NOVO N°71

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OURS

SOMMAIRE PROLOGUE 7

Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr 06 22 44 68 67 Secrétaire de rédaction : Aude Ziegelmeyer Relecture : Manon Landreau Direction artistique : Starlight Ont participé à ce numéro : RÉDACTEURS Nathalie Bach, Nicolas Bézard, Valérie Bisson, Benjamin Bottemer, Alma Decaix-Massiani, Claude De Barros, Emmanuel Dosda, Caroline Châtelet, Lucie Chevron (bienvenue à Ezra !), Nicolas Comment, Coralie Donas, Dominique Falkner, Christophe Fourvel, Marion Guilbaud, Clo Jack, Mathieu Jeannette, Bruno Lagabbe, Fanny Laemmel, Pierre Lemarchand, Robert Lenoir, Lucas Le Texier, Guillaume Malvoisin, Stéphanie-Lucie Mathern, Luc Maechel, Myriam Mechita, Martial Ratel, Mylène Mistre-Schaal, JC Polien, Nicolas Querci, Aurélie Vautrin, Nathanaelle Viaux, Clément Willer, Gilles Weinzaepflen, Aude Ziegelmeyer.

PIERRIC BAILLY 8-12 FOCUS 13-25

La sélection des spectacles, festivals et inaugurations

PORTFOLIO Benoît Linder 26-31

SCÈNES 33-42

Mathieu Létuvé 34-36, Marc Lainé 37-39, Julia Vidit 40-41, Rosita Boisseau 42

SONS 43-52

PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Bearboz, Nicolas Bézard, Sébastien Bozon, Mar Castañedo, Tanguy Clory, Nicolas Comment, Caroline Cutaia, Régis Delacote, Richard Dumas, Romain Gamba, Alicia Gardès, Delphine Ghosarossian, Teona Goreci, Anne Immelé, Nicolas Leblanc, Benoît Linder, Anne Marzeliere, Renaud Monfourny, Zélie Noreda, Arno Paul, Bernard Plossu, JC Polien, Ritchie Rabaraona, Olivier Roller, Dorian Rollin, Christophe Urbain, Nicolas Waltefaugle.

Christoph Koncz 44-46, Clara Ysé 47-49, Manson’s Child 50-51, Tioklu 52

ÉCRITURES 53-66

Cheyne éditeur 54-61, Backland Éditions 62-63, Maylis de Kerangal 64-66

COUVERTURE Martin, décembre 2017. Photographie de Pascal Bastien. http://pascalbastien.com/ IMPRIMEUR Estimprim – PubliVal Conseils Dépôt légal : décembre 2023 ISSN : 1969-9514 – © Novo 2023 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. CE MAGAZINE EST ÉDITÉ PAR CHICMEDIAS & MÉDIAPOP

ÉCRANS 67-74

Camille Llobet, Yann Dedet

ARTS 75-95

Blutch 76-83, Jérôme Zonder 84-85, CRAC Alsace 86-87, L’Alliance française Strasbourg-Europe 88-89, Consortium Muséum 90-91, Chloé Burt 92-93, La Régionale 94-95

CHICMEDIAS 37 rue du Fossé des Treize / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 47 057 € – Siret 509 169 280 00047 Direction : Bruno Chibane bruno.chibane@chicmedias.com — 06 08 07 99 45 Responsable administratif : Gwenaëlle Lecointe administration@chicmedias.com — 03 67 08 20 87 MÉDIAPOP 12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1000 € – Siret 507 961 001 00017 Direction : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr – 06 22 44 68 67 www.mediapop.fr

IN SITU 97-104

Les expositions de l’hiver

CHRONIQUES 105-122

Nicolas Comment 106-111, Stéphanie-Lucie Mathern 112-113, Myriam Mechita 114-115, Dominique Falkner 116-117, Nathalie Bach 118, Bruno Lagabbe 120, Claude De Barros 122

SELECTA

ABONNEMENT Novo est gratuit, mais vous pouvez vous abonner pour le recevoir où vous voulez. ABONNEMENT France : 4 numéros — 30 € Hors France : 4 numéros — 50 €

Livres 124 Disques 126

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HOMMAGE À JC POLIEN 128

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DOCTEUR FEEL GOOD J’étais en train de rêver que je courais dans les allées d’un centre commercial, entouré d’inconnus aussi affolés que moi. Nous n’avions quasiment aucune chance d’échapper aux extraterrestres qui venaient d’envahir la Terre. C’était assez angoissant, mais également source d’espoir puisqu’il n’y avait pas de solution en interne pour mettre fin au chaos. Alors que je venais de me réfugier sous l’étal d’une boucherie, caché derrière un amas de saucisses, j’ai entendu une première détonation. Puis une deuxième. Puis une troisième. La quatrième détonation a achevé de me tirer de mon rêve. Je me suis levé pour aller voir ce qui se passait. Une Mercedes dernier cri stationnée sous ma fenêtre était en train de brûler. Une quinzaine de badauds formaient un cercle presque parfait autour du véhicule en feu. À l’arrivée des pompiers, j’ai enfilé mon peignoir et je suis descendu à mon tour me réchauffer autour de la carcasse encore fumante. Une bagnole pareille, on n’en avait jamais vu dans le quartier. Un homme s’est approché de moi en trottinant, les bandes réfléchissantes de sa combinaison m’éblouissaient. Encore secoué par mon rêve, je me suis demandé s’il s’agissait d’un extraterrestre déguisé en joggeur ou d’un joggeur déguisé en extraterrestre. En voyant un peu de vapeur s’échapper de ses narines, j’ai compris que je n’avais rien à craindre. — Je crois bien qu’il est temps de s’enfuir d’ici. Je n’avais aucune envie de déménager. — Pour aller où ? — Dans un coin tranquille avec des gens qui s’aiment et qui acceptent leurs différences sans en faire tout un plat… ça doit bien exister ? — À la campagne, c’est sans doute plus calme… — Pas forcément. J’ai habité en pleine cambrousse. Mon voisin était un vrai taré. Il tirait au fusil sur mon pommier. Je me suis pété une dent en croquant dans une pomme truffée de plomb. — Sur le littoral, il paraît qu’il y a des coins sympas… — Oui, mais l’été c’est infesté de touristes… Et le reste du temps, la mer est pleine de migrants. Je préfère ne pas voir ça. Quelque chose me disait de rester prudent. Ce type était peut-être un psychopathe, un pyromane ou un extraterrestre. J’ai remarqué qu’il avait des écouteurs autour du cou. — Qu’est-ce que vous écoutez ? — Des podcasts.

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Par Philippe Schweyer

Sa combinaison clignotait de plus belle. Il s’est approché de moi pour me chuchoter à l’oreille : — Des trucs positifs. J’ai fait une drôle de tête. Je voulais en savoir plus. — Du feel good. De la pensée positive. Des témoignages de personnes inspirantes. Il a semblé remarquer une pointe de scepticisme au fond de mes yeux. Je n’étais pas sur la même longueur d’onde que lui et ça semblait le gêner. — Ne me dis pas que tu vois le mal partout ? Ses yeux étaient devenus fous. Il commençait à me faire peur. J’avais envie de lui dire de regarder autour de lui, de s’intéresser à l’actualité, mais une petite voix me chuchotait à l’oreille qu’il savait aussi bien que moi que le monde était malade. — Tu vois cette Mercedes en train de se consumer ? Je me suis tourné vers la carcasse de ce qui avait été une voiture de luxe. Le spectacle était fascinant. — Tu vois quoi au juste ? — La société de consommation en train de se mordre la queue… La fin du monde… La porte de l’enfer… — Si tu écoutais des podcasts positifs comme moi, tu ne verrais pas les choses en noir. — Qu’est-ce que je verrais alors ? — Le bon côté. Tu ne vois vraiment pas ? — Qu’est-ce que je suis censé voir ? — Des humains, pas des humanoïdes. Des amis, pas des étrangers. Des voisins. Des citoyens. Des alliés. Des gens qui se parlent, qui communiquent. Co-mm-u-niquer, tu ne trouves pas qu’il n’y a rien de plus beau au monde ? Une voiture qui part en fumée, c’est du pipi de chat ! Par contre, co-co-construire du dialogue, ça, c’est po-po-sitif ! Tu ne te sens pas nettement plus relax après avoir parlé d’homme à homme avec moi ? Je ne voulais surtout pas le contredire. Je voyais bien qu’il était dingue. — Celui qui a mis le feu à cette Mercedes, ne savait probablement pas ce qu’il faisait. Contrairement à ce que tu crois, le pire n’est jamais certain. Tu devrais te mettre au footing. Autour de la voiture, il ne restait plus que deux vieux chibanis abandonnés à leur sort. J’aurais voulu être positif, mais je savais que je vivais en plein cauchemar.


PIERRIC BAILLY ÉLOGE DU DOUTE Par Pierre Lemarchand ~ Photos : Amandine Bailly

ANCRANT SES HISTOIRES ET SES PERSONNAGES DANS LES PLIS MONTAGNEUX ET LES TROUÉES AQUEUSES DU JURA, PIERRIC BAILLY TRACE SON CHEMIN. 8

Il y a quinze ans paraissait son premier livre aux éditions P.O.L. Depuis, fidèlement publiés par la maison fondée par Paul Otchakovsky-Laurens, six autres ont suivi. Ses deux derniers romans, Le Roman de Jim et La Foudre, l’ont imposé comme une voix importante de la littérature en France. Une voix à part, qui relaie celles, innombrables et silencieuses, d’hommes et de femmes faussement ordinaires. Vous souvenez-vous de la première fois où vous vous êtes approprié l’écriture ? Où elle n’a plus été seulement ce qu’on apprend à l’école, mais, au contraire, quelque chose « à soi » ? Après le lycée, j’ai compris que l’écriture pouvait être appréhendée comme une forme. Sans doute à la suite de quelque lecture faite durant l’été qui a suivi le bac, l’été 2000. J’ai eu cette sorte de révélation que l’écriture pouvait donner lieu à un travail esthétique, qu’il était possible de jouer avec la rythmique, les sonorités, de créer des effets de répétition, d’accélération, de rupture. Auparavant,


les livres, c’étaient des histoires, et les histoires ne m’intéressaient pas. À l’époque du collège, j’étais passionné de peinture et de cinéma. En peinture, j’aimais les grands expressionnistes, De Kooning, Pollock, Baselitz – fallait que ça vive, que ça crache, que ça déborde. Quant au cinéma, c’était la mise en scène plutôt que le récit des films qui m’intéressait. Je pouvais être bouleversé par des films dont les intrigues m’échappaient totalement. Ce qui comptait, c’était l’engagement du créateur, une espèce de foi dans le cinéma qui transpirait de leur travail, et qui me touchait aux larmes. Encore récemment, j’ai pu éprouver cette émotion avec certains films de Bruno Dumont, d’Abdellatif Kechiche. C’est quand j’ai compris que l’on pouvait travailler l’écriture comme une matière plastique que je m’y suis consacré de manière sérieuse. Au lycée, j’écrivais déjà, je passais mes soirées à remplir des cahiers. Je déversais mes états d’âme comme on le fait parfois à l’adolescence. Mais pour le dire simplement, je ne savais pas écrire. Puis j’ai appris à affirmer ce qu’on appelle un peu maladroitement une langue – la mienne avait une dimension musicale, elle sonnait, elle était très influencée par le rap et le rock. Quelles sont ces lectures qui vous marquent tant ? Fante, Kerouac, Burroughs. La Beat Generation. Le roman noir américain. Jim Thompson, David Goodis. Des lectures assez banales pour un jeune homme de ma génération. Le plus grand choc est peut-être Last Exit to Brooklyn de Hubert Selby Jr. : sa manière d’intégrer les dialogues au récit, de mêler la parole à la prose en un grand geste virtuose m’a ébloui. Son écriture, extrêmement rythmée, m’a ensorcelé. Comme une grande vague, une grande brassée bouillonnante qui emporte tout sur son passage. Un tsunami stylistique, mais aussi humain. Ce que raconte ce livre est déchirant. Des destins fracassés, des vies, de très grandes détresses affectives et sociales. Ses personnages me dévastent. De ce choc naît le désir d’écrire ? Quand j’avais 18 ans, j’ai quitté mon Jura natal pour aller à Montpellier en fac de cinéma. Dès le premier jour et ma découverte du campus, je me suis senti en rupture avec le monde étudiant, sa légèreté. Je voulais m’en échapper le plus vite possible. J’avais envie de faire du cinéma, mais cela nécessitait une équipe, de l’argent, choses que je n’avais pas. Écrire un livre, ça ne coûtait rien a priori, alors je me suis lancé. J’aurais pu ne pas aimer l’expérience, et c’est le contraire qui s’est passé, j’ai adoré ça. J’ai adoré passer dix heures par jour assis à ma table à essayer de fabriquer des phrases qui fusent, qui claquent, et qui à l’occasion, peuvent exprimer deux trois choses.

Avec le recul, comment expliquez-vous un tel rejet de la légèreté ? Dès le lycée, ces fonctionnements grégaires me répugnaient. Je me suis longtemps méfié du collectif, j’étais un sauvage. Et puis je n’avais plus envie d’aller à l’école, plus envie de m’asseoir dans une salle de classe face à un professeur. J’avais besoin d’être dans « le dur » tout de suite, dans la pratique, de mettre les mains dans le cambouis. Je crois surtout que ce rejet de la légèreté vient d’un besoin de trouver du sens à ce que je fais. Encore aujourd’hui, « chiller », je ne sais pas ce que c’est, je ne comprends pas, ce n’est pas mon truc. Alors à la fac, je ne me rendais qu’aux cours obligatoires, qui devaient occuper huit heures dans la semaine, et je passais le reste de mon temps à écrire dans la mansarde que j’habitais, une authentique chambre de bonne, à l’ancienne, au-dessus de la cuisine de mes proprios. Je sortais le soir pour aller au cinéma, toujours tout seul. Je me suis fait quelques amis à Montpellier, mais pas beaucoup. Ce besoin d’expression que vous évoquez, il remonte à loin ? Il a toujours été là. Difficile d’expliquer d’où ça vient. J’ai commencé par la peinture. Au collège, après les cours, je m’enfermais dans ma chambre et je peignais. Un de mes grands-pères m’avait offert un chevalet en bois qu’il avait dû dénicher sur un marché aux puces. Il m’avait appris à fabriquer mes propres toiles en tendant de vieux draps sur des châssis et en leur passant ensuite un enduit spécial. Ma découverte de la peinture s’est faite en partie lors d’un week-end passé avec mon père à Amsterdam. On était partis en car depuis le Jura et on avait vu quelques grandes expos : Van Gogh, Rembrandt. J’ai passé le trajet retour à dessiner des bouquets de fleurs dans un carnet, des tournesols, des tulipes… Et j’ai continué dans les mois et les années qui ont suivi. Cette pratique précoce et un peu anachronique de la peinture devait répondre à une forme d’insatisfaction existentielle. La vie quotidienne ne me comblait pas. Je cherchais autre chose ailleurs, une intensité, une profondeur. Dans votre famille ou votre entourage, y avait-il d’autres personnes pour qui la « vie réelle » était insuffisante, attirées comme vous par l’art ? Mon père a tourné autour de l’écriture. Il était fasciné par les écrivains, les vies d’artistes, mais il avait un style ampoulé, maladroit, il n’y arrivait pas. Peut-être que je viens réparer quelque chose de ce côté-là, je n’ai aucun problème avec cette idée-là. Ma mère était dans la musique, elle donnait des cours de chant et de piano chez nous, dans un petit village à côté de Lons-le-Saunier. Et puis elle avait un frère saxophoniste de jazz, qui me fascinait quand j’étais petit. Il me racontait des anecdotes sur ses voyages à travers le monde, quand il accompagnait Michel Legrand ou Aznavour, mais aujourd’hui je n’ai plus aucun lien avec lui. Une autre personne importante, c’est ma grand-mère maternelle. Elle travaillait comme infirmière à la mine de Saint-Étienne et était bénévole au Secours populaire. Elle s’y occupait du tri des livres que l’association collectait, et elle mettait de côté certains titres qu’elle choisissait pour moi. Elle a toujours beaucoup lu, j’étais très proche d’elle. C’était un personnage : le soir, elle s’endormait en écoutant Skyrock, l’émission de Difool, qui est d’ailleurs stéphanois. Elle adorait écouter les histoires de cul des petits jeunes qui appelaient la libre antenne ! Retournons à Montpellier. Combien de temps y restez-vous ? Seulement deux ans. Après quoi je suis retourné vivre dans le Jura. J’y revenais déjà lors de chaque période de vacances pour travailler en intérim afin de financer mes études. Et après ces deux années de fac, je me suis

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Vous a-t-il confié ce qui l’avait séduit dans votre texte ? Il m’a dit qu’il avait eu l’impression d’une langue nouvelle, d’un français qu’il n’avait jamais lu comme ça. C’était exagéré, parce que je m’inscrivais dans une tradition existante, de romans imprégnés d’oralité – ces auteurs américains que nous avons évoqués, et d’autres, comme Beckett, bien sûr Céline. Ce qui était nouveau, c’était peut-être les références culturelles populaires et très contemporaines. Ce croisement entre des préoccupations rurales et une énergie et une sensibilité urbaines. P. O-L. me disait que de nombreux termes et références lui échappaient, mais que cela n’avait en rien entravé le plaisir de sa lecture.

