L'HOMMAGE DE NOVO À JC POLIEN

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HORS CHAMPS

Par JC Polien ~ NOVO 59

L’audace présente un atout d’envergure dans l’exercice de la photographie. Dans ce domaine, je peux affirmer sans rougir que le culot chez moi, ajouté à une certaine forme d’indocilité, m’ont servi en bien des points. Comme souvent, j’avais demandé une autorisation préalable à la boîte de production de l’artiste. Pour des raisons

obscures, elle n’eut jamais l’obligeance de me la transmettre. Qu’importe ! La boîte de magicien grand format à l’effigie de Garcimore, que j’avais dénichée quelques jours plus tôt dans un bricà-brac, m’avait grandement inspiré une photo avec Philippe Katerine et je n’y dérogerais pas ! Le jour J, j’ai foncé à La Rodia jusqu’aux loges du chanteur. À la porte entrouverte, j’ai frappé puis demandé poliment à ses musiciens où trouver l’artiste qui en réalité se tenait bien à droite de mon champ de vision. C’est alors qu’il s’est manifesté nonchalamment et qu’il me suivit bien volontiers vers le Club, une petite salle de concert de trois cents places, qui ce soir-là ne recevait aucun ensemble. Elle est assez sombre, mais elle a le mérite de me laisser disposer de l’espace du plateau, de prendre le temps nécessaire à une petite mise en scène et d’y expérimenter également, pour mes portraits, un éclairage constitué seulement d’une lampe LED destinée en général à éclairer l’intérieur des placards ou des armoires. Dans l’intervalle, j’avais remis en mémoire au chanteur que j’étais l’auteur de la pochette de son 1 er album. Il m’a rétorqué que c’était impossible puisque la photo de l’album était de son père. J’ai rectifié alors : « Je parlais juste du design de la typo ! Il est vrai qu’à l’époque, le nom apposé à l’artwork n’existait pas… », ce à quoi il répond : « À cette époque, tout le monde se foutait du droit à l’image ! » De là, peu après mes menues installations pour lesquelles, placide, il patienta, notre séance fut assez expéditive. Il prit la boîte de jeu sans sourciller, avec cet air un peu goguenard qu’on lui connaît. En un clic efficace, je détenais en tout état de cause la photo que je m’étais imaginé !

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MARLON WILLIAMS

Quand la presse musicale parisienne m’envoyait couvrir tel groupe ou tel artiste dont je n’aimais pas vraiment la musique, je me chargeais de faire au mieux en m’exécutant sans faire état de mon anxiété. Pour un caractère un peu tourmenté comme le mien, j’ai toujours plutôt préféré partager la même sensibilité musicale que celui que je suis censé mettre en lumière, du fait de la motivation qui préside et du sens créatif qui s’ensuit.

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Aujourd’hui, revenu à Besançon, n’étant plus la contrainte de la commande, j’ai la chance, le savoureux privilège de choisir, d’après les programmations déterminées quelques mois à l’avance, la personnalité qui me plaît au point de susciter chez moi le désir de la fixer ad vitam sur le papier.

J’apprécie grandement cette différence, c’est pourquoi je fus très empressé d’aller à la rencontre, en septembre 2018, de ce jeune chanteurcompositeur et guitariste néo-zélandais dont la musique m’enthousiasme au plus haut point.

La séance commença à 21h02 et à 21h07, je tenais mon image. Je l’avais aiguillée sur une seule contrainte, celle de rester immobile lors de chaque prise, car ma technique repose sur des vitesses très lentes, je travaille sur pied, sans ajout d’éclairage. Hormis ce détail, je n’ai quasiment rien dirigé ! Tel un maître d’œuvre, Williams a tout pigé. À partir du moment où j’ai sollicité son profil et de faire semblant d’ajuster son nœud de cravate devant moi, il a poursuivi de lui-même. Face à moi cette fois, il a fait le show devant l’objectif, jouant avec ses mains, avec son regard, sachant garder la pose, profitant de l’entre-deux prise pour répondre à mes questions d’ordre général, puis reprenant une nouvelle posture et ainsi de suite. Même si la série d’images est vraiment réussie, grâce à lui, cette photographie-là représente vraiment l’instant où j’ai su que nul besoin était d’en rajouter. Cet artiste est du pain béni pour un photographe, et il règne complètement sur cet instant photographique où il n’y a pas d’accessoires pour occuper ou habiller le personnage, où le fond est neutre et sans artifice. Lui seul fait parler l’image, ce qui reste assez rare au fond, et induit une sorte de soulagement pour moi qui appréhende parfois que celui que je m’apprête à photographier ne puisse pas dégager ce petit supplément d’âme pour habiter entièrement mon objectif, ma vision et mon intuition lorsque je déclenche.

