HORS - SÉRIE
Nº 27
DU
MAGA ZINE
NOVO
Pour finir cette soirée en beauté Docteur Boost après Superfleisch… La soirée thérapeutique d’Alsace du Sud ! “Buvez éliminez” après les fêtes ! Tarifs à partir de 15 euros jusqu’au 24 décembre. Ensuite 21 euros. Sauf 5 euros pour ceux qui nous chouchoutent toute l’année : le personnel soignants, les représentant des force de l’ordre et les pompiers et sapeurs, les éboueurs, gardes rivière, traiteurs d’eau, gardes forestier, agents de propreté, bénévoles dans les associations, le tout pour un billet acheté avant le 24 décembre. Une boisons offerte à ceux qui sont magnifiquement mis en valeur par un costume d’expression. Petite restauration équilibrée et diététique sur place (saucisse et tarte Flambée light sur place).
Oui, Rachid ! Strasbourg, le 17 mars 2001, Hôtel Mercure, place de la gare. Nous nous signalons à la réception. Rachid Taha est prévenu, il descend nous rejoindre. L’ascenseur est vitré et comme dans certains films de science-fiction nous suivons sa progression. À l’intérieur, Rachid est vêtu d’une longue veste en cuir violet. Il semble en majesté, à la fois Jimi Hendrix, Alan Vega ou Prince – sans occulter l’étrangeté d’un Little Richard ou une référence inconsciente aux Beatles, période Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Cette lente descente constitue un condensé de l’histoire du rock. Les portes s’ouvrent, Rachid avance vers nous, le regard sévère. Hors de question de démarrer l’interview sans chercher à s’enquérir de savoir qui nous sommes : une Alsacienne, née à Marrakech ; un fils de pied-noir et d’une Alsacienne ? Hmmm, la singularité n’est pas pour lui déplaire. Nous ouvrons le ban, il nous suit sans phare, prêt à rebondir avant l’énoncé de la question, mesurant le sens de son propos et étayant son discours à chaque instant. Les deux bourgeoises assises à côté de nous, parlant ostensiblement fort – sont-elles gênées par la présence de cet Arabe pensant, il y a malheureusement fort à parier que ça soit le cas ! –, ne l’empêcheront pas de développer certaines de ses plus belles théories sur l’origine africaine de la musique qu’il aime tant : le rock, son rock éternel et clef de voûte de sa pensée. Grâce à lui et à tous ceux qui lui emboîtent le pas, la babouche devient santiag et la santiag redevient babouche. On se souvient alors du choc ressenti quand notre ami Abrahim nous a offert le CD de Diwân en 1998. Rachid Taha, nous le connaissions, nous le suivions depuis les premiers pas de Carte de Séjour – on avait acquis notre 45T de Douce France, bien conscients de la subversion de cet achat – en passant par Barbès et Voilà Voilà, son brûlot électronique antifasciste. Auteur, compositeur, chanteur, DJ, nous savions que Rachid avait le don de brouiller les pistes et de jouer les trublions – blonds, parfois –, mais avec Diwân l’entreprise prend un sens nouveau : il ne cherche plus à éveiller les consciences en bousculant les préjugés d’un revers de la main, il s’impose comme cet artiste majeur en France, à l’égal des plus grands, avec en prime l’arabe comme langue d’expression. Cette langue qui est nôtre, intimement, mais qui continue d’être refoulée par d’autres, parce que jugée suspecte. Avec Diwân, il nous donne à l’entendre comme nous ne l’avions jamais entendue jusque-là. Nous pensons alors à la souffrance endurée par nos amis d’Afrique du Nord, écartelés entre deux cultures, opprimés des deux côtés de la Méditerranée – pas vraiment chez eux ici, plus chez eux là-bas. Nous assistions, impuissants, au désastre algérien. Autant de sujets sur lesquels Rachid apporte ses éclaircissements, invoquant l’histoire et tordant le cou aux raccourcis, pour ouvrir à une réflexion nouvelle, parfois inédite. Il le fait parfois avec une mauvaise foi manifeste, mais même celle-ci contient sa part de vérité. Il ne faut cependant pas lui parler de mélancolie, la douleur qu’il manifeste – comme bien d’autres – dans sa relation à son Algérie tant aimée. Il bondit et contreattaque avec vigueur pour ne pas affronter ce qui le ronge de l’intérieur. « Et ta mélancolie à toi, tu la vis comment ? Tu la connais pourtant ! » Cette mélancolie, il a raison, c’est aussi la nôtre, celle d’un monde si plein de promesses, mais qui se délite déjà, à quelques mois du 11 septembre, en cet étrange printemps d’insouciance. Le soir même, il s’amuse du fait que nous vivons notre « dernière fête à gauche à Strasbourg ». Nous sommes à la veille d’un scrutin municipal qui marque le retour de la droite. Il en rit et le vit comme un dernier soir – notre dernier soir –, dansant de manière effrénée au rythme
© Christophe Urbain
d’un Garab Garab endiablé qui le conduit au bord de l’évanouissement. L’image est saisissante : ses musiciens viennent le relever, les filles aux abords de la scène sont en extase, le public se déverse en émotions ultimes. Après ce premier entretien, nous le revoyons en concert de temps en temps avec un bonheur parfois inégal, mais c’est à Londres qu’on le retrouve dans toute sa splendeur à l’occasion d’un concert au Jazz Café, près de Camden. Nous accompagnons son ami Rodolphe Burger lors d’une odyssée rock au printemps 2008. Je me souviens d’avoir apporté avec moi son ouvrage autobiographique fraîchement publié, Rock la Casbah, et comme il tarde à venir pour faire sa balance, je me replonge dans la lecture du livre au comptoir. J’y découvre ces quelques lignes d’une déclaration d’amour fraternel à destination de Rodolphe. Sous le coup de l’émotion, je referme le livre, lève la tête et me trouve nez à nez avec Rachid. Il me regarde d’un air dans lequel se mêlent fierté et inquiétude : « Alors, il te plaît mon livre ? » Oui, il me plaît votre livre, Rachid. Je n’ose lui dire que le livre je le situe à l’image de son œuvre : essentiel. Et n’en dis rien de plus. Aujourd’hui, j’aurais envie de lui répondre autrement : oui, Rachid, j’y lis une vision libérée et nécessaire qui me renvoie à certains modèles libertaires du passé, Jean
Genet, Allen Ginsberg ou Pier Paolo Pasolini, et tous ceux qui continuent de nous servir de phares dans un monde en proie au désespoir. Oui, Rachid, tu es l’artiste de notre génération ; tu l’es au même titre que Joe Strummer et, comme lui, tu fais partie de ces artistes qu’on aime le plus au monde. Oui, Rachid, tu as ouvert des voies comme nul autre ; tu es « le guide », comme ton prénom l’annonce si joliment. Oui, Rachid, l’hommage qu’on te rend dans ces pages avec certains de tes amis les plus proches est tellement mérité. Tu l’aurais sans doute aimé autant que tu en aurais nié la nécessité, heurté dans ta profonde humilité – qui comme chacun le sait s’exprimait parfois dans une forme d’outrance et cette soif démesurée de reconnaissance. Oui, Rachid, tu seras dans le cœur de ton public et de tous les invités des concerts qui seront donnés à SainteMarie-aux-Mines – ta ville ! – en ton nom. En ta présence. Et puis merde, oui, Rachid, tu nous manques !
Ce journal est le fruit d’une collaboration amicale entre la Compagnie Rodolphe Burger et le magazine Novo. Directeurs de la publication et de la rédaction : Michaëlle Roch et Philippe Schweyer — Rédacteur en chef : Emmanuel Abela — Secrétaire de rédaction : Aude Ziegelmeyer Direction artistique et graphisme : STAR★LIGHT — Tigre : Rodolphe Burger — Production et Dj from LR : Micka Rock — Homme bionique : Bruno Chibane Imprimeur : Ott imprimeurs — Dépôt légal : octobre 2023 — ISSN : 1969-9514 — © NOVO 2023 Ce hors-série du magazine Novo est édité par Chicmedias & Médiapop Abonnements à
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Rodolphe Burger
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Ta Casbah est ma maison Sans le savoir, Rachid Taha et Rodolphe Burger se sont croisés lors de leurs jeunes années à Sainte-Marie-aux-Mines, longtemps avant de devenir des amis très fraternels et de beaucoup collaborer. À l’occasion d’une édition hommage du festival C’est dans la Vallée, Rodolphe se souvient.
