ÉCLAIRAGES

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p. 62 Judy : gloire, drogues et dépendances p. 66 L’intrigante subtilité de la stupidité

Coronavirus Les racines psychologiques de la panique

Par Steve Ayan, psychologue et journaliste au magazine Gehirn & Geist.

L

orsqu’il faut affronter des risques difficiles à évaluer précisément, comme l’épidémie de coronavirus, l’humanité semble se diviser en deux parties. Certains cèdent à la panique, prennent d’assaut les supermarchés, font des stocks de pâtes et de papier toilette, comme pour se préparer à tenir un siège. D’autres, et on l’a vu juste avant la décision de confiner les citoyens chez eux, continuaient de se masser dans les parcs, pour « continuer à vivre ». Pourquoi les gens réagissent-ils si différemment ? Et quelle est la meilleure attitude ? Aujourd’hui il est clair que l’attitude coulante des seconds pouvait se révéler très dangereuse. Mais les mouvements de panique peuvent être tout aussi préjudiciables : la pénurie n’arrive que par peur de la pénurie ! En fait, la panique et le déni sont tous deux de mauvais conseillers. La première fait paraître énormes tous les risques

Devant la menace inédite que représente le coronavirus, nos réactions diffèrent selon notre personnalité. Certains paniquent, d’autres gardent leur calme et d’autres encore s’en moquent. Un paramètre décisif : la tolérance à l’incertitude.

rencontrés, le second conduit à les sous-estimer. Mais il y a une autre voie : nous pouvons agir avec modération et reconnaître que l’agent pathogène Covid-19 se propage, sans pour autant entrer dans une humeur apocalyptique. TROUVER LE JUSTE MILIEU Certes, le virus est dangereux – surtout, semble-t-il, chez les personnes âgées ou affaiblies – et son taux de létalité (la proportion des personnes infectées qui décèdent) est supérieur à celui de la grippe saisonnière. C’est la raison des mesures de précaution actuelles. Mais pour que ces mesures aient un impact, il faut qu’elles soient suivies et appliquées avec sérieux, rigueur et calme. Une question de juste milieu. Récemment, une étude menée par des psychologues de l’université du Minnesota renseigne sur les racines psychologiques de notre tendance

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Š Shutterstock.com/Ekaterina Pokrovsky

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ÉCLAIRAGES Un psy au cinéma

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JEAN-VICTOR BLANC

Judy

Médecin psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, et enseignant à Sorbonne Université.

Gloire, drogues et dépendances

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éalisé par Rupert Goold, Judy est un film biographique sur le destin hors norme de Judy Garland porté par la performance incandescente de Renée Zellweger, couronnée d’un Oscar. Véritable légende de l’âge d’or hollywoodien, Judy Garland, actrice, chanteuse et danseuse née en 1922, devint une star dès l’âge de 17 ans, grâce à son rôle de Dorothy dans Le Magicien d’Oz. Mais cette célébrité ne guérira pas un mal-être profond, marqué par un recours extensif aux substances psychoactives dont elle décédera en 1969. C’est cette trajectoire météorique qui a inspiré ce biopic, où les liens complexes entre arts, célébrité et santé mentale sont mis en lumière.

Le biopic oscarisé sur Judy Garland nous montre la lente descente aux enfers d’une star addicte à l’alcool et aux amphétamines, surexploitée par une industrie du cinéma impitoyable. Il interroge sur les liens entre célébrité et mort précoce.

Le scénario est centré sur la dernière année de vie de l’actrice, ruinée et à la santé fragile. Les grandes majors du cinéma ne la considèrent plus comme suffisamment fiable et bankable pour lui proposer des contrats. Contrainte alors de se produire dans de sordides spectacles avec ses enfants pour une paye de misère, elle est même devenue persona non grata dans le Hollywood qui l’a tant célébrée. CRÉPUSCULE D’UNE IDOLE Sur le plan personnel, ce n’est pas mieux : ses quatre mariages se sont soldés par autant d’échecs. Et tandis que sa fille aînée, Liza Minelli,

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À voir

Un film de Rupert Goold. Sortie en France le 22 janvier 2020.