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AN PIERLÉ

La chanteuse devait se produire ce soir-là dans le cadre du festival GéNéRiQ de Besançon. Lors de la balance, elle m’a reconnu au premier regard croisé dans un couloir collatéral de la cathédrale Saint-Jean. À ma grande surprise et après bien des années, elle se souvenait encore avec précision de notre séance photo dans un Lavomatic du 9 e  arrondissement de la capitale. Je lui avais demandé à l’époque de prendre la pose dans l’un des tambours de lave-linge…

Tout en nous remémorant les images faites ensemble à Paris et n’ayant pas le goût de faire d’elle un portrait classique, je l’ai entraînée dans un premier temps au-dehors où, sans résistance, cheveux défaits ou attachés, elle m’a offert très humainement toutes sortes de poses. Méconnaissant tout à fait les lieux, j’abordai le second temps à l’intérieur cette fois où, campée devant la Vierge, je lui demandai de porter à ses lèvres sa petite barrette à cheveux. Pas de message ici, pas de véritable mise en scène, juste l’image d’une femme, qui pourrait être une sœur, une cousine, une amie, une femme attentive et révélant une authentique simplicité.

Besançon, image du 15 février 2017

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Cette image a été prise lors du festival GéNéRiQ que je couvre depuis quelques années. Il s’apparente un peu à un laboratoire musical dont la moitié des concerts est gratuite. L’idée est d’y convier des groupes plus ou moins émergents ou confirmés, dans des configurations plus insolites que les salles de concert traditionnelles, tels une cathédrale, une

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faculté de Lettres, un Conservatoire, des BeauxArts ou encore un bar, où j’ai donc rencontré Brendan Perry, la soixantaine aujourd’hui, venu chanter en solo. La photo m’évoque ces moments de ma jeunesse où j’écoutais beaucoup cet Irlandais dans son groupe Dead Can Dance, mondialement connu dans les années 1980, et dont il fut le membre fondateur. Le dernier soir du festival, ce dimanchelà, j’étais assez exténué d’avoir eu à courir après les vingt-quatre groupes programmés de jour comme de nuit. Je l’ai retrouvé à l’Antonnoir, un café-concert et bar de nuit, refait à neuf hormis les loges laissées en l’état et qu’il fallait rejoindre en passant derrière la scène par un escalier. D’ailleurs, plutôt que des loges, le lieu est un espace ouvert et convivial où artistes, techniciens, gens de la prod se côtoient, dînent, ou boivent un verre. Il était informé de notre séance puisque j’en avais fait la demande officiellement. Alors, je l’ai conduit dans une pièce adjacente, au papier peint qui vous renvoie au passé instantanément. Étant toujours aussi directif, je lui ai proposé de mettre ses mains en position pour satisfaire à mon intérêt et à mon attirance de plus en plus nets pour l’iconographie religieuse. Comme nous ne sommes pas des sauvages, nous avons entamé à la fin un brin de conversation au sujet de son actualité et de ses projets. C’est alors qu’il m’a fait part de son prochain concert à Paris, au Grand Rex, le 10 mai 2019. Instinctivement, je me suis départi d’un « Oh ! C’est le jour de mon anniversaire ! » Là, il me réplique très spontanément : «  Je t’invite !  » Et il me laisse son numéro et son email personnel. Autant avouer que j’ai été aussi touché que surpris. Je me suis revu sur le lit de ma jeunesse, écoutant Summoning of the Muse… Quiconque m’aurait annoncé alors que Brendan Perry me dirait un beau jour de sa belle voix de baryton «  You’re my guest  », je lui aurais balancé mon polochon à la figure !