C ’EST DA N S L A VA L L ÉE
Rachid Taha et toi-même, vous étiez loin de soupçonner votre passé commun à Sainte-Marie-aux-Mines. Comment se fait la rencontre ? La rencontre se fait à la fin des années 80 et début des années 90 par l’intermédiaire de Bernard Meyet [manager du groupe Carte de Séjour et fondateur du label lyonnais Mosquito, puis du label Attitude qui signa Kat Onoma]. Rachid le considérait comme un mentor, il lui avait fait découvrir entre autres Artaud et Pasolini. Bien sûr, je connaissais Carte de Séjour. J’étais très admiratif de la démarche et je me souviens parfaitement de ce moment avec Jack Lang [un commando pacifique comprenant l’ancien ministre de la Culture, Charles Trenet lui-même et Rachid Taha avaient distribué un exemplaire de Douce France par Carte de Séjour aux députés] :
distribuer ainsi un 45T à l’Assemblée nationale, c’est tout de même assez impensable aujourd’hui ! Je me souviens également de la beauté de la pochette avec les costumes, Rachid en était très fier : « C’est moi qui en ai assuré la direction artistique », affirmait-il. Il faut resituer les choses : c’était un événement, musical tout d’abord avec ces rebeus qui faisaient du rock, politique ensuite. Quand tu finis par le rencontrer, il évolue déjà en solo. On s’est rencontrés au bar de l’Industrie, près de Bastille – il était pote avec le patron. On discute au comptoir et on découvre, mais tout à fait par hasard, qu’on a vécu l’un et l’autre dans cette toute petite ville d’Alsace : Sainte-Marie-aux-Mines. Pour moi, il était Lyonnais. Mais il y a une « préhistoire » à son passage par Lyon,
© Christophe Urbain
la Vologne [à Lépanges-sur-Vologne où il passe une partie de son adolescence] et plus tôt encore Sainte-Marie-aux-Mines [entre l’âge de 11 et 13 ans]. C’est une coïncidence assez incroyable. C’est pourquoi je l’ai invité à jouer dès la deuxième année du festival C’est dans la Vallée. Après, il y est venu à presque chaque édition. Dans son autobiographie, Rock la Casbah, il te dédie quelques lignes très touchantes : il y a la reconnaissance artistique, mais au-delà de cela, on sent un lien fraternel. Tout à fait, nous avions un lien fraternel très fort, c’est évident. Cette coïncidence de Sainte-Marie a-t-elle joué ? Oui, sans doute un peu, mais pas seulement. Entre nous, on ressentait énormément d’affect. Il faisait des déclarations et exprimait facilement son attachement. Nous avons enregistré et joué ensemble. Je me souviens notamment d’un concert fantastique aux Dominicains à Guebwiller – very churchy ! –, et avant cela, nous avons donné un concert mémorable au Bataclan : il m’avait invité pour jouer un morceau, je l’avais répété et j’attendais sagement, mais au bout du deuxième morceau de son set, le backliner entre en loge et hurle : « Hey, Rachid t’appelle ! » Il voulait que je vienne le rejoindre. Je ne connaissais pas les titres, mais je suis resté tout le concert… J’ai pu constater que pour la plupart de ses titres, c’était du modal, sans trop de changements d’accords, et que j’éprouvais un plaisir énorme à les jouer. J’appréciais ces compositions orientales très rock avec cette grande place laissée à la dynamique et à l’improvisation. Il aimait bien m’inviter comme guitariste. Bien au-delà de ces collaborations, il y avait ces nombreux coups de téléphone nocturnes : ce temps passé, nous ne le consacrions pas forcément à parler, mais à transmettre cet affect. De l’affection aussi. Bernard Meyet faisait le lien, beaucoup, très souvent. Avec Rachid, on imagine bien des pérégrinations nocturnes. Oui, il m’emmenait dans des endroits où je ne mettais jamais les pieds. Il aimait les boîtes de nuit à Paris, le Baron par exemple, des cabarets et d’autres endroits comme ça. Il adorait ça. C’était un mec de la nuit, il se faisait ouvrir tous ces lieux – ils étaient ouverts pour lui ! – qui pouvaient sembler horribles, show-biz à mort, mais qui, avec Rachid, devenaient
Rodolphe Burger
Votre collaboration prend la forme d’« Arabécédaire » sur ton album No Sport. C’est le morceau qui a scellé quelque chose entre nous. J’adore cette histoire : il m’envoie un message à 4 heures du mat’ : « Habibi, t’es où ? À Paris ? » Là, il me dit : « Il faut que tu chantes un morceau en arabe ! » Je lui réponds que je veux bien, mais qu’il va me servir de prof d’arabe. Il raccroche, puis oublie. Moi, je n’oublie pas ! À l’époque [en 2008], j’étais en résidence au Conservatoire de Strasbourg et comme j’enregistrais beaucoup avec les élèves – la classe d’impro notamment avec des percussions et des ondes Martenot –, j’ai posé un instrumental qui était ma propre version d’une musique « orientale », mais sans être un pastiche pour autant. On y trouvait le frère de Pierre Moerlen au xylophone [Benoît], j’avais rajouté une piste de stylophone sur une base rythmique posée par les élèves. J’aimais beaucoup cet instrumental et il était prêt pour la leçon d’arabe que devait me donner Rachid. Je le retrouve en studio, avec Barbara. Il se pointe avec un petit manuel d’apprentissage de l’arabe – en fait, il ne le parlait pas si bien que cela, en tout cas pas l’arabe classique et encore moins littéraire. Pour plus de sécurité, il apporte ce manuel avec les règles de base. Je découvre tout cela : « Il n’existe pas d’infinitif en arabe », « pour nommer un verbe, on le présente au passé », etc. On y trouve de nombreux exemples grammaticaux, dont la phrase : « Les enfants étaient dans la rue. » J’ai décidé d’inverser les choses : moi, j’énonce les règles de grammaire et lui, il est le bon élève qui prononce les lettres et les phrases correspondantes ; on se retrouve tous deux sur ce refrain qui ne constitue pas un slogan, mais qui résonne fortement avec l’Intifada, « les enfants étaient dans la rue », le tout avec un fond musical qui évoque cette insurrection. Nous en sommes contents, très fiers même ! Et même si nous n’arrivions pas à l’adapter sur scène – il était difficile à mettre en place –, nous le diffusions en intro du Couscous Clan, le groupe qu’on a fini par former ensemble. C’est avec ce morceau que nous avons inauguré le « backstage à vue », un principe que nous avons repris par la suite lors des concerts autour du Velvet Underground : nous installions des canapés sur scène, une table, des boissons, des cendriers ; le groupe était là, picolait et fumait, les gens se demandant ce qui se passait ; on diffusait « Arabécédaire », la lumière baissait et on démarrait le concert. Ça devenait notre indicatif en quelque sorte, notre hymne. D’où est venue l’idée du Couscous Clan ? C’était d’abord une blague – une des bonnes blagues de Rachid comme le Kebab-A-Lula. Il en avait plein sa besace, des jeux de mots comme ceux-là, ça faisait partie de son génie. Je me souviens bien : je reviens d’Égypte – j’avais joué à Alexandrie. Pour des questions d’organisation, je m’y suis rendu deux jours plus tôt. Alors que je m’inquiétais de savoir avec qui je devais jouer, on m’a rétorqué qu’« il n’y a pas de musicien à Alexandrie ! Ils sont tous au Caire. » Le soir même, je suis parti en vadrouille et j’ai trouvé le bistrot des homos, des marginaux et des musiciens. J’en ai trouvé de géniaux, dont un accordéoniste aveugle. Le lendemain, je me rends au Caire pour un rendez-vous devant la Pyramide de Khéops – ça tombe bien, je ne l’avais jamais vue… Là, je découvre un dispositif de dingue : un concert d’IAM pour Canal+ pour le vingtième anniversaire du groupe,
« Ce temps passé, nous ne le consacrions pas forcément à parler, mais à transmettre Après, le Couscous Clan a vite pris de l’ampleur. Par la suite, on a donné plusieurs concerts à Nanterre. de l’affect. » Nous avons commencé par jouer dans un bar, où l’on a avec l’Orchestre National de l’Opéra du Caire – ces gens qu’on retrouvait avec Oum Kalsoum ou sur des compositions comme « Kashmir » de Led Zeppelin. Ils avaient fait venir le public en charters et à un moment Akhenaton a lancé : « Faites du bruit pour les pharaons ! » La punchline d’enfer. À mon retour, je raconte tout cela à Rachid, écroulé de rire. On en fait le premier morceau du Couscous Clan lors de notre première répétition, grâce à IAM !
projeté des scopitones. Rachid aimait en voir – il avait le souvenir d’en avoir découvert à Sainte-Marie, je sais que j’en ai vu, moi aussi. Certains de ces petits films étaient financés par la femme de Bruno Coquatrix, le directeur de l’Olympia à l’époque, avec parmi les figurantes, les Claudettes. Dans ces scopitones, tu trouvais à la fois des films super kitsch mais aussi l’image du gars accoudé au comptoir d’un bar qui te racontait la nostalgie du pays et noyait son chagrin dans l’alcool. C’était saisissant. Dans le bar, on a diffusé cette collection. Le bouche-à-oreille a fonctionné : des familles sont venues, des femmes pleuraient parce qu’elles revoyaient des images de leur enfance – leur « madeleine » à elles –, et tous ils étaient très heureux de voir Rachid sur scène. Pour l’occasion, on a mixé nos répertoires, sans répéter. Peu de temps après, on s’est produits dans un foyer de jeunes femmes – on était les seuls mecs – c’était dingue ! Je me souviens des youyous et de ces femmes qui nous ont apporté des gâteaux ; elles étaient belles, c’était magnifique ! Puis, on a fait le concert chez Mehdi, pour l’édition de 2013 de C’est dans la vallée. Je l’avais annoncé dans le programme, mais personne ne savait ce que c’était. À la fin du concert de Psychopharmaka avec Stephan Eicher et Olivier Cadiot au théâtre de Sainte-Marie, j’ai précisé au public qu’il s’agissait de notre groupe avec Rachid et qu’on jouait juste à côté. Rachid m’y attendait, déjà entouré de plein de monde, si bien que, quand on est arrivés, on a dû passer par la fenêtre. C’était une sorte de soulèvement, quelque chose de très émouvant.
Certains d’entre nous s’en souviennent, avec Izia debout sur le bar : un moment de folie pure… Oui, c’est arrivé aux oreilles de Vincent Baudriller qui, après le Festival d’Avignon, prenait la direction du théâtre Vidy-Lausanne. Il voulait marquer le coup. « Est-ce jouable ? » me demandait-il. Après repérage sur site, nous l’avons fait sur le toit du théâtre devant des milliers de personnes. Avec la présence de Couleur 3 et la RTS [la Radio Télévision Suisse], la chose prenait de l’importance : nous avons même dû répéter. Rachid détestait pourtant répéter, mais avec le Couscous Clan il s’est montré très sérieux. Ça avait beau être une blague au départ, ça lui rappelait quelque chose qui devait sans doute s’apparenter à Carte de Séjour : une forme d’engagement. Le seul fait qu’on joue ensemble et qu’on mélange nos répertoires faisait sens pour lui et racontait quelque chose. Ce n’était plus un projet solo. Non, c’était notre projet. Comme « Arabécédaire », qui valait pour manifeste sans qu’on le dise, le Couscous Clan racontait tout pour lui, même si on jouait des morceaux avec la recette du couscous et le fait qu’il fallait faire tremper les pois chiches la veille – notre grand tube ! Et pourtant, on sentait parfois des difficultés dans la relation qu’il entretenait avec la communauté algérienne. Même s’il restait très fortement attaché à l’Algérie, Rachid était anti-communautariste. Je me souviens que la veille du concert sur le toit du théâtre VidyLausanne, l’Algérie joue un match de football [le match de qualification qui lui a permis de se hisser en 1/8e de finale de la Coupe du Monde 2014 contre la Russie 1-1]. Lui, il joue l’indifférence : « De toute façon, on perd à chaque fois ! » Il se dit fatigué et souhaite se coucher de bonne heure. On dîne, il interroge son entourage sur le résultat et là, il comprend que les Algériens sont qualifiés. Il devient fou ! Il rejoint les Algériens de Lausanne qui avaient sorti