© 2019 eOne Germany

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VIE QUOTIDIENNE

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p. 76 L’esprit en deux dimensions p. 80 Covid-19 : condamnés à changer p. 86 Existe-t-il vraiment une mémoire photographique ? p. 88 L’effet clown

Le sublime

Cette attirance pour ce qui nous dépasse Par Patricia Thivissen, journaliste scientifique à Berlin.

© Shutterstock.com / Deni_Sugandi

Le sentiment du sublime, que l’on éprouve face à ce qui est à la fois immense, terrifiant et magnifique, active des ressorts profonds de nos cerveaux. En nous faisant sentir petits devant ce qui est vaste, il nous tire de notre égocentrisme et nous reconnecte aux autres. Pourquoi ne pas le cultiver davantage ?

Une éruption volcanique grandiose, ici en Indonésie, provoque souvent en nous une sensation de « sublime », mélange de crainte et d’admiration.

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EN BREF £ L’expérience du sublime est une émotion complexe et ambivalente. Les situations où nous l’éprouvons sont en général positives et enrichissantes. Tout en nous faisant sentir minuscules, humbles, et parfois mal à l’aise. £ De fait, nous devrions accorder plus d’attention aux « petites merveilles » de notre vie quotidienne. Pour améliorer notre bien-être.

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l y a des instants dans la vie qui laissent en nous une empreinte profonde. La plupart d’entre nous en ont fait l’expérience au moins une fois. Par exemple, lorsque le petit cœur de votre bébé battait dans votre ventre et que vous l’aperceviez sur l’écran de l’échographe. Ou lorsque votre grand-mère, en phase terminale de cancer, vous a serré la main fermement une dernière fois et a souri. Ou en ce jour de printemps où les rayons du soleil traversent majestueusement la canopée de la forêt. Dans ces moments-là, notre ego disparaît et nous nous sentons liés à quelque chose de plus grand et de plus important que nous. En état d’émerveillement et de stupeur, nous sommes alors traversés par des flots d’émotions très intenses, et pas toujours faciles à démêler. De fait, ces situations éphémères mêlent généralement un état de contemplation à une forme de crainte. Il peut s’agir d’une expérience profonde dans la nature, du sentiment d’immensité éprouvé devant la voûte céleste ou le déchaînement d’une tempête en mer, d’une révélation spirituelle ou simplement de la rencontre avec une personne charismatique. Le fan de football se retrouve aussi dans cet état quand son équipe tente, en vain, d’égaliser dans les dernières minutes du match. Certaines observations banales suscitent aussi cette forme d’admiration, par exemple lorsqu’on contemple un enfant totalement absorbé dans son activité. LE SENTIMENT DE L’INDICIBLE Ce n’est que depuis peu que les psychologues s’intéressent à cette émotion complexe. En 2003, Dacher Keltner, de l’université de Californie à Berkeley, et Jonathan Haidt, de l’université de New York, ont proposé une théorie pour ce sentiment du sublime, qu’ils décomposent selon deux composantes : l’immensité (en anglais, vastness) et le besoin d’accommodation (en anglais, a need for accommodation). L’immensité signifie que nous faisons l’expérience de quelque chose qui semble plus grand ou plus puissant que nous-mêmes et que notre existence. Et l’accommodation, ou adaptation, a déjà été définie autrefois par le psychologue du développement Jean Piaget (1896-1980) pour décrire le processus par lequel les enfants – et plus tard, les

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VIE QUOTIDIENNE Psychologie

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Covid-19 Condamnés à changer La crise sanitaire qui secoue la planète nous adresse un message clair : la survie passe

par la capacité à modifier nos habitudes. Mais comment obtenir un changement comportemental de la part du plus grand nombre ? Par Yves-Alexandre Thalmann, professeur de psychologie au collège Saint-Michel et collaborateur scientifique à l’université de Fribourg, en Suisse.

epuis que l’épidémie de coronavirus s’est étendue sur toute la planète, se propageant à travers toutes les strates de la population, des mesures de confinement strictes ont contraint les citoyens à vivre différemment. Dans ce contexte il nous faut modifier nos habitudes, nous le savons. Et pas uniquement des détails superficiels, mais bien le cœur de notre fonctionnement : notre manière de consommer, de nous alimenter, de nous déplacer et surtout de polluer. Cette crise aiguë en accompagne une autre, de fond, à laquelle il sera peutêtre plus difficile encore de survivre : le changement climatique, l’épuisement des ressources naturelles, l’érosion de la biodiversité et toutes les conséquences qui en découleront. Ainsi, se transformer sera la condition pour préserver, à terme, non seulement notre santé, mais aussi

£ L’épidémie actuelle de coronavirus nous a obligés à modifier nos comportements, et nous contraindra sans doute à le faire encore à l’avenir. £ Pourtant, notre cerveau n’est pas très enclin au changement. Des mécanismes de déni, provoqués par le phénomène de dissonance cognitive, nous handicapent sur ce plan. £ Lorsque les réticences seront trop préjudiciables, les sanctions seront inévitables.