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L’album Figure 8 devait sortir peu après le 4 avril 2000, jour de ma rencontre avec lui. Comme à l’accoutumée, et sachant que l’artiste disposait généralement d’un temps limité en période de promo, j’étais parti en quête d’inspiration dans le quartier de Pigalle, bien avant l’heure de mon rendez-vous dans un hôtel de la rue de Dunkerque. J’étais resté en arrêt devant le n°56 de la rue, qui abritait l’entreprise PROFEU, un distributeur en extincteurs. Le chef d’atelier m’avait promis à peine une dizaine de minutes pour quelques prises de vues dans le lieu du stockage. De retour à son hôtel, j’ai conduit alors le chanteur, très introverti et peu loquace, jusqu’au n°56… La météo annonçant un temps médiocre, Elliott Smith portait une parka noire que je lui avais demandé de garder pour le shooting du dehors. Puis, selon mon souhait, il ôta docilement sa veste une fois installé à l’abri, près des stocks, puisque son t-shirt faisait un parfait rappel avec le rouge des extincteurs. J’ai dû faire avec lui une douzaine de vues. Il s’appliquait à suivre mes instructions à la lettre, sans poser aucune question, en gardant un mutisme étonnant ! Rarement séance fut aussi fluide, comme une sorte de « vite fait, bien fait ».

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En juillet 2002, à Paris, pour la promo de «  La Femme trombone  », j’ai atterri dans le Marais, chez Virgin, la maison de disque des Rita Mitsouko. J’avais pris de l’avance sur le rendez-vous pour repérer les lieux. Eux, très en retard, semblaient désintéressés par la question. Catherine, en survoltage constant, et Fred Chichin, passablement à l’ouest, ne décollant pas de la machine à café, je m’étais résigné à effectuer alors quelques prises de vues. Ils n’étaient pas concentrés, se fichaient éperdument du peu de temps dont je disposais et ne voulaient pas descendre dans la rue sur mon invitation.

Il avait donc fallu composer avec les bureaux ! Conviés à se poser à une table, pour jouer aux employés, ils avaient fait semblant d’être en réunion de travail. Le miracle fut !

Avoir immortalisé le groupe dans un univers entièrement opposé au leur me paraît aujourd’hui amusant. Conservée par défaut, cette image signifie pour moi toutes les contraintes de temps, de lieux et d’expressions imposées ce jour-là. En regardant aujourd’hui les planches-contacts de la série, toutes les autres images sont véritablement sans intérêt.

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JOE STRUMMER

Virgin, qui à l’époque éditait un magazine papier glacé pour lequel je collaborais, m’a chargé de l’une des rares rencontres professionnelles où j’ai été véritablement impressionné. Il faut savoir que j’ai grandi avec The Clash ! Et l’album London Calling était mon album de chevet.

Mon expérience m’avait appris l’humilité et surtout, j’avais retenu que, pour réussir mes images, je concentrais toujours en moi-même une forme de neutralité. J’avais besoin d’y adjoindre une sorte d’absence d’émotion. Cependant, je dois admettre ici sincèrement qu’une fois confiée cette mission inespérée, je m’en étais retrouvé tout chose, et j’avais réellement éprouvé de l’appréhension.

Comble du trouble, depuis quelque temps, il me manquait une dent de devant, ce qui n’échappait à personne lorsque je me mettais à parler. Évidemment, ce fut la première chose que Joe Strummer a vue lorsque nous nous sommes rencontrés, ce 15 septembre 1999.

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«  Oh, tu t’es cassé une dent !  », me dit-il, et tout en retroussant sa lèvre supérieure, il m’a lancé : « Moi aussi ! Pareil ! »

Si étonnant que fût ce premier échange, j’avoue que Strummer m’avait mis à l’aise et qu’il a contribué à cet instant précis à toute la fluidité de la séance, même s’il m’avait pas mal chambré, ce jour-là. Il avait rendez-vous avec un plateau TV à la suite de notre séance. Seulement, quand son attachée de presse lui a fait savoir qu’ils avaient du retard sur le timing, Joe Strummer l’a gentiment envoyée balader, lui disant en substance : «  Sorry, moi je m’amuse et c’est moi qui décide quand j’arrête ! »

Je peux aisément dire que j’étais plutôt flatté qu’il veuille ainsi continuer avec moi.