les drapeaux et klaxonnaient partout dans la ville. On l’a retrouvé sur le bord de la route en train de faire un de ses ramdams ! Il n’a pas dormi, c’est inquiétant pour le lendemain, et, en même temps, c’est génial de le voir comme ça. Il était très éloigné de tout cela, et pourtant ce soirlà, quelque chose s’était réveillé en lui. Ça ne l’empêchait pas cependant de se situer en dehors de toute communauté, quelle qu’elle soit. C’était un libre-penseur qui passait son temps à battre en brèche les préjugés. Il trouvait des arguments contre les idées acquises, les lieux communs. Il était acharné contre cela ; ça l’a amené à se teindre les cheveux en blond, il buvait de l’alcool et à ce titre n’était pas perçu comme un bon musulman, alors que les autres buvaient aussi, mais sans le montrer. Il n’était pas dans cette hypocrisie-là. Avec Sofiane Saidi et Mehdi Habbab, vous avez créé le trio Mademoiselle. Quel lien établis-tu entre ce projet et Rachid ? Ce lien est une évidence, le disque est dédié à Rachid. L’album Mademoiselle constitue une suite au Couscous Clan. Je ne sais pas quel album nous aurions fait avec Rachid tout compte fait. Quinze jours avant sa mort, il m’en parlait encore : « Il faut qu’on aille dans la Vallée, et qu’on enregistre. » C’est ce qu’on avait prévu… La trace qu’il en restera, c’est un disque live – un bon disque qui rend bien l’atmosphère de nos concerts –, mais en studio je suis incapable de dire ce qui se serait passé… Mademoiselle est bien sûr lié à Rachid, mais c’est différent. Sofiane, je l’ai rencontré au festival Rush, que j’ai programmé une année [en 2018] à Rouen. C’est le principe même du festival d’inviter un artiste à programmer une édition : j’avais fait venir Tricky, mais j’avais aussi choisi notamment Ammar 808, le projet électronique du producteur Sofyann Ben Youssef qui marie les boucles électroniques avec des thèmes d’Afrique du Nord ou d’Inde du Sud. C’est de la musique de transe, littéralement. Sofiane en était à la voix. Il est venu me voir à la fin du concert pour me dire qu’il adorait le Couscous Clan et qu’il rêvait d’y jouer et chanter. Nous étions peu de temps avant la mort de Rachid. Après sa disparition, nous avons été conviés par Radio Nova à un plateau en guise d’hommage en présence de Steve Hillage [ex-guitariste de Gong et producteur de Rachid], Sofiane et moimême – Brian Eno avait fait parvenir message. Je me souviens de ce que se disait Sofiane à propos de Rachid. J’aurais pu le contresigner tant je trouvais cela pertinent. De même, quand Rachid avait besoin de se ressourcer en écoutant
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très drôles. Sans lui, je ne m’y serais jamais rendu. Après le Bataclan, je me souviens que nous sommes allés au Baron justement, ce spot où tu croisais les petites stars de la télé. Lui, il arrive et après avoir commandé la bouteille, il me dit qu’on va jouer là. Nous nous lançons dans une jam-session – ce que je ne fais jamais – et là, il sort son chapeau pour faire la quête : « 50€ minimum, messieurs ! » [Rires.] Il aimait bien rançonner les mecs friqués du 16e… Peu de temps après, il a connu son dernier amour, Barbara, une grande blonde, photographe et mannequin, très belle. Il était fier, il me disait : « Tu les vois, tous ces petits blancs, ils me regardent et se demandent ce qu’elle fout avec ce rebeu. » Oui, c’était drôle de sortir tard avec lui, avant de croiser Christophe au petit matin, vers 6 h, au Mathis – oui, Christophe, c’était le Mathis –, tout près des Champs…
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Rodolphe Burger
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règlementations très strictes – interdiction d’assister à la balance, interdiction de fumer, déplacements limités, secteur sécurisé, etc. – et des équipes qui s’apparentent à des GI, à l’américaine donc. Neil Young, j’espérais bien le croiser, au moins lui serrer la pince, mais walou, je ne l’ai jamais vu. Dans ce contexte, mon Rachid débarque. « Tu veux qu’on fasse un truc ? » Je lui réponds que c’est serré, avec un timing d’une demi-heure, montre en main, et que nous n’avons pas répété. Il me dit : « Tu as raison. » Je monte sur scène et au bout d’un moment je me rends compte que Rachid est là sur scène avec un grand chapeau ; il me dit : « Viens on fait “Ya Rayah !” » alors que je suis en train de jouer « Moonshiner ». Puis, il se rend à l’arrière et chante les chœurs. Au moment de sortir de scène, il s’approche : « Tu as vu, on était bons ! » Du pur Rachid… C’est ce qu’évoquait Sofiane : un mélange d’énorme affect et ce côté totalement imprévisible. Comment explique-t on cela ? On sent tout de même quelque chose de l’ordre de la blessure chez lui. Dans les dernières années, il a ressenti une vraie frustration. Cette frustration liée à la méconnaissance en France de ce qu’il était vraiment. Et puis, il s’était pris dans la figure des articles incendiaires sur un concert à Helsinki : les journalistes ont fustigé son attitude, l’accusant de manquer de respect au public. On ne peut pas nier qu’il lui est arrivé d’être ivre sur scène, mais beaucoup moins que ce qui a été écrit ici ou là. Il s’en défend dans son livre. J’ai joué avec lui à l’Olympia, il n’avait rien bu. Mais il est tombé à cause de fils mal placés, les gens pensaient qu’il était bourré. Il avait cette démarche claudicante que les gens attribuaient aussi à de l’ivresse. Lui, sa réaction c’était : « Ah bon ? Vous pensez cela ? Fuck you ! » Mais tu le disais : il y avait quelque chose de l’ordre de la blessure, effectivement.
Sofiane Saidi, Mehdi Haddab, Rodolphe Burger au Studio Klein Leberau © Christophe Urbain
C ’EST DA N S L A VA L L ÉE
du raï, pour lui le bon chanteur de raï c’était Sofiane – tout le monde le sait ! –, ce que n’était pas Rachid. Le respect était mutuel. Sofiane est de Sidi Bel Abbès, il chante depuis tout petit et il a la culture rock par son oncle d’Amérique, en plus de la culture electro. Mehdi, lui aussi, avait joué avec Rachid qui disait de lui que c’était « un diable ». Et Mehdi disait la même chose de Rachid. Les deux se jugeaient diaboliques, mais quand ils se retrouvaient, ils s’entendaient trop bien – ils ont fait une escapade mémorable à Moscou. Sofiane est-il apparu comme celui qui pouvait prendre le relais ? Après la mort de Rachid, il me paraissait évident de solliciter Sofiane pour intégrer le Couscous Clan. Sofiane est un producteur, il a cette culture complète, raï, rock et electro. En ce sens, il est peutêtre plus musicien que Rachid, avec sa capacité à réaliser lui-même ses sons. Même s’il était pionnier – notamment en tant que DJ –, Rachid était dans l’instinct, dans l’impro, il n’était pas dans le travail d’élaboration de la composition. Il fallait être là au bon moment, avec le bon micro… C’est pourquoi il était toujours entouré de musiciens et de producteurs, dont Steve Hillage, ou Justin Adams. Pour moi, Sofiane était le seul à même, non pas de
prendre sa place, mais de prendre en charge le chant. Nous avons fait quelques concerts sous cette forme-là du Couscous Clan. Après, c’est Sofiane qui, à l’occasion d’une résidence à la Dynamo de Banlieues Bleues à Pantin, nous a sollicités, Mehdi et moi, pour un concertcréation de ce qui est devenu Mademoiselle. Ça aurait pu rester un concert d’un soir, mais c’était tellement énorme qu’on en a fait un disque. Que disait-il de Rachid à Nova ? Sofiane relatait qu’à chaque fois que Rachid débarquait à un de ses concerts les deux se serraient dans les bras, mais qu’il n’en craignait pas moins certaines de ses réactions : Rachid prenait le micro et il foutait le bordel. Pour le meilleur et parfois pour le pire. On se souvient du pauvre Rubin Steiner qui en a fait les frais à Sainte-Marie. Oh oui, une vidéo atteste de la chose. Pour moi, c’était pareil : s’il venait à un de mes concerts, il ne tenait pas en place : il hurlait dans le public et parfois il montait sur scène. Il m’a quand même fait le coup de se pointer à la Foire aux vins de Colmar lorsque j’ouvrais pour Neil Young – la seule première partie que j’ai acceptée de ma vie. La nuit qui précède le concert, il m’interroge : « T’es où ? » Je lui réponds que je suis en Alsace et que je vais jouer en première partie de Neil Young. « J’arrive ! » me dit-il. Je me dis qu’il va oublier, mais pas du tout ! Généralement, il se faisait accompagner – il était déjà malade, avec son souci à la main –, mais là, il prend le train tout seul, il arrive à Strasbourg, téléphone à ma sœur qui me l’amène à Colmar. Il faut resituer le contexte : Neil Young tourne avec Live Nation, avec des
Pourtant, à Londres, lors de votre concert au Jazz Café en 2009, il était reconnu comme le rocker absolu. Oui, mais même à Londres où nous avons joué trois fois, au Jazz Café, au Barbican et au Koko avec toute l’organisation de Damon Albarn de Blur qui faisait découvrir la musique africaine aux Anglais, il estimait qu’il n’était pas reconnu à sa juste valeur. Bien sûr, il avait le soutien de Mick Jones du Clash, Robert Plant, Brian Eno et autres qui voyaient en lui le rocker – le public aussi –, mais son tourneur le maintenait dans une case « world » à l’international, qui n’était pas la bonne. Pareil pour la maison de disque, Barclay, qui attendait un disque de lui en français, mais ça n’était pas Rachid. Le dernier très bon album qu’il a fait, c’était Zoom [en 2013, avec des contributions de Mick Jones et Brian Eno], produit en anglais par Justin Adams. Sa fierté, il l’exprimait de manière parfois étonnante avec sa théorie sur la « babouche devenue santiag et la santiag qui redeviendra babouche ». Oui, il échafaudait parfois des théories abracadabrantes, d’autres fois très pertinentes. Avec sa bague, il tapait du poing sur la table, sûr de son fait, étayant son propos avec toute sa connaissance des cartes ou des biographies des uns et des autres – ses idoles au cinéma par exemple, comme Omar Sharif. Ça donnait cette chose sur l’asperge qui vient d’Algérie et la merguez qui vient d’Alsace, et ce propos sur le rock pour lequel il mêlait toujours Algérie, Alsace et Amérique. Avec toujours l’Alsace au cœur. Oui, l’Alsace comme plaque tournante. Ce qui est marrant, c’est qu’elles n’ont pas dû être drôles, ces deux premières années en Alsace : le père est à l’usine, le climat n’est pas bon, ils sont mal logés… Il aurait pu garder des souvenirs amers. Mais en l’occurrence, ça n’est pas le cas du tout. Chez lui, c’était moins ambivalent que pour Alain [Bashung]. Rachid revendiquait son Alsace ! Il me demandait de chanter en alsacien pour le Couscous Clan et que j’interprète l’Hans im Schnockeloch sur « Abdel Kader », il était ravi. Son couscous préféré, c’était celui au chou – ce qui nous donnait le Choucroute Clan. On a eu droit à toutes les blagues sur le sujet. [Rires.]
Fragments d’Orient
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Abécédaire
Dans les années 2000, les concerts de Rachid Taha étaient l’occasion de le rencontrer à Strasbourg. Sur la base de plusieurs entretiens, tentative d’abécédaire autour d’une parole plus vivante que jamais.
A : Algérie – En 2001, Rachid nous confie : « Pour moi, chaque fois que je me rends en Algérie, c’est une trop grande tristesse ! L’Algérie, je la vis dans la douleur depuis mon arrivée en France – depuis mon enfance – et j’en ai assez de la douleur. »
B : Babouche – Le rock vient du blues qui, lui-même, vient d’Afrique. Rachid Taha fait le voyage inverse. Il vient du rock et retourne en Afrique. « Dans l’histoire du rock, la babouche est devenue santiag ! » Avec lui, « la santiag redevient babouche. »
C : The Clash – Sur Tékitoi (2004), une reprise en arabe de Rock The Casbah du Clash. Certains n’hésitent pas à affirmer que la version de Rachid – Rock el Casbah – est supérieure à l’originale. « On me l’a déjà dit ! », nous confirme-t-il, non sans fierté. « Au départ, l’idée est trop évidente, j’en conviens. Je ne voulais même pas la faire, mais j’ai été poussé par mes amis et mon entourage. Et comme j’ai hésité, ils ont insisté : ils m’ont dit de l’interpréter en hommage à notre ami, Joe Strummer. Du coup, j’ai accepté. » La disparition de Joe en 2002 laisse-t-elle un vide ? « Oui, elle laisse un grand vide, il en va de même pour la mort de Johnny Cash. » De Cash au Clash, deux formes de contestation, une sensibilité voisine. Une même filiation. On imagine une émotion particulière lors de la tournée de Zoom (2013), avec la présence de Mick Jones au côté de Rachid pour l’interprétation commune de ce classique du rock.
