Littérature :: Septembre 2022 :: Serendip & Paon

Page 1

Henri Raczymow 2 septembre Genre : roman Format : 12 x 18,5 cm Pages : 192 pages Prix 18 € ISBN : 978-2-490251-65-0

Contact et libraires : colette.lambrichs@gmail.com Téléphone : 06 60 40 19 16 Diffusion et distribution : Paon Éditionsdiffusion.SerendipduCanoë 2022

Le narrateur, Henri, écrivain débutant, amoureux de l’œuvre de Proust qui le tétanise et le fascine, s’éprend de Luce, une des jeunes filles d’un trio de copines qui habitent le temps d’un été la maison mitoyenne à celle où il atterrit avec un camarade dans un village du sud de la France. Elle se nomme Luce Simonet, avec un seul n, le même patronyme que celui d’Albertine. Elle est étudiante et prépare une dissertation sur Proust. Au fil de la liaison amoureuse qui se noue entre eux, Henri, tiraillé entre des sentiments mêlés, perçoit l’identité singulière de ce personnage d’Albertine dont l’orientation sexuelle (femme aimant les femmes) est une des clefs de la séduction et de l’emprise sur l’auteur de la Recherche. Mais un jour, sans crier gare, Luce, comme Albertine disparaît… Nul n’a besoin d’être un érudit pour savourer l’art consommé, la grâce, l’humour qui animent le fil de ce récit qui peut se lire à différents niveaux suivant que l’on est ou non un connaisseur patenté de l’œuvre du maître. Ce qui est certain, c’est que Henri Raczymow réussit ici un double exploit : celui de transformer en roman les interrogations qu’il s’est posé en se penchant sur le personnage d’Albertine dans la Recherche du temps perdu et celui d’écrire une histoire d’amour incarnée et bouleversante.

Né à Paris en 1948 d’une famille juive polonaise, Henri Raczymow commence son œuvre dans la collection « Le Chemin » chez Gallimard. Il est l’auteur d’une vingtaine de récits et de romans parmi lesquels Contes d’exil et d’oubli, « On ne part pas », Un cri sans voix, Quartier libre, Dix jours « polonais ». Il est aussi l’auteur de nombreux essais ou fictions qui interrogent l’œuvre de Proust : Le Cygne de Proust (1990) consacré au personnage de Charles Swann et à son modèle, Charles Haas ; Bloom & Bloch (1998) où les personnages de Proust, Albert Bloch, l’ami du narrateur et de Joyce, se rencontrent pour écrire un roman qui dépasserait supposément ceux de leur créateur ; Notre Marcel est mort ce soir (2014) qui donne à voir les trois dernières années d’un Proust confiné. Les Éditions du Canoë ont publié en janvier 2021 Ulysse ou Colomb : Notes surl’amour de la littérature

3 EXTRAIT 1

Nous étions venus, mon camarade Mathieu Szpiro et moi, dans sa maison de campagne. Ses grandsparents l’avaient achetée quelques décennies plus tôt pour avoir séjourné là pendant la guerre. « Séjourné » est du reste assez impropre car en vérité ils se cachaient. Au début de 1945, ils étaient remontés à Paris, indemnes : les Allemands étaient heureusement passés au large de Branceils, petite commune du sud de la France. Ils avaient loué cette maison aux parents de celle qui allait devenir Mme Ghirlandaio, actuelle propriétaire de la maison voisine, identique à celle des Szpiro et pourvue d’un même jardin. Mme Ghirlandaio n’habitait pas ici, mais au centre du village, en face de l’église, où son mari avait ouvert un fort modeste estaminet où l’on ne servait que des pâtes et du vin italien. Au demeurant réputé loin à la ronde : il fallait dûment réserver pour s’y attabler, d’autant que l’établissement n’était pas des plus spacieux. Mathieu me raconta que ses grands-parents avaient su gré aux villageois d’avoir tenu leur langue à cette époque, car ils n’ignoraient rien de l’identité de ces

4 5 Parisiens au drôle d’accent, ni que celle-ci était mal vue des autorités. On le sut bien plus tard : au village, parlant d’eux, et sans y voir malice, on les appelait « les Juifs ». Le lendemain de notre arrivée, vers midi, on entendit les voix haut perchées de jeunes femmes dérobées à nos regards, cachées qu’elles étaient par une haie épaisse. Elles commentaient un jeu radiophonique où il s’agissait, semblait-il, de fournir les bonnes réponses à des questions culturelles. Alors, elles hurlaient sans retenue pour être la première à répondre. On apprit peu à peu leurs prénoms : Luce, Natacha, Babette, sans bien sûr encore les distinguer. On les entendait crier, jurer, s’interpeller, s’injurier. On les imaginait, Mathieu et moi, en petites tenues sur leurs chaises-longues à lire des magazines, à faire défiler des pages d’écran, à faire passer un petit pinceau de rouge sur leurs orteils, à consulter des messages, à y répondre toutes affaires cessantes, ou à somnoler, le corps enduit de crème solaire. Nous autres, Mathieu et moi, osions à peine nous adresser la parole et donc signaler notre présence, intimidés comme des adolescents, ou redou tant de nous faire passer pour des intrus qui les épiaient subrepticement, comme de parfaits malades.