La Frasnée

mis à bosser à plein temps. J’ai continué à lire, notamment ces auteurs américains qui racontent leurs expériences de petits boulots, d’usine, d’une vie précaire qui coïncidait exactement avec ce que je vivais. Le Postier de Bukowski, qui parle de son quotidien dans un centre de tri, Raymond Carver, qui a été très important aussi. C’est à cette époque que j’ai écrit mon premier roman, Polichinelle, l’histoire d’un jeune gars qui accompagne sa sœur et ses amis, le temps d’un été, dans un petit village du Jura. Là encore, ça ressemblait à ma vie : en revenant chez ma mère, j’ai retrouvé ma sœur qui était lycéenne et je me suis mis à traîner avec elle et ses amis. Ça vous a semblé naturel d’envoyer ce premier livre à des maisons d’édition ? Je ne connaissais rien du monde éditorial. J’ai trouvé des adresses de maisons d’édition dans l’annuaire puis j’ai fait photocopier mon texte en une dizaine d’exemplaires et envoyé mes colis. Je m’attendais à avoir une réponse positive dans la semaine, à ce que le livre soit publié deux mois plus tard et à devenir célèbre dans la foulée ! Pendant les deux premiers mois, j’ai reçu plusieurs lettres types de refus, puis plus rien. Je n’y croyais plus, et je me disais que ce texte ne valait rien. Les éditions P.O.L m’ont contacté un an et demi après mon envoi. Polichinelle était mort et enterré depuis belle lurette. En un coup de fil, il a ressuscité ! J’avais déjà commencé à écrire autre chose, ce qui deviendrait mon deuxième roman, Michael Jackson. Avant de rencontrer Paul Otchakovsky-Laurens à Paris, j’ai tenu à relire rapidement ce livre que j’avais oublié. D’ailleurs, je me souviens avoir beaucoup ri lors de cette relecture. Paul OtchakovskyLaurens m’a rétorqué qu’il ne le trouvait pas drôle du tout. J’ai été très impressionné par la qualité de sa lecture. P.O.L vous a demandé de beaucoup retravailler ? Non, pas du tout. À la suite de cette relecture, j’ai souhaité supprimer quelques passages, une trentaine de pages, et il m’a laissé faire. Paul O.-L. était un éditeur très prudent sur cette question du travail avec les auteurs. Il avait souvent peur d’abimer un texte en demandant à un auteur de le reprendre.

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Après les parutions successives de Polichinelle (2008) et Michael Jackson (2011), il se passe cinq années de silence. Pourquoi ? J’ai ajouté au fait de travailler en intérim le fait d’avoir des enfants ! C’était une période très précaire, je n’avais pas d’argent – ça ne va qu’un peu mieux aujourd’hui… Ce silence que vous évoquez a été plus long encore, car j’ai remis à P.O.L le manuscrit de Michael Jackson le jour de la sortie de Polichinelle. Je me suis posé la question de la pertinence de continuer, au regard du temps que cela me prenait et de la situation financière dans laquelle je me trouvais. Durant ces années, je suis revenu à une pratique plus personnelle de l’écriture, sans aucune visée de publication. Votre troisième roman, L’Étoile du Hautacam, paraît en 2016 et amorce un virage stylistique : un attachement au récit, à la narration, semble avoir supplanté la recherche formelle qui caractérisait vos deux premiers livres. Vous nourrissiez le désir de « raconter une histoire » ? Oui, absolument. C’est ce que j’ai essayé de faire, mais je ne pense pas avoir totalement réussi. J’associe l’écriture de ce livre à la naissance de mon premier enfant. Être confronté à ce petit animal qui évolue si vite m’a ouvert à cette question du temps qui passe, de son écoulement. J’ai intégré cette idée pourtant évidente : un livre peut aussi servir à raconter des histoires. Et ça m’a passionné. Je me suis mis à lire des ouvrages très romanesques. C’était aussi une période difficile, beaucoup de fatigue liée au travail en intérim. Et puis, ça coïncidait avec la grande période des séries, une forme qui place l’art du récit avant tout le reste. Il y avait quelque chose d’un peu régressif dans ce mouvement vers les histoires, j’étais comme un gamin de douze ans qui s’immerge dans Alexandre Dumas, sauf que j’en avais trente ! C’est aussi à ce


moment-là que j’ai lu Dostoïevski, Tolstoï, et puis Steinbeck, London, Twain. Vous avez, en quelque sorte, remonté le temps ? Bon, en fait, l’une de mes premières lectures importantes, enfant, a été Tom Sawyer, dans une version abrégée, dans la Bibliothèque verte. Mais je l’ai redécouvert ensuite dans une traduction intégrale, qui a paru au début des années 2010, il me semble. L’écriture de L’Étoile du Hautacam (un livre étrange, entre romance et science-fiction, qu’on pourrait qualifier de fantastique intime…) a également été influencée par les albums jeunesse que je lisais à mes enfants. J’ai un rapport bizarre à ce livre, je ne l’assume pas tout à fait. C’est un livre bancal, peut-être un livre raté. Aujourd’hui je le vois comme une espèce de laboratoire d’expérimentations narratives, et je pense que ça m’a beaucoup appris pour la suite. À cette époque paraît votre quatrième livre, un livre à part dans votre œuvre, L’Homme des bois. Il paraît un an seulement après L’Étoile du Hautacam. Ce livre s’est imposé ? Il m’est tombé dessus sans prévenir, avec la mort accidentelle de mon père. Mon père est mort en chutant lors d’une sortie en forêt, dans le Jura. Ces circonstances particulières, et la nature de notre relation m’ont décidé à écrire un livre sur lui. J’ai commencé par me protéger de ce projet : le livre de deuil, le récit familial, je ne voulais pas verser là-dedans. Mais cet événement soulevait tant de questions, de doutes, et recelait tant d’éléments romanesques, que j’ai eu besoin de les mettre à plat, ne serait-ce que pour être sûr qu’ils aient bien eu lieu. C’est un récit autobiographique, tout ce que je raconte y est absolument authentique. On est donc très loin de L’Étoile du Hautacam. Vous confiez des doutes sur votre texte L’Étoile du Hautacam mais votre éditeur l’a publié. Partageait-il néanmoins votre regard critique ? Quand Paul Otchakovsky-Laurens s’engageait auprès d’un auteur, c’était avec la volonté de l’accompagner le plus longtemps possible dans son parcours littéraire. Au moment de la publication de Polichinelle, il m’a dit : « On va faire beaucoup de livres ensemble ». J’avais vingt-cinq ans et je bossais comme éboueur dans le Jura, alors je peux vous dire que ce n’était pas rien de se sentir soutenu comme ça. Paul O.-L. n’était pas un éditeur qui cherchait à faire des coups commerciaux. Il avait conscience que certains livres pouvaient avoir une fonction particulière pour leur auteur, une fonction transitoire, par exemple. Avec L’Étoile du Hautacam, il a senti que j’avais besoin que ce livre soit publié

pour être capable, ensuite, d’aller ailleurs. Pour faire de la place, tout bêtement. Parfois il faut aller au bout d’un projet uniquement pour pouvoir passer à autre chose. La publication du livre m’a soulagé de cette histoire, m’en a débarrassé. Vous en avez imaginé d’autres par la suite, et le temps se resserre entre chaque publication. Les Enfants des autres paraît en 2020, Le Roman de Jim en 2021 et La Foudre en 2023… Mes enfants sont plus grands, je travaille moins en intérim, et je peux donc consacrer plus de temps à l’écriture. Le Roman de Jim et La Foudre se caractérisent par la place importante de la géographie. Le Jura, territoire de votre enfance, devient territoire de fiction. Comment l’expliquez-vous ? Dans L’Homme des bois, je reviens sur mes années d’enfance passées dans un tout petit village de trente habitants. La Frasnée est niché au bout d’une reculée, c’est-à-dire une vallée fermée. Pour le rejoindre, il faut traverser pendant six kilomètres une dense forêt d’épicéas. J’ai grandi là, dix ans durant, avec mon père. Au fond du village, il y a une belle cascade, de grandes falaises et des grottes que je passais mes journées à explorer, en toute liberté. Cette enfance à me suspendre aux arbres et me baigner dans la rivière a évidemment façonné mon imaginaire de romancier. C’était une enfance très solitaire aussi, d’où sans doute mon caractère indépendant. L’intrigue de Polichinelle se déroule dans le village juste à côté de celui où j’ai grandi, Clairvaux-les-Lacs. Pour les livres suivants, les lieux ont gardé une grande importance : j’ai besoin, quand je me mets à écrire, d’avoir un lien fort avec l’endroit où l’histoire se déroule. Ça se ressent aussi chez les personnages qui, eux-mêmes, sont attachés à ces lieux. Dans le Jura, je trouve une densité, une puissance, qui viennent peut-être de ces forêts sombres, ces lacs naturels et sauvages – quelque chose de noir, austère et parfois intimidant qui m’est familier et qui me touche. La nature est préservée, elle abrite une faune étrange – des hiboux, toutes sortes de chouettes, le grand tétras et, bien sûr, le lynx. Les personnages de La Foudre ont tous une pratique régulière de la forêt, et un rapport concret à celle-ci : une connaissance intime pour Julien, savante pour Alexandre, intéressée pour Cyprien, le jeune chasseur. Le rapport que vos personnages entretiennent avec le territoire est-il une manière de les caractériser ? Les lieux du roman sont ceux où les personnages habitent et travaillent, ils ne sont pas là en simples

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— Est-ce qu’on a le droit de ne pas savoir ? —

le fond, on ne sait pas grand-chose. Est-ce qu’on a le droit de ne pas toujours avoir un avis clair ? Estce qu’on a le droit de ne pas savoir ?

touristes, en visiteurs, ils ne font pas que les traverser. Donc, oui, le territoire les définit en partie, et le lien qu’ils entretiennent avec lui révèle quelque chose de leur personnalité. Ils habitent un pays plus qu’un paysage, le pays au sens de l’endroit qui est habité par le paysan. Ce sont des personnages qui bougent peu finalement ; des personnages qui s’ancrent ? Et quand ils bougent, ils finissent par revenir. On parle beaucoup des transfuges de classe – ceux qui sont partis. On parle aussi de ceux qui ne partent jamais, ceux qui restent. J’écris pour ma part plutôt sur des personnes qui ont cru pouvoir s’extraire du lieu des origines, avec parfois une volonté de le fuir de manière tranchée, puis qui, au bout de quelques années, par nécessité économique, ou pour des raisons familiales, sociales, opèrent un retour dont elles sont souvent les premières surprises. J’écris sur ceux qui reviennent. J’ai moi-même connu cette trajectoire, et j’ai beaucoup d’amis qui vivent la même chose. Parmi vos personnages, y en a-t-il un qui vous ressemble particulièrement ? Je me sens assez proche des narrateurs de mes deux derniers romans, on vient des mêmes coins, on est de la même génération, et on partage peutêtre aussi quelque chose de l’ordre de la sensibilité. Ce sont des hommes qui assument une part de fragilité, des hommes qui doutent. Qui n’attendent pas de l’autre qu’il soit un bloc de certitudes, d’avis tranchés, et qui ne lui reprochent pas ses oscillations et ses hésitations. Ce sont des hommes attentionnés. Qui ont un rapport parfois compliqué à l’autre, mais aussi une écoute, un véritable intérêt. Dans La Foudre, Julien se rapproche de Nadia parce qu’il perçoit sa souffrance et qu’il a envie de lui venir en aide. En ce moment, je pense au livre d’après, de nouveaux personnages commencent à prendre vie. J’oublie peu à peu le dernier livre pour faire de la place au suivant. J’aime beaucoup cette phase de la conception d’un roman. Si ça ne tenait qu’à moi, une fois un livre publié, je n’y reviendrais pas, je ne m’exprimerais pas à son sujet, et je me plongerais directement dans l’écriture d’une autre histoire. Je comprends qu’on puisse aimer dialoguer avec un auteur, mais parfois je n’ai pas envie de répondre, ou alors je ne sais pas quoi dire. Une réponse sincère, de la part d’un auteur, c’est souvent une réponse décevante. Je me force un peu à jouer le jeu : je fais semblant de savoir. Mais dans

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Prenez-vous néanmoins du plaisir à ces rencontres avec le public ? Oui, car cela me pousse à réfléchir sur ma pratique. Je n’ai pas de formation universitaire, je n’ai pas été initié à une approche théorique. Je me rattrape dans les livres. Je viens de découvrir un texte passionnant de Robbe-Grillet, Préface à une vie d’écrivain, qui m’a été offert par un ami auteur, justement. Les festivals littéraires peuvent servir à rencontrer d’autres auteurs. Dans ce texte, Robbe-Grillet cite Valéry : « Deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre. » Et RobbeGrillet ajoute : « Ce qu’on peut faire, c’est écrire un livre où ordre et désordre sont en lutte. » C’est beau, non ? Il y a des pages magnifiques sur les vertus de la contradiction, auxquelles je souscris pleinement. L’écriture occupe tout votre temps à présent ? Aujourd’hui je ne travaille plus en intérim, mais mon cas reste fragile. J’ai un niveau de vie très bas, et ma compagne est dans la même situation que moi. Peut-être aussi que les livres que j’écris aujourd’hui nécessitent plus de temps et de disponibilité d’esprit que ceux que j’écrivais auparavant, où j’étais porté par une frénésie, une énergie de la jeunesse. Il y a parfois une phase de recherches. Pour écrire La Foudre, j’ai passé beaucoup de temps avec une amie bergère, à l’interroger et à l’observer, pour bien saisir en quoi consiste le métier. Vous sentez-vous à l’aise avec cette place de l’écrivain – peut-être à l’écart du monde, dans la position d’un spectateur ? Je ne me vis pas comme un écrivain, tout simplement. Je ne dis pas ça par coquetterie, je le ressens vraiment. Je suis porté par les livres que j’écris, je suis à leur service, et non l’inverse. Et comme je viens de vous dire, pour les écrire, j’ai besoin des autres, j’ai de plus en plus besoin de sortir de chez moi, de rencontrer du monde, de vivre des choses à l’extérieur. D’ailleurs, je me méfie de tout ce qui pourrait m’installer de manière trop confortable dans ce rôle d’écrivain, par exemple, je ne veux pas faire de résidence, j’ai peur que ce genre de dispositif favorise l’entre-soi, qu’il implique une certaine coupure avec le monde réel, justement. Je ne pourrais pas écrire si je me plaçais trop à l’écart, ou pire, en surplomb. Je n’aurais plus rien à dire. — LA FOUDRE, Pierric Bailly, P.O.L


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Riot grrrl On en parle beaucoup en ce moment, mais nous pataugeons toujours dans la même soupe rance. L’équipe artistique de ViVES veille et lutte « contre les inégalités de genre et les violences sexistes ». Dans sept lieux nancéiens (L’Autre Canal, les Beaux-Arts, la Salle Poirel…), le festival convie amazones des temps modernes et jeunes filles qui portent bien leur « non » à des moments de théâtre musical, de débats engagés ou de karaoké marionnettique. Avec la compagnie Les Fruits du hasard, le collectif Les Surpeuplées et autres forces vives féministes, du 4 au 11 mars. (E.D.) cielamuette.com/vives

Amazones de la compagnie Marinette Dozeville © Marie Maquaire

ANRT 10 ans L’atelier national de recherche typographique de l’ENSAD Nancy fête les 10 ans de sa réouverture avec deux expos à la galerie S001 : l’une présente les activités des étudiants et chercheurs depuis 2013 ; l’autre, Prélettres, le travail d’Éloïsa Pérez, sur l’apprentissage de l’écriture à l’école maternelle. Sans oublier un colloque en partenariat avec la SILICON (Stanford Initiative on Language Inclusion and Conservation in Old and New Media), réunissant des universitaires, des designers, des ingénieurs… (A.V.)

Prélettres, Atelier © Éloïsa Pérez

Jusqu’au 16 février À la galerie S001 – ENSAD Nancy, Campus Artem, à Nancy ensad-nancy.eu

Si loin, si proche Le sol y est argileux, la terre parfois sableuse, mais le trait de Vincent Vanoli demeure charbonneux. Durant une résidence au long cours en Dordogne, il a vagabondé dans le quartier du Bas-Chamiers. Il retrace jour après jour son sinueux parcours dans un coude de la rivière Isle. Ses planches constituent une topographie, un roman graphique et documentaire édité par Ouïe/Dire. Vanoli nous mène dans les méandres d’un territoire où il découvre un foyer de SDF, des ateliers de la SNCF, des barres HLM, une cité, bloc C. Il rend compte de son « espionnage discret » en des endroits « modestes », pareils à ceux de sa Lorraine natale. La Boucle est bouclée. (E.D.) www.ouiedire.com

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La fête à l’Uma Belle endormie, Dijon ? Pas si sûr. Émerge, tout nouvellement, en presque centre-ville, un studio porté sur l’audio comme sur le visuel. Copropriété effervescente, le Studio Uma est une fabrique pour l’œil et pour l’oreille. Fêté par une première Fête de l’Uma en novembre dernier, il rassemble les créateurs et producteurs issus des rangs desserrés d’Ici l’Onde, d’Ikko, de Bruit Marron, de l’Engeance et d’une nouvelle perle pop, Chimi Churri. Soit la transverse de l’impro contemporaine à la city pop, de l’electro rétrofuturiste à l’expé radicale et DIY. Pas de quoi s’endormir sur les lauriers de l’Huma. (G.M.) Instagram : studioumadijon

Trou stories Rond comme un ballon. Un œuf de tortue. Un soleil radieux. Une pleine lune. L’œil d’un caméléon. Un beau coquillage, « trésor dominical, arraché à un lagon ». Autant de pièces (manquantes) de l’enfance d’Anne-Margot Ramstein passée à La Réunion. Pour évoquer ces images auxquelles l’ex-HEAR songe avec nostalgie, l’illustratrice les (dé)matérialise par un trou transperçant les pages cartonnées de Me manque. Un ouvrage jeunesse sur l’absence édité par La Partie. (E.D.) www.lapartie.fr

Fin’amor Au fil de trois créations chorégraphiques prenant pour thème la sérénade, Bruno Bouché, directeur artistique du Ballet de l’OnR, Gil Harush et Brett Fukuda explorent différents champs chorégraphiques, dont celui de Balanchine qui chorégraphie en 1934 Sérénade, son premier ballet américain, combinant tous les éléments phares du néoclassicisme. La simplicité d’un espace scénique ouvert accueille l’éventail des relations humaines qui se déploient dans la sobriété des lignes, la netteté du geste, la vélocité des mouvements et des ensembles d’instruments à cordes. Une sérénade à trois voix, accompagnée par les musiciens de l’Orchestre symphonique de Mulhouse sur des musiques de Nina Simone, d’Igor Stravinski et de Piotr Ilitch Tchaïkovski, dont sa Sérénade pour cordes en ut majeur. (V.B.)