Rachid Taha à la Foire aux Vins en août 1999 © Cathy Mendez (Savonnerie Argasol)
Abécédaire
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« Plus que jamais, il nous faut défendre notre manière de vivre ! » Rachid Taha
C ’EST DA N S L A VA L L ÉE
D : Diwân 1 & 2 – À la sortie de Diwân en 1998, Rachid Taha ne soupçonne pas qu’il redonne sa part de fierté à tout un peuple, immigré ou non. Lequel se reconnait dans ses reprises en arabe, dont l’inusable Ya Rayah, et de tous ces 45T édités par les artistes exilés, issus de la communauté algérienne en région parisienne. Tous disent la difficulté de vivre en France. En décidant de donner une suite à ce premier recueil en 2006 avec Diwân 2, Rachid exhume quelques perles, dont certaines dénichées dans le grenier de ses parents. À l’écoute des compositions qu’il écrit lui-même en francarabe – mélange étonnant de français et d’arabe –, comme Joséphine ou Ah mon amour, on retrouve la vitalité du premier opus. Avec ce très bel ensemble qui élargit le cercle et le replonge au cœur de ses amours premières pour la chanson oranaise, le chaâbi algérois, le gnawa ou les grandes orchestrations à cordes égyptiennes, l’artiste, parfois en souffrance, n’exprime pourtant aucune nostalgie. Tout au plus, cherche-t-il à livrer les bribes éparses d’une mémoire enfouie et à nous révéler quelques-uns de ses plus vibrants espoirs.
E : Eno (Brian) – On ne présente plus le grand Brian, ex-organiste de Roxy Music, compositeur en solo de ces disques qui ont changé la face du rock, Another Green Land (1975), Before And After Science (1976) ou My Life In The Bush of Ghosts (1979) avec David Byrne, producteur de David Bowie, de Devo, des Talking Heads et de U2. Au cours des années 2000, il se fait rare et pourtant on le retrouve sur les enregistrements de Rachid. Comme aux plus belles heures de Roxy, il s’active derrière son clavier lumineux pour une version enlevée de Rock el Casbah, adaptée du Clash et co-signe la musique de Dima – « Je m’interroge sans cesse / Je cherche ce qui est pur toujours » –, titre poignant à l’orientation post-industrielle et urbaine figurant sur Tékitoi. Sur l’album Zoom, il signe la production d’une nouvelle version de l’hymne Voilà Voilà. « C’est quelqu’un pour qui j’ai beaucoup d’estime ! Quand tu écoutes les albums de Brian Eno, ils révèlent un état d’esprit très libre. De plus, ils restent modernes et donc intemporels. Depuis que j’ai commencé à faire de la musique, je savais que je le rencontrerai à un moment ou à un autre. Il m’a vu plusieurs fois en concert : chaque fois que je jouais à Londres, il venait me rendre visite backstage. On s’est promis de faire quelque chose ensemble. Notre collaboration autour de l’enregistrement du morceau Still Landing sur l’album Unity pour les JO d’Athènes [avec la chanteuse Skin du groupe Skunk Anansie, ndlr] a constitué une occasion qui s’est prolongée.
Avec Brian, nos univers sont voisins, nous avons la même vision des choses, il m’a paru évident de travailler avec lui : il dégage une espèce de sérénité et cette joie de créer. »
F : Filiation – Rachid aime établir des filiations musicales. « Ces filiations existent, insiste-t-il un jour, j’essaie simplement de les démontrer en démolisseur puis en constructeur. Le rap découle du rock ; le R’n’B, c’est Marvin Gaye ! Pour moi, tout est lié. Je suis parti de l’histoire des hommes en quelque sorte en consultant des livres d’ethnologie sur le phénomène de transe ou sur le vaudou, et ça m’a conduit de l’Afrique à l’Amérique. »
G : Ginsberg (Allen) – « C’est un auteur dont j’ai lu les livres il y a très longtemps ! Oui, je l’apprécie parce que c’est un esprit libre. Dans la littérature ou l’histoire du rock des États-Unis, il appartient à notre univers. Je le compare parfois à Pier Paolo Pasolini ou Jean Genet, et des gens comme cela. »
H : Hillage (Steve) – La relation artistique qu’entretient Rachid Taha à son producteur, Steve Hillage, ex-guitariste de Gong, manifeste une grande fidélité sur la durée, dans un milieu du rock qu’on dit parfois volage. « Tu sais, quand on tombe sur quelqu’un qui a beaucoup voyagé et qui partage volontiers sa très grande culture musicale, tu ne le lâches pas ! Pour moi, Steve est plus qu’un producteur, il participe aux compositions. Et puis, c’est un ami ! Les sonorités orientales, je les lui laisse ! Il va en Égypte, sollicite les musiciens qu’il souhaite, enregistre les cordes et revient avec les bandes. Moi, au contraire, j’apporte la touche rock’n’roll. C’est comme ça qu’on travaille ! »
I : Ici, là-bas – « Un rocker d’ici, né là-bas ? Qu’importe, tant qu’on parle de moi ! »
J : Jacuzzi – Rachid joue la collision heureuse des genres, entre musique traditionnelle, rock et électro. « Sur mes disques, on retrouve en profondeur tout ce que j’ai fait par le passé. Les choses sont présentes, mais elles se déplacent : le lit n’est plus au même endroit, la table non plus, la cuisine je l’ai repeinte, le salon je l’ai réaménagé et j’ai changé la moquette ; la salle de bain je l’ai agrandie et j’ai rajouté un jacuzzi. Mais l’appartement reste le même ! »
K : Kraftwerk – « J’adore Kraftwerk ! » Très tôt, même à l’époque de Carte de Séjour, Rachid ne dissimule guère son attirance pour les ambiances électro – voire franchement techno. Il confirme cette inclination naturelle dès qu’il prend les platines et anime des soirées à Lyon au cours desquelles il fait se côtoyer rock anglais, new wave, raï et compositions traditionnelles algériennes. En programmant le fleuron des musiques électroniques encore balbutiantes, il anticipe le décloisonnement des genres que pratiqueront tardivement les DJ’s. On se souvient également de ce morceau qui clôturait la plupart de ses concerts, Garab Garab: il démarrait en acoustique sur un thème oriental pour finir dans un format techno envoutant. D’une durée variable de 8 à 20 minutes, il amenait Rachid dans un état de transe absolu, jusqu’au bout de l’effort, au point de ne plus se montrer en capacité de se relever. C’était saisissant et si beau à voir.
L : Langue – Dans ses albums ou en francarabe, on trouve des titres exclusivement en français. La question porte sur la langue, et notamment la pratique du français en Algérie. Il s’agace : « On dit ici ou là que les Algériens ne parlent plus le français, c’est faux ! Dès qu’ils en ont l’occasion, ils le parlent volontiers. Le souci, c’est qu’il y a une génération entière à laquelle on ne l’apprend plus. On a arabisé l’Algérie. Malgré cela, le pays reste l’un des plus grands pays francophones au monde ! » Quelques années après cet entretien, on découvre Rachid dans un documentaire, en voyage chez lui en Algérie, s’affoler
du fait que plus personne ne parle le français parmi les jeunes gens. Bien sûr, le français a été la langue de l’oppresseur, mais il a été aussi la langue de la mémoire et de la libération. Rachid en fait une arme qu’il manie à merveille dans certains de ses textes. Dans son ouvrage, Rock la Casbah en 2008, il se révèle merveilleux philosophe, conteur et poète. Sa langue est notre langue.
M : Mélancolie – « La mélancolie, c’est un sentiment humain. C’est la relation que j’entretiens avec mes parents. Cette mélancolie se transmet. Les gens qui quittent un pays – soit parce que la misère les a chassés, soit pour des raisons politiques –, se retrouvent dans la situation de personnes assises dans une salle d’attente. Ils attendent le prochain train qui repartira chez eux. Mes parents ont les tickets de train pour eux et leurs enfants, même s’ils savent très bien qu’on n’ira pas et qu’eux-mêmes n’y retourneront plus. Depuis le drame algérien [la décennie noire de la guerre civile algérienne de 1992 à 2002, ndlr], ils savent que pour eux les choses se compliquent encore. Ils continuent de nous transmettre leur mélancolie. »
N : Noblesse – « Jimmy Page est un immense guitariste ; avec lui, le blues devient noblesse. C’est une figure emblématique du rock, un héros, la vraie classe ! Et pourtant quand les journalistes rock chroniquent mes disques en Angleterre, comme Made in Medina par exemple, ils affirment que je signe les albums que Led Zeppelin a été incapable de réaliser ! »
O : Oran – La ville où il est né. Sa famille émigre à Sainte-Marie-aux-Mines quand il a 12 ans, en 1971. Son père, ancien infirmier dans un asile psychiatrique, devient OS à Sélestat chez Boussac, le roi du textile – malheureusement trop vite détrôné –, puis dans une fabrique de collants, l’usine Ergée à Sainte-Croix-auxMines. Sa mère l’y rejoint. L’été, c’est l’expédition : ÉpinalOran en voiture, Rachid est obligé de rester éveillé toute la nuit pour lire les panneaux de circulation à son père.
P : Pureté – La pureté des mots. Une parole qu’on souhaite écouter : l’enfant, une sœur, une femme, la mère, un homme, un frère, le père, les grands-parents, la famille, les amis. La pureté du cœur : l’action qui délivre.
Q : Quête – Permanente.
