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Au sein des espaces les plus volumineux du Mudam, dont le Grand hall et les salles à l’étage, se déploient une quarantaine de sculptures qui impressionnent par leur taille et leur subtile complexité. Les colonnes elliptiques de Points of view, celles, imbriquées de Lost in thought, les stratifications et compressions d’Even after, Versus et Pool, les courbes d’Outspan, évoquant un coquillage ou une oreille humaine, ou de Spring, coup de pinceau figé dans l’air... Des œuvres présentant une grande diversité de formes et de matériaux (bois, verre, bronze, pierre, acier, fibre de verre...). Tony Cragg use de techniques extrêmement pointues de travail de la matière ; on pense notamment à sa technique de fonte du bronze permettant d’obtenir des formes inédites, presque liquides. Un processus fascinant, mais qui ne constitue que la partie visible de l’iceberg. « La science explique seulement comment fonctionnent les choses, c’est l’art qui donne sa valeur, sa signification, à la matière », rappelle celui qui a travaillé dans un laboratoire de biochimie avant que son goût pour le dessin ne le mène vers des études d’art au Royal College of Art de Londres, conclues en 1977. Le sculpteur britannique, qui vit et travaille à Wuppertal en Allemagne, où l’on peut visiter son Skulpturenpark, se définit comme « un matérialiste » s’intéressant à la façon dont « le matériau nous touche », privilégiant une approche émotionnelle et sensorielle de l’art : sous la surface, ce sont des mondes à explorer, ceux de la nature, de la vie organique, et par prolongement de notre cerveau et de notre esprit. « Ce sont des fictions, pas des formules mathématiques », dit-il à propos de ses Early forms, l’une des grandes familles de son œuvre : fruits de recherches sur la surface et la texture débutées à la fin des années 80, elles représentent la base et le développement de son travail à venir. « Ces Early forms parlent des matériaux et de leurs effets ; ces derniers sont tout pour moi. La sculpture a dépassé la tradition de copie qui prévalait jusqu’au XIXe siècle. Je crois en la sculpture car aujourd’hui elle peut nous proposer de voir ce qui se cache sous sa surface. »

Tony Cragg prévient : « Je ne suis pas un artiste conceptuel. » Chacune des réalisations du britannique est solidement ancrée dans la réalité, dans le monde qui nous entoure, tout en invitant à un voyage intérieur, à un rêve, à des fantasmes de géologie ou d’anatomie déformés, étirés, développés, signes d’un imaginaire aussi riche que le travail de la matière est sophistiqué. À la base de ses Early forms, on retrouve d’ailleurs, comme un clin d’œil à ses débuts de laborantin, la fonte de récipients de laboratoire, flacons, éprouvettes et autres ustensiles industriels. « Mon travail ne relève ni de la nature ni directement du monde industriel. Il existe un moyen unique de créer de nouvelles formes. » L’œuvre de Tony Cragg – s’il insiste sur son refus de « reproduire » – évoque souvent des entités biologiques familières : colonnes comme des arbres, constituées de strates parfois faites de pièces de bois agglomérées, référence aux organismes minéraux primitifs dans Forminifera, autoportrait déroutant autour des cinq sens avec Making Sense... Cette supposée fantastique leçon de science naturelle ne serait que le fruit d’une observation superficielle ? Pour l’artiste, ce qui compte avant tout, c’est une notion de mouvement, de dynamique sous l’immobilité apparente. « Tout ce que nous avons sous les yeux est en mouvement permanent, le fruit de changements métaboliques constants et infinis : un arbre, notre corps, le soleil... celui-ci ressemble à une boule dans le ciel, mais si l’on pouvait tourner autour comme avec une sculpture, on verrait les innombrables explosions atomiques qui témoignent de son intense activité intérieure. Comment exprimer cette dynamique, toute cette émotion, cette folle complexité à travers la pierre ? », s’interroge Tony Cragg. À ses débuts, Tony Cragg accumulait des objets de production industrielle de la vie courante, essentiellement en plastique. Disposés au sol ou sur les murs, ils semblent plats, écrasés. Bien avant les Early forms et les œuvres de Cragg qui s’étendront, s’étireront, contenant en eux une foule de mouvements et de vie, cette démarche première s’apparentait à un travail de recherche sur les matériaux et leur usage. « Ce matériau trouvé, ces bouts de plastique sont le reflet des décisions industrielles ennuyeuses qui façonnent notre monde. Les procédés industriels appauvrissent les matériaux en leur donnant des formes plates, répétitives, primitives. » Tony Cragg confie avoir souvent entendu, à propos de son travail, que celui-ci serait déconnecté de tout message politique. Il réagit : « L’observation la plus pertinente et la plus politique que l’on puisse faire à propos de nos existences, c’est que tout ce que nous avons en tête, notre monde intérieur est influencé par ce qui vient du monde extérieur : les formes, les émotions... Vivre dans un monde simpliste et stérile affecte votre esprit, votre sensibilité et votre attitude dans la vie. Je crois que la sculpture, c’est créer à travers chaque nouvelle forme une nouvelle idée, une nouvelle émotion, et une nouvelle liberté. » TONY CRAGG, exposition jusqu’au 3 septembre au Mudam de Luxembourg. www.mudam.lu Tony Cragg, Early Forms, 1993 © Adagp 2017, Paris / Tony Cragg, photo : Michael Richter

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