© Paul Lannes

Du 13 au 18 janvier à l’Opéra national du Rhin, à Strasbourg Et les 26 et 28 janvier à La Filature, à Mulhouse www.operanationaldurhin.eu www.lafilature.org

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La Belle au bois dormant © Jean-Louis Fernandez

Coucher de sommeil Les Forteresses © Agnès Mellon

Au pied des grands murs 2018. La mère de Gurshad Shaheman et deux de ses tantes se retrouvent pour la première fois depuis onze ans. C’est à Avignon, pour une représentation des Forteresses. L’une est partie vivre à Lille, l’autre en Allemagne, à Francfort, et la dernière est restée vivre à Téhéran. Au pied des murailles provençales, au pied des Forteresses, il y a les absences compensées par un silence, il y a ces silences à lever, justement. « J’aimerais vraiment tout te raconter/Gurshad/mais c’est impossible/il y a des choses que je ne peux raconter à personne. » Pour le flambeau de l’indicible, trois comédiennes viennent habiter, à leur façon, le plateau de théâtre. Mettre en représentation le silence de ces trois femmes, c’est le fissurer, le fracturer, avec le public pour levier. Les témoins IRL, la mère et les tantes, les figures de théâtre cohabitent dans un espace rempli d’air et de sons. La musique électroacoustique créée par Lucien Gaudion vient épauler l’azéri, langue natale de Gurshad Shaheman, qui irrigue confidences, textes recréés, paroles fugaces. S’élève alors un petit monument de récit initiatique, sur l’apprentissage, le parcours d’Iran en Europe qui vous fabrique un individu. Par ce prisme personnel, Shaheman accède à l’universel, établit des ponts entre réel et fiction, entre parole publique et intimité scellée à double tour, dont ne s’échappent que quelques bribes de sensibilité explicite : « Mon cœur est une forteresse de larmes/je ne peux pas l’ouvrir. » Reste l’accès, secret et céleste, des mots lancés sur un plateau de théâtre. Par Guillaume Malvoisin — LES FORTERESSES, théâtre du 25 au 28 janvier au Théâtre Dijon Bourgogne, à Dijon www.tdb-cdn.com

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Aurore fascine. Ce sommeil inextinguible des cent ans, cette malédiction à mourir, piquée par l’épine d’une rose, offerte en cadeau de naissance, la conjuration du sort par la Fée des Lilas, ce réveil par un baiser princier, mais subi. Aurore et le monde, mis enfin sens dessus dessous par l’époque actuelle. Quelle place pour les mythes mis au goût du jour, des genres fluides, des représentations caduques, des pressions sociales et des injonctions identitaires. Dans ce bazar intégral, la vision magnifique de Marcos Morau, chorégraphe à l’épure assurée, convoque le Ballet de l’Opéra de Lyon pour revitaliser le mythe. Sa Belle au bois dormant fait feu de toute époque, plastique ses graphismes, dynamite les certitudes de chacun. Le bien danse avec le mal, une sorte de tango d’argent et de sang. Le sommeil est sans fin, et le monde somnambule vit de désirs et de réalité empêchée. De petites poupées de porcelaine, derviches Renaissance à l’hypnose facile, dansent sur la partition de Tchaïkovski. Partition et chorégraphie sont filtrées – glitchées, un geek ajouterait. L’imaginaire de la princesse endormie taille la route, à mille à l’heure, magnifique, hypnotique, envoutante pour finir par être parfaitement dérangeante. C’est salutaire, comme à l’accoutumée chez le chorégraphe espagnol. Marcos Morau à l’onirisme où les apparences lèvent, in fine, un coin de leur voile sur pas mal de désillusions. Jusqu’au décor, et aux engrenages de danses, démantibulés. Dans les secousses d’une aurore peu apaisée. Par Guillaume Malvoisin — LA BELLE AU BOIS DORMANT, danse les 20 et 21 décembre à l’Opéra de Dijon, à Dijon opera-dijon.fr



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Showgirl © Thomas Hennequin

© Melow’ Photography

Death metal is not dead! Loudblast, groupe pionnier de la scène du thrash et death metal fondé dans les années 80 à Lille, revient en Franche-Comté. Une tournée de deux ans qui se termine, le groupe est prêt à offrir au monde un nouvel album qui sortira au printemps 2024. « Est-ce que vous êtes prêts pour une dose de death metal ? » hurle en début de concert Stéphane Buriez, l’hyper charismatique chanteur, guitariste et leader du groupe avant d’entamer le concert. Il déverse des paroles au doux son guttural d’un étalon galopant dans le Tartare. Des morceaux endiablés à en faire rougir Hadès ! Les corps du public, secoués par le rythme effréné de la batterie d’Hervé Coquerel et par la basse brutalisée par Pierre-Emmanuel Pélisson, les veines bouillonnantes. Le public s’accroche aux riffs super puissants et aux solos frénétiques des guitaristes, Nicklaus Bergen et Stéphane. Il règne sur scène une émulation et une osmose qui offrent un show organique et ruisselant. Depuis un an, les quatre musiciens proposent une setlist faisant la part belle à de vieux morceaux, des classiques attendus par les fans, mais aussi certains qui avaient très peu, voire jamais, été joués sur scène. Pour Pierre-Emmanuel, le bassiste bisontin live (remplaçant pour les concerts Frédéric Leclercq, occupé par les tournées mondiales incessantes de son groupe principal, les Allemands de Kreator), c’est assez dingue de jouer des morceaux du groupe qu’il a vu pour la première fois aux Eurockéennes de Belfort en 1996. Une dizaine d’albums plus tard, Loudblast est encore déchainé et prêt à en découdre avec la Franche-Comté, armé de ses classiques, avec pourquoi pas en avant-première un morceau du nouvel album qui sortira après le concert ! Par Nathanaelle Viaux — LOUDBLAST + DAGOBA + AKIAVEL, concert le 23 février au Moloco, à Audincourt www.lemoloco.com

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Showgirl must go on Près de trente ans après la sortie du film, le duo Marlène Saldana-Jonathan Drillet s’inspire du Showgirls de Paul Verhoeven pour tailler leur propre Showgirl au singulier : un spectacle haut en couleur, aussi kitsch que féroce, bel et bien prompt à faire grincer quelques dents – voire, à les exploser façon puzzle. Il faut dire que l’imagerie autour du long métrage, désormais considéré comme un monument de la contreculture, a bien évolué depuis 1995 ; rappelons qu’il se fit étriller sur la place publique à sa sortie en salles, scarifiant l’auréole du réal de Basic Instinct tout en brisant net la carrière de son actrice principale. Ainsi la pièce estelle à la fois basée sur l’histoire du film (le parcours chaotique d’une jeune femme rêvant de devenir danseuse à Las Vegas), mais s’inspire également de la trajectoire de ces femmes broyées par l’industrie hollywoodienne, revers d’une médaille bien moins reluisante depuis #metoo. Ambition, argent, sexe, pouvoir, vanité, violences, bienvenue dans le show-business et son fameux univers impitoyable – dépeint néanmoins dans une esthétique pop avec chibre lumineux et volcan en carton-pâte crachant des paillettes. D’autant que la comédienne et chorégraphe Marlène Saldana interprète l’ensemble des rôles, de la jeune danseuse au producteur vicieux, dans une orgie dépravée mêlant théâtre, performance, arts plastiques et danse contemporaine. Complètement déjanté ! Par Aurélie Vautrin — SHOWGIRL, théâtre du 12 au 14 mars au CDN Besançon Franche-Comté www.cdn-besancon.fr



Sans tambour © Jean-Louis Fernandez

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Rupture et commencements

© Agathe Poupeney

Limelight Le raz de marée de l’industrialisation et la montée du nationalisme étaient déjà très palpables lorsque Charlie Chaplin prit le risque de produire via sa société United Artists ses deux films majeurs Les Temps modernes (1936) et Le Dictateur (1940), œuvres satiriques des dérives productivistes et des politiques totalitaires. Chaplin, le spectacle familial du chorégraphe allemand Mario Schröder, créé en 2010 au Leipziger Ballett et entré au répertoire de l’OnR en 2018, est le premier ballet consacré à la figure intemporelle du cinéaste/acteur qui touche l’imaginaire des spectateurs toutes générations confondues. Le chorégraphe pose un regard poétique et plein de tendresse sur ce génie du septième art, questionnant la place de l’artiste dans la société en le faisant évoluer dans les décors de Paul Zoller, une salle de cinéma des années 1920. Sur des musiques d’Arvo Pärt, Benjamin Britten, Samuel Barber, John Adams et Richard Wagner, la danseuse Céline Nunigé s’empare d’une gestuelle propre à Charlot avec sa silhouette iconique, chapeau melon, canne virevoltante et chaussures trop grandes, pour faire parler la poésie, le regard percutant, le génie de scénarisation des faiblesses de l’âme humaine. Dans un climat hors du temps, Mario Schröder parvient à dessiner un Chaplin touchant et contemporain témoin d’une société en perpétuel conflit. En partenariat avec le Cosmos, deux séances-débat avec Bruno Bouché auront lieu les 10 et 12 décembre autour des films Les Temps modernes et Le Dictateur. Par Valérie Bisson — CHAPLIN, danse du 8 au 16 décembre à l’Opéra national du Rhin, à Strasbourg www.operanationaldurhin.eu

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Une tragédie, une crise, un effondrement peuvent être collectif comme individuel. Et la capacité de dévastation de ces mouvements n’a, d’ailleurs, que peu à voir avec le nombre de personnes ou de choses concernées. C’est, d’une certaine façon, ce que transmet Sans tambour. Dans cette création de Samuel Achache (spectacle né au printemps 2022), les douze interprètes (qu’elles et ils soient chanteurs, comédiens, musiciens, ou tout cela à la fois) sont dans une maison en chantier dont une partie des murs ont disparu. Ces derniers – dans un état déjà bien délabré – vont continuer à être abattus méthodiquement par les personnages, traduction aussi métaphorique que concrète du délitement d’un couple. Au démontage en règle des espaces de vie répondent les actions des protagonistes comme le travail de création musicale : nourri et infusé par des lieder de Schumann, Sans tambour est porté par des compositions signées Florent Hubert et se baladant entre les genres. En allant des sonorités contemporaines à d’autres, plus jazzy, ou évoquant des fanfares, la richesse musicale déjoue tout misérabilisme. Et si la mécanique de la destruction est à l’œuvre, si tout le monde s’y attelle scrupuleusement, il se raconte également à travers une succession de séquences poétiques et parfois cocasses d’autres mouvements. Des mouvements de réparation, de reconstruction, de reconfiguration des identités comme des désirs, des actions comme des possibles. Aussi émouvant qu’intelligent, Sans tambour nous rappelle avec puissance qu’une fin, aussi douloureuse soit-elle, est aussi un prélude à d’autres (re)commencements. Par Caroline Châtelet — SANS TAMBOUR, théâtre du 6 au 14 février au TNS, à Strasbourg www.tns.fr



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Cie La Coordonnerie - 4,7 % de liberté © Samuel Hercule

Roulez jeunesse

AC2 © Cie 14:20 Magie Nouvelle

Ombres portées En 2000, la Compagnie 14:20 voit le jour et fonde le mouvement artistique de la Magie Nouvelle. Leur projet : placer le déséquilibre des sens et le détournement du réel au centre des enjeux artistiques. Le spectacle Aux commencements, créé, interprété et mis en scène par Clément Debailleul, Philippe Beau et Céline Diez prend comme support le gage de la magie dans un univers foisonnant, crépitant, minéral et animal, bruissant, frémissant. Dans la pénombre d’une grotte de papier, oreilles ouvertes et sens en éveil, on entre aux confins des représentations humaines faites d’ombres, de sons, de mouvements, de projections. Clément Debailleul, formé à la programmation informatique, à la vidéo et au son spatialisé, enrichit et matérialise l’espace scénique et sonore. Un espace du dedans à la lueur de la flamme, habité par le ballet de mains du performer d’ombres Philippe Beau qui donne vie à diverses figures, animales, végétales, qui se métamorphosent sous notre regard. Le jeu avec les ombres crée un dialogue magique avec l’invisible, réenchante et reconnecte avec la nature. L’expérience immersive et poétique d’Aux commencements offre le privilège de cette magie à l’initiative d’innovations dans la scénographie, l’animation d’objets et la programmation d’objets connectés… Le projet Magie Nouvelle contribue aujourd’hui à la vitalité de nouvelles formes scéniques dans une vingtaine de pays. Par Valérie Bisson — AUX COMMENCEMENTS, théâtre du 19 au 28 janvier au TJP, à Strasbourg tjp-strasbourg.com

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Après avoir fait front l’année dernière contre vents et marées et tempêtes dans un contexte sociétal « compliqué », le festival Momix revient en 2024 pour la 33e édition de son incontournable festival International Jeune Public, avec pour maitre-mot : le partage. Et à sa tête, une toute nouvelle directrice artistique, Marie Normand ! Les spectacles auront donc lieu comme historiquement à Kingersheim, mais également dans plusieurs salles de Mulhouse, Colmar, Rixheim, SaintLouis, Illzach, Schiltigheim… Au programme, une cinquantaine de représentations pour autant de compagnies d’ici et d’ailleurs, avec de la danse, du cirque, du théâtre, des formes hybrides et diversifiées, des marionnettes, des mini-concerts, du rire, de l’émotion, de la folie, de la poésie… À découvrir en famille dès la naissance (!) ou avec sa BFF pour les spectacles spécial’ ados – car l’idée est toujours de proposer des formes très variées pour un public très large toutes générations confondues, des tout-petits aux très grands, avec des thèmes et des approches adaptés. À noter également un focus belge, avec la venue de huit compagnies et plusieurs temps de rencontres et d’échanges, sans oublier deux expositions, des tables rondes, des formations pour les professionnels… Et comme Momix est considéré depuis longtemps comme une référence dans le spectacle jeune public, c’est l’occasion pour tous de découvrir pléthore de créations inédites. N’oubliez pas les doudous pour les bouts de chou, et c’est parti ! Par Aurélie Vautrin — MOMIX, festival du 1er au 11 février au Créa Kingersheim et divers lieux www.momix.org



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Concha, histoires d’écoute, Marcela Santander Corvalán & Hortense Belhôte © Fernanda Tafner

Monter le son Pour la troisième année consécutive, Pôle Sud débute le calendrier 2024 en mettant les femmes à l’honneur via sa programmation intitulée « L’année commence avec elles ». Du 11 au 26 janvier, le festival revient avec neuf spectacles et, pour la première fois, la mise en avant d’une scène musicale féminine avec un concert de Safia Nolin et Claire Days à l’Espace Django. Durant quinze jours, ce nouveau temps fort de la saison chorégraphique initié par le CDCN Pôle Sud prend le pouls d’une création qui se conjugue au féminin où plusieurs générations de chorégraphes s’emparent de questions pointues et actuelles. Les écritures féminines sont mises en lumière, questionnant et développant des formes artistiques sur des sujets tels que le désir, la liberté, les stéréotypes de genre, les identités multiples, la masculinité… Conférences, performances, installation poétique témoignent avec force, espièglerie, autodérision ou douceur de ce que veulent dire affirmation de soi, prise de risque, émancipation, sororité, virilité et représentations du pouvoir, vulnérabilités, codes discriminants… Des thématiques qui sont au-delà du féminin et dont les chorégraphes Marcela Santander Corvalán, Hortense Belhôte, Olga Mesa, Olivia Grandville, Ruth Childs, Nadia Beugré, Noémie Cordier, Yvonnette Vela Lopez, Solène Wachter, Nach, Leïla Ka s’emparent. Toutes ces artistes explorent et braquent les projecteurs sur un nuancier de sensibilités pour écrire une nouvelle grammaire du corps et de sa force expressive. Par Valérie Bisson — L’ANNÉE COMMENCE AVEC ELLES, théâtre du 11 au 26 janvier à Pôle Sud, à Strasbourg www.pole-sud.fr

Jʼai une épée © Simon Loiseau

Intense enfance Décidément le travail de la comédienne et metteuse en scène Léa Drouet ne cesse de se démarquer par sa singularité, son intelligence et son engagement. On se souvient de l’ultrasensible Violences présenté au Kunstenfestivaldesarts en 2021. Une fois de plus accompagnée par la philosophe, performeuse et dramaturge Camille Louis pour cette nouvelle création, la question n’était pas d’envisager une intellectualisation plus ou moins clivante autour du sujet de l’enfance. Précisément, il s’agit ici de l’enfant en tant que sujet, de le rendre parlant sans être assigné par le discours extérieur ou institutionnel et encore moins emprunt des mythes et des projections des adultes à son égard. Pour éclairer ce renversement visant non pas à regarder les enfants, « mais qui commence par regarder comment on regarde les enfants », J’ai une épée s’inspire de plusieurs faits divers et d’enquêtes de terrain dans lesquels la fiction, peuplée de licornes, de paillettes et de musique, fait saillir les manquements et les creux d’une société censée éduquer et protéger la population enfantine. Cadrée, formée, avec toute l’ambivalence de ces termes, celle-ci peut être aussi ciblée ou identifiée (on repense à la sombre volonté de Nicolas Sarkozy en 2005 de déceler les troubles du comportement dès le plus jeune âge). Qu’en est-il lorsqu’à huit ans on est convoqué dans un commissariat pour apologie du terrorisme, à dix ans quand il s’agit d’un internement en hôpital psychiatrique, ou à quatorze ans si on fait l’objet d’un placement en foyer d’accueil ? Calmement mais fermement, J’ai une épée interroge les fondements même de ce qui nous constitue. Par Nathalie Bach — J’AI UNE ÉPÉE, théâtre du 17 au 19 janvier au Maillon, à Strasbourg www.maillon.eu

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Clark © David Ellis

Voix lactée

Ditz © Pedro Takahashi

Rage anglaise Si vous cherchez une idée d’activité un zeste musclée pour fêter la Saint-Valentin le 14 février prochain, L’Autre Canal a pile ce qu’il vous faut sous la main : le rock bien vénère de Ditz, astucieusement programmé le jour des amoureux (#ironiedujourbonjour.) Parce qu’à simplement regarder la traduction du nom du groupe (on vous laisse ce plaisir), on sait déjà que les cinq British ne font ni dans la douceur ni dans la dentelle ou le conte pour enfants. À tel point que Joe Talbot des IDLES les présente comme « le meilleur groupe de Brighton, sinon du monde », excusez du peu, m’sieurs-dames. Ancré dans la scène post-punk et noise-rock anglaise, Ditz prend en effet un malin plaisir à brutaliser vos oreilles à grand coup de riffs de guitare effrénés, en mode shows sauvages complètement débridés, paroles rageuses, pogos et crowdsurfing dans la foule. Si la tension rappelle la scène punk britannique des années 80, le son se veut résolument moderne, voire carrément avant-gardiste, et l’ADN du groupe plutôt grunge, névrotique et bruyant. Autant dire que ces cinq (autres) Anglais dans le vent façon cyclone-tempête-tornade-ouragan ne sont pas loin d’être ce que la contre-culture britannique nous a balancé de mieux depuis longtemps. Brutal et bestial, à voir sur scène absolument ! Par Aurélie Vautrin — DITZ, concert le 14 février à L’Autre Canal, à Nancy et le 12 mars à la Rockhal, à Esch-sur-Alzette, en première partie de IDLES www.lautrecanalnancy.fr rockhal.lu

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Il aura fallu dix albums et vingt ans de carrière pour qu’il fasse réellement entendre sa voix : en mai dernier, Clark présentait Sus Dog, dixième album studio et premier donc à se concentrer entièrement sur sa voix. Il faut dire que le producteur-compositeur-explorateur anglais est connu pour son approche ultra-créative, passant d’un extrême à l’autre, d’un son à l’autre, d’une influence à l’autre, toujours en constante évolution, tantôt ambiance rétrofuturiste, paysages sonores noir charbon, profonde mélancolie, atmosphère électro-envoutante ou voyage au cœur de la Voie lactée… Et il a donc choisi cette fois de pousser la chansonnette sur certains titres, et bien lui en a pris tant elle accompagne à merveille sa musique aux faux airs de trip sonique sous champis. Le tout produit par un certain Thom Yorke (excusez du peu), qui d’ailleurs chante et joue de la basse sur le prodigieux « Medicine ». Après un live remarqué à Nuits Sonores en mai dernier, Clark revient donc en France pour trois dates au cœur de sa tournée européenne, Paris, Lyon – et à la BAM de Metz. Ça ne se refuse pas. Par Aurélie Vautrin — CLARK, concert le 9 février à la BAM, à Metz et le 6 février à la Kulturfabrik, à Esch-sur-Alzette, au Luxembourg www.citemusicale-metz.fr www.kulturfabrik.lu


La maison des parents Par Benoît Linder

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Révolutions

De la réalité de l’usine au vertige du livre, en passant par l’émancipation au sein de la salle de classe et par l’écriture chorégraphique féminine, les révolutions se jouent sur scène, à cœur ouvert.