R : Rock’n’roll – Quelles que soient les variations, musique traditionnelle, folk, blues, électro, Rachid reste fondamentalement rock : « Oui, j’ai surpris chez certains journalistes de mon propre pays une xénophobie latente : celle-ci touche à la créativité avec cette fâcheuse tendance à te comparer à des gens qui n’ont rien à voir avec toi, mais avec lesquels ils établissent des liens douteux sous prétexte qu’ils ont la même origine que toi. Au contraire, quand tu lis des papiers dans la presse rock anglaise, dans le mensuel Mojo par exemple, il n’y a pas d’équivoque, on parle de Rachid Taha comme d’un chanteur de rock’n’roll. » Le rock justement, qu’est-ce, qui est-ce ? « C’est tout d’abord Gene Vincent, puis Joe Strummer. C’est une musique plus accessible, la musique du prolétariat. Nous n’avions pas le choix : à la radio, nous pouvions écouter soit de la variété, soit du rock vers minuit ou à une heure du matin. Le rock reste une musique d’opposition aux parents et à l’ordre établi. Par la suite, quand les stars s’embourgeoisent et se font coter en bourse comme David Bowie, tu te poses des questions, mais le rock reste cette musique qui donne naissance à la techno et par la suite à la house. Les groupes comme les Chemical Brothers ou Letfield sont tous issus du punk. » Et des groupes comme les White Stripes ? Réponse assassine : « Je n’en ai rien à foutre ! Je les ai vus sur scène et je trouve ça très malin… Malheureusement, je ne retrouve pas l’esprit rock’n’roll des vrais rebelles. Ça me fait penser à du Sonny and Cher vaguement trash, mais ça ne me procure aucune émotion. »
Abécédaire
T : Terrorisme – « Ce qui s’est passé à New York le 11 septembre 2001, tu ne peux pas l’oublier. À moins d’être cynique. Moi, le cynisme, je ne connais pas. Alors oui, mes disques sont une manière de répondre à tous les terrorismes, terrorisme d’État ou individuel. On se sert du terrorisme pour créer d’autres formes de terrorisme et nous assistons à la disparition de ce qui fait l’essence même de la vie et nos libertés au nom de la démocratie pour certains, du conservatisme pour d’autres ou de Dieu pour les derniers. Quand tu vas aux États-Unis, tu es écouté et suivi. Ils ont le fantasme de nous placer une puce électronique dans la tête pour nous surveiller 24 heures sur 24. C’est ce qui est en train de se passer malgré nous, avec l’Internet, les téléphones portables ; ils cherchent à nous fliquer. Nous acceptons tout, y compris le pire ; nous pratiquons nous-mêmes l’autocensure alors que, plus que jamais, il nous faut défendre nos libertés ou notre manière de vivre. J’ai l’espoir que les gens se réveillent. Moi, par exemple, j’aimerais tant faire d’autres choses. Avec les moyens qui sont les miens, j’utilise la matière que je peux, mais l’écriture, la musique ou les images suffisent-elles ? Je n’en suis pas sûr. J’essaie cependant de faire bouger les choses. Rien que d’enregistrer un album conduit les journalistes à changer leur propre vision. »
U : Underground – Le travail souterrain d’un esprit aventureux qui ne cesse de livrer des sons nouveaux.
V : Voodoo Child – Le vaudou ou l’appel aux puissances invisibles, un héritage que Rachid Taha fait sien.
W : White Album (The Beatles) – Sur le double blanc des Beatles, « il n’y a rien à jeter ! Ça reste d’une modernité extraordinaire. Tout est bon à prendre, le moindre bruit, même le silence entre les morceaux… » On imaginait Rachid plus attaché aux Rolling Stones. Démenti catégorique et cinglant : « Pas du tout ! J’aime les Who ou Suicide, mais pas les Rolling Stones parce que je ressens une escroquerie. Mick Jagger est un personnage qui me débecte. De même pour Keith Richards et sa pose rebelle alors que musicalement il ne tient pas la route : il fait toujours les mêmes accords de guitare. Je préfère écouter Jimmy Page ! Et puis, les Rolling Stones ne resteront pas dans l’histoire, alors que les Beatles si ! »
« En Angleterre, les journalistes rock affirment que je signe les albums que Led Zeppelin a été incapable de réaliser ! »
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S : Suicide – « Même si j’adore Kraftwerk, ma préférence va à Suicide, formation plus rock. C’est ainsi, c’est sentimental ! Il m’arrive de faire écouter cela à des chanteurs de raï pour leur faire comprendre que d’un point de vue rythmique, c’est du raï ! Il y a dans la manière de chanter d’Alan Vega et dans la rythmique électronique de Martin Rev une dimension traditionnelle que je trouve fabuleuse. »
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X : Christ – Rachid en figure christique improbable : le sacrifice du poète, selon la vision pasolinienne. L’expression d’une tristesse infinie au regard d’une humanité qui se débine.
Y : Ya Rayah – L’histoire d’un départ, l’espoir d’un retour.
Z : Zemzem – Le bruissement de l’eau.
Hakim Hamadouche
Fidèle compagnon En 1992, le joueur de mandoluth Hakim Hamadouche abandonne tout pour suivre Rachid. Souvenirs d’un si long parcours commun.
HAKIM HAMADOUCHE, joueur de mandoluth et fidèle compagnon de Rachid Quand il rencontre Rachid Taha en 1992 juste après Barbès – « un disque censuré à cause de la Guerre du Golfe » –, Hakim Hamadouche a déjà vécu une dizaine d’années en France. Il se destinait aux Beaux-Arts, mais poussé par la faim, il retourne à la musique, vivant d’expériences parfois insolites. « J’avais un groupe bizarre, avec des percussions. C’était du free-punk sans concessions. J’aimais ce côté rebelle. » C’est sans doute l’une des raisons qui fait qu’il tombe immédiatement sous le charme de Rachid au point de tout abandonner pour le suivre sur une longue période, de 1992 à 2018. « J’ai été immédiatement séduit par son discours, son intelligence et sa manière de voir la musique. Ensemble, nous avons tourné partout ! J’en garde des souvenirs incroyables. Et puis, il y avait de la musique, de la musique et de la musique. » Quand on lui suggère que sa présence au mandoluth a été essentielle dans les orientations musicales de Rachid, il réfute l’idée. Non par modestie, mais par souci de vérité. « Rachid avait ça en lui. Il n’avait pas besoin de nous pour tracer sa route. Bien sûr, je baignais dedans, là-bas. Je connaissais le chaâbi ou la musique andalouse. Nous l’avons peut-être conforté dans ses envies. » Hakim, insiste sur la volonté qu’exprimait Rachid de transmettre aux
jeunes générations. « Oui, c’est ce qu’il me disait souvent. Et puis, il le faisait aussi par esprit de contradiction pour emmerder le monde. Comme on entendait ces musiques dans les cercles communautaires, lui, c’était sa manière de leur donner une audience internationale. Mais il y avait de l’amour, il aimait tout cela ! » Il paraît que Rachid lui demandait parfois des choses impossibles. « Oui, un jour, il m’a demandé de sonner comme les Beatles, Jimi Hendrix et Amadou & Mariam en même temps. C’était un défi. Je l’ai pris au mot et je l’ai fait. Ça lui a plu. Au bout de trois heures, je lui ai rendu ma copie, j’aurais pu mettre une semaine ou un mois, mais c’était là. Ça arrive parfois dans la composition, qu’on ait des flashes comme ça. C’est inexplicable. » Une fulgurance ? « Oui, un truc qui vient d’en haut, on ne sait pas. » Il nous décrit un Rachid du quotidien qui exprimait « beaucoup d’amour, beaucoup de tout. De la colère aussi, avec son combat perpétuel pour la liberté. Rachid, tu ne peux le réduire ou le mettre dans une case, il devient fou comme un animal en cage ! » On l’interroge sur la dimension visuelle qu’il situe, lui, le plasticien, dans la musique de Rachid. « Je vois un triptyque pour qualifier son univers : du solaire, de l’énergie et une part d’ombre. Le tout nous donne quelque chose de très cosmique, avec plein d’énigmes, qui va vers le surnaturel. »
Aujourd’hui, avec l’Armée Mexicaine et les musiciens de Rachid, Hakim continue de rendre hommage sur scène à « ce grand bonhomme ». Ça ne l’empêche pas de poursuivre ses explorations musicales personnelles sous la forme d’un projet exclusivement électronique. « Durant le confinement, je l’ai créé avec mon home studio. Là, je vais l’enregistrer à Montreuil avec Thibaut Frisoni, le guitariste de Bertrand Belin qui sera invité à poser sa voix, tout comme Jeanne Added ou Catherine Ringer. C’est une invitation à danser, mais à la maison, tu vois ! » Nul doute que Rachid aurait adoré l’idée…
Témoignages
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Amoureux toujours
Rachid Taha a su s’entourer de musiciens et de producteurs émérites. Certains lui sont restés fidèles des années durant, c’est le cas de Steve Hillage. D’autres ont croisé sa route de manière ponctuelle, comme Justin Adams. À deux, ils nous livrent un portrait kaléidoscope d’un artiste multiple.
privilégié d’être présent ce jour-là et j’étais très enthousiaste à l’idée de travailler avec eux. Pendant toutes les années où j’ai travaillé avec Rachid, je n’ai jamais oublié ce premier jour.
De gauche à droite : Billy Fuller, Justin Adams, Rachid Taha, Hakim Hamadouche, Amar Chaoui, Dave Smith © York Tillyer
C ’EST DA N S L A VA L L ÉE
STEVE HILLAGE, guitariste et producteur Il me semble que vous avez rencontré Rachid à l’époque de Carte de Séjour, dont vous avez produit le premier album. Comment s’effectue cette rencontre ? Je m’intéressais à la musique arabe et maghrébine depuis le début des années 1970, depuis que j’avais entendu pour la première fois Oum Kalsoum, et aussi depuis ces cassettes que j’achetais lors de mes voyages au Maroc. À l’automne 1982, je me suis rendu à une réunion chez Virgin Records France à Paris pour discuter d’un groupe français que je produisais, et pendant que j’étais là, j’ai entendu un son formidable provenant de l’un des bureaux – une voix arabe rauque sur ce qui semblait être une sorte de rythme disco. J’ai frappé à la porte de ce bureau et j’ai demandé ce qu’était cette musique formidable. Dans le bureau se trouvaient Philippe Constantin, le légendaire éditeur de musique, et un autre homme qui m’a été présenté comme étant Bernard Meyet, le manager d’un jeune groupe francoalgérien appelé Carte de Séjour, et ils étaient en train de jouer les premiers enregistrements du groupe. J’ai dit : « C’est absolument fantastique ! Si je peux aider à la
production du disque, je serais ravi d’y participer. » Ils m’ont dit qu’ils appréciaient ma réponse enthousiaste et qu’ils me contacteraient. Six mois plus tard, j’ai reçu un appel. Après l’appel, la première chose que j’ai faite a été d’aller voir le groupe jouer lors d’un petit concert à l’extérieur de Lyon, leur base. Lorsque je suis arrivé sur place, je suis entré dans la loge et Rachid était là. Il jouait de la musique chaâbi très intéressante sur une cassette et m’a dit : « Bonjour Steve ! Écoute ça, c’est du pur blues ! » C’est la première chose dont nous avons discuté. Nous sommes devenus de bons amis à partir de ce moment-là. Entretemps, j’ai appris que la musique qu’il m’avait fait écouter était celle du célèbre maître du chaâbi, Cheikh Mohamed El Anka. Quelle impression Rachid a-t-il fait sur vous ? La première impression que j’ai eue de Rachid dans la loge, en discutant de la musique maghrébine qu’il jouait, était celle d’une âme profonde et réfléchie. Plus tard, lorsque Carte de Séjour a donné son concert, Rachid a absolument explosé sur scène. Je trouvais le groupe génial, mais leur chanteur et leader, Rachid, était un véritable phénomène. Je me souviens m’être senti
Après ce premier album de Carte de Séjour, il s’est passé un peu de temps. Vous êtes resté fidèle à son travail, lui donnant au passage une nouvelle orientation. Effectivement, je n’ai pas produit le deuxième album de Carte de Séjour, avec Douce France, et je n’ai pas non plus travaillé sur le premier album solo de Rachid, Barbès. À cette époque, à la fin des années 80, j’étais très concentré sur mon projet d’artiste orienté vers la nouvelle musique de danse, System 7, avec ma partenaire Miquette Giraudy. Mais je suis resté ami avec Rachid pendant toute cette période et, en 1992, il m’a appelé pour me dire qu’il avait adoré le premier album de System 7 et qu’il pensait que ce son plus électronique conviendrait vraiment à de nouvelles chansons sur lesquelles il travaillait. Il m’a envoyé quelques démos et j’ai trouvé qu’elles sonnaient très bien. J’étais super content de recommencer à travailler avec lui. Voilà Voilà était l’une de ces chansons. C’était une progression naturelle, car nous nous étions tous les deux davantage concentrés sur la programmation de musique électronique. Mais il ne faut pas oublier qu’avant de devenir le chanteur de Carte de Séjour, Rachid était DJ et adorait faire des mash-ups de musique arabe et de rythmes électro et rock. C’est une partie importante de son ADN musical depuis le début. En fait, la plus grande histoire de cet album, en dehors de Voilà Voilà, c’est Ya Rayah. Rachid est arrivé avec une cassette de cette chanson de Dahmane El-Harrachi et m’a dit qu’il voulait en faire un arrangement, avec un rythme de danse doux. Je lui ai demandé s’il pensait que cela fonctionnerait, et il m’a répondu qu’il n’y avait qu’à essayer pour voir. J’ai donc travaillé dessus, dans mon appartement à Londres. Plus tard, Rachid a vérifié ce que j’avais fait et il en était très content, alors nous avons décidé de l’enregistrer pour l’album. Dans le studio, nous avons enregistré la partie des cordes avec des amis musiciens qui jouaient de la musique traditionnelle irlandaise et qui lui ont donné une grande saveur orientale. Nous avons également fait appel à des Algériens basés à Londres pour les
Témoignages
chœurs. Nous pensions que notre version de Ya Rayah sonnait bien, mais étrangement, la maison de disques de Rachid ne l’a pas beaucoup aimée. Ils la trouvaient trop maghrébine et pas assez pop. Ils ont même suggéré de ne pas la mettre sur l’album ! Mais heureusement, Rachid a insisté pour qu’elle figure sur l’album et devienne un grand titre.