Il ne m’était donné que douze vues à faire avec lui, et je tiens à ce que l’on n’oublie pas qu’à cette époque de l’argentique, on avait des boitiers plutôt lourds et difficiles à gérer.

En tous cas, me concernant, je savais déjà que j’avais glané avec lui toute la matière voulue pour une belle « manchette » dans le magazine ! Pour la douzième et toute dernière prise de la série, je lui ai tout simplement dit de faire absolument tout ce qu’il voulait…

C’est alors qu’il a reculé de deux pas et qu’il a pris son élan pour sauter ! Évidemment, la photo aurait pu être floue… Mais, en réalité, elle fut publiée partout.

Cet instant volé authentique et immémorial reste pour moi tout autant captivant que surprenant. Il a cristallisé toute l’inconnue que pouvait figurer l’argentique et ses effets. Et cette image représente vraiment pour moi cette envolée de culture musicale, voire politique à laquelle je me suis toujours identifié.

Enfin, sentimentalement, je tiens également au souvenir de cette rencontre tant elle souligne, avec la personnalité libre et extravagante qu’était celle de Joe Strummer, toute la part humaine qui se puisse vivre avec un être, au-delà des apparences. Une rencontre pour moi qui demeure à jamais marquante.

Et de préciser pour finir qu’en quittant la séance, il m’a juste dit : «  Maintenant, rends-moi mon portefeuille ! »

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BERTRAND BELIN

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J’ai rencontré Bertrand Belin en mai 2019 à l’occasion de son concert donné à La Rodia à Besançon. Avant une rapide séance photo en fin d’après-midi, j’ai eu le privilège de passer un peu de temps avec l’artiste. Volubile, le natif de Quiberon m’a parlé de son adolescence, de tout ce à quoi on peut s’adonner quand on a treize, quatorze ans, mais chez lui cela avait commencé vers dixhuit ans. L’apprentissage de la guitare, la musique rock, plutôt américaine. Son grand frère et l’initiation à la musique des années cinquante, soixante. Hank Williams, Johnny Cash, Elvis Presley, Eddie Cochran. Plus tard, il écoutera Thiéfaine au walkman, «  qui m’emmenait dans des territoires vierges, avec des vocabulaires insensés que je ne comprenais pas. Tout ça me faisait une destination. Je me disais que peut-être un jour je fréquenterais les mondes qu’il y a là-dedans, c’était très inspirant ». Puis nous avons parlé des cauchemars récurrents, des rêves chroniques. Les siens. Des rêves de pêches, des pêches miraculeuses souvent… Le chalut, la marée, amarrer. Le manque de rigueur dans l’écriture. Du mot « clavicule » (son mot préféré), des lectures de Bernanos, de Fat White Family, de la petite messe solennelle de Rossini, de la chanteuse syrienne Waed Bouhassoun.

Concernant Thiéfaine, cette petite anecdote amusante. Avant notre rendez-vous, j’étais passé au catering d’où j’avais emporté quelques mandarines, me disant qu’elles pourraient toujours me servir pour la séance. Le moment venu, je lui ai suggéré de poser avec ce vieux casque audio de marque BST chiné sur une brocante, et de plugger ce dernier à un fruit. Il a accepté bien volontiers, me disant que cela lui rappelait la pochette de l’album Autorisation de délirer sorti à la fin des années soixantedix, référence à laquelle je n’avais pas pensé en déballant mes petites oranges. Finalement, j’ai préféré garder cette série réalisée sur la terrasse du quatrième étage, le regard scrutant l’horizon, cigarette à la main.

Le soir même, dans une salle comble, le concert nous a laissés « sur le cul ».