MATHIEU LÉTUVÉ TRAVERSER LA RUE Par Nathalie Bach ~ Photo : Arnaud Bertereau

TEXTE IMMENSE ET PENSÉE VITALE, LE ROMAN À LA LIGNE DE JOSEPH PONTHUS TROUVE AUSSI SON DESTIN THÉÂTRAL. LE COMÉDIEN ET METTEUR EN SCÈNE MATHIEU LÉTUVÉ S’EN EMPARE CORPS ET ÂME. 34


En 2015, vous aviez créé Raging Bull d’après l’autobiographie du boxeur Jake LaMotta. Le thème de l’adversité ou plutôt du combat semble vous être cher. Je pense, oui ! On peut retrouver des choses qui font écho même si ce sont deux parcours complètement différents. Ce qui m’a intéressé, pour les deux récits d’ailleurs, et même si j’avais immédiatement adoré À la ligne, c’est de savoir comment j’allais transposer ce texte au théâtre, notamment d’un point de vue dramaturgique. Chez Ponthus, au-delà du témoignage très important par rapport à l’usine, aux ouvriers, à la souffrance et à la réalité du travail à la chaine en usine agroalimentaire, ce que j’ai trouvé impressionnant, c’est qu’il a transformé ça en une épopée littéraire. Il y a à la fois cette immersion dans cet univers terrible avec cette ambiguïté qui est d’éprouver la même souffrance que les ouvriers et la joie d’être avec eux. Je pense qu’il avait trouvé sa place d’une certaine façon avec ce sentiment très fort de conviction de fraternité de classe, même si c’était un anarchiste. Et lorsqu’on entend les témoignages des ouvriers, ce qui revient de façon récurrente c’est qu’au-delà de la souffrance que l’usine génère il reste toujours cette idée forte d’une réelle fraternité, de famille même. Lorsque nous avons joué en Bretagne à Landivisiau, il y avait plein d’anciens des abattoirs Gad qui ont fermé et j’ai ressenti cette idée de communauté, ils étaient bouleversés. Pourquoi, selon vous, À la ligne est-il présenté comme un roman ? C’est justement la force de ce texte, ce n’est pas simplement un témoignage, un manifeste, un compte-rendu, ni un regard de journaliste. Dès le début du texte, il dit qu’il est à l’usine pour gagner sa vie, ça change complètement l’angle d’observation et surtout il restitue cet univers sans fard, avec toute sa violence, sa poésie parfois, son humanité ou non. En même temps, c’est son acte de naissance en tant qu’écrivain. Ce chemin de ligne devient celui de l’écriture. C’est un travail de sublimation, lui avec son bagage culturel, sa formation et sa sensibilité de poète, il en a fait un objet littéraire. Leslie Kaplan avait déjà fait ce chemin avec le remarquable L’excès-l’usine paru chez P.O.L en 1982. Ponthus et elle ont en commun la discontinuité du langage et l’écriture à partir de l’intérieur, ce réel qui leur appartient à eux seuls. Comme le disait Blanchot : « C’est peut-être ça la poésie, c’est peutêtre plus que la poésie. »

—C ’est un peu comme la Divine Comédie, c’est-à-dire l’arrivée aux abattoirs comme l’arrivée aux Enfers. — Justement, en essayant de transposer À la ligne au plateau, nous n’avons pas voulu rentrer dans quelque chose de réaliste ou de frontal, mais nous avons plutôt cherché à styliser les choses. Donc tout est suggéré uniquement par un travail sur la lumière, le texte évidemment et une gestuelle par moment chorégraphique. Quand nous faisons des rencontres bord-plateau, le public nous dit avoir le sentiment d’avoir été dans cette usine, c’est exactement ce que ressent le lecteur d’À la ligne. Je crois bien avoir lu sept fois le texte avant d’en faire une adaptation parce qu’il fallait que cela reste percutant. J’ai privilégié les étapes claires de cette espèce de métamorphose, de cette mue puisqu’il était bien sûr impossible de tout garder. Il y a des étapes un peu initiatiques, avec une première partie un peu plus légère quand il travaille aux crustacés, la seconde partie, pour moi, c’est un peu comme la Divine Comédie, c’est-à-dire l’arrivée aux abattoirs comme l’arrivée aux Enfers. Ponthus se définissait volontiers comme un marxiste lacanien. J’ai bien sûr gardé le passage sur le parallèle avec la psychanalyse : « Si la fonction de l’analyse est d’être allongé sur un divan, à l’inverse la fonction de l’usine est d’être debout à devoir travailler et se taire. » Ça me touchait d’autant plus que moi-même j’ai fait une analyse. Il dit combien ça l’a aidé, mais lui était un vrai anarchiste ! Je le suis de plus en plus, enfin, j’essayais jusqu’alors, mais là, ça devient désespérant. Mais tout me touche chez lui et puis ce n’est jamais noir. Cette humanité dans le regard qui fait qu’il y a toujours l’humour au bout. D’une certaine façon, la littérature ne l’aura pas tout à fait sauvé même si c’est ce qu’il affirmait, sans aller jusqu’à interpréter sa mort. Il y avait quelque chose chez lui, sans être dans l’ordre du sacrifice où il s’est certainement un peu

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— Cette humanité dans le regard qui fait qu’il y a toujours l’humour au bout. — brûlé les ailes et ce n’était pas uniquement à l’usine. Quand on lit Nous… La Cité, qu’il avait écrit avec quatre jeunes de banlieue quand il était éducateur, où figurent les prémices d’À la ligne, on comprend bien que c’était un écorché vif et qu’il était à deux cents pour cent dans tout ce qu’il faisait, en allant toujours au bout de ses convictions. Huit heures de lignes d’usine, rentrer et faire deux lignes d’écriture pendant trois ans ! Il avait un côté missionnaire, un engagement constant, il ne se reposait pas, il en était fascinant. Moi je suis loin de cet exemple-là ! La compagnie Caliband Théâtre qui est la vôtre est constituée d’hommes et, dans votre parcours de création, les destins d’hommes sont principalement à l’honneur. Fraternité ? Je culpabilise un peu, là ! C’est tout à fait inconscient de ma part, mais je pense que le thème de mes spectacles touche les hommes et les femmes de la même manière. De ces destins d’hommes, je n’en fais pas des héros, ce qui m’intéresse, c’est le chemin et cette idée d’une possible rédemption pour certains d’entre eux. Mais derrière tout ça, je suis toujours attiré par le fond social et politique. Ces dernières années, les autobiographies connaissent un essor particulier, comme si l’autobiographie était devenue particulièrement politique. Oui, mais il ne faut pas se leurrer, À la ligne est lu en majorité par une certaine bourgeoisie. Pour moi, l’enjeu est de toucher les ouvriers. Le public de théâtre est lui aussi essentiellement bourgeois, comme ceux qui le font. Ce n’est pas un jugement et ce n’est pas nouveau. On est bien d’accord et c’est une problématique plus large d’un point de vue global et social et une hypocrisie du système où il y a toujours une sorte d’élite. Le mot « populaire » n’est pas forcément le bienvenu. Mais ce qui fait partie de la démarche de la compagnie à la fois dans le fond et la forme, c’est de penser les projets comme des scénarios de films. Je travaille avec Olivier Antoncic qui crée les musiques et, à chaque fois, on les pense comme les bandes-son d’un film. Ce sont des codes qui, je pense, parlent à des publics assez larges. Par exemple, pour Raging Bull, ce qui a été important, c’est que Jake LaMotta venait du Bronx, d’un milieu

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très dur. Nous avions joué des extraits dans des salles de boxe de l’agglomération de Rouen et, à la création, il y avait soixante personnes du club de boxe de Saint-Étienne-du-Rouvray qui étaient là. C’était la première fois qu’ils franchissaient les portes d’un théâtre, ils étaient en larmes à la fin du spectacle parce que c’était leur vie, mais, bien sûr, le spectacle allait bien au-delà du sujet de la boxe. Et c’est aussi ce qui se passe pour À la ligne. Une des plus belles dates a été au local CGT avec le CDN de Rouen, donc un public mélangé avec aussi des ouvriers et des syndicalistes. C’est une mixité qu’on rêve d’avoir partout. Est-ce qu’il faut faire du théâtre politique ou faut-il faire politiquement du théâtre ? J’essaie de faire les deux ! En sachant que nous sommes dans un système où ce n’est pas simple. La pression économique est de plus en plus forte, comme dans le cinéma, ce qui amène une forme de censure qui se fait d’elle-même puisque pour tourner, pour diffuser, il faut bien choisir ses sujets, donc des choses assez consensuelles. Les injonctions actuelles étant de monter des trucs drôles. Du pain et des jeux. Vous n’avez pas l’air très optimiste. Nous allons vers quelque chose de très brutal. Et puis à gauche, il n’y a plus d’alliance possible, plus d’union. En 2021, Agnès Pannier-Runacher, alors ministre déléguée à l’industrie, déclarait devant un parterre d’entrepreneurs : « L’usine, c’est la fierté de travailler… Lorsque tu vas sur une ligne de production, ce n’est pas une punition, c’est pour ton pays, pour la magie. » « Aller casser encore quelques vitrines », c’est un des passages vers la fin d’À la ligne que j’ai gardés. Ponthus était quelqu’un qui ne faisait jamais semblant. Depuis 2015, la visite de la tombe de Karl Marx est payante. Il doit se retourner dedans ! Tout ça me fait penser que nous avons la chance d’encore beaucoup tourner À la ligne et que ça soit toujours aussi émouvant. Sans prétention aucune, on se sent un peu les apôtres de Ponthus. Transmettre. — À LA LIGNE, théâtre du 19 au 21 décembre au TAPS, à Strasbourg taps.strasbourg.eu


SOUS INFLUENCE, MARC LAINÉ Par Nathalie Bach ~ Photo : Simon Gosselin

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ÉCRIT ET MIS EN SCÈNE PAR MARC LAINÉ, NOS PAYSAGES MINEURS CAPTE EN BEAUTÉ LE THÉÂTRE D’UN AMOUR ET DE SA VÉRITÉ.


—L e danger, et pour pousser la lucidité jusqu’au bout, c’est d’être comme le personnage de Paul qui est souvent capable de nommer ses défauts, mais le fait de les nommer lui permet de ne pas les corriger. — Le personnage masculin de Nos paysages mineurs se nomme Paul Langlois. Un hommage à Henri Langlois ? Non, mais effectivement, c’est un nom qui fait partie de ma culture, de mon imaginaire et qui résonne en moi même si je n’y fais pas directement allusion. D’ailleurs, en travaillant sur le personnage et la langue du personnage de Paul, j’ai beaucoup regardé les films de Godard et de Truffaut pour retrouver cette musique singulière de l’époque. Vous dirigez la Comédie de Valence depuis 2020 tout en étant écrivain, metteur en scène, scénographe… Ce qui irradie aussi vos spectacles, c’est le cinéma, donc la mémoire. Une façon de faire trace du spectacle dit vivant ? C’est drôle parce que j’étais à Orléans la semaine dernière où je faisais une rencontre avec des professeurs et je leur disais précisément que ce rapport au tournage en direct réaffirmait peut-être au contraire de manière plus aigüe et plus vibrante le caractère éphémère du théâtre, parce qu’on tourne des images en direct, on les projette en direct, mais on n’en garde aucune trace en réalité. Tout ce qui est tourné pendant la durée du spectacle est immédiatement écrasé par l’ordinateur. C’est comme un défi assez beau lancé à nouveau au réel, d’essayer d’en capter pendant une heure une trace particulière et en même temps de la laisser disparaitre, comme le théâtre l’exige presque pourrait-on dire. En revanche, ce qui pour moi fait trace, ce qui a été un tournant un peu dans mon parcours, c’est la publication de Nos paysages mineurs et En finir avec leur histoire, qui est la suite. (Éd. Actes Sud). L’objet-livre me permet d’échapper

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symboliquement à ce vertige, sublime, que l’art théâtral induit, je veux parler de la disparition, du sable qui coule entre nos doigts. Le geste d’écriture et le fait que je cherche désormais à fixer les mots que je fais dire à mes acteurs dans un livre est une tentative d’échapper à cette disparition. Et pour continuer de réfléchir à cette question-là, je pense aussi que la trace que ça imprime dans la rétine du spectateur n’est pas exactement la même quand on lui propose un tournage en direct comme c’est le cas, et un spectacle de théâtre traditionnel. Il y a quand même quelque chose du pur présent. La nécessité de tourner est quelquefois vitale chez certains auteurs. Ce qui est beau chez les écrivains-cinéastes, qui ne font pas forcément de grands films, d’ailleurs, c’est de voir les allers-retours et comment ça travaille. Je ne sais plus dans quel ordre Pasolini avait décidé d’abord d’en écrire un roman ou un poème dramatique ou de tourner son film, mais à la fin on a ce film, Théorème, qui existe, qui est autonome, mais aussi ce texte qui est un agglomérat de propositions littéraires très hétérogènes, poétiques, romanesques, théâtrales. Peter Handke a tourné aussi un film de La femme gauchère qui est un de mes romans préférés et, en même temps, je crois aussi que ce roman est presque un scénario, il fait image tout de suite. Le cinéma n’est pas que le visible. Chez vous on a l’impression qu’il y a cette volonté presque acharnée d’offrir un regard illimité, mais aussi celle d’y décupler la parole. Absolument. Dans ce que j’écris, c’est un matériau assez dialogué, mais il y a souvent quand même des incursions d’une langue plus poétique. Et je trouve toujours passionnant de filmer un acteur en gros plan qui dit de la « littérature ». Évidemment, ça déjoue tout notre imaginaire cinématographique. On n’a plus du tout l’habitude de longs textes dits devant la caméra, ça ne se fait plus du tout et ça provoque un ennui immédiat au cinéma de la part du spectateur. Le théâtre, bizarrement, permet pour moi de réconcilier la littérature et le cinéma lorsqu’on l’expérimente de cette façon. Nos paysages mineurs est inspirée de l’histoire de vos parents ? On ne peut faire tout à fait abstraction de Pascal Lainé, votre père. Je n’en parle pas trop, pas par pudeur, mais oui, j’ai deux parents écrivains et professeurs de philosophie. Après, il reste toujours cette ambiguïté ou plutôt cette porosité qui m’obsède en tant


qu’artiste entre le réel et la fiction puisque la pièce s’inspire pour une part de certains motifs de la vie de mes parents, mais ce sont bien deux personnages qui existent désormais au plateau dans lesquels, d’ailleurs, mes parents ne se reconnaissent pas forcément. C’est une vraie question parce que je raconte l’histoire d’une femme qui a été la muse d’un écrivain, pygmalion, alors que nous sommes aujourd’hui à l’ère de la déconstruction de la figure patriarcale. Nos paysages mineurs est un parcours d’émancipation. Cette femme, grâce à la rencontre avec cet homme issu des classes « supérieures », en tout cas un homme cultivé, va découvrir toute une part de la littérature, de la philosophie et de l’art. Elle va réussir grâce à cet accès à la culture à s’arracher à sa condition sociale. Simplement, dans leur relation, elle va vite comprendre que malgré toutes les bonnes intentions de cet homme, cette émancipation ne peut pas se faire en dehors du cadre qu’il lui a fixé. Et donc, c’est le combat de cette femme pour sortir de cet emprisonnement, double emprisonnement puisqu’il se met en plus à écrire un roman qui s’inspire de leur vie et donc d’elle. Quand on commence à mener une enquête autobiographique, fictionnelle, ce sont des questions que l’on est amené à se poser. À quel moment on triche, à quel moment on trahit. Paradoxalement, l’invention d’une fiction est plus proche de la réalité d’une existence, sans l’illustrer directement, sans chercher à la singer ou à la copier. Les images de votre spectacle évoquent fortement Edward Hopper. On dit souvent ça de mon travail. Chez Hopper, comme chez Vermeer, il y a cette filiation dans ce rapport à la lumière, au quotidien, à l’infraordinaire. Mais la question de la littérature reste très centrale. Tout cela passe par l’image, les mots, et puis il y a la musique et la place essentielle du violoncelliste Vincent Ségal qui compose et joue en direct la bande originale du film qu’on fabrique sous les yeux des spectateurs. Ce qui nous déplace, outre l’histoire qui se passe dans un train, c’est cette musique, plus que l’espace, qui réussit dans la ligne qu’elle déploie à vraiment nous mettre en mouvement, ce qui est très constitutif du spectacle. Le travail de Vincent est très beau et Adeline Guillot et Vladislav Galard sont magnifiques. C’est cette rencontre avec eux qui a fait naitre la nécessité d’écrire une suite, qui augure même d’un troisième volet, c’est dire s’ils comptent ! L’histoire de Paul et Liliane se passe après 68. C’est très important d’un point de vue politique aussi, et de la déréliction des utopies post-68.