EXTRAIT 2

Nous sommes rentrés à pied, Luce et moi. Elle se sentait patraque à présent, voulait s’allonger. L’excès de bulles sans doute. C’était inespéré, ce malaise, et qu’à demi-mot elle sollicitât que je la raccompagne. On a traversé Branceils tout aussi désert que quelques heures plus tôt, puis on a pris la direction de la ferme qui était aussi celle de nos maisons. Je lui fis part de ma visite de la veille à la bibliothèque paroissiale. J’avais ouvert un Proust un peu au hasard comme les protestants, dit-on, ouvraient les psaumes pour y trouver conduite à tenir ou consolation. J’étais donc tombé sur la phrase concer nant Albertine. Oh celle-là ! fit Luce. — Quoi celle-là ? J’étais moins étonné du dédain que Luce affichait que de sa connaissance supposée de ce personnage de « jeune fille en fleurs ». Luce ne l’aimait pas, c’était patent. Peutêtre parce qu’elle s’appelait comme elle Simonet, avec un n. Et puis le narrateur, selon Luce, s’y prenait fort mal pour parvenir à ses fins. Mais encore ? Il aurait dû lui faire entendre d’emblée qu’il voulait baiser avec elle. Puis se retirer du jeu, prendre le large, regarder ailleurs.

6 7 Voilà ce qu’il aurait dû faire, selon Luce. Était-ce là, de la part de Luce, un message pro domo à moi adressé ? Je n’osais le croire. En tout cas, contrairement aux appa rences, ou à mes illusions, Luce connaissait bien son affaire, même si son jugement était fort discutable. Qui pouvait en décider ? Il eût fallu poser la question à des gens autrement compétents qu’elle ou moi, par exemple aux professeurs Jean-Yves Tadié ou Antoine Compagnon dont les avis autorisés eussent éclairé notre lanterne. Mais nous, pauvres hères, ne faisions pas le poids. Peut-être avait-elle raison, Luce. Oui, admet tons que la stratégie amoureuse qu’elle proposait eût permis au pauvre narrateur d’arriver vite à ses fins. Mais quid alors du « roman », des deux romans, celui qu’il aspirait à vivre avec Albertine, et celui qu’il projetait un jour d’écrire ? La stratégie qu’elle proposait n’autorisait ni l’un ni l’autre. Il aurait, comme disait Luce, baisé Albertine, soit. Mais ensuite ? Il aurait connu contre son corps (ses jambes, son ventre), ou même en elle mais c’est moins sûr, un très grand plaisir, admettons. Une fois, deux fois, trois fois. Admettons encore. Au total, trois petits tours, trois petits coups, et puis s’en vont. Pas de romance alors. Pas de roman. Oui, c’était convaincant, selon Luce, ce que je venais de dire, ça se tenait à peu près. Cela me faisait très plaisir qu’elle semblât avoir compris mes propos ; moi j’en étais moins sûr.

Après coup, bien plus tard, je repensai à ces journées. Je vivais alors l’état de grâce de mon amour, ce moment que chacun connaît où tout était possible, où les choses pouvaient verser d’un côté ou de l’autre, où l’on a le choix. Notre amour ne nous encombre pas encore. C’est un papillon qui se pose à sa guise ici ou là, sans conséquence. Il enjolive le monde, il ne lui impose rien, il ne pèse pas.

Comme on approchait de chez nous, elle voulut revoir les lapins russes à poil blanc et aux yeux rouges froncer leurs petits museaux. Il lui fallait demander à la fermière, Mme Cahuzac, si elle pouvait leur donner leur ration quotidienne d’épluchures de carottes et une poignée de bonne luzerne. Nous allâmes donc vers les cages à lapins. Cela m’ennuyait, mais c’était un plaisir, malgré tout, de m’attarder auprès de Luce, de regarder sans cesse, à la dérobée, ses gestes gracieux, quasi enfan tins, d’entendre son rire bien sonore, ses exclamations qu’on eût dit d’une petite fille. Elle voyait bien que je ne pouvais la quitter des yeux. Elle souriait. Et son malaise de tout à l’heure ? Quel malaise ? Ah oui, son malaise. Parti, envolé, le malaise. Quand nous revînmes et fûmes près de la porte de son jardin, je lui deman dai à lire les pages que son prof par correspondance lui avait transmises afin qu’elle pût traiter son sujet. Elle accepta de me les prêter à condition de les lui restituer le lendemain. Je lui dis que je passerais le lendemain en fin de matinée. Je lui serrai la main qu’elle avait, me semblait-il, un peu potelée, mais dont les doigts étaient quand même assez fins, me sembla-t-il aussi, fuselés.

Le lendemain, vers midi, je lui rapportais les pages de la Recherche qui évoquaient les deux amis du narrateur

Je lui dis, mi-figue mi-raisin, que je me sentais très intimidé de me trouver si près d’une star. Cela ne m’était encore jamais arrivé. Et quand je dis « si près », c’était vraiment très près : ses jambes reposaient sur moi !