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© Shutterstock.com/kandl

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EN BREF

Augmenter la distance interpersonnelle fait partie des réflexes que doit adopter la population en temps d’épidémie, comme ici dans un restaurant de Singapour en mars dernier. Mais lorsque ces règles se durcissent et réduisent par exemple la liberté de mouvement, leur acceptation par le plus grand nombre pose problème. Il faut alors utiliser les bons ressorts de la psychologie sociale pour responsabiliser.


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VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement

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L’effet

clown Par Daniela Zeibig, journaliste scientifique et rédactrice en chef de Gehirn & Geist.

Les clowns ne font pas toujours rire. Parfois même, ils terrorisent. Parce qu’ils représentent un mélange de caractéristiques humaines et non humaines.

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ans le célèbre roman d’horreur de Stephen King Ça, l’atrocité se retrouve sur de nombreux visages et à tous les coins de rue… Mais un personnage terrorise plus que les autres, le clown maléfique Grippe-Sou. Bien qu’ayant une apparence « rigolote », colorée, et se baladant avec des ballons à la main, il attire ses victimes, prend la forme de leurs peurs les plus profondes, puis les assassine. De façon très habile, King joue avec les sentiments ambivalents que les clowns déclenchent chez certaines personnes. Car même avant le succès de son roman, beaucoup de gens trouvaient déjà les clowns plus effrayants que drôles. EXISTE-T-IL UN RÉEL DANGER ? Souvent, les enfants eux-mêmes ne les aiment pas beaucoup et en ont peur, comme l’ont révélé des scientifiques de l’université de Sheffield, en Angleterre, en 2008, en étudiant la réaction de patients de tous âges à la vue des photographies de clowns qui décorent les murs des salles d’attente.

EN BREF £ On a souvent froid dans le dos lorsqu’un sentiment de crainte et d’étrangeté mêlées est déclenché par quelque chose ou quelqu’un qui nous effraie alors que ça n’a pas vraiment lieu d’être. £ C’est une forme de peur atténuée qui survient dans des situations ambiguës ou difficiles à comprendre, par exemple si une personne enfreint les règles sociales ou si on ne peut anticiper ses actes futurs. £ Ce type de personnage inquiétant bénéficie aussi de son apparence humaine, sans que la ressemblance soit totale ; on parle alors d’« effet vallée de l’étrange ».

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Pourquoi certains personnages ou concepts sont-ils prédestinés à nous donner la chair de poule ? Les psychologues s’intéressent à la question depuis peu de temps. Car contrairement à la peur « réelle », c’est-à-dire liée à un événement dangereux et que les scientifiques ont maintenant examinée sous presque toutes ses coutures, on sait peu de choses de ce sentiment de crainte et d’étrangeté mêlées (creepiness en anglais, ndt). LA PEUR DE L’INCONNU Il représente probablement une forme de peur atténuée ; il ne s’agit pas de situations de danger réel, par exemple quand un voleur, armé, se tient face à nous et réclame notre argent – de telles situations ayant tendance à faire paniquer tout le monde –, mais de moments où nous ne sommes pas tout à fait certains qu’il y a vraiment une menace. C’est en tout cas sous cet angle que les psychologues Francis McAndrew et Sara Koehnke, du Knox College, à Galesburg, aux États-Unis, abordent cette question.


Š Charlotte Martin / www.c-est-a-dire.fr

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LIVRES Neurosciences et littérature

SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.