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JON SPENCER

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Étrange moment que cette séance avec Jon Spencer. Je résume cette anecdote en trois parties. Dans les années 2000 me restait l’image d’un personnage des plus difficiles d’accès que je connaissais déjà parce que j’avais fait la tournée de Boss Hog, le groupe de sa compagne Cristina Martinez, très jolie femme il faut dire, dont il était le guitariste. Il était jaloux comme un tigre et son regard me lançait des couteaux dès que je la photographiais. Dans le taxi qui nous conduisait alors à Canal+, il m’avait même arraché des mains le Leica de l’époque pendant que je les photographiais sur la banquette arrière de la voiture. Second épisode, nous sommes à New York, Philippe Manœuvre et moi, pour Rock & Folk. Je me souviens que The Jon Spencer Blues Explosion avait joué le soir même dans un cabaret analogue

au Crazy Horse à Paris. Le décalage entre le public et son rock énervé avait été surprenant. Durant toute la séance précédent le concert je ressentais une tension permanente chez cette personne, et je sentais bien aussi que je l’agaçais et que si je pouvais disparaître, son vœu serait exaucé ! Troisième partie, nous sommes à La Rodia à Besançon le 8 novembre 2019 et une légère appréhension s’emparait de moi à l’idée de revoir Jon Spencer. À ma plus grande surprise, j’ai retrouvé un homme affable, souriant, disponible et plutôt taquin. Polaroid en main, il se prêta bien volontiers à mes directives. Depuis cette dernière rencontre avec le musicien, je me suis promis de ne plus jamais porter le moindre jugement sur les artistes que je croisais.

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WARHAUS

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Malgré l’expérience et l’âge mûr, il est encore des artistes qui vous intimident quelque peu. Ce fut le cas avec Maarten Devoldere. Le fait d’être un grand fan du groupe Balthazar peut en partie l’expliquer… Le festival GéNéRiQ de Besançon m’avait envoyé, le soir du 18 février 2017, dans la petite salle aux 99 places du Scénacle. D’emblée, les circonstances n’avaient pas joué en ma faveur : la salle était bondée, trop faiblement éclairée, et l’attachée de presse du groupe m’avait annoncé que ce dernier me consacrait en tout et pour tout une dizaine de minutes seulement. Après quelques clichés réalisés sous une lumière ambiante franchement dégueulasse, j’avais alors entraîné le trio au pas de course vers le Café du Jura, près de la Gare d’Eau. Connaissant les gérants de l’établissement, je pensais faire les choses « à la cool », et je n’avais pas jugé utile de faire des repérages en amont de l’entrevue. Bien mal m’en avait pris : ce samedi, bouche bée devant la porte close, le bistrot était fermé ! J’étais liquéfié. Il me restait deux minutes au chronomètre ! C’est alors que l’épicier de la place me tira du pétrin en acceptant que, sous les néons de sa supérette, j’expédie trois ou quatre images, l’adrénaline en ébullition. Pourquoi, à cet instant, j’ai pensé aux néons du chef opérateur Bruno Nuytten dans la station-service du film Tchao Pantin ? Aucune idée et, après coup, pas vraiment de rapport… J’ai coincé les garçons entre les bouteilles de sirop, l’eau pétillante et la purée de tomates, et cette lumière blanche du moment m’a sauvé la mise. Ce qui m’amuse aujourd’hui, c’est qu’à deux doigts de la noyade, j’avais affecté un complet détachement, une sorte de flegme à la british et, tout naturellement, le groupe avait pris mon improvisation pour un procédé savamment calculé et dont j’étais forcément coutumier…

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ARCHIVE

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Par chance, en cette fin de novembre 2019, j’avais reçu l’approbation du label d’Archive de les photographier et, à l’heure de mon rendez-vous à Besançon avec le groupe, la lumière de l’après-midi légèrement voilée par un ciel laiteux restait plutôt correcte.

Comme à l’accoutumée, je m’étais prémuni d’une valise remplie de disques, de jeux de société, de jouets de tout acabit, dans l’idée d’accessoiriser le groupe qui fêtait, durant cette tournée, ses 25 ans d’existence ! De plus, on m’avait prévenu que, durant les balances, Archive ne porterait pas son costume de scène. Dès leur arrivée sur la grande terrasse de la Rodia où j’avais fixé la séance et, tout en leur exposant le bric-à-brac bombant ma valise, je leur expliquai mon intention première, à savoir une photo du groupe en plan large. D’aucuns se sont récriés qu’ils préféraient le plan serré, voire le portrait, vu qu’ils n’étaient pas accoutrés de leur vêtement pour le concert.