8 9 proustien. Luce était seule, de nouveau indisposée. Le champagne, le champagne vous dis-je. Elle n’avait pas voulu accompagner les autres déguster les gnocchis al pesto des Ghirlandaio où elles auraient rejoint leur camarade, l’insupportable bellâtre Adrian, le peintre Adam Cadilhac et sa nouvelle conquête, une Parisienne un peu snob au dire de Luce (qui n’était nullement en vérité une « nouvelle conquête », mais sa galeriste en titre), petite bande à laquelle s’était aggloméré mon camarade Mathieu, qui en pinçait pour Babette eût-on dit. Je vis là, dans cette disposition de Luce seule chez elle, non tant une opportunité dont j’eusse pu profiter qu’un signe que cette solitude arrangée m’adressait de façon un peu appuyée, et même criante. Oui, cela criait : elle avait fait en sorte de congédier les autres pour se trouver seule avec moi. Quel autre message devais-je comprendre si tant est qu’il y eût bien là un message patent, lisible comme le nez sur la figure ? Je trouvai Luce moins pâle que la veille. « Tu as meilleure mine, lui déclarai-je en pénétrant dans le salon. — Merci, dit-elle. Assieds-toi. Non, pas là-bas. Viens plus près. Tiens, assieds-toi là, sur le canapé. ça ne te dérange pas si je garde les jambes allongées ? »

Avais-je frôlé, sur la Carte de Tendre que peu à peu je

Je resterais Grosjean comme devant.

Elle avait dénoué ses cheveux et paraissait contente de me voir. « J’aime beaucoup tes cheveux, coiffés comme ça », osais-je.Ellesourit.

Rien ne me dérangeait vraiment venant de Luce. Tout me convenait. Je ne demandais que ça, qu’elle me dérange ainsi, encore et encore, et davantage, long temps, une éternité ! Qu’elle repose ainsi ses jambes nues sur mes cuisses…

Jusque-là je ne commettais pas d’erreurs. Maintenons un profil bas, me dis-je. Pas d’impair. On pourra jouer les cow-boys un peu plus tard. On a tout le temps. Mais il ne fallait pas non plus par trop lambiner.

Je sentais que tout allait se jouer dans les minutes à venir. Tout se décider de mon bonheur ou de ma relé gation. Cela se tenait sur le fil du rasoir. Les jambes de Luce étaient déjà quasi miennes, mais le reste ? Une parole de trop, un geste maladroit et patatras. D’un autre côté, sans parole et sans geste, rien n’adviendrait.

Et les pages de Proust ? Oui, je les avais lues, les pages. Oui, je les avais trouvées intéressantes. Mais au vrai, la question posée faisait appel, certes à la connais sance précise du texte romanesque mais au bout du compte à ses propres goûts. Et pour cela, je ne pou vais suggérer quoi que ce fût à Luce. C’était à elle de trancher, de donner son sentiment sincère, mais justi fié comme il se doit par de vrais arguments. Cela dit, je me tus. Luce se taisait aussi. Étais-je allé trop loin ?

Mon sort dès lors était scellé une fois pour toutes, sans rémission. D’un autre côté, il s’agissait quand même de l’impressionner (mais était-elle seulement impres sionnable et surtout étais-je à la hauteur ?), d’émettre quelques idées auxquelles elle n’avait pas pensé et qui lui apparaîtraient possiblement pertinentes et pour quoi pas brillantes. Comme sa « disserte » elle-même, la chose était coton.

Alors, avec bien de la maladresse, je me suis jeté à l’eau, c’est-à-dire sur elle qui était d’une consistance plus ferme que celle de l’eau, impatient de déterminer si ses joues et ses lèvres avaient le goût d’un fruit

À présent, j’osais à peine la regarder. Elle-même, apparemment fort détendue, souriait comme à tout hasard, à qui, à quoi, on ne savait. Je regardais plutôt devant moi, par la fenêtre ouverte sur le jardin planté d’arbustes où se posait parfois un oiseau que bien sûr je n’identifiais pas et pour le nom duquel je ne pouvais solliciter Luce car le volatile filait aussitôt, n’ayant plus rien à faire ici. Je pensais à des pommes, des poires, des melons, des abricots, lesquels figuraient devant mes yeux et dans ma tête un endroit particulier et juteux du corps de Luce, et ce faisant je me disais que j’étais trop bête : je pouvais disposer de tous ces fruits-là, palpables sous ma main, et je me contentais de les imaginer tels des objets fantômes, me disant aussi que cette liste n’était pas rigoureuse, qu’elle comportait un intrus, et j’eus tôt fait de devoir éliminer les melons qui, je crois, ne poussaient pas dans les arbres. Voilà où j’en étais, ce n’était pas brillant.