Cette jeune femme est comme habitée par toutes les luttes successives de son époque. Lui aussi parce que c’est un progressiste, mais au fond, dramatiquement, il n’échappera jamais à sa propre condition sociale de grand bourgeois. Notre époque reste hantée par la lutte des classes. Parce qu’en vérité, rien n’a fondamentalement changé. Je pense que les termes du combat ont changé, mais que la question des rapports de domination reste entière même si on peut s’en extraire par l’art et par le geste artistique. Je sais très bien que moi-même je suis une émanation de la bourgeoisie parisienne. Ma mère vient de la Picardie la plus profonde et mon père a grandi à Neuilly. Je suis le rejeton de ces deux cultures. Je crois que dans ma vie j’arrive à dialoguer à la croisée des classes, mais mine de rien, je pense que je suis constitué malgré tout par l’environnement parisien dans lequel j’ai grandi. Le danger, et pour pousser la lucidité jusqu’au bout, c’est d’être comme le personnage de Paul qui est souvent capable de nommer ses défauts, mais le fait de les nommer lui permet de ne pas les corriger. Ce que le temps désarticule, dans les histoires d’amour ou d’amitié, est finalement et quasiment toujours d’ordre idéologique ? Mais comme le dit Annie Ernaux, « dans la passion, c’est le rêve qui compte ». Exactement. En finir avec leur histoire, qui est donc la suite de Nos paysages mineurs, se passe en 1992 au moment où les blocs de l’Est se sont effondrés. Ces personnages étaient animés par des illusions politiques et agissent justement par l’affirmation de ces positionnements idéologiques qui structuraient leurs rapports amoureux et dont ils étaient conscients. Une fois ces rapports de classe dénoncés quand ils étaient jeunes, ça n’intéresse plus le monde, la société, au fond, il reste le conditionnement de leurs propres déterminismes. Paul, pour séduire Liliane, lui explique que leur histoire d’amour est une révolution. Ils feront le constat amusé et mélancolique que cette révolution reste dans l’utopie et le rêve que propose la passion amoureuse. — NOS PAYSAGES MINEURS, théâtre musical du 13 au 14 décembre au théâtre municipal de Colmar, à Colmar comedie-colmar.com

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CONSEILS D’INDISCIPLINE Par Benjamin Bottemer ~ Photo : Lucile Nabonnand

RÉCIT D’UNE RÉVOLTE CONTRE L’INJUSTICE D’UN SYSTÈME, QUATRIÈME A (LUTTE DE CLASSE) DE JULIA VIDIT RACONTE AUSSI LA FAÇON DONT LE THÉÂTRE CONSTITUE UN OUTIL POUR IMAGINER LA LUTTE, CRÉER L’ACTION COLLECTIVE ET REPRENDRE LE POUVOIR EN REPRENANT LA PAROLE. 40


ayant mené à ce geste : le chemin parcouru par les personnages, leur transformation, leur émancipation d’un certain déterminisme social ». Sur la scène se dévoilera une classe littéralement « quadrillée » où chacun a sa place, son statut, son surnom. Autant de schémas qui vont se brouiller, l’individualisme et les archétypes disparaissant dans l’action collective. À TA PLACE L’action de la pièce se tiendra quasi exclusivement au sein de cette salle de classe où les rôles sont préétablis : La Meilleure amie, L’Amoureuse, Le Nouveau, la Wifille côtoient les figures d’autorité que constituent les enseignants. En tout, 34 personnages en mutation incarnés par cinq acteurs, démontrant la capacité du théâtre à « être n’importe qui, incarner le rôle que l’on veut », explique la metteuse en scène. C’est par les yeux d’Emma l’omnisciente que ces portraits sont tracés, celle-ci reconstituant les jours précédents en tentant de rassembler ses souvenirs, effectuant des allers-retours entre fiction et narration. « Dans Quatrième A, chacun se fantasme, rêve sa révolution, ce qui peut être une manière de la répéter », note Julia Vidit. À l’image de La Discrète devenant La Bavarde, la pièce est aussi le récit d’une prise de pouvoir par la parole ; une véritable profession de foi pour la fondatrice de la compagnie Java Vérité. « Je ne fais du théâtre que pour démontrer cela : les mots changent les choses, exprimer sa pensée est libérateur, mobilisateur aussi », confirme celle qui ne se dit intéressée que par « un théâtre d’aujourd’hui qui parle des gens d’aujourd’hui ». On retrouve, dans cette nouvelle création, une volonté de remettre en lumière les invisibles déjà présentes dans Quartier(s) libres, des textes de Guillaume Cayet nés de rencontres avec des travailleurs : ceux du bâtiment, de la nuit, de l’Uberisation… et de l’enseignement. « Dans Quatrième A aussi nous avons voulu transporter ces personnes-là dans des fictions émouvantes et valorisantes… et puis un hôpital ou une école, quoi de plus théâtral ? » remarque la metteuse en scène. DÉJOUER LES PLANS

L’an dernier, Julia Vidit mettait en scène Skolstrejk (la grève scolaire), qui évoquait le mouvement initié par une collégienne contre le péril climatique, d’après un texte de Guillaume Cayet. La metteuse en scène et l’auteur continuent d’interroger le système scolaire et la question de l’engagement dans Quatrième A (lutte de classe), créée au Théâtre de la Manufacture dirigé par Julia Vidit. « Comme le théâtre, l’école n’est pas plus forte que le système dans lequel elle s’inscrit, mais, comme le théâtre, elle est un lieu d’émancipation, de rencontre, de découverte, de la naissance du désir… », déclare cette dernière. S’ouvrant sur le début d’une révolte contée par Emma, surnommée La Bavarde après avoir été La Discrète, Quatrième A se penche rapidement sur les trois jours ayant précédé l’événement. « Parler simplement d’une révolte contre l’ordre établi n’aurait pas été très intéressant, précise Julia Vidit. Quatrième A raconte avant tout les ingrédients

En création, l’équipe de Quatrième A tente actuellement d’inventer la scénographie adaptée à son récit. Le « quadrillage » de la classe imaginé par Guillaume Cayet doit se retrouver sur scène. La lumière pourra servir à séquencer la pièce et à évoquer une bribe de souvenir de La Bavarde : un sac, une couleur… les sons familiers d’un établissement scolaire seront aussi utilisés : sonneries, cris, raclement des chaises… « Ce sera en tout cas un espace joueur, avec des règles, mais qu’il s’agira de contourner, indique Julia Vidit. Ce n’est pas parce que tout est quadrillé qu’on ne peut pas faire bouger les choses et s’en extraire ! » Autant de manières de donner de la substance au « théâtre d’aujourd’hui » de Julia Vidit, qui questionne ici une forme d’engagement (soulèvement ou révolte pour les uns, émeute ou « ensauvagement » pour les autres) qui a longtemps été l’apanage de la jeunesse. La metteuse en scène est persuadée que ce théâtre-là peut aider cette dernière à s’interroger sur l’action militante, l’engagement du corps ou encore la violence et l’injustice. « Il s’agit de suggérer comment mieux se projeter, comment prendre sa place dans la société, avec pour moi une responsabilité : donner de l’espoir, désigner la lumière au bout du tunnel. » — QUATRIÈME A (LUTTE DE CLASSE), théâtre du 20 au 24 février au Théâtre de la Manufacture, à Nancy theatre-manufacture.fr

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ROSITA BOISSEAU DANSE AVEC ELLES Par Valérie Bisson

SANS LE CORPS, RIEN NE SAURAIT ADVENIR, NI GESTE, NI PAROLE. SUPPORT CHARNEL, SINGULIER ET GENRÉ, TOUS SES TROUBLES S’EXPRIMENT DANS SES MOUVEMENTS ET DANS SES HISTOIRES. C’est par l’entrée de la puissance expressive que Rosita Boisseau, journaliste, critique de danse au Monde et à Télérama, autrice de plusieurs monographies de chorégraphes et danseurs, ainsi que d’ouvrages sur le ballet et le hip-hop, a souhaité consacré son nouveau livre à la force de l’écriture chorégraphique féminine, un livre qui se parcourt comme une balade sur un ruban de Moebius. Parlez-nous de la genèse du livre Danseuses, 50 héroïnes, publié aux éditions Scala, un éditeur avec qui vous collaborez depuis de longues années ? Avant tout, j’avais envie de rendre hommage aux danseuses et chorégraphes femmes qui m’ont entourée et accompagnée pendant l’ensemble de mon parcours de journaliste et de critique. Ce livre, dont la forme s’est modulée petit à petit avec l’éditeur Michel Guillemot qui m’a fait entièrement confiance, se veut un panorama. Nous avons opté pour un classement alphabétique, car les artistes évoquées cohabitent sans hiérarchie dans mon imaginaire. Le fil rouge de cette succession de portraits s’est révélé de lui-même : la plupart des danseuses sont chorégraphes. Elles m’ont toutes procuré un choc esthétique et émotionnel très fort, toutes m’ont surprise et continuent de m’emballer. Le livre serait comme une boucle qui tisse parfois des liens souterrains entre certaines des protagonistes, liens qui articulent un certain récit de la danse et s’inscrivent aussi dans mon histoire.

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Comment s’est opéré ce choix de 50 figures de la danse ? Il a été compliqué, délicat et a pris du temps. Difficile de se limiter à ce nombre. Il m’importait de conserver au plus vif ce choc initial de la rencontre avec des univers dont j’ai pu suivre de près l’évolution comme par exemple celui de Régine Chopinot, de Marie Chouinard ou d’Anne Teresa de Keersmaeker. J’ai eu par ailleurs la chance de m’entretenir avec un grand nombre d’entre elles. J’ai rencontré Anna Halprin, pionnière américaine, chez elle à San Francisco, et Germaine Acogny, à l’École des Sables, qu’elle a fondée au Sénégal. Toutes ces femmes, ces artistes, questionnent le monde, la société, leur identité et me poussent à m’interroger également. Les différents styles de danse sont présents : classique, moderne, contemporain, flamenco, hip-hop… S’il n’y a pas de danseuses étoiles, notamment de l’Opéra national de Paris, c’est parce que l’ouvrage n’était pas extensible. On y trouve néanmoins deux interprètes emblématiques de la chorégraphe allemande Pina Bausch : Héléna Pikon et Julie Shanahan. J’ai aussi choisi d’y intégrer des figures et des personnages de grands ballets classiques qui sont aussi des jalons de l’histoire du féminin comme Giselle, La Sylphide ou Odette/Odile du Lac des Cygnes. On peut se demander si le recours archétypal des représentations du féminin n’est pas un moyen de faire taire ses diversités singulières et la puissance qui en émane ? J’ai plus que jamais apprécié, en écrivant le livre, l’impressionnante diversité des univers de ces chorégraphes dont les trajectoires humaines et artistiques sont plus passionnantes les unes que les autres. Elles sont des héroïnes qui ont lutté pour dégager leur voie et s’imposer. Elles tissent ensemble une ronde d’écritures, de gestes incroyablement variés. Toutes racontent une histoire singulière et collective, celle d’une émancipation, d’une libération et d’une affirmation de soi par leur travail d’autrice. Elles me semblent converser les unes avec les autres au-delà du temps et c’est un plaisir de se retrouver au milieu de cette conversation. — DANSEUSES, 50 HÉROÏNES, Rosita Boisseau, éd. Scala


Renouveau

L’hiver se prend pour le printemps, bouillonnant de nouveautés : Christoph Koncz se saisit des rênes de l’Orchestre symphonique de Mulhouse, Clara Ysé illumine l’obscurité et Manson’s Child salue le Fast Club avec un nouvel EP tandis que mijote l’Electric Soup de Tioklu.



CHRISTOPH KONCZ UN CHEF À L’ÉCOUTE Par Coralie Donas ~ Photos : Benoît Linder

LE NOUVEAU DIRECTEUR MUSICAL DE L’ORCHESTRE SYMPHONIQUE DE MULHOUSE (OSM), CHRISTOPH KONCZ, A ENTAMÉ SA SAISON EN SEPTEMBRE. AVEC L’AMBITION DE RAPPROCHER PLUS ENCORE LE PUBLIC ET LES MUSICIENS. Qu’est-ce qui caractérise l’OSM ? L’orchestre rassemble de très bons musiciens. Je les ai dirigés en juin 2022, et j’avais déjà été impressionné par leur virtuosité, dans une pièce difficile comme Petrouchka d’Igor Stravinsky. Autre caractéristique, l’OSM joue des opéras, c’est très important dans son identité. L’opéra oblige les musiciens à écouter les chanteurs, à s’adapter pour être flexibles dans leur interprétation. L’orchestre touche ainsi à tous les aspects de la musique classique. Comment avez-vous décidé de candidater pour le poste de directeur musical de l’OSM ? J’ai dirigé le dernier concert de la saison 20212022 en tant que chef invité à Mulhouse. Cette saison a permis de tester différents chefs et j’ai compris que la ville cherchait un directeur musical. Dès la première répétition, j’ai senti une connexion avec les musiciens, et le concert était magnifique ! J’ai donc postulé en détaillant mes propositions pour l’orchestre, mon projet musical et artistique. L’orchestre s’organise pour décrocher le label Orchestre national en région. Comment les projets de votre mandat de trois ans s’inscriventils dans cette démarche ?

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À partir de 2024, l’orchestre aura une régie autonome, avec son propre conseil d’administration, en vue d’obtenir le label Orchestre national en région, qui donnera une grande visibilité à l’OSM. Il s’agit de continuer le travail que fait déjà l’orchestre, au sein de la nouvelle structure qui se met en place. Cela passera par la création d’une académie, pour faciliter l’accès à la musique classique aux plus jeunes, les inviter aux répétitions, poursuivre une politique de concerts symphoniques à prix très accessibles… L’objectif est vraiment d’étendre l’accès à la musique classique aux plus jeunes, trouver les publics les plus éloignés de la culture. Ma mission est de faire en sorte que les Mulhousiens soient fiers de leur orchestre et de contribuer à son rayonnement. Nous avons déjà, et allons beaucoup jouer dans la région, Colmar, Strasbourg, Bâle, puisque Mulhouse a la chance d’être frontalière. Vous êtes vous-même violoniste et avez notamment joué 15 ans au sein de l’Orchestre philharmonique de Vienne. Comment votre expérience se traduit-elle dans votre rôle de directeur musical ? Je suis imprégné d’une culture de musicien d’orchestre. L’Orchestre philharmonique de Vienne, au rayonnement international, a une


— Un échange permanent avec l’orchestre. —

Vous vivez à Vienne, vous dirigez l’OSM à Mulhouse et un autre orchestre symphonique, la Deutsche Kammerakademie Neuss am Rhein, vous travaillez régulièrement avec l’ensemble de musique ancienne les Musiciens du Louvre et vous poursuivez votre carrière de chef invité à l’international… Comment vous organisez-vous ? Mulhouse est très bien connectée ! La ville est dotée d’un aéroport international qui propose de très bonnes connexions et deux allers-retours quotidiens pour Vienne. C’est ma ville de cœur, l’endroit où j’ai grandi et c’est encore ma base aujourd’hui. Neuss, où je travaille aussi, est près de l’aéroport de Düsseldorf. Le voyage fait bien sûr partie de la vie de musicien. L’organisation repose sur un planning qui est conçu très en avance. La musique rythme votre vie depuis toujours ? Je viens d’une famille de musiciens ! Mon père est chef d’orchestre et, tout petit, j’assistais aux répétitions, j’étais émerveillé par tous les instruments. Ma mère est flûtiste, mon frère violoncelliste, ma sœur enseigne le piano. Et j’ai grandi à Vienne, où la musique classique fait partie du quotidien, il y a des concerts tous les jours, plusieurs maisons d’opéra.

identité très forte, les musiciens sont propriétaires de leur orchestre et ne travaillent qu’avec des chefs invités. Cette organisation amène à la fois une grande liberté artistique et une grande responsabilité. Les musiciens communiquent leur identité à chaque chef avec lequel ils jouent. J’aimerais instiller quelque chose de cet ordre à l’OSM. Nous sommes en train d’instaurer un échange, les musiciens me font part de leurs propositions, je leur donne mes idées. Les membres de l’orchestre ont déjà saisi mes priorités, dans la façon de créer un son, dans la balance des instruments.

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Comment avez-vous conçu la programmation de cette saison ? Je l’ai élaborée sur l’idée d’allers-retours entre l’Autriche et la France, j’ai essayé d’avoir une programmation variée qui montre mes influences, Mozart, Strauss, Berlioz, Debussy, des clins d’œil comme les Scènes alsaciennes de Jules Massenet. La Mer de Claude Debussy, le Concerto pour piano n° 2 de Johannes Brahms et la Pastorale d’été d’Arthur Honegger seront joués à Bâle dans le cadre d’une programmation « Trois frontières », qui souligne le positionnement unique de la région. C’est aussi une saison d’anniversaires, le 200 e anniversaire de la naissance de Bruckner, qui est très joué en Autriche, les 200 ans de la Neuvième de Beethoven. J’adore l’idée de fêter les anniversaires, ce sont de bonnes occasions de s’interroger sur ce qu’un compositeur a voulu nous dire il y a deux siècles. — TROIS FRONTIÈRES, concerts les 31 janvier et 1er février au Stadtcasino, à Bâle lafilature.org/orchestre-symphonique-de-mulhouse


CLARA YSÉ

OMBRE ET LUMIÈRE Par Aurélie Vautrin ~ Photo : Arno Paul

ROUGE SUR LES LÈVRES, CIGARETTE FINE ENTRE LES DOIGTS, CHEVEUX DÉTACHÉS, YEUX BRILLANTS, ELLE A COMME UN SOLEIL, COMME UNE AURA LUMINEUSE QUI ÉMANE DE CHACUN DE SES GESTES, DE CHAQUE INCLINAISON DE SA VOIX.