donc devenu une priorité absolue. Nous avons réalisé Diwan avec la même équipe que Ya Rayah, en utilisant les mêmes instrumentistes à cordes basés au RoyaumeUni. Diwân est ensuite devenu le modèle technique de ce que nous avons fait en concert pour 123 Soleils – mais pour cela, nous voulions aller jusqu’au bout et faire appel aux meilleurs musiciens à cordes du Caire !
On suppose que votre amitié et la confiance que vous placez l’un en l’autre sont importantes dans votre manière de travailler. Quelle était votre méthode ? Je pense que la partie la plus importante des albums que nous avons réalisés ensemble a été la préparation initiale et la pré-production. Rachid arrivait avec des démos déjà enregistrées ou des idées qu’il avait en tête et que j’essayais de transformer en chansons. C’est ainsi que nous avons fini par composer une bonne partie des morceaux ensemble. Nous nous asseyions, lui et moi, avec divers outils de programmation musicale, et nous assemblions progressivement les chansons jusqu’à ce qu’elles commencent à sonner comme un disque. Ensuite, nous passions à l’enregistrement et au mixage, avec un ingénieur du son.
Nous savons que Rachid est une figure majeure, mais il a souffert de ne pas être reconnu comme il l’aurait dû l’être, bien qu’il soit apprécié en Angleterre par des gens comme Mick Jones, Brian Eno, et respecté pour son travail… Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ? Rachid a toujours été un personnage controversé et il aimait cela. Il pensait que toutes nos cultures étaient liées, qu’il n’y avait pas de barrières, et que son mariage de la musique nord-africaine, du rock et de la musique électronique était un excellent moyen de le faire savoir. C’était un penseur indépendant. Il n’avait pas de ligne politique unique. Il a également eu des problèmes dans le monde arabe. Les gens disaient : « Il ne sait pas vraiment chanter. Comment ose-t-il reprendre Farid El-Atrache ? C’est une insulte. » Mais Bob Dylan avait le même problème. Les gens disaient qu’il ne savait pas chanter, mais il avait quelque chose d’unique, d’engageant et de puissant dans sa façon de chanter, et pour Rachid c’était pareil. Mais il y a toujours eu une barrière pour Rachid, car, d’une certaine manière, il était trop rock pour les Arabes et trop arabe pour les Français.
Était-ce si aisé de produire Rachid ? En fait, pendant la majeure partie de la période où j’ai travaillé intensément avec Rachid – de 1992 à 2006 – il était très méthodique dans sa façon de travailler. Ce n’est pas ce que beaucoup de gens imaginent, mais c’est vrai. Il avait aussi des bouffées d’inspiration soudaines que je m’efforçais d’enregistrer tant que les idées étaient fraîches. Rachid m’encourageait également à suivre ses éclairs d’inspiration et me faisait souvent des commentaires constructifs sur mon travail de programmation. C’était un bon partenariat créatif. Je suppose que son approche vous rappelait parfois les expérimentations dans lesquelles vous vous lanciez avec Gong. Il faut savoir que Daevid Allen [chanteur et leader de Gong, ndlr] adorait les albums que j’avais faits avec Rachid, et qu’il en jouait beaucoup. Lorsque nous avons reformé Gong et réalisé l’album 2032 en 2008, Daevid voulait que j’obtienne le même type de son global que les albums de Rachid.
Vous étiez si proches. Pouvez-vous nous parler du Rachid au quotidien ? Au fil des ans, Rachid s’est de plus en plus intégré à la culture de la nuit parisienne et son mode de vie est devenu nocturne. Peut-être parce que j’étais un peu plus âgé que lui, il y a eu un moment, en 2005-2006, où je n’ai plus pu suivre, et c’est à ce moment-là que nous avons cessé de travailler en étroite collaboration. C’est très triste, en 2018, nous nous sommes retrouvés, nous avons planifié un grand concert à l’Opéra de Lyon et envisagé d’enregistrer à nouveau ensemble. Ce fut un grand choc quand il est décédé, juste avant le concert de Lyon… Cinq ans après sa mort, y a-t-il un héritage musical de Rachid, et quel pourrait être cet héritage ? Rachid n’était pas forcément considéré comme l’un des grands chanteurs de rock français par les Français, mais je peux dire avec certitude qu’il était absolument l’un des plus grands chanteurs de rock français, peutêtre le plus grand de tous. C’est son héritage, et il est aujourd’hui de plus en plus reconnu, alors qu’il nous a malheureusement quittés il y a 5 ans.
Hakim [Hamadouche, ndlr] m’a dit que Rachid était cosmique. J’ai été surpris. Vous avez connu une autre personne cosmique, notre bien-aimé Daevid Allen justement. Peut-on dire que Rachid était cosmique ? Pour moi, c’était une personne à la fois très mélancolique et joyeuse, qui s’inquiétait de la succession du monde. Je comprends parfaitement ce que Hakim veut dire. On peut être une « personne cosmique » et s’inquiéter de l’état du monde. Ces deux choses ne sont pas du tout contradictoires. Pour aller plus loin, je dois préciser que Rachid n’était pas un fan de religion, mais qu’il avait un penchant pour le soufisme, la branche « cosmique » de l’Islam, qui est aussi profondément liée à la musique. Cela se ressent dans certains des textes de Rachid. Il était également conscient qu’il possédait des capacités « chamaniques » lui permettant d’élever l’esprit des gens lorsqu’il se produisait, tant en concert qu’en studio. Rachid et moi avions l’habitude d’en discuter. Par exemple, Garab Garab, sur l’album Made in Medina, est une sorte de morceau chamanique.
JUSTIN ADAMS, guitariste, découvreur de Tinariwen et producteur
Ensemble, vous avez travaillé sur Diwân, l’un des chefsd’œuvre de Rachid. Pouvez-vous nous parler de cet album en particulier ? L’origine de l’album Diwan se trouve dans la version de Ya Rayah de Rachid, que nous avons réalisée en 1992 pour son deuxième album solo. Au cours des années qui ont suivi, Ya Rayah a commencé à devenir un morceau important, joué dans les clubs, les bars et les restaurants. Les gens ont adoré ce titre, et il a été réédité au début de l’année 1997, avec une vidéo, devenant un succès au top 10 en France et massif en Afrique du Nord et au MoyenOrient. Rachid avait déjà envisagé de faire un album entier de reprises de chansons qu’il avait entendues quand il était jeune, en utilisant le même type d’approche de programmation que Ya Rayah, et l’album Diwân est
Quand j’étais enfant, je vivais en Égypte parce que mon père y était diplomate. Et même si j’ai vécu une vie très anglaise, ma famille s’est montrée très ouverte aux cultures du pays. Après, en tant que teenager, j’étais impliqué à 100 % dans la culture punk. J’aimais particulièrement le Clash ou la scène de New York, Patti Smith ou Television. Ça me permet de situer un background. En tant que musicien à Londres, je me suis posé la question de savoir s’il existait quelque chose qui se situait à mi-chemin entre la musique de mon enfance et le rock’n’roll que j’aimais tant. Avant même de découvrir Rachid, j’écoutais les débuts du raï. C’est à ce momentlà que j’ai entendu parler d’un groupe appelé Carte de Séjour, des Algériens qui jouaient une forme de punk en France. Je savais que ça existait sans forcément avoir
Y a-t-il une anecdote que vous aimeriez nous relater ? En 2002, j’étais au Caire et je produisais des morceaux pour la chanteuse tunisienne Latifa. Une nuit, j’ai rêvé d’un nouveau titre de Rachid, entièrement produit et interprété par Rachid, ce qui m’a réveillé. J’étais excité et j’ai réussi à chanter quelques idées sur mon dictaphone qui, je l’espérais, me rappelleraient ce que j’avais rêvé. J’ai réussi à me souvenir de la vision du morceau à mon retour à Londres, et c’est devenu Safi, sur l’album Tékitoi.