10 11 prétendais dessiner, le territoire du Barbant ? Ne faisaisje pas trop le barbon à ses yeux ? Je trouvai aussitôt un chemin de traverse pour éviter l’enlisement. Je l’inter rogeai, je ne sais trop pourquoi, sur il signor Giacomo Ghirlandaio. Luce le connaissait bien. Il se targuait d’avoir un peintre illustrissime parmi ses ancêtres, un peintre dont on pouvait même voir quelques œuvres au musée du Louvre s’il vous plaît, un peintre que révé rait Adam Cadilhac qui avait fait, tout juste sorti de l’école des Beaux-Arts, le voyage d’Italie et était bien le seul de la région et au-delà à qui le nom florentin de Ghirlandaio eût dit aussitôt quelque chose. Les deux hommes, Adam et Giacomo, ajouta Luce, s’entendaient fort bien et ce dernier avait volontiers accroché quelques œuvres d’Adam sur les murs de son restaurant dont la spécialité était sans conteste les gnocchis al pesto qu’on appréciait à des kilomètres à la ronde. Notamment un nu féminin langoureusement allongé dans un pré, et qu’une vache regardait paisiblement, à quelque distance toutefois. « Effet bœuf garanti », dit Luce. Cette conversation fut une heureuse, une plaisante diversion à mon souci. Car il me fallait, je le sentais, la jouer finaude. Ne pas l’accabler par trop de subtilité où peut-être elle aurait vite perdu pied (inutile de dire que cette éventualité pouvait aussi bien se révéler la mienne, à brève échéance) et vu en moi un insigne prétentieux, un imbuvable gommeux, un nudnik de première classe (selon le mot yiddish que m’avait appris Mathieu, et qui voulait dire quelque chose comme un casse-pieds).

poème d’Aragon :

Car, sitôt que je me fus éloigné d’elle, désormais rede venu pour elle un être parfaitement inoffensif, pas plus dangereux qu’un caniche nain, son visage, que j’obser vais encore pour tenter d’y lire un texte intelligible, changea à nouveau, reprit les traits qui avaient été les siens quelques instants plus tôt, serein, ouvert, rieur, tout disposé à me plaire. Et là, mes propres paroles me surprirent moi-même, et même me firent un peu honte : « Mais Luce, je voulais seulement t’embrasser sur la joue, rien de plus ! »

12 13 sucré et gorgé de saveurs ou si tout cela n’était qu’au tant d’illusions. Mais aussitôt, approchant mon visage du sien (ce que faisaient mes mains pendant ce temps, je n’en ai pas la moindre idée ; elles agissaient pour leur propre compte), je la vis esquisser, mais oui, c’était bien ça, comme une grimace qui ne pouvait être que de dégoût, ou de réprobation. Luce ne souriait plus du tout. Fâchée, elle était, hostile. Ses traits s’étaient figés. Dans le même temps, comme par réflexe, elle plaquait ses mains sur ma poitrine pour me repousser. Je m’ar rêtai net, revins à ma position initiale. Je l’ai regardée comme on regarde un spectacle inouï, fascinant. Je songeai au

Moi si j’y tenais mal mon rôle C’était de n’y comprendre rien Mais cela ne m’avançait pas pour autant. Je com pris du moins que de mon baiser, de mes caresses, elle ne voulait point. Ça, je le compris très bien, et en une seconde. Il suffisait de la regarder. Mais les raisons de son refus, c’était encore autre chose. Je restais sans voix. Toutes sortes de sentiments luttaient en moi : frustra tion, vexation. « What’s going on ? » lui demandai-je en anglais, oui, en anglais, je ne sais pourquoi. Peut-être parce qu’en français je restai interloqué, la gorge nouée. Ce ne fut pas à proprement parler une gifle que je reçus à ce moment-là, mais cela y ressemblait beaucoup.

Didier Dumont 2 septembre Genre : récit Format : 12 x 18,5 cm Pages : 192 Prix : 18 € ISBN : 978-2-490251-66-7

Né le 19 juillet 1940 à Oostduinkerke sur la côte belge, son père fabrique et loue des chars à voile. La mer, la plage et les dunes sont son premier univers. 1942 : les Allemands démolissent sa maison d’enfance et laissent trois jours à la famille pour fuir et trouver un logement à Bruxelles. Éduqué par sa mère qui lui apprend très tôt à lire, écrire et compter, il n’entre à l’école qu’à l’âge de sept ans. De 1960 à 1971, il écrit 8 romans. François-Régis Bastide, MichelClaude Jalard et Jean Cayrol le reçoivent à Paris. À la mort de son père en 1971, il cesse d’écrire pendant vingt ans. Il est enseignant auprès d’enfants handicapés et caractériels. Tour à tour libraire, secrétaire dans un théâtre, il ne recommence à écrire qu’en 1992. Il vit à Liège depuis 2006. Je suis né comme un mourant est son premier texte publié. « Je suis né dans une cour d’école. » « Je suis né le 13 septembre 2018 dans le bistrot des sorcières, sur la place du village, à Vigneris-le-Maupont. » « Je suis né au bord d’un fleuve dans un arrière-pays de vallées paisibles en apparence. » « Je suis né au bout d’une corde… » « Je suis né derrière un seul barreau. » « Je suis né après mes funérailles. » « Je suis né avec une phrase pour tout bagage. » Ainsi s’égrène, chapitre après chapitre, le récit d’une vie, l’autobiographie d’un rêveur. « On peut naître plusieurs fois sans jamais disparaître », écrit-il. Le ton très singulier de ce jeune homme de quatre-vingts ans dont Je suis né comme un mourant est la première publication, ne manquera pas de surprendre. S’agit-il d’un roman ? Qu’est-ce qu’un roman ? Toute vie n’en est-elle pas un, que nous soyons nés « au bord d’un fleuve, devant une maison jaune ou dans un rond de fumée… » ? Ce qui importe, c’est que les mots nous transportent au plus près du secret du monde.