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—L ’écriture est un mouvement pour retrouver quelque chose, une sensation, une voix, une odeur. — Le 15.10 au Chapiteau de la Pépinière, dans le cadre du Nancy Jazz Pulsations, à Nancy. À l’arrière du Chapiteau de la Pépinière, juste après son concert, Clara Ysé sourit. Pour la troisième date de sa tournée, elle s’est offert la grande scène du NJP, l’année de leurs 50 ans qui plus est. Depuis quelques mois, son nom revient sans cesse comme une ritournelle. Chez les libraires, grâce à Mise à feu, son premier roman, publié aux éditions Grasset. Chez les mélomanes, avec Oceano Nox, premier album solide qui vient confirmer le talent grandissant d’une artiste complète. Autrice, musicienne, compositrice, chanteuse, tout lui va et pourtant aucun mot ne suffira pour la décrire vraiment. Profondément marquée par la vie, la mort, et le reste, elle s’avance, exploratrice de la noirceur des profondeurs, hantée par les fantômes, pour finalement déployer son univers d’une lumière éblouissante, élégante et volcanique. Rencontre. Un premier album, une première tournée et un premier roman, on peut dire que 2023 est une année chargée ! Tu avais tout planifié ? [Rires.] Non pas du tout, c’est plutôt un hasard de calendrier… J’avais commencé l’écriture du livre il y a un moment, et je devais faire ma première tournée après le lancement de mon EP, Le monde s’est dédoublé – mais il y a eu le Covid. J’ai profité de la période pour beaucoup écrire, et beaucoup composer, le roman et l’album se sont donc terminés plus vite que prévu. Peut-être une sorte de timing instinctif finalement. Musique, littérature, t’es-tu déjà demandé s’il fallait faire un choix ? Non… Pour moi, l’écriture est toujours venue de la musique, même le roman. C’est plus une posture intérieure, une façon de me raconter l’histoire. J’ai commencé à écrire très jeune, j’apprenais la musique, j’écrivais de la poésie. Du coup, j’ai toujours mis la poésie du côté de la musique, plus que du côté de l’écriture. Et même si, de fait, musique et littérature sont deux choses très différentes, pour moi elles cohabitent, elles coexistent complètement. Elles s’équilibrent, aussi.

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Par exemple dans l’écriture romanesque, il y a quelque chose de très solitaire, sur le long cours, et mis à part le lien avec l’éditeur, l’histoire arrive telle quelle aux lecteurs. Tandis qu’avec la musique, très vite, on travaille à plusieurs, les choses se créent de manière collective avec des intermédiaires que l’on choisit. Pour toi, les deux sont liées ? Oui, car tout part du même endroit. Un endroit intime. Même quand j’essaie de construire une tension avec des prods très travaillées, quasi épiques… J’aime cette idée de réunir beaucoup de personnes pour faire quelque chose d’ample, alors que tout est né d’un endroit fragile. Tu sais rapidement distinguer ce qui va devenir un livre, un poème ou une chanson ? Oui. Pour la poésie et la musique, il y a quelque chose de très instinctif et spontané, comme une salve, à partir de laquelle je vais travailler, parfois pendant plusieurs mois. Alors que dans l’écriture romanesque, il y a l’idée d’une construction qui demande à y retourner tous les jours, même quand on n’est pas forcément inspiré. C’est un travail et un rapport à l’écriture assez différents. Mais pour autant, tout provient de cet endroit de nécessité ; celui de dire quelque chose que l’on ne comprend pas encore, qui est à l’intérieur de soi, et que l’écriture va aider à déchiffrer. En réalité, je pense que l’on fait les choses seulement à moitié en conscience, les chansons comme les romans. Parfois, on comprend le vrai sens d’une phrase des années après l’avoir écrite. Il y a beaucoup de choses qui nous échappent – d’ailleurs si on conscientisait tout, on n’aurait sans doute pas besoin d’écrire. Tu as suivi une formation classique. Aujourd’hui, tu mêles rythmiques et instruments du monde entier, tu chantes en français, en espagnol, en anglais… Ce mélange s’est fait naturellement ? Complètement. J’ai été élevée en partie par une femme colombienne, donc j’ai écouté beaucoup de musiques sud-américaines quand j’étais petite, j’ai aussi beaucoup chanté en grec… Et puis il y a l’idée d’exploration du langage, de la langue, de l’idiome. On en fait tous l’expérience : on nʼest pas vraiment la même personne selon la langue que l’on parle, ce qui vient questionner une identité et permet d’explorer différentes parts de soi. Par exemple en espagnol ou en français, on ne place pas la voix pareil, donc ce ne sont pas les mêmes mélodies qui viennent quand on compose. Sur Oceano Nox en revanche, tous les textes sont en français parce que j’avais envie d’explorer des choses très différentes


dans la prod, du piano-voix de « La maison » aux chœurs, cuivres, rythmiques électroniques, synthés sur « Pyromanes »… Et pour pouvoir avoir cette plasticité-là dans la prod, il fallait une colonne vertébrale entre tous les titres du disque – le choix de la langue en l’occurrence. C’est une idée que j’avais depuis le début, d’ailleurs cela fait partie des rares choses conscientes que je voulais ! Tes textes abordent des thèmes très personnels, qui ont pourtant cette faculté de résonner en chacun. Ça fait aussi partie des choses faites en conscience ? Au fond, j’ai l’impression d’avoir été trahie ou déçue par le langage, enfant ou même encore maintenant. C’est quelque chose que je partage avec beaucoup de personnes qui écrivent, je crois. Alors dans ma pratique de la musique, il y a cette recherche de l’infra-langage. Atteindre un langage que l’on n’arrive pas à rallier dans les mots, ou ce qu’il y avait avant le langage, ou ce qu’il pourrait y avoir après. J’ai toujours ressenti un manque dans la parole, comme si c’était un endroit limitant. Avec la musique, j’essaie de repousser les murs de l’identité, d’un rapport au monde qui me semble parfois étriqué dans les mots du quotidien. Être artiste en 2023, dans la société actuelle, ça induit quoi pour toi ? [Un temps.] J’ai tendance à penser qu’au fond, les grands questionnements que l’on traverse dans l’art ne sont pas liés à l’époque contemporaine… Dans le sens où la musique est une opposition à la violence, quel que soit le moment. Mais elle est intimement politique, parce qu’elle est (encore) l’un des derniers langages de réunion, parce qu’elle a cette possibilité de réunir les êtres. Ça a un peu un côté mystique, mais pour moi, la musique nous connecte à une forme d’amour extrême, l’amour d’être en vie, et à plusieurs sur la Terre. Un concert, c’est un espace de communion – dans le sens d’être ensemble et d’avoir une expérience collective heureuse… Et ce fait-là est politique à n’importe quelle époque. Maintenant, c’est sûr que l’on vit dans un monde qui va méga mal ; alors évidemment faire de la musique parait inutile face à des engagements plus concrètement politiques, et en même temps, je suis intiment persuadée que c’est un acte extrêmement nécessaire. Mêler les langues et les sonorités comme tu le fais, c’est une manière de prendre position pour toi ? Je pense que ce n’est pas décidé, mais le fait est que ça raconte quelque chose. Il se trouve que j’ai été émue dans ma vie à la fois par le rebétiko grec traditionnel, par la musique mexicaine, par

Björk, Kendrick Lamar, Roselia… Des influences particulièrement variées, multiculturelles, cosmopolites, à l’image des grandes villes. D’ailleurs on est sans cesse traversé par des musiques différentes. Je pense donc que c’était plus un trajet émotionnel, dans le sens où j’avais envie de réunir dans cet album des sons qui m’ont bouleversée, comme le doudouk, la flûte arménienne. Mais je ne voulais pas pour autant l’utiliser avec les codes de la musique arménienne qui ne sont pas les miens – j’aurai eu l’impression d’utiliser quelque chose qui ne m’appartient pas. Ce que je voulais transmettre, c’est l’émotion que ce son a provoquée chez moi : je me souviens très bien la première fois que j’ai écouté du doudouk, j’ai pleuré, et à chaque fois que j’écoute du doudouk, je pleure. Je trouvais ça intéressant d’utiliser ces sons-là comme des outils pour nous amener vers une émotion. Faire que ces sons-là réunis racontent quelque chose de moi, de ma trajectoire émotionnelle dans la musique. Dans « Magicienne », il y a cette phrase qui m’a beaucoup troublée : « Je ne sais, c’est vrai/chanter que les naufrages. » Que veux-tu dire par là ? Comme je disais, il y a toute une part que je ne peux pas expliquer, dans le sens où je crois vraiment que l’on écrit en semi-conscience – j’imagine que je comprendrai cette phrase dans quelques années. Mais disons qu’elle parle du fait que je n’arrive à écrire et à composer que sur ce que j’ai perdu, sur ce qui est loin. Qu’à partir du manque – même le manque positif. Quand on vit des choses qui sont pleines dans le présent, c’est très difficile sur le coup de poser des mots dessus, sans doute parce que le mouvement de l’écriture est un mouvement pour retrouver quelque chose, une sensation, une voix, une odeur. Je pense que c’est ce que veut dire cette phrase. D’ailleurs, celle d’après c’est « j’ai le cœur muet tant que dure le voyage », une manière de dire que tant que les choses sont là, qu’elles ont cette préciosité d’être là, le mouvement d’écrire ne vient pas. Reste à voir dans quelque temps s’il y avait ou non un autre sens caché… — OCEANO NOX, label Tôt ou Tard en concert le 17 avril au PréO, à Oberhausbergen www.le-preo.fr — MISE À FEU, éditions Grasset

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MANSON’S CHILD INDÉPENDANCE FAROUCHE Par Mathieu Jeannette ~ Photo : Régis Delacote

EN UN EP, FAST CLUB, ET UNE SORTIE DE SCÈNE DANSANTE, L’HOMMAGE DES COLMARIENS DE MANSON’S CHILD À UN LOCAL QUI PORTAIT BIEN SON NOM.

Le lieu a été communiqué la veille, coordonnées GPS et horaires en message privé pour les invités. J’enjambe des flaques dans la pénombre, une lueur filtre derrière un filet de camouflage au fond d’une allée de garages sans fin. Une ampoule pend au-dessus d’une porte métallique sans couleur. J’hésite entre une scène de Ken Loach ou de David Lynch. Après trois coups, « c’est ici ? Y a quelqu’un ? », la lumière s’incarne en Brigitte, claviériste brune et

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rayonnante du groupe qui m’ouvre en me laissant son rouge à lèvres sur les joues. Bienvenue au Fast Club pour la release party DJ set du nouvel EP des Manson’s Child intitulé Fast Club. C’est confidentiel et ça se mérite. Deux canapés affaissés, quelques amuse-gueules, un bar minuscule derrière lequel friment un carton de bouteilles de crémant, de bière et de Ballantine’s. Dans la salle de répétition capitonnée de boîtes d’œufs, au fond, deux spots bleus et un néon noir transpercent la pénombre et les élus. J’ouvre la porte trop brusquement. Habillé d’un sweat noir New Order Crew, Mathieu Marmillot vacille. Devant ses platines, le bassiste compositeur me regarde de travers puis se marre lors d’un dernier positionnement d’enceinte sur « Saturn Drive Triplex » (feat. Alan Vega) de Laurent Garnier. L’autre Mathieu (Schuster), guitariste sans cheveux, tout sourire et d’un flegme qui ne peut être que britannique, vient lui prêter main-forte. Ce dernier EP fait suite à trois albums, trois mini-albums et un double album vinyle Catalog, qui ont parsemé leurs trente et un ans d’existence. Avec sa masse de frisettes grises coupée au carré, Mathieu Marmillot évoque logiquement la tête


de Martin Hannett, l’architecte déglingué du son Manchester des années 80. Une fois lancé « Always in love » de A Certain Ration (du label mancunien Factory), notre compositeur, bassiste, guitariste et chanteur se confie sur l’enregistrement de ce dernier disque : « Pour la première fois, je me suis fixé des limites. Je m’enfermais au Fast Club (hommage au Slow Club de Fribourg) de 19 à 20 h pour composer chaque fois un morceau. Au bout de quinze jours, on avait une dizaine de morceaux et on en a gardé cinq pour cet EP. Je voulais travailler dans l’urgence. Quant au son, on a beaucoup épuré pour revenir à l’arrangement initial des maquettes. Il y a aussi plus de clavier et moins de guitare que d’habitude, on sonnerait presque comme un groupe de Glasgow. » Les fans du groupe le plus emblématique de la pop indé alsacienne, à la longévité unique, ne seront pas désarçonnés. Une basse ronde très new orderienne, des riffs de guitare en boucle, des claviers stereolabiens, on retrouve sur Fast Club cette pop wave british qui va droit au but en débordant rarement de sa ligne directrice. Cependant avec « Paula’s Body » et son orgue d’église vide pour une femme pendue et « How does it feel » et sa pop dansante estivale où la jeunesse se bousille dans la nuit, ils prouvent qu’ils savent varier les plaisirs et faire corps avec l’époque après avoir pris le virage de l’électro. Pendant qu’il cale « Heart and Soul » de Joy Division dans son set, il s’étend un peu sur la situation actuelle du marché du disque et l’évolution des supports. « Actuellement, vendre des disques est de plus en plus difficile si on ne fait pas beaucoup de concert. Il était hors de question d’être présent sur Spotify ou Deezer, on n’y gagne rien. On a privilégié Bandcamp et comme support physique un CD sorti à deux cents exemplaires, alors qu’on avait sorti Summer à deux mille exemplaires il y a neuf ans. La musique est devenue accessible à tous grâce aux logiciels et les microlabels foisonnent. Mais l’underground ne s’est jamais aussi bien porté, pour exemple Sinaïve en Alsace. » Leader de ce groupe de cinquantenaires établis qui a joué plus de trente-cinq fois dans la région ou au Vietnam, qui s’est retrouvé chroniqué dans la presse nationale et passe sur la très chic FIP, il revient sur cette question récurrente de l’indépendance. « On est indépendants par choix et par la force des choses. On n’est pas subventionnés comme des groupes en voix de professionnalisation, on n’en est plus là après trente et un ans d’existence. On ne peut qu’être indépendants et ne faire confiance qu’à soi. On est aussi peut-être un peu trop pop pour l’époque. »

Il propulse les prochains morceaux, hilare : Sleaford Mods, Shame et Shaun Ryder des Happy Mondays, et tous les invités bondissent. Quelques têtes de lard d’Anglais, d’autres prolos lads arrogants, fous de musique que Mathieu a érigés au rang d’icônes. Ces working-class heroes qui transforment par hargne leur inaptitude en identité artistique. Il a hérité d’eux une certaine fierté et intransigeance post-punk. Consciemment ou pas, il s’est positionné dans ce rôle d’outsider indie pop, et jouit intérieurement de son combat du « seul contre tous », du paria qui ne doit rien à personne sauf à son talent reconnu ou non dans une région où la pop anglaise apparait aujourd’hui comme une niche. C’est un peu notre Rocky Balboa de l’indie pop qui nous narre cette histoire romanesque ; le pot de terre contre le pot de fer, l’ampli Vox contre l’ampli Marshall, les subventions et l’ingé son contre le do-it-yourself, les courts-jus et les larsens de fond de cave. Mais Mathieu Marmillot est un homme qui sait aussi côtoyer le beau monde et l’intelligentsia culturelle. Il est récemment devenu conférencier musical pour les très classes Dominicains de Haute-Alsace et chroniqueur foisonnant pour un des plus fameux webzines culturels français, Benzine. Sa culture musicale semble presque relever de l’hypermnésie. En refermant sa parka, Brigitte levait son riesling à sa sœur de clavier Karine, retenue en famille. Les derniers groupes programmés dans cet antre secret colmarien furent les très avant-gardistes Rivière de Corps et le rappeur Linton… Eh oui, ce soir c’était bien la dernière, l’adieu au Fast Club, qui portait bien son nom. Le propriétaire a vendu le corps de longère à un promoteur pour que deux tours de dix étages puissent s’ériger à sa place. Résultat des courses : une cheville foulée, un lâcher de cavalière dans une enceinte et des claviers renversés. Et pour partir, on n’enjambait plus les flaques, on sautait dedans. Une manière de laisser notre empreinte sur les lieux. Mathieu Marmillot a râlé un peu pour le principe devant une légion dansante de regards mi-clos et de sourires fixes. Mais dans le cœur de ce garçon sympathique et généreux, cette dernière soirée devait probablement avoir un petit goût de fin d’Haçienda à Manchester. Un nouveau départ en totale indépendance pour un autre projet underground ? Comment pourrait-il en être autrement ? — FAST CLUB, Manson’s Child, Parklife Records et sur Bandcamp mansonschild.bandcamp.com

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LÉGUMAN Par Emmanuel Dosda ~ Photo : Laura Sifi

PAR ICI LA BONNE SOUPE ! THÉO CLOUX ALIAS TIOKLU (EX-T/O) NOUS REÇOIT DANS SON HOME STUDIO STRASBOURGEOIS, FAGOTÉ DANS UNE TENUE DOUDOU QU’IL AFFECTIONNE, LARGE ET MOLLE COMME UN PYJAMA. C’EST EN SON ANTRE QU’IL A CONCOCTÉ SA SUCCULENTE ELECTRIC SOUP SAUCE SF. UN CONCEPT ALBUM ÉPICO-POP, ÉLASTICO-FRAPPADINGUE. UN BOUILLON DE CULTURE. STUPÉFIANT