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la chance de l’écouter – avant Internet, ça n’était pas si aisé. Après, quand Rachid a commencé à tourner en solo, je le croisais dans des festivals dans lesquels je jouais moi-même. Et j’avais le sentiment de partager les mêmes gènes musicaux que lui. Je l’ai rencontré à l’époque où je jouais dans le groupe de Robert Plant. Nous étions invités à Taratata, à Paris. On a posé la question à Robert de savoir quel musicien français il souhaitait inviter. Il a choisi Rachid qui est venu avec Hakim Hamadouche. Je me souviens que lors de cette émission, Rachid s’est montré totalement anarchique : il n’a rien fait de ce qu’on attendait de lui, il hurlait dans le micro, c’était une prestation vraiment sauvage. Les musiciens se demandaient ce qui se passait, mais moi j’ai adoré ! Il apparaissait comme une icône du rock, dans sa forme la plus punk. C’était très puissant et je comprenais parfaitement le sens de son attitude. L’idée même de la création Par la suite, j’ai eu l’occasion de le recroiser via son label qui publiait également les disques de Tinariwen. En 2012, la question s’est posée de savoir qui allait produire son nouvel album, Zoom, et Rachid s’est souvenu de moi. Il pensait que j’allais comprendre ce qu’il souhaitait faire. Je peux avouer que j’étais un peu effrayé à cause de sa réputation : je supposais qu’il allait falloir travailler la nuit, sortir beaucoup et faire la fête. Je me connais : j’aime travailler de manière concentrée en studio le jour et j’ai une faible capacité en ce qui concerne l’alcool. Je lui ai dit ma réticence. Là, il a ri et m’a répondu : « Justin, I’m not going to fuck with you! » Et il a rajouté : « J’aimerais que tu sois mon Martin Scorsese et moi je serai ton Robert de Niro ! » Là, je me suis dit : c’était génial ! Cela signifiait qu’il voulait faire quelque chose de grand. Ça n’était pas simplement une collaboration autour de quelques chansons, un chouette rythme et ce genre de choses, c’était plus fort que ça, à l’image du réalisateur et de son acteur fétiche. Ainsi, donc, tu veux bâtir ce disque sur une vraie relation et ça me plaît, me suis-je dit. Ce qui était amusant, c’était sa manière de m’apporter des démos : normalement, elles sont soignées et il faut leur donner une vraie forme en studio, mais celles de Rachid étaient terribles – « awful! » –, elles semblaient avoir été enregistrées à deux heures du matin, ivre et hurlant sur une magnéto de fortune avec un copain jouant sur un clavier Casio. Mais quand je les écoutais, je réalisais qu’elles contenaient des idées extrêmement intelligentes qui ne s’exprimaient pas de manière musicale, mais comme des esquisses brutes avec une âme et des sentiments très touchants. C’était à moi de trouver un tempo et des arrangements. C’est normal, je suis un musicien. Pour lui, la musique n’est pas un problème, c’est une technique – et nous avons travaillé avec d’excellents musiciens ! –, mais la question de l’âme ne s’apprend pas. En effet, cette âme et l’idée même de la création, c’est bien ce que Rachid nous apportait de la plus belle des manières. Heart & Soul Alors que je travaillais avec l’ingénieur du son dans son appartement aux Lilas, il se pointait et nous disait : « Hey, écoutez ça ! » Alors, il mettait le son très fort et nous faisait écouter un rythme dingue : un morceau punk, une vieille composition libanaise, que sais-je. Puis il dansait, hurlant à pleins poumons. Pour nous, c’était la meilleure façon d’impulser la chose. Lui, il transmettait l’esprit de la musique ! Je me souviens que, pour Zoom, le disque était traversé par deux icônes : Elvis et Oum Kalsoum. Si bien qu’on y retrouve l’esprit du Clash ou des premiers grands interprètes raï, comme Cheba Fadela, une immense figure invitée sur Ya Oumri. Nous avons eu de merveilleux invités comme Mick Jones, Brian Eno – qui a produit une nouvelle version de Voilà Voilà –, Femi Kuti ou Rodolphe. Des personnes incroyables. Puis, nous sommes partis mixer le tout en Angleterre au studio Real World de Peter Gabriel, loin de ses amis et des nightclubs qu’il fréquentait à Paris. Il a manifesté un engagement très sérieux dans la production, il a travaillé dur. Avec ce disque, j’ai le sentiment que nous avons dessiné une ligne droite entre l’Amérique et l’Orient, avec cette particularité d’associer des gens aux cultures si différentes, mais qui partageaient les mêmes vibrations. Dans un esprit très joyeux.
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Jean-Pierre Filiu
L’historien trace la ligne Alsace-Algérie, et se met au balcon, si j’ose dire, parce que le histoire passionnelle spectacle est beau «
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Dans la relation à l’Algérie, l’Alsace tient une place à part avec ce lien très fort que soulignait Rachid Taha lui-même. L’historien Jean-Pierre Filiu, amateur de rock et spécialiste du Proche et Moyen-Orient, ouvre une réflexion sur le sujet. L’attachement que manifeste Rachid Taha à son Alsace a pu en surprendre plus d’un, et, pourtant, à le voir le réaffirmer si souvent, il a dû trouver une place au plus profond de son être. On pourrait l’expliquer par son arrivée en France, à Sainte-Marie-aux-Mines, à l’âge de 12 ans, dans un contexte pourtant difficile. Mais ce serait trop aisé et sans doute un raccourci trompeur. Non, son Alsace, il la vivait comme quelque chose d’intime, mais aussi de central, dans sa manière d’envisager le monde. Comme le dit justement Rodolphe Burger, l’Alsace constitue pour Rachid une plateforme par laquelle tout transite : la culture, la musique, la langue et la pensée. Elle se situe au départ et à l’arrivée, et revient sans cesse dans la conversation, comme une évidence – il en est de même dans son ouvrage autobiographique paru en 2008. Comme une récurrence nécessaire, un point d’appui.
C ’EST DA N S L A VA L L ÉE
UNE DENSITÉ HISTORIQUE RARE Pour ceux qui le croisaient, Rachid échafaudait des théories étonnantes, très valorisantes pour cette région : il affirmait par exemple qu’il s’en était fallu de peu pour que l’alsacien ne devienne la langue nationale aux États-Unis ! Il s’appuyait pour cela sur une pratique de l’alsacien généralisée par les migrants Amish qui se sont installés en Pennsylvanie, après un édit d’expulsion de Louis XIV. Il affichait fièrement l’asperge d’origine algérienne, tout comme la merguez d’origine alsacienne – ce qui provoquait bien sûr son lot de calembours. Mais, surtout, il voyait ce lien très fort entre l’Alsace et son propre pays, l’Algérie. C’est un sujet que de plus en plus d’historiens tentent d’aborder, dont Jean-Pierre Filiu, professeur des Universités en Histoire du MoyenOrient à Sciences Po Paris, qui fut pendant sept années l’animateur d’un blog sur Rue89 autour de Jimi Hendrix et des révolutions arabes, par ailleurs auteur de nombreux ouvrages – et pas uniquement universitaires –, dont Jimi Hendrix, le gaucher magnifique aux Mille et une nuits. « Rodolphe Burger m’a sollicité pour évoquer cette relation particulière, nous affirme ce grand fan de Kat Onoma. Je suis toujours partant pour ce type d’aventure intellectuelle… À ce jour, je n’en suis qu’au stade préliminaire, mais je dispose d’un matériau considérable : je trouve une densité humaine et historique assez rare. Pour l’échange qui aura lieu à Sainte-Marie-aux-Mines – on peut difficilement parler de conférence dans la mesure où ça aura lieu chez Mehdi, lieu du fameux concert du Couscous Clan, lieu habité s’il en est, mais qui conduit à une approche détendue –, je tenterai d’établir une hiérarchie des priorités sans laisser de périodes dans l’ombre. Même si j’ai le sentiment que je ne pourrai pas toutes les traiter. Il sera question d’émigration et d’immigration bien sûr, mais il faut éviter de mettre sur le même plan la colonisation de l’Algérie par les Alsaciens et l’installation des Algériens en Alsace. Dans les deux cas cependant, je constate une continuité de relations humaines impressionnante. » UNE FORME D’ATTRACTION On l’interroge sur les débuts de cette colonisation algérienne qu’on situe souvent à tort comme résultant de l’annexion de l’Alsace par le Reich allemand en 1871, à la suite du Traité de Francfort. « Effectivement, tout cela n’a pas commencé en 1871, mais bien avant ! Cette histoire est souvent relatée de la sorte : l’Alsace est occupée et les bons Alsaciens qui veulent rester français ne peuvent demeurer dans la région. Dès lors, on leur offre un autre territoire français : l’Algérie. En fait, cette émigration alsacienne est importante dès la décennie 1830. » L’histoire nous est familière : sous la monarchie de Juillet, bon nombre d’Alsaciens manifestent le désir de tenter leur chance dans ce qui est présenté comme un nouvel eldorado. Négociants et paysans d’abord, ouvriers ensuite tentent la traversée, puis l’installation dans le pays, alors que la guerre de colonisation se poursuit des années durant. Ce mouvement massif n’est pas sans poser de souci dans la mesure où l’administration française oppose des refus à des populations
alsaciennes de plus en plus nombreuses à être tentées par cette aventure. Il n’empêche que durant les quarante années qui séparent le débarquement des troupes françaises en Algérie et la fin de la guerre contre la Prusse ont fleuri des villages alsaciens portant leur nom d’origine, principalement dans l’Algérois, puis le Constantinois. Pour Jean-Pierre Filiu, « il faut déjà retracer pourquoi l’Algérie a connu cette forme d’attraction. Pour comprendre comment tout cela se passe, il faut s’attacher à des trajets personnels et à des lieux. » Ainsi, Strasbourg, Colmar ou Sainte-Marie-aux-Mines voient naître une nouvelle émanation en Algérie sur le modèle des noms anglais sur la côte est des États-Unis. Rachid s’en souvenait bien, il évoquait souvent cette proximité de noms alsaciens en Algérie. Tout comme il insistait sur l’origine du mot « pied-noir » qu’il associait aux souliers vernis des Alsaciens qui s’installaient en terre algérienne. Sans écarter cette hypothèse, Jean-Pierre Filiu semble moins convaincu : « Je crois qu’il y a une multitude d’interprétations sur cette origine du mot pied-noir. On disait par exemple qu’ils étaient pieds nus sur les chaudières des bateaux. Chacune de ces versions présente sa vertu, je n’ose pas dire sa vérité. En tout cas, je ne connais pas de version qui s’impose sur les autres. » UNE SYMPATHIE RÉCIPROQUE ? Dans les mêmes conditions, Jean-Pierre Filiu réfute, en historien scrupuleux, l’hypothèse d’une sympathie réciproque qui aurait conduit l’Algérien à s’installer de préférence en Alsace. « C’est difficile à démontrer de manière générale. On construit nos raisonnements “après” les faits. L’émigration algérienne en Alsace, pour ce que je peux en voir à ce stade, ne se comprend qu’en prenant en compte une multiplicité de facteurs. » Avec tact, il sous-entend par-là, comme ce fut le cas pour la famille de Rachid, que le facteur économique et l’opportunité professionnelle pouvaient prévaloir sur toute autre forme de considération. La raison nous amène à admettre ce facteur premier. « Oui, il serait dangereux, dans nos interprétations, de situer au même niveau la démarche d’un Alsacien qui s’installe à la fin du 19e en Algérie et celle de l’Algérien qui migre en Alsace. Les réalités ne sont pas les mêmes, de même pour les enjeux. Après il est vrai que la première vague d’immigration algérienne a sans doute créé un terreau favorable qui a fonctionné par capillarité. Les cousins, puis les amis sont venus parce que les opportunités leur étaient révélées, surtout s’ils étaient bien reçus : à ce moment-là, ils étaient plus enclins à susciter de nouveaux flux », nous précise Jean-Pierre Filiu. « Je ne peux pas aller plus loin, ne serait-ce qu’à titre de méthode », nous avertit-il pour couper court à toute tentative fantasmatique.