Contact et libraires : colette.lambrichs@gmail.com Téléphone : 06 60 40 19 16 Diffusion et distribution : Paon Éditionsdiffusion.SerendipduCanoë 2022

Je suis né dans une cour d’école. Pas vraiment au centre, mais près de l’unique marronnier.Ondisait que j’étais un peu différent. Personne ne pouvait expliquer pourquoi… Encore prisonniers de nos innocences, nous ignorions tous les artifices du langage. Ce n’était d’ailleurs pas une question de voca bulaire. Il y a des sensations que l’on n’arrive pas à défi nir… Je compris plus tard que ce curieux phénomène peut se produire également chez les grandes personnes.

J’étais une sorte de passager clandestin, mais je ne recevais jamais aucun reproche. Peut-être aurait-on préféré me voir dans une vitrine, comme une chose rare qu’il fallait protéger… *

3 I

On Unem’appelait paletot.trèsvieillefemme (quelque lointaine grandmère venue du fond des entrailles d’un passé confus

JE SUIS NÉ DANS UNE COUR D’ÉCOLE

Elle entra définitivement dans la légende au premier jour du printemps, lorsque je me présentai vêtu d’un simple pull-over gris, presque semblable à celui de mes compagnons, et que j’entendis ce cri joyeux d’un enfant qui riait de tout : « Tiens, voilà paletot ! »

4 5 poser cette pertinente question : étais-je né pour vivre dans un carnaval permanent ? Et en étant le seul à en avoir conscience ?… *

Les premières journées de mars furent marquées par l’apparition d’un joyeux soleil encore hivernal, mais déjà fort chaleureux. La sœur cadette de mon père était aussi fantaisiste que grande voyageuse. Elle me dit en riant : « Il est aussi temps, je crois, que tu ranges dans un tiroir, et jusqu’aux prochains frimas, la toque de ton oncle Vladimir ! D’ailleurs, je t’ai ramené ce bonnet de mon voyage à Saint-Jean-de-Luz… »

Parmi les cent soixante-quatre écoliers présents dans la cour, j’étais le seul à porter un béret basque ! Mais personne ne le remarqua ! Ma différence était devenue banale…*

On *

m’appelait paletot.

Certains m’appelèrent « melon » parce qu’ils ne savaient pas… Ceux qui portaient une modeste cas quette me surnommèrent « le paletot au canotier » … Un seul, plus facétieux que ses condisciples, me demanda où j’avais trouvé ce « bicorne » … J’appris plus tard que c’était un chapeau particulier qui coiffait un célèbre cavalier montant un cheval blanc… Je pensai, plus tard encore, que ce personnage qui avait trouvé une place dans la grande Histoire eût été mieux inspiré en portant une toque quand il promenait son cheval au bord d’une rivière gelée…

C’est à la veille du carnaval que ma différence prit une tournure nouvelle, quand un grand garçon fort timide s’approcha de moi et me dit à voix basse : « Tu as de la chance, paletot, tu n’as pas besoin de te déguiser !… » Sans vouloir approfondir cette remarque inattendue, je fus suffisamment troublé pour me

Un oncle d’Astrakhan m’avait envoyé une toque en fourrure. Ma différence était devenue sans limite, et, si proche de l’infini, ne faisait qu’intriguer davantage mes petits voisins de classe qui ne connaissaient du monde que les quelques rues du quartier.

Je sus, dès lors, qu’il faudrait attendre bien longtemps pour que certains de mes vieux camarades se souviennent d’un étrange petit bonhomme qui se tenait que j’ignorais) m’avait taillé, à juste mesure, ce man teau de prince. Ma différence était visible de tous les coins de la cour.

*

6 7 VIII

Dans un journal de Brive-la-Gaillarde, j’appris que l’enquête concernant la disparition d’un individu de la fosse commune avait abouti à un non-lieu et que mon nom avait disparu du Livre des Morts ! Le chien tourna la manivelle avec une indicible joie…

L’école voulut me garder et je devins son concierge. De nombreuses grand-mères m’apportaient des cache-poussière gris ou noirs, mais en pure soie. De Xi’an. Ou de Xining. Parfois de Lanzhou… Je comptais les élèves qui entraient et ceux qui sortaient, avec plus d’attention, pour m’assurer qu’il n’y en avait pas un de plus, mon fantôme peut-être…*

Celui que l’on avait surnommé paletot se trouve maintenant fort à l’aise dans la soie de l’Orient le plus lointain…

Comme des Artistes du Voyage ! Mon compagnon avait une manière toute par ticulière de tourner en grande allégresse la manivelle de notre orgue de barbarie. Et je dansais joyeusement sur les trottoirs !…

Quand je n’étais pas dans la cour, je me passionnais pour le calcul mental. J’additionnais tout ce qui passait à ma portée, je multipliais mes rêves comme pains de fantaisie, je divisais le peu par le très peu… Je détes tais Dela soustraction…naturefortpacifique, je n’ai jamais compté les morts de Waterloo, de Verdun ou d’Hiroshima…

Et nous avons voyagé ! Voyagé ! Comme des apprentis. Comme des explorateurs !