Rendez-vous au centre de Strasbourg, pas très loin de Notre-Dame. Dans le studio/appartement où Théo vit (en coloc’) et travaille parmi synthés, matos électronique et guitares électriques chopés sur Le Bon Coin pour quelques poignées d’euros. Théo décrypte The Electric Soup, « disque moins solennel et autocentré que mon précédent, Ominous Signs où je regardais mes pieds et mon nombril ». Preuve de cette ouverture : les nombreux guests – instruments et chant – faisant partie des ingrédients qui composent ce velouté des familles agrémenté d’épices fortes et étincelantes. La recette de l’Electric Soup faite maison par Théo et sa bande de popotes : coupez des morceaux de glam, de caoutchouc, de sax’, de beats percussifs, de guitare acide et de synthé analogique. Plongez des timbres de voix multiples. Shakez. Moulinez grâce aux appareils ménagers et informatiques. Laissez mijoter, longtemps. Écoutez. Si les voices sont nombreuses (Zoe Heselton, Melissa Weikart, Mathilde Mennetrier, Adrien Moerlen, Emmanuel Szczygiel… des noms qui ne nous sont pas inconnus), difficile de déceler qui chante quoi en ce magma bouillonnant. En réalité, Théo garde le lead vocal. Comme Norman Bates dans Psychose, il incarne les différents protagonistes, avec plusieurs intonations. Dur-dur de résumer le fil narratif de cet album concept façon Beatles…

Tentons l’impossible : l’histoire est celle d’un légume anthropomorphe extraterrestre nommé Moosh qui déboule sur Terre pour sauver les plus jeunes humains en les conduisant sur sa paradisiaque planète, Loongarten. Le voyage intergalactique (voire métaphysique) se fait grâce à une poudre, non pas blanche, mais pétillante et brillante que les enfants ingèrent. L’étrange être, grâce à sa potion psychédélique, conduit les gamins privés de la lumière du jour vers un monde meilleur. Sur place, la horde de gosses affamés s’apprête à cuisiner Moosh : un sacrifice culinaire sous forme de grand potage revigorant… HALLUCINANT Cette folle aventure de science-fiction fut notamment inspirée à Théo par The Point d’Harry Nilsson, album du début des seventies doublé d’un film d’animation aux tonalités pastel Conté par – entre autres vedettes du moment – Ringo Starr, batteur dans le vent. Comme Nilsson, Tioklu accompagne ses titres de vidéos (réalisées par Nina Saulier, ex-HEAR) délirantes. Comme Nilsson, il essaye de « glisser un peu de fantaisie dans un monde obtus ». Afin d’arrondir les contours aigus de notre époque trop saillante, le musicien a usé des pouvoirs de sa récente acquisition, un Moog envoutant, « instrument qui sautille et rebondit ». Les claviers synthétiques sonnant 80s ou 90s aident à insuffler du surnaturel dans ses compositions « bavardes ». Addictive, « évolutive », son Electric Soup – faite de boucles qui ne se referment jamais et de rythmiques changeantes hyperactives – a un goût de reviens-y. Vous reprendrez bien une louchée de cet hallucinogène velouté ? Très volontiers. — THE ELECTRIC SOUP, Tioklu, October Tone (sortie le 22 février) octobertone.com

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Horizons partagés

Poésie indépendante, récits nécessaires, écriture tranchante. Elsa Pallot, Benoît Reiss, Manuel Daull et Maylis de Kerangal nous invitent à explorer les profondeurs du langage – et de l’Être.


PLUS DE 40 ANS APRÈS SA CRÉATION, CHEYNE ÉDITEUR CONTINUE DE DÉFENDRE LA POÉSIE CONTEMPORAINE ET D’APPARAÎTRE COMME UN MODÈLE D’INDÉPENDANCE. RENCONTRE AVEC ELSA PALLOT ET BENOÎT REISS, QUI ONT REPRIS LA MAISON EN 2017, POUR CE NOUVEL ÉPISODE DE LA SÉRIE CONSACRÉE AUX ÉDITEURS.

TANT QU’IL Y AURA DES POÈTES

Texte et photo par Nicolas Querci

C’est à la toute fin des années 1970 que JeanFrançois Manier et Martine Mellinette forment le projet de publier de la littérature et de la poésie contemporaines. Ils commencent par installer une imprimerie dans une ancienne école du Chambonsur-Lignon, en pleine nature, au lieu-dit Cheyne. C’est de cet atelier, situé à la frontière entre la Haute-Loire et l’Ardèche, à 1 000 mètres d’altitude, que sortiront en 1980 les trois premiers livres de la maison, et tous les suivants jusqu’en 2013, au moment où elle déménage à quelques centaines de mètres de là, à Devesset. Dès le départ, Cheyne a pour vocation de faire vivre la poésie. Les deux éditeurs misent sur le long terme, ne sortent qu’une poignée de titres par an, afin de leur donner du temps pour exister. En quelques années, la petite maison devient un acteur important du monde de la poésie. Pour avoir la liberté de ne publier que ce qu’ils aiment, Jean-François Manier et Martine Mellinette font le choix d’être totalement indépendants. Les ouvrages sont imprimés sur place, en typographie, un savoir-faire qui a valu à Cheyne d’être labellisé « Entreprise du patrimoine vivant ». La maison assure aussi elle-même la diffusion et la distribution de ses livres auprès des libraires.

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Le poète étant sans doute le plus à même de parler de son œuvre, Cheyne encourage ses auteurs à participer à des rencontres et à des lectures. Pour attirer le public sur le plateau Vivarais-Lignon, la maison a lancé en 1992 son propre festival, les Lectures sous l’arbre, qui comptabilisent chaque été près de 6 000 entrées. En 2017, Jean-François Manier transmet l’entreprise à deux salariés de la maison. Elsa Pallot a alors 23 ans et occupe le poste d’assistante d’édition depuis 2013, après avoir déjà effectué un stage et un apprentissage à Cheyne, dans le cadre de ses études d’édition. Benoît Reiss, lui, a 40 ans au moment de la reprise. Il a suivi des études de lettres et a travaillé dans l’édition quelque temps avant de s’installer au Japon en 2007. Par ailleurs écrivain, il a publié plusieurs livres à Cheyne. À côté des deux gérants, la maison emploie une conductricetypographe, une façonnière, un chargé de diffusion et un chargé de distribution et du service des manuscrits. Le duo s’attache à conserver ce qui fonde l’esprit de Cheyne, tout en accueillant de nouveaux auteurs au catalogue (celui-ci compte plus de 400 titres). Ils publient avec la même envie et la même rigueur des auteurs débutants aussi bien que des poètes multirécompensés. Plus de 150 écrivains ont publié



à Cheyne, dont beaucoup ont poursuivi une œuvre importante, comme Jean-Pierre Siméon, Jean-Marie Barnaud, Albane Gellé, Jean-Yves Masson, Danielle Bassez, tandis que d’autres commencent à se faire remarquer. Car contrairement aux idées reçues, il y a encore des gens qui lisent de la poésie. Même si le plus grand succès de la maison est une nouvelle de douze pages (Matin brun, de Franck Pavloff, propulsé phénomène d’édition avec la présence du candidat d’extrême droite au second tour de l’élection présidentielle en 2002, s’est écoulé à ce jour à plus de deux millions d’exemplaires), il n’est pas rare que des livres soient réimprimés plusieurs fois. La poésie se vend peut-être plus lentement et en plus faibles quantités que le roman, mais elle attire un public fervent qui se presse aux rencontres, performances, lectures musicales organisées un peu partout. Diverses maisons, petites pour la plupart, s’évertuent à faire entendre de nouvelles voix. Dans cette période d’effervescence, avec deux éditeurs passionnés à sa tête, Cheyne devrait encore réussir à tirer son épingle du jeu.

Le catalogue de Cheyne est composé de plusieurs collections : « Poèmes pour grandir », pour les jeunes lecteurs ; la collection « Verte », socle historique de la maison ; la « Grise », dans laquelle sont publiés des poètes méconnus ; « Grands fonds », destinée aux livres qui sortent du cadre ; « D’une voix l’autre », consacrée à la poésie étrangère ; « Prix de la Vocation », dans laquelle sont publiés les lauréats du prix de poésie de la Fondation Marcel Bleustein-Blanchet. La maison a aussi créé une collection de six titres à l’occasion de ses 40 ans, et publie des textes hors collection.

Qu’est-ce qui vous a motivés à reprendre Cheyne ? Elsa Pallot : Quand Jean-François Manier, le fondateur de la maison, a décidé de se mettre en retrait, il a proposé aux salariés de reprendre. Et j’étais la seule à être intéressée par ce projet. Comme j’aimais beaucoup mon travail à Cheyne, c’était une très belle opportunité qui s’offrait à moi. Il y avait quelque chose qui me plaisait dans l’esprit de la maison, une indépendance totale qui représentait une sorte de modèle de ce que j’avais envie de défendre, qui recoupait mes aspirations personnelles. J’ai rapidement été motivée pour cette reprise. Par contre, je ne voulais pas le faire toute seule, notamment parce que j’étais très jeune. J’ai dit à Jean-François que j’étais partante, mais que j’aimerais le faire avec quelqu’un. On s’est mis en quête de ce quelqu’un, qui s’est avéré être Benoît. Benoît Reiss : J’avais fait des études d’édition. En parallèle, j’écrivais un peu. J’ai écrit un manuscrit que j’ai envoyé à Cheyne et qui a été publié en 2004. J’ai ensuite publié d’autres livres à Cheyne. Puis est arrivé un moment dans ma vie où j’ai voulu changer de travail. J’en ai parlé à Jean-François, en lui disant que j’aurais aimé revenir dans l’édition. Il se trouve que c’était le moment où il parlait de la reprise avec Elsa. Je n’étais pas le premier sur la liste, mais il m’avait mis dans le top trois : j’avais publié à Cheyne, je connaissais le catalogue, je lisais de la poésie. Je ne pouvais pas refuser. Comment s’est passée la reprise, concrètement ? E. P. : Avec Benoît, on se connaissait peu. Il fallait préparer la reprise d’un point de vue pratique, financier, mais aussi s’assurer que ça se passe bien humainement entre nous. Benoît est rentré du Japon en juillet 2016. Jean-François l’a embauché six mois afin qu’on puisse travailler notre projet et se côtoyer. Quant à la reprise en elle-même… On était très motivés, mais on n’avait pas vraiment d’argent. De l’autre côté, Jean-François avait très envie que ça se fasse. Il avait étudié d’autres pistes, comme vendre Cheyne à une autre maison. Ça lui plaisait moins, parce que la maison aurait perdu son indépendance et aussi sans doute ses salariés. Pour nous permettre de racheter la maison, il nous a fait un système de crédit vendeur. C’est lui qui nous sert de « banque », avec un plan de remboursement sur dix ans, sans intérêts. Parce que je ne suis pas sûre qu’une banque nous aurait accordé un prêt pour racheter le fonds. Jean-François nous a beaucoup accompagnés, sans jamais être envahissant. Il y a aussi eu une période de transition, de présentation, notamment aux auteurs, aux libraires. Comment est-ce que vous vous complétez tous les deux ? E. P. : Ce qui me faisait peur dans la reprise, ce n’était pas tellement de gérer une entreprise. Ça, je m’en sentais capable. Ce qui me faisait plus peur, c’était le choix des textes : car on a moins lu quand

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on a 20 ans que quand on en a 40. J’avais besoin d’une expertise littéraire. Benoît, à l’inverse, c’était plus de gérer une entreprise et des salariés qui lui faisait peur. Ce qui fait que quand on a démarré, les cartes étaient bien réparties. Depuis, ça a évolué, on est tous les deux beaucoup plus polyvalents et à l’aise avec l’ensemble des facettes de notre métier. Je crois que notre duo fonctionne assez bien. B. R. : Comme on est une petite équipe, on fait un peu de tout. De la compta. Des cartons. C’est nous qui nous déplaçons sur les salons. On connaît les chiffres des ventes, ce qui n’est pas toujours le cas quand on est éditeur dans une grande maison. Dans une petite maison, le travail consiste à toucher à tout, y compris à des choses plutôt éloignées de l’éditorial, comme le commercial, la gestion des stocks, etc. Et c’est très bien : les journées ne se ressemblent pas. Comment avez-vous fait pour conserver l’esprit de la maison tout en lui apportant une touche personnelle ? E. P. : Notre idée, c’était de garder tout ce qui faisait l’esprit de Cheyne. À commencer par l’indépendance. C’était le mot-clé. On avait envie de suivre les auteurs déjà publiés. Mais on avait aussi envie de faire rentrer de nouveaux auteurs au catalogue. Depuis qu’on a repris la maison, on a choisi des textes que Jean-François n’aurait peutêtre pas choisis. B. R. : Sûrement ! Il ne le dit pas, mais on le connaît. En tout cas, il ne le fait pas sentir. E. P. : Pas parce qu’il ne veut pas nous le dire, plutôt pour nous laisser vivre notre vie. On n’a pas fait de grosse révolution depuis qu’on a repris la maison. On s’est mis sur les réseaux. On a lancé une collection anniversaire pour les 40 ans de la maison, pour laquelle on a commandé des textes, ce qu’on ne fait jamais en temps normal. J’ai l’impression qu’on apporte de petits changements, sans nous en rendre totalement compte. J’ai déjà eu des échos sur des salons, de la part de lecteurs qui ont ressenti des changements. Notamment dans le fait de publier des auteurs plus jeunes. Finalement, peutêtre que l’on fait quand même des petites choses révolutionnaires, un peu sans le savoir, en faisant simplement ce qui nous tient à cœur. Est- ce qu’il est indisp ensable d’être un « connaisseur » pour publier de la poésie ? B. R. : Pas plus que si on publie du roman. Pour le roman aussi il faut avoir un œil exercé. Je pense qu’il faut lire, avoir envie de lire, c’est la seule solution. Il faut aussi accepter de ne pas tout aimer. Ou d’aimer des choses qui peuvent sembler difficiles d’accès à des lecteurs de romans. Et à force de lire… E. P. : Le fait de lire beaucoup de poésie permet, quand on reçoit beaucoup de manuscrits, de juger d’une qualité d’écriture, sans parler de savoir si

on aime ou pas. Après, il y a quelque chose de subjectif quand on est éditeur. On peut recevoir des manuscrits impeccables du point de vue de la qualité, mais qui ne vont pas nous toucher. B. R. : Il faut aussi accepter que l’on puisse ne pas aimer le texte d’un auteur connu. Au début, j’étais un peu embêté quand on a repris Cheyne. Je me disais : « Attends, cet auteur, c’est quand même Machin, il a publié chez Untel, il faut que j’aime ! » En fait, non ! Quand on prend des auteurs plus jeunes, on est plus dans la découverte, dans la rencontre avec le texte. C’est cette rencontre, cette subjectivité par rapport au texte, qui fait que l’on va publier un poète d’une vingtaine d’années comme Victor Malzac, un poète qui peut diviser les lecteurs. On sort douze livres par an : il faut qu’ils nous plaisent ! Après, on vieillit, la maison vieillit, on sait qu’on ne peut pas plaire à tout le monde, qu’on peut faire des erreurs. Il faut aussi savoir une chose sur les 1 000 manuscrits que l’on reçoit par an : parmi les gens qui nous envoient des textes, il y en a beaucoup qui ne lisent pas de poésie contemporaine. Donc le travail de lecture n’est pas aussi lourd que ça, parce qu’il y a une grande partie des manuscrits que l’on élimine d’emblée. Des manuscrits intéressants sur lesquels on s’attarde, il y en a moins d’une centaine par an. Ce qui est déjà beaucoup. Et après, ceux sur lesquels on va discuter avec nos directeurs de collection, il y en a 40 ou 50. Vous arrivez à avoir suffisamment confiance en votre jugement pour être sûrs de vos choix ? E. P. : La plupart du temps, oui. Après, il y a des textes que l’on a publiés depuis qu’on a repris que l’on ne referait peut-être pas. Sans les renier. Disons qu’il y a des choix pour lesquels on est plus sûrs de nous que pour d’autres. Après, le métier d’éditeur est un métier de risques. On arrive avec un livre que personne n’attend. Personne n’attend avec impatience dans sa librairie le premier livre de Marc Vernalis ! Et parfois, on publie des textes tout en sachant qu’ils seront difficiles à vendre, juste parce qu’on estime qu’ils méritent d’être découverts. B. R. : Il n’y a pas longtemps, quelqu’un nous a envoyé deux textes. Il y en a un que j’ai trouvé incroyable, et j’ai tout de suite écrit à l’auteur qu’on le prenait. Et je me dépêche, parce que je me dis qu’un texte comme ça, s’il l’a envoyé à d’autres éditeurs, il aura forcément des réponses positives. Il me répond en me disant qu’il est content que l’on publie son texte. Je lui demande s’il l’avait proposé à d’autres éditeurs. Il m’a dit qu’il l’avait envoyé à cinq ou six éditeurs, sans qu’aucun ne réponde. Ce n’est pas pour leur jeter la pierre. Je pense qu’on n’est pas toujours réceptifs, toujours prêts. On peut passer à côté de quelque chose. On peut recevoir de superbes textes, et ce jour-là, ce n’est pas le bon jour ! Il faut avoir conscience de ça. On n’est pas la maison de poésie ultime. Il y en a plein d’autres.

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bien. J’ai écrit à l’auteur en lui disant que ça nous intéressait, mais qu’on imaginait le livre dans notre collection jeunesse « Poèmes pour grandir » et qu’on retiendrait seulement une soixantaine de textes. Ce qui représentait une coupe franche ! C’était une proposition à l’auteur qu’il aurait pu refuser si elle était trop éloignée de son projet d’écriture. Au final, on va publier le livre (ce dont je me réjouis) et les relations avec l’auteur sont très simples. Parfois aussi, on donne des conseils dans l’espoir que les gens nous renvoient le manuscrit retravaillé. Un jour, on voit qu’il sort dans une autre maison. Ça arrive aussi !