Nous avons alors réussi à négocier ensemble un plan américain individuel avec mon idée reconditionnée : qu’ils jouent la pose avec un

disque. J’ai pris mes marques, en fixant le pied de mon appareil, en inscrivant des marquages au sol, afin que chacun soit plus ou moins à la même place. La séance a démarré à sa mesure jusqu’au moment où un membre du groupe m’annonce : « Il serait bon qu’on se dépêche parce qu’on a piscine ! »

Un peu éberlué, je l’ai regardé en me demandant si c’était du lard ou du cochon, mais une personne de la production qui était sur les lieux m’affirma, qu’effectivement, le groupe avait réclamé dans leur planning une plage piscine… J’ai donc œuvré aussi vite que possible. En rentrant, je me suis appliqué à détourer chaque disque sur lequel j’avais promis aux membres d’Archive d’appliquer le nom du groupe, lettre par lettre, en rajoutant le fameux nombre 25, date anniversaire de leur création.

Cette image de portraits juxtaposés ne comporte donc pas de chronologie, elle est juste assemblée en fonction du mouvement que produisent les gestes et les disques, cette espèce d’ondulation qui la rend susceptible de posséder du caractère…

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JC POLIEN 1964-2023

J’aime beaucoup cette photo de JC sous la neige, dans la rue des Granges à Besançon, la rue où il résidait depuis quelques années, une photo très loin de ses critères esthétiques. Une photo prise au débotté, je trouve qu’elle dit beaucoup de lui… Il a le regard doux, à peine ailleurs, comme en train de voir la prochaine image, avec ses yeux bleus comme lui.

Avec aussi ce léger sourire, comme si la situation l’amusait et les situations l’amusaient souvent. JC était sensible aux décalages, aux objets insolites, aux silhouettes originales, aux visages cassés, marqués, aux looks improbables…

À propos de look, il est d’ailleurs pas mal le sien sur cette photo, avec cette association veste à carreaux seventies et grosse écharpe de laine rayée. JC le roi des petits foulards autour du cou, des chemises aux cols pelle à tarte, des gilets sans manche, avec son élégance surannée, son goût pour la fripe, pour les fringues usées, jugées obsolètes, sa passion de la chine. Celui ou celle qui n’a jamais déménagé JC, ne peut imaginer le nombre d’objets récupérés ici et là, son intérieur décoré comme une scène de théâtre. Je ne compte plus les cartons portés ensemble…

Un sourire comme s’il n’était pas dupe, et il ne l’était pas.

Ni de son statut de photographe. JC ne se mettait jamais au-dessus ou à côté des sujets ou des objets qu’il photographiait. Avec lui, tout le monde était au même niveau : le guitariste d’AC/DC comme le cordonnier de la rue de la Madeleine, le couple des White Stripes comme la couturière du Covid. À sa dernière exposition à la Galerie de la Poste à Besançon, les tirages étaient tous alignés sur le même plan, presque tous au même format. Et ça en dit long sur le regard que JC posait sur le monde : un monde qui pouvait le rendre fou de désir comme de colère, mais dans lequel il défendait le droit à chacun et chacune d’exister.

Pas dupe non plus de ce qu’il avait devant les yeux, JC ne copinait pas avec les sujets qu’il photographiait ni avec leur entourage quand il s’agissait de personnages publics, ça, j’ai pu le constater et l’apprécier lors de nos nombreuses collaborations parisiennes. Non, il cherchait juste

la sincérité de ce qu’il regardait, ce n’était pas un photographe de l’éphémère, de l’instant saisi dans la rue, c’était un obsédé du cadre, de la mise en scène afin que tout ce qu’il capturait avec son appareil soit comme magnifié.

Avec JC, le monde, les hommes, les femmes, les objets étaient regardés intensément, avec de la saturation, avec du contraste, tout irradiait. Et je ne peux m’empêcher de sourire, moi aussi, en regardant l’arrière-plan de cette photo, prise par Emmanuelle, sa sœur chérie, avec la vitrine Optic 2000, un opticien derrière un photographe, JC aurait adoré ce décalage… Le regard toujours.

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