*

Je suis né après mes funérailles. Seul un chien avait suivi le corbillard. Un bâtard de qualité.

Peu après ma mise en terre, je compris que le chien m’attendait au bord de la fosse commune, et, sans dire adieu aux anciens qui voulaient déjà me baptiser, je rejoignis le brave animal avant la fin de la nuit.

Les plus grands cirques nous firent de grandioses près du marronnier de la cour d’école et qui n’était « pas tout à fait comme les autres » …

JE SUIS NÉ APRÈS MES FUNÉRAILLES

8 propositions, mais mon directeur de conscience refu sait catégoriquement : « Je ne t’ai pas sorti d’une fosse commune pour te voir tourner dans une arène… » disait-il avec conviction. Et nous repartions sur les routes de notre liberté.

Nous voulions connaître tous les horizons, mais nous ne pensions pas que le désert serait aussi long à traverser.Sil’homme n’emplit pas de ses désordres le grand vide, la terre devient l’unique prêtresse des lendemains arides.

Quand le chien s’arrêta et aboya pour la première fois depuis que nous partagions la même aventure, je compris que nous avions atteint le degré zéro du seuil infranchissable et qu’il serait désormais aussi suicidaire de retourner sur nos pas que de poursuivre notre che min. La chaleur était devenue insupportable. Je donnai au chien ma dernière goutte d’eau et je pris sa patte dans ma main. Depuis, nous dormons ensemble, comme des Pharaons !

DISTRIBUTION

PRÉSENTATION

DIFFUSION

OdileFUSILCornuz

DIFFUSION

DISTRIBUTION

Fusil est un roman imprégné par le secret et l’entrave familiale, soutenu par une écriture poignante. L’arme du titre plane comme une menace sur un couple qui ne trouve pas à s’aimer dans la durée. Certains objets, utilisés en intitulés de chapitres, ont guidé l’écriture du texte. Une pièce de monnaie, un béret, une brosse, une trottinette ainsi que d'autres objets donnent à ce roman un rythme unique et original. L'écrivaine Odile Cornuz, partant du matériel pour atteindre le souvenir, révèle par la narration les mystères inexplicables de la séparation amoureuse. En librairie le 1er septembre 2022

Paon

Format : 14 x 21 cm Pages : 80 p. Reliure : broché, collé rayon : littérature CLIL : 3641 Prix : 12 € AUTEUR Odile Cornuz est née en 1979 et a grandi dans le canton de Neuchâtel. Elle est l'auteure d'une thèse en littérature française, consacrée aux entretiens d'écrivains. Elle expérimente l'écriture théâtrale et l'écriture «pour des voix» depuis 2002 et a écrit des textes pour la Radio Suisse Romande/RTS; elle publie aussi des nouvelles et de courts textes en prose. Odile Cornuz vit à Neuchâtel. http://www.odilecornuz.ch ET SUISSE Éditions d’en bas Rue des Côtes de Montbenon 30 1003 Lausanne 021 323 39 contact@enbas.ch18 / www.enbas.net ET FRANCE Paon diffusion/SERENDIP livres diffusion 44 rue Auguste Poullain 93200 SAINT DENIS SERENDIP livres 21 bis rue Arnold Géraux 93450 L'Île St Denis +33 contact@serendip140.38.18.14 livres.fr gencod dilicom 3019000119404

Se donner les moyens de refaire une Cité. editions exces.net editions exces@protonmail.com Qui-vive ? livre de François Tison avec l’artiste Virginie Piotrowski à paraître en septembre 2022 Excès, collection Traversées livre 13x20,5cm 96 pages 500 ex 10€ isbn : 978 2 9581188 2 2

Biographie de l’auteur François Tison est né en 1977. Quelque temps professeur de lettres puis relecteur correcteur, il est aujourd’hui père et menuisier. Après un long nomadisme, exode urbain accompli sur un causse du Sud Ouest Il a publié Farcissures (Allia, 2012), monographie déréglée de l’ordure et ses limites, et entre autres textes chez Lundimatin (en ligne), Échantillon gratuit (2015), microrécits de slogans publicitaires et d’éléments de langage politique. Il ne croit pas que les livres suffisent à sauver du désastre écologique, capitaliste et anthropologique, mais il en écrit tout de même. Biographie de l’artiste Artiste franco polonaise née en 1979, Virginie Piotrowski est diplômée de l'école d'art de Dunkerque et vit en Isère À travers le dessin et le bricolage, Virginie Piotrowski montre des espaces où convergent dans une même temporalité l'apparition, le devenir, la disparition et la trace d'activités humaines suspendues le temps d'une perception Virginie Piotrowski est artiste associée à Groupe A/coop.culturelle (Lille), lauréate de la bourse des arts plastiques de Grenoble (2016), elle expose en France et à l'étranger.