Le Nom sur le bout de la langue Le vide actif de l’esprit

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Quoi de plus frustrant que de ne pas retrouver un mot connu ? Dans Le Nom sur le bout de la langue, l’écrivain Pascal Quignard explore ce phénomène… qui serait loin d’être aussi négatif qu’on le croit !

l est assez ironique que l’expérience si commune d’avoir un mot « sur le bout de la langue » n’ait toujours pas de terme scientifique consacré… Est-ce un épisode si dérisoire de notre vie mentale qu’il ne mérite pas de dénomination plus sérieuse ? William James, pionnier de la psychologie moderne, s’est pourtant intéressé à ce phénomène aussi élusif que contrariant, qu’il décrit avec un certain lyrisme dans ses Principes de psychologie, publiés en 1890 : « L’état de notre conscience est étrange. Il y a un trou à l’intérieur ; mais pas un simple trou. Il s’agit d’un vide intensément actif. On y trouve une sorte de fantôme du mot, qui nous oriente vers une certaine direction, qui par moments nous chatouille avec l’impression d’être tout près du but, pour mieux nous précipiter ensuite dans le gouffre en nous privant du mot tant désiré. »

EN BREF £ Le conte de Pascal Quignard décrit avec finesse la sensation d’être tout près de retrouver un mot, sans y parvenir. £ Les recherches suggèrent qu’il s’agit d’une défaillance de transmission entre le système sémantique et le système phonologique dans le cerveau. £ Mais ce sentiment relèverait aussi de la métacognition, « étiquetant » les mots que nous connaissons.

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Que signifie cette diablerie que nous joue notre propre esprit ? En quoi consiste ce « vide intensément actif » ? Et comment peut-on se rappeler un mot sans être capable de le prononcer ? Depuis la description de William James, les psychologues ont tenté de mieux comprendre ce phénomène. On trouve désormais une ample littérature scientifique sur ce qu’on appelle, à défaut d’un terme plus mémorable, les tip-of-the-tongue states (« la situation de se trouver sur le bout de la langue »). Loin d’être une simple curiosité psychologique, le mot sur le bout de la langue nous en dit long sur la complexité des rouages du langage, de la mémoire et des états de conscience. UNE ÉTRANGE CONDITION De quoi intéresser un auteur comme Pascal Quignard, qui s’est longuement penché sur

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À retrouver dans ce numéro

p. 94

TROU DE L’ESPRIT

La sensation d’avoir un mot sur le bout de la langue représenterait une zone grise de notre esprit qui « tournerait » autour d’un concept sans réussir à s’en saisir. p. 18

MICROSCOPE COGNITIF

Les chercheurs qui étudient les fluctuations de notre intelligence au cours du temps désignent par le terme « microscope cognitif » le fait que nos capacités cognitives peuvent varier à très courte échelle, au fil d’une semaine, voire d’une journée. p. 52

p. 14

RÉSILIENCE

Certaines personnes traumatisées (par un attentat, par exemple) parviennent à « oublier » et à ne pas subir le retour constant de souvenirs du drame. Une partie de leur cerveau, le cortex préfrontal, bloque l’activité de l’hippocampe qui génère ces souvenirs. D’où l’importance de développer des thérapies qui sollicitent cette partie du cerveau.

COUPLES CONFINÉS

« Lorsqu’on vit le confinement à deux, il est important de maintenir une distance au sein du couple, sinon géographique, du moins psychique et relationnelle. » Joëlle Darwiche, professeuse associée à l’université de Lausanne.

p. 70

AWE

Ce mot anglais désigne un sentiment composite, mélange de peur et d’émerveillement. Il n’existe pas de traduction exacte en français, mais cette émotion aurait la capacité de nous rendre plus altruistes. p. 86

p. 88

VALLÉE DE L’ÉTRANGE

La vallée de l’étrange est un état émotionnel ambigu que l’on éprouve face à un être indéfini, dont il est difficile de décider s’il est humain ou non humain. C’est ce qui se produirait avec les clowns : ils nous effraieraient parfois pour cette raison.

EIDÉTIQUE

La mémoire dite eidétique est la capacité à garder un souvenir parfait à court terme d’une image, qui reste comme imprimée dans notre rétine. Elle est à tort qualifiée de mémoire photographique : elle ne dure pas très longtemps…

p. 59

PAPIER TOILETTE

Les personnes qui se ruent sur le papier toilette ou les nouilles au supermarché auraient un faible score de tolérance à l’incertitude, un trait caractéristique de la personnalité.

Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes– Dépôt légal mai 2020 – N° d’édition M0760121-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 244558 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot


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