C’est pourquoi il aborde chaque période avec mesure, s’appuyant sur ses sources nombreuses pour relater l’implication dans les différents conflits des tirailleurs algériens par exemple – « appelés Turcos, ce qui semble intéressant » –, ces unités d’infanterie de l’armée française appartenant à l’armée d’Afrique durant la période de 1842 à 1962 qui participèrent à la Libération de l’Alsace à la fin 1944 et début 1945, mais aussi la Guerre d’Algérie en Alsace « avec l’opposition entre le FLN et le MNA de Messali Hadj » ou l’arrivée des Juifs d’Algérie, venus rejoindre la Communauté établie dans la région de Strasbourg. Il nous fixe les étapes de sa chronologie jusqu’à ce « moment algérien en Alsace dans les années 70 ou 80 » qui correspond à une plus forte implantation algérienne – « Oui, il faudra en chercher les raisons aussi du côté des employeurs qui l’ont favorisée » –, avant que celle-ci ne soit supplantée par d’autres populations immigrées. DE L’INTIME ET DE L’AFFECT Les raisons véritables de l’attachement de Rachid ne sont-elles pas à chercher du côté de la blessure ? Tout comme l’Algérie s’est sentie meurtrie par la colonisation, dépossédée de son âme et asservie, l’Alsace elle aussi s’est vue ballotée, malmenée, payant un lourd tribut aux belligérants des conflits qui l’ont traversée. Elle aussi a tenté de préserver quelque chose d’ellemême que les Allemands, tout comme les Français d’ailleurs, ont cherché à lui retirer. Dans les deux cas, la promesse est là : une population volontaire, une terre riche et un potentiel souvent contredit. De même, pour l’expérience, dans certains cas, d’un déracinement de ses habitants, loin de la terre natale. Cet aspect des choses, Jean-Pierre Filiu envisage-t-il de l’explorer ? « Oui, pourquoi pas ? Mais là encore une fois, même si je comprends cette volonté de concorde transméditerranéenne, on ne peut pas comparer les expériences de déracinement plus ou moins douloureuses des Alsaciens et des Algériens. Après, c’est vrai, l’historien trace la ligne et se met au balcon, si j’ose dire, parce que le spectacle est beau : il y voit le destin des femmes et des hommes. Il plonge dans l’intime, dans l’affect, dans les passions, positives ou négatives. Et là, il est évident que cette histoire passionnée entre l’Alsace et l’Algérie peut se choisir comme décor un déracinement commun, des blessures communes – ou pas ! Mais c’est en cela que cette histoire me passionne et qu’elle me permet de découvrir, n’étant moi-même ni Alsacien ni Algérien, des choses que je ne pensais pas trouver. »
Premiers pas Doris Uebel a donné des cours de français à Rachid Taha, alors que sa famille venait de s’installer à Sainte-Marie-aux-Mines. Elle se souvient du jeune garçon. Doris Uebel a 15 ans quand elle est sollicitée pour donner des cours de français au petit Rachid, 12 ans, dont la famille vient d’arriver d’Algérie. « Le pasteur Will animait une association à Sainte-Marie-aux-Mines du type de la Cimade, une professeure d’anglais de mon lycée a appelé mes parents, leur demandant si je pouvais me charger de donner ces cours à ce jeune garçon. J’étais jeune, se souvient-elle, j’ai fait comme j’ai pu, m’inspirant de ce qu’on faisait à l’école : les dictées, les révisions grammaticales un peu rébarbatives comme les conjugaisons… Il parlait bien le français, mais l’écrivait assez mal. » Quel souvenir garde-t-elle de Rachid ? « C’était quelqu’un de très intuitif, d’intelligent ; il comprenait bien. Il était plutôt réservé, tout en exprimant une personnalité déjà affirmée. Pour moi, c’était un petit garçon, il avait trois ans de moins. Je le trouvais très jeune. Comme moi, il était un peu étonné de se retrouver là… » Elle est également marquée par les conditions de cette famille, mal logée. « Je jugeais l’endroit insalubre, sous les toits, dans le froid, poussiéreux et gris. Pour moi, cette vision constituait une expérience nouvelle. » Malgré tout, durant les quelques semaines qui précèdent le certificat d’études – « J’ai su longtemps après qu’il l’avait obtenu ! » – elle fait tout ce qu’il est possible de faire pour lui permettre de progresser. « C’était intéressant pour tous les deux d’avancer ensemble. » Elle se souvient également de parents « très sympas » : « Sa mère m’avait offert des bouteilles d’huile d’olive – on ne connaissait pas ça, chez nous en Alsace. » DE VIBRANTES RETROUVAILLES ! La famille de Rachid déménage à Lépanges-sur-Vologne, et pendant les années qui ont suivi, Doris garde cette histoire pour elle. « Je ne pense pas avoir connu son nom de famille, mais je me souvenais de ce jeune Rachid. J’avais ce prénom dans un coin de ma tête. Par la suite, quand j’ai entendu parler de Rachid Taha, je me disais : “Mais moi aussi, j’ai connu un Rachid !” Mais je n’établissais pas de lien. » En mai 2007, alors qu’elle réside à Bayonne, elle s’offre un concert pour son anniversaire : Rachid Taha joue à Biarritz. Avant de s’y rendre, elle effectue quelques recherches sur Internet et tombe sur un article qui évoque le passé saint-marien de Rachid. « L’âge correspondait. Se pouvait-il que ça soit lui ? » Elle se rend à Bayonne, assiste à un concert « magnifique » et espère croiser l’artiste au bar où il s’était produit. « Tout à coup, Rachid est arrivé avec son groupe, je suis allé à sa rencontre pour lui poser la question. Je lui ai demandé s’il se souvenait de quelqu’un qui lui avait donné des cours à Sainte-Marie-aux-Mines. Effectivement, il s’en souvenait bien, et nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre. Ni lui ni moi ne nous y attendions. » UNE PORTE D’ENTRÉE Le lien est rétabli, et le contact téléphonique maintenu pendant des années. « Il écrivait un livre et voulait parler de moi. J’étais touchée. » Les pages que Rachid consacre à Doris font allusion à « la fille qui m’avait appris le français, c’est-à-dire celle qui était à l’origine de ma capacité à accéder à la culture française en me permettant de lire Genet, Vialatte, Derrida ou Deleuze… » Encore sous le coup de l’émotion, Doris n’a pas le sentiment d’avoir donné à lire ni Genet, ni aucun des auteurs cités, mais elle feint d’ignorer que ses cours ont servi de porte d’entrée à une culture française qui est devenue sienne pour Rachid.
Collection privée Doris Uebel
UNE GRANDE FIGURE En 2013, elle s’organise pour venir au festival C’est dans la Vallée en tant que bénévole. Et tant qu’à s’occuper du « running », elle demande à chercher Rachid à l’aéroport de Strasbourg-Entzheim. Malgré les contrariétés douanières portant sur les bagages des musiciens, elle assiste au concert mythique du Couscous Clan dans « une ambiance de folie ». Et retrouve Rachid le lendemain, pour le raccompagner en voiture. Quel souvenir a-t-elle de lui aujourd’hui ? Était-il si différent du petit Rachid de 12 ans ? « Rachid était multiple, nous affirme-t-elle, parfois je retrouvais le petit garçon qu’il avait été, mais il était aussi le personnage public qu’il était devenu. J’étais admirative : c’était une grande figure, bourrée de talent, passionnée. » Et de rajouter, dans un bel hommage : « Il était profondément vivant. Il dégageait quelque chose d’unique, et pas seulement sur scène. Rachid illuminait ! »
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HORS - SÉR IE N OVO N º 2 7
Doris Uebel
Programme
JEUDI 19 OCTOBRE 21H → DIWÂN, de Camel Zekri et l’ensemble traditionnel de Biskra Église Saint-Pierre-sur-l’Hâte CONCERT D’OUVERTURE présenté avec le festival Musica
VENDREDI 20 OCTOBRE 17H → CONCERT DE ZOE HESELTON & INÈS R. Lieu tenu secret - RDV devant la Savonnerie Argasol En partenariat avec l’association Multiprises
20H30 → GRAND CONCERT-CRÉATION EN HOMMAGE À RACHID TAHA Théâtre Avec RODOLPHE BURGER, JUSTIN ADAMS, le COUSCOUS CLAN (Idris Badarou, Moncef Hakim, Kenzi Bourras, Maxime Delpierre, Hakim Hamadouche, Franck Mantegari), STEVE HILLAGE, SOFIANE SAIDI, OUM, CHEBA FADELA, MEHDI HADDAB, YOUSRA MANSOUR de Bab’l Bluz Première partie : MOHAMED LAMOURI et CHARLIE O.
SAMEDI 21 OCTOBRE
17H Café du Parc (Chez Mehdi) Avec JEAN-PIERRE FILIU En collaboration avec Radio Vallée
18H → TABLE RONDE RACHID TAHA Café du Parc (Chez Mehdi) En collaboration avec Radio Vallée
12H → CONCERT DE [NA] Lieu tenu secret — RDV devant la Pharmacie de la tour Place Keufer En partenariat avec l’association Multiprises
14H → CONCERT DE SONNENBLUME & RODOLPHE BURGER Lieu tenu secret — RDV sur le parking du Super U
21H
→ PROJECTION du film Rachid Taha, Rockeur sans frontières Médiathèque (Sainte-Croix-aux-Mines) 52’, réalisation THIERRY GUEDJ, 2023 En présence du réalisateur (sous réserve) INSCRIPTION RECOMMANDÉE 03 89 58 35 85 ou par mail mediatheque@valdargent.com
EXPOSITIONS Val Expo, du vendredi au dimanche de 14h30 à 18h30 → RACHID TAHA ET LA VALLÉE Exposition d’archives → CARREFOUR DES OBJETS SONORES 1er salon de lutherie électronique → UN RÉCIT POUR LA VILLE, par les étudiants de l’école d’architecture de Paris-Belleville
→ GRANDE SOIRÉE SPÉCIALE DÉDICACE À RACHID Théâtre Avec ACID ARAB, KENZI BOURRAS, CHARLIE O., CHEB GERO, LA LOUUVE, RUBIN STEINER et invités
DIMANCHE 22 OCTOBRE 12H → BRUNCH MUSICAL
15H
TOUT AU LONG DU FESTIVAL
→ CONFÉRENCE Alsace-Algérie
L’Enivrée bar à vin
→ DÉVALER ! par Michel Bedez et Christophe Urbain Parcours d’expositions d’art contemporain dans toute la ville Ouvert les week-ends des 20/21/22 et 27/28/29 octobre de 14h à 19h Entrée libre Du lundi 23 au jeudi 26, une visite guidée est proposée à 15h : départ de la chapelle Saint-Mathieu, inscription à l’Office du tourisme de Sainte Marie-aux-Mines Site : www.devaler.fr
15H → RACHID TAHA, LA BRÛLURE : lecture musicale de BRIGITTE GIRAUD, avec CHRISTOPHE LANGLADE Café du Parc (Chez Mehdi)
17H → REPRISE DU GRAND CONCERT-CRÉATION
RENSEIGNEMENTS & RÉSERVATIONS WWW.CESTDANSLAVALLEE.FR
Théâtre Cf. programme du vendredi soir
Partenaires : Abedis — Les Amis du festival C’est dans la Vallée — Atelier de Guillaume — Camping les Reflets du Val d’Argent La Canardière — Lagoona — Enerios – Artisans Associés — L’Enivrée bar à vin – caviste — Festival Décibulles — Garage du Val d’Argent — La Graine Johé — Hostellerie les Bagenelles Pâtisserie Baradel — Produits de la Cigogne — Savonnerie Argasol — Super U Sainte-Marie-aux-Mines — Wistub Aux Mines d’Argent