La violence sourde est partout, civile et militaire, elle patrouille, éclate à l’occasion. Elle les a frappés tous les trois, Tav défiguré par une grenade, Gousse à la blessure inconnue Le narrateur pousse son fauteuil, assigné à un devoir de mémoire immédiate et d’autosurveillance. Car s’ils sont victimes, miraculés, c ’est aussi qu’ils sont coupables, ils devront rendre compte. Il neige des cendres roses

Résumé La ville patrimoniale, toujours déjà en ruine et restaurée : son image de marque se vend. Par un temps d’entre-deux, d’après-guerre, d’avant guerre, de catastrophe en cours, trois gueules cassées se rencontrent et se rétablissent à la marge de ce paysage, chez eux dans les friches et les bâtiments à l’abandon.

J’ai dit du moins je roule pas sous la table, moi, et j’ai de nouveau gueulé mais je vais m ’entraîner mec, je vous jure, d’arrache pied, et en effet je me suis arraché de mon fauteuil et j’ai fait quelques pas devant eux. Tav a dit ça t’amènera pas bien loin, va, c ’est perdre l’usage qu’il fallait pas, maintenant va le retrouver. Tu as de bonnes prothèses, pas olympiques sans doute, pas de fibre de carbone dernier cri, tu t’entraîneras, mais tu ne marcheras plus jamais comme avant, c ’est les perdre qu’il fallait éviter. J’ai dit, radouci mais toujours éperdu, si tu crois que ça se fait exprès, ces choses là. Tu l’as choisie sur catalogue, ta gueule d’amour ? Il a répondu raison de plus, rassieds toi, là où je vous emmène, c ’est de l’accidenté Une patrouille avait resserré sa ronde vers nous pendant mon petit numéro, peut être attirée par les éclats de voix, et par sa simple présence nous a bien vite ramenés au sentiment du danger et du convenable, mais un cycliste s ’est fait entendre derrière nous en actionnant plusieurs fois sa trompe et en avertissant aussi place ! simples piétons Il est passé

Extrait Nous avons descendu la place Une petite peluche oubliée, tombée d’une poussette et ramassée par un autre passant avait été coincée entre le poteau d’un candélabre éventré et l’un des câbles sortis de la trappe de maintenance inutile. J’avais mes mitaines pour freiner, mais Tav ou Gousse m ’ a détourné et m ’ a poussé vers les petits mamelons installés là autrefois pour tromper la platitude de l’espace, la carte de la fontaine ayant déjà été jouée, ou pour amuser les enfants à vélo, à trottinette, un élan de quelques mètres, pour les plus habiles un petit saut, une figure en l’air, mais l’asphalte ou le béton, je ne sais plus, avait été depuis longtemps crevé par les arbustes lointains d’alors devenus vastes et forts dessus comme dedans, ou par des champignons puis des herbes, de sorte quoi qu’il en soit qu’ils ont peiné à m ’ y percher et que les roues se prenant dans ces crevasses, l’assise du fauteuil est restée coincée au sommet du monticule, qu’ils ont eu le plus grand mal à m ’ en sortir mais qu’ils ne m ’ont, malgré mes invitations désespérées, pas abandonné là Ils savaient comme moi que je les ralentirais, que traîner un tel poids avec eux compromettrait mortellement leurs chances de survie et par là leur mission sacrée, mais Tav a dit je dis pas arrête ton char, mais vraiment c ’est pour sauver les apparences de ce qu’il te reste de dignité.

entre nous, si près que sa cape de feutre vert déployée derrière lui nous a presque giflés tous les trois, et il a ajouté et toi, la roulette, si t’es pas content va t’immoler, et prenant encore de la vitesse il a soulevé son tirolerhut Curieux, a dit Gousse, il n ’ a pas dit par le feu Lui et les autres, quel que soit le déguisement, précisent toujours par le feu, pourtant les moyens ne manquent pas, mais celui là a peut être plus grande publicité. Avant de disparaître il a lancé pour finir le suicide altruiste, entendu parler ? Tav aimait les annonces spectaculaires, il ne nous a emmenés nulle part Nous sommes simplement rentrés à l’hôpital, nous avons passé les murs, monté la pelouse et gagné notre corps de bâtiment. À cette époque, nous étions seuls à occuper les trois étages du pavillon T, hématologie, toxicologie, grands brûlés, à l’exception quelquefois des chiens qui le traversaient seuls ou en meute et ne s’inquiétaient pas de nous Personne ne nous forçait, personne ne nous interdisait, grand choix de chambres et de suites, mais ce soir là nous ne nous sommes pas attardés davantage, ni dans le parc, ni dans les fauteuils club de l’accueil, derrière le bar duquel Tav aimait passer pour nous préparer, avec l’art et l’agilité des pionniers de la mixologie, des cocktails évidemment imbuvables. Nous avons pris l’air un dernier moment sur le balcon du salon Marie Antoinette, où l’équipe de France avait un jour salué la foule après sa victoire, pour nous remettre des débordements de la soirée, mais nous avons aperçu deux silhouettes sous la lune qui descendaient la pente douce et repassaient la brèche du mur. En d’autres circonstances cette apparition ne nous aurait guère émus, mais nous sommes immédiatement tombés d’accord qu’il ne pouvait s ’agir que de l’apostropheur et de l’important retraité, qu’ils avaient dû trouver le moyen de se raccommoder, s ’entendre sur notre compte, se serrer la main et trouver intérêt à savoir notre adresse. J’allais dire que ça nous serve de leçon, mais Tav ou Gousse n ’aurait pas manqué de demander c ’est à dire ? Et il aurait fallu s ’expliquer, assurer qu’il ne fallait y voir aucun effort pour ramener nos agissements sur le terrain de la morale, mais bien de la raison, mais sur ce terme d’agissements de même il aurait fallu mettre au point, et encore rendre compte de cette mise au point, et j’ai plutôt proposé de passer la nuit

ensemble, à titre exceptionnel, dans une petite pièce facile ou bien à défendre ou bien à quitter dans la précipitation, car ils reviendraient sans faute en masse et bien décidés à nous déloger ou en découdre, peut-être à nous supprimer le plus sommairement, et j’ai ajouté vous avez noté comme moi la folie meurtrière dans les yeux de l’apostropheur, la longueur et le piquant de ses clous, s’il ne nous a pas sauté à la gorge, c ’est seulement que les témoins étaient trop nombreux. Qu’est ce que tu nous chantes là ? a dit Gousse Allons, allons, a dit Tav Ne fais pas l’enfant Tu perds les pédales Ils te font peur même pas peur, ces deux particuliers ? C’est des slogans de cour de récré. Les clous, c ’est tout comme le bonnet à clochettes, ni plus ni moins, c ’est pour amuser la galerie, tu vois bien qu’il n ’ a pas toute sa tête, ce cave L’homme au crâne te laisse indifférent, mais tu trembles à l’apparence du premier métalleux venu ? Tu en verras d’autres, mon petit. Ils le prenaient de haut, tout de même, j’étais de loin leur aîné, pour ne pas dire leur sénior, mais force était de reconnaître que les événements avaient fait de moi leur disciple en la matière, et je me suis rangé à leur avis, je ne tenais pas à persister dans le rôle du lâche auprès d’eux ni de personne, et me suis rengorgé je blague, tu plaisantes, pourquoi s ’ en prendraient ils à notre groupuscule ? Peur même pas peur, que ça nous serve de leçon, et j’ai replié le poing fermé sur mon cœur Nous les avons souvent revus tous les deux, ensemble et séparément, sur la place ou dans les environs, mais plus jamais dans l’enceinte de l’hôpital même, à notre plus grand soulagement, c ’est pourquoi nous avons évité quelque temps, autant que possible, la place et le quartier Nous repassions la brèche et leur tournions le dos, mais aussi pour voir du pays. Entre les deux murs le terrain était en effet accidenté, aussi bien par leur effondrement naturel de part et d’autre que par la végétation qui là aussi avait repris le dessus Il fallait à tout instant contourner une fondrière, passer sous un tronc, dans les orties, traverser l’habitacle d’une carcasse abandonnée. Les premières fois nous avons fait avec le fauteuil, mais pour aller plus loin j’ai dû me prendre en main pour de bon, et bientôt la mobilité réduite n ’ a plus été qu ’ un mauvais souvenir, la terrible catastrophe, les semaines d’inconscience, les prothèses d’occasion, les mois de convalescence, les années, les décennies de deuil encore, mais je ne me plaignais pas, je n ’ en parlais pas, eux non plus, ni de mon malheur, ni du leur, ni du nôtre ensemble dans sa plus grande extension Dans les mauvaises passes, les ronciers ou les cheminées, leurs bras me sont restés longtemps nécessaires, mais dans leur délicatesse, jamais ils ne m ’ont rappelé la triste sentence de Tav qui n’était hélas que trop vraie, du moins n’était pas fausse, j’ai remonté la pente, mais je n ’ai plus jamais marché comme avant, pourtant, tout bien réfléchi, il n’était

peut être pas moins vrai de dire que je marchais mieux qu ’avant, avec une élasticité nouvelle qu ’ avec le temps et dans des conditions optimales je pourrais à n ’ en pas douter convertir à mon avantage, voire en énergie cinétique pure, à la différence des vieilles personnes équipées de même, j’avais la chance, en quelque sorte, d’être un homme augmenté dès mon âge mûr, ma propre avant garde. Tav, avec ses vingt et un ans et ses pommettes de polyéthylène poreux, avec sa grenade factice autour du cou, comme aide mémoire, ne le prenait pas autrement, et devant nous ni devant personne n ’ a jamais dit le premier mot de son coup du sort, si bien qu’il n ’ en semblait en lui-même presque pas l’objet, ou le sujet, ou la cible, et Gousse elle aussi gardait le silence, nous maintenait dans l’ignorance de sa catastrophe et nous laissait avancer les hypothèses les plus imbéciles jusqu’aux plus sanglantes.

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.