Lecture de Simon Martin devant lʼatelier © Aurore Bonnot

Qu’est-ce que vous attendez d’un texte poétique ? E. P. : D’être surpris. On s’attend à un truc auquel justement on ne s’attend pas. B. R. : Et puis ça change. Je me rends compte que depuis 2017, je n’attends pas les mêmes choses. Ce n’est pas figé. Par exemple, Entre bord et quai, de Miriam Van hee, une poétesse belge flamande, qui écrit en flamand. Je ne sais pas si c’est le mot qui convient, mais c’est une poésie « concrète ». J’aime la poésie dans laquelle je repère des choses qui sont de l’ordre de la sensation. J’ai été bouleversé par ce texte ! Ou quand dans Le Cahier d’eau, Germain Tramier, un jeune poète, parle d’aller chercher des pizzas dans un village. C’est superbe, comme il l’écrit. Ça me touche profondément. De pouvoir me rappeler ce que ça fait, avec des choix de mots surprenants, en trois, quatre vers, de se retrouver avec des cartons de pizzas sur les genoux. « L’infini, l’âme, l’amour éternel » : je ne comprends pas. Les pizzas sur les genoux, je comprends. E. P. : Avec Benoît, on est à la fois assez d’accord sur les textes, et on a à la fois des sensibilités différentes. Par exemple, le prix de la Vocation 2023, On a peur mais ça va, d’Andrea Thominot, est un texte qui me touche particulièrement, avec une sorte d’écriture du corps qui me chamboule à l’intérieur. Et puis il y a aussi les directeurs de collection, auxquels on adresse les manuscrits que l’on trouve intéressants. Leur avis nous est toujours très précieux. On discute et on décide ensemble. Vous publiez les manuscrits que vous recevez tels quels, ou bien vous avez une marge de manœuvre pour déplacer, supprimer ou modifier tel ou tel texte ? E. P. : Quand on dit oui à un auteur, ça veut dire qu’on est prêts à publier son manuscrit tel quel, tout en précisant qu’il y aura une étape de discussion sur le texte. On n’impose rien à l’auteur. On est toujours dans des questions, dans des suggestions. Si on estime qu’il y a un véritable « travail » à faire, de coupes, de suppressions de textes, on ne va pas dire oui. On va dire : « On est intéressés. On trouve que c’est bien. Mais il y a du travail. Donc, si vous avez envie de retravailler votre manuscrit, on vous donne quelques pistes et vous pouvez nous le reproposer sans vous garantir une publication. » Par exemple, on a retenu un manuscrit de Simon Allonneau, qui sortira début 2024. Le manuscrit était initialement composé d’environ 150 poèmes très courts. Il y en avait qui nous plaisaient beaucoup, d’autres moins. Et en même temps, ceux qui étaient bien, ils étaient vraiment

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Vous avez de bons rapports avec vos auteurs, même quand vous leur refusez des textes ? E. P. : La plupart du temps, oui. On a une politique d’auteurs, c’est-à-dire qu’on a envie de suivre ceux que l’on a déjà publiés. Mais ce n’est pas au détriment de la qualité. On veut d’abord être touchés par les textes. Ce n’est pas non plus servir nos auteurs que de publier un texte moyen après un bon texte. Ils ne l’entendent pas toujours. Et c’est normal que ce soit difficile, un refus. Après, il y en a qui vont publier leur texte ailleurs. Ça ne les empêche pas forcément de revenir. Et puis il y en a aussi quelques-uns, peu nombreux heureusement, où le refus d’un manuscrit a entraîné une brouille et ils ne reviennent plus. C’est ainsi. Est-ce qu’il y a des courants qui se dégagent dans la poésie contemporaine ? E. P. : Ce n’est pas un courant, plutôt une tendance. Depuis quelques années, je remarque qu’il y a beaucoup plus de jeunes qui s’intéressent à la poésie, qui en font. Il y a un engouement que je ne ressentais pas il y a dix ans quand je suis arrivée à Cheyne. Les jeunes lisent et écrivent plus de poésie il me semble. Cette tendance est aussi encouragée par les réseaux sociaux, même si tout ce qui se publie sur les réseaux est loin d’être de qualité. En tout cas, c’est assez probant par rapport au prix de la Vocation. Il y a dix ans, on recevait une cinquantaine de candidatures. Cette année, il y en avait 180. Il y a un intérêt pour la poésie qui est plus important. Est-ce que vous continuez d’imprimer vousmêmes tous vos livres ? E. P. : Pendant très longtemps, Cheyne a imprimé l’intégralité de ses livres en typographie. On ne faisait pas de maquette sur ordinateur. On envoyait les textes à un linotypiste qui nous renvoyait les lignes de plomb à partir desquelles on imprimait. Ce monsieur est décédé. Maintenant, il y a deux cas de figure en fonction de nos livres. Pour certaines collections, on sous-traite l’impression de l’intérieur, réalisée en offset. Nous travaillons avec un imprimeur qui se trouve en Haute-Loire, donc à proximité. Mais les couvertures et les jaquettes sont toujours imprimées ici, dans notre atelier sur nos presses typographiques.


Et il y a certains livres pour lesquels on imprime tout nous-mêmes. Pour imprimer, à présent, on fonctionne avec des clichés photopolymères. On crée notre maquette sur InDesign, on imprime sur un traceur le document en négatif, puis on a une machine qui permet de reproduire ce film en relief sur une plaque de polymère que l’on pourra ensuite monter sur le châssis de la presse et imprimer. Ce n’est plus du caractère plomb, mais on a quand même le toucher du relief propre à l’impression typo. Par exemple, pour Jour huitième, de Loïc Demey avec des dessins de Rochegaussen, tout a été imprimé ici, en bichromie. Ce qui nécessite un énorme temps de travail. Il peut également y avoir des réimpressions qui sont réalisées à partir de lignes de plomb si cellesci ont été conservées et sont toujours en bon état. Quant au façonnage de nos livres (pliage, assemblage, couture, massicotage et collage des couvertures), il est intégralement réalisé dans notre atelier. Qu’est-ce qui se passe si l’un de vos salariés s’en va ? Vous perdez un savoir-faire ? E. P. : Depuis qu’on a repris, on a eu trois conducteurs-typographes qui se sont succédé. Comme il n’existe plus de formation spécifique pour ce métier, la personne qui part forme celle qui arrive. C’est un savoir-faire en voie d’extinction. Pareil pour la personne qui s’occupe du façonnage. Avec le temps, Benoît et moi connaissons mieux les machines, on sait faire quelques trucs nousmêmes, mais c’est vrai que les deux salariées qui s’occupent de l’impression et du façonnage sont plus que précieuses pour l’entreprise et que nous sommes dans un souci constant de ne pas laisser se perdre le savoir-faire de Cheyne. Avoir plusieurs salariés représente un gros coût pour une petite maison. Vous arrivez à vous en sortir ? E. P. : Si on n’était pas indépendants en termes de fabrication, de diffusion et de distribution, nous serions seulement deux pour la partie éditoriale de la maison. Aujourd’hui, nous sommes six dans l’entreprise. On arrive à payer tout le monde. Ça fonctionne. Mais l’équilibre de la maison est toujours un peu fragile. Nous avons aussi une activité d’imprimeur pour l’extérieur qui représente environ 20 % de notre chiffre d’affaires. Ce qui est loin d’être négligeable dans la structure financière de notre entreprise. Est-ce que le soin apporté à la typographie, à la mise en page, à la fabrication, ne renforce pas le côté « élitiste » que l’on peut prêter à la poésie contemporaine ? E. P. : À Cheyne, il y a quelque chose de l’ordre de la sobriété visuelle, de la mise en avant de l’objet livre et des papiers de création. C’est un parti pris. On peut entendre que ça renvoie une certaine image, même si l’effet voulu n’est pas de

Lignes de plomb © Cheyne

Pose des jaquettes © Cheyne

faire de la poésie quelque chose d’élitiste, plutôt de mettre en avant le texte en le glissant dans un écrin beau mais sobre. D’un autre côté, on essaye aussi, notamment avec les livres hors collection ou ceux de la collection « Poèmes pour grandir », où il y a des illustrations, d’avoir des visuels plus osés, plus « peps ». J’aime l’aspect sobre que dégage Cheyne, et j’aime aussi que l’on fasse des livres plus surprenants visuellement. Vos auteurs participent à des lectures. Vousmêmes, à des salons. C’est important pour aller à la rencontre du public ? E. P. : Les rencontres en librairie, c’est important. En plus, avec la poésie, il y a quelque chose qui passe par l’oralité. Au niveau des ventes, on voit la différence entre les auteurs qui font des lectures et ceux qui n’en font pas. Quand on entend un texte, quand on rencontre un auteur, ça donne plus envie de le lire et de l’acheter. Quant aux salons… C’est toujours bien d’y être, pour la visibilité, pour échanger avec d’autres éditeurs, rencontrer les lecteurs, les auteurs. Il y en a certains où on vend pas mal de livres, comme le Marché de la Poésie à Paris, et d’autres où les ventes sont relativement faibles. À chaque salon, c’est beaucoup de logistique. On est souvent loin. Ce sont des frais. Du temps en moins ici. C’est un équilibre à trouver entre être présent et ne pas perdre du temps à passer plusieurs jours à l’autre bout de la France pour vendre dix livres.

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Jean DʼAmérique lors des Lectures sous lʼarbre © Baptiste Marcon

Vous organisez aussi votre propre festival, les Lectures sous l’arbre. E. P. : L’idée de départ, c’était d’inviter du public à écouter deux auteurs et un musicien au Chambon-sur-Lignon, sur le lieu de la maison d’édition. Ça a eu plus de succès que prévu, puisque 250 personnes sont venues la première fois. À présent, on est sur une semaine de programmation, avec toutes sortes de manifestations : des lectures, des balades littéraires, du spectacle, du cinéma, des conférences. Le festival s’est beaucoup développé en 30 ans. Chaque été, on invite tous les auteurs que l’on a publiés dans l’année. Il y a aussi un pays et un éditeur invités. On met en place une très grosse librairie pendant le festival, avec les livres de Cheyne, un grand fonds de l’éditeur invité et de littérature du pays invité. Pour Cheyne, c’est évidemment le meilleur salon ! Et puis il y a quelque chose qui se crée aux Lectures sous l’arbre : une ambiance, une écoute. Notamment pour nos jeunes auteurs. Lorsqu’ils lisent leurs textes, il peut y avoir jusqu’à 150 personnes qui viennent les écouter. C’est très impressionnant. Le festival, c’est aussi l’occasion pour nos auteurs de venir voir la maison, le lieu où sont fabriqués leurs livres, de prendre le temps d’échanger avec les autres auteurs, avec les lecteurs, avec nous. C’est un moment très convivial. En 2022, la Région Auvergne-Rhône-Alpes a brusquement cessé de subventionner le festival, ce qui a suscité certains remous. Que s’est-il passé ? E. P. : Quand il y avait deux régions, les Lectures sous l’arbre étaient subventionnées à hauteur de 10 000 euros par la Région Auvergne et 10 000 euros par la Région Rhône-Alpes. Quand les régions ont fusionné, en 2016, les Lectures ont été aidées à hauteur de 10 000 euros en tout. Puis 9 000. Puis plus rien. La suppression en 2022 de cette subvention régionale est liée au fait que notre président de région, Laurent Wauquiez, semble avoir une propension à régler des comptes personnels avec l’argent public. Ainsi, on a appris dans la presse, en juillet, un mois avant le festival, que nous n’aurions aucune aide régionale. On a alors lancé un crowdfunding qui nous a permis de récolter environ 13 000 euros. Plus que la subvention. Maintenant, comme il ne faut plus s’attendre à recevoir d’aide de la Région jusqu’au prochain changement de présidence, nous cherchons à développer de nouveaux partenariats et à trouver de nouveaux soutiens pour maintenir la pérennité du festival.

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Vous recevez des subventions pour les livres ? Vous pourriez vous en passer ? E. P. : Cheyne perçoit deux types de subventions. Certaines de ces aides passent par un contrat de filière établi par la Direction régionale des affaires culturelles et par la Région, grâce auquel nous recevons une certaine somme sur l’année, à la fois pour notre programme éditorial et pour nos opérations de développement et de communication. Nous faisons aussi des demandes d’aide à la publication auprès du Centre national du livre. Là, c’est du cas par cas. Pour l’instant, ce n’est pas l’attribution des aides qui détermine la publication ou non d’un livre. Cela étant, si on n’avait aucune aide sur aucun livre, ce serait compliqué. En 2022, on a réalisé un exercice légèrement négatif, pour la première fois depuis la reprise. Ce n’est pas la grosse catastrophe, mais si on enlève les subventions, le déficit serait plus important. Pareil pour les années où nous réalisons un petit bénéfice : sans les subventions, nous serions en déficit. Donc c’est important. Si on n’avait plus d’aides du tout, on tiendrait peut-être un an ou deux tout au plus… L’une des particularités de Cheyne, c’est que la maison assure elle-même la diffusion et la distribution. Comment est-ce que vous procédez, notamment pour la diffusion ? E. P. : Pendant longtemps, c’est Jean-François Manier qui s’occupait de la diffusion. Nous, lors de la reprise, on n’en avait pas spécialement envie, notamment par rapport aux contraintes de vie que cela impose. Donc on a embauché quelqu’un. Notre chargé de diffusion, Jean-Simon Mandeau, qui est un ancien libraire, se rend une fois par an dans chacune des 350 librairies partenaires avec lesquelles nous travaillons en France, en Belgique et en Suisse. Nous travaillons avec toutes les librairies mais les librairies partenaires sont celles qui ont un fonds Cheyne. L’avantage de cette diffusion, c’est que le rendezvous en librairie n’est que pour nous. C’est l’une des raisons pour lesquelles on ne souhaite pas publier plus de douze nouveautés par an. On veut vraiment donner du temps à chacun de nos livres. Si on avait 35 nouveautés, notre chargé de diffusion ne pourrait pas parler de chaque livre. Depuis 2017, ce dernier a renforcé cette relation très importante entre Cheyne et les libraires indépendants. Est-ce que cela vous aide aussi à ajuster vos tirages ? E. P. : Avant la reprise, il y avait quelque chose d’assez systématique dans les tirages de Cheyne : 3 000 exemplaires pour la collection jeunesse, 800 pour les autres. Depuis, nous essayons d’avoir des tirages plus raisonnés. Par rapport au coût du papier. Par rapport aussi au stockage, d’autant plus qu’on ne fait pas de pilon. À quoi ça sert d’imprimer 800 exemplaires si on sait qu’il va déjà être difficile d’en vendre 300 ? Donc on essaye d’ajuster nos tirages.


Par exemple Fugue, de Marc Vernalis. Un très beau texte, mais un peu difficile, et c’est un premier livre. On a opté pour un tirage à 500 exemplaires. Pour Vacance, de Victor Malzac, comme on a déjà publié un premier livre de l’auteur qui a bien marché et que celui-ci a fait pas mal de lectures-rencontres, on est partis sur un premier tirage à 800 exemplaires. Cette année, on a sorti trois nouveautés en même temps dans notre collection « Verte ». Au lieu d’aligner les trois tirages, nous avons imprimé 1 000 exemplaires du livre de Jean D’Amérique, auteur que l’on vend bien et qui fait beaucoup de lectures publiques, et 600 des nouveautés de Sébastien Fevry et Louis Adran, des auteurs que l’on aime beaucoup mais plus difficiles à vendre et qui font peu de rencontres. Et ça nous semble plus en adéquation avec la réalité des ventes. Après, on aimerait toujours être agréablement surpris et manquer de livres, car ça voudrait dire que tout le premier tirage est vendu ! Cette liberté-là est aussi liée à notre indépendance. On ne fait pas d’office, donc pas de mise en place titanesque qui vient biaiser les chiffres de vente de la première année. Et comme nous faisons de la vente ferme auprès des libraires, nous ne prenons pas de retours. Nous faisons juste des échanges. Nos tirages sont ainsi plus réalistes. Même si on se plante des fois, inévitablement. Est-ce qu’il y a beaucoup de libraires qui s’intéressent à la poésie ? B. R. : Quand un libraire a le courage de mettre en avant la poésie, ça fonctionne. Je pense à une petite librairie qui se trouve à Avignon, La Mémoire du Monde. Au fond, il y a une grande bibliothèque avec des rayons remplis de livres de poésie, avec beaucoup de belles choses. Il y a du monde dans la librairie, on a envie d’acheter des livres. Je suis sûr que la librairie réalise une bonne partie de son chiffre d’affaires avec ce rayon. Pour nous, la librairie indépendante est fondamentale. E. P. : Je trouve qu’il y a pas mal de jeunes libraires qui s’installent ou reprennent une librairie et qui ont envie de défendre des maisons engagées, que ce soit un engagement littéraire, politique, de fabrication en France, etc. De défendre des valeurs, en fait. Quels sont les derniers succès de la maison ? E. P. : Je, d’un accident ou d’amour, de Loïc Demey, paru en 2014. Le premier texte d’un auteur inconnu à cette époque, que l’on a reçu par la poste. On est à près de 15 000 exemplaires vendus en moins de dix ans. Ce qui est énorme pour un premier livre de poésie. Dans les jeunes auteurs qui commencent à avoir du succès, il y a Jean D’Amérique, dont on a publié le dernier livre en juin, Quelque pays parmi mes plaintes, ou Victor Malzac, qui vient d’obtenir le prix Apollinaire Découverte pour Vacance. Il y a aussi Anna Milani, avec Géographies de steppes et de lisières, un superbe texte paru en 2022 et que l’on a réimprimé cette année.

Qu’est-ce qui fait qu’un texte dépasse le cercle des lecteurs de poésie pour toucher un public plus vaste ? E. P. : Si on le savait ! On peut prendre l’exemple de Je, d’un accident ou d’amour. Déjà, il y a une thématique universelle. Ensuite, il y a une langue surprenante, mais qui ne tient pas le lecteur à l’écart, très accessible. Mais en vrai, il y a des choses que l’on n’explique pas. Si on regarde les meilleures ventes de Cheyne, ce sont souvent des textes où il y a quelque chose dans la contrainte d’écriture, ou dans le jeu. Je pense à Je sais, d’Ito Naga, ou Le Livre des petits étonnements du sage Tao Li Fu de Jean-Pierre Siméon qui se prend pour un sage chinois avec des petites maximes. Sans parler de qualité, je pense qu’il est plus facile de vendre des textes sur des thèmes universels, des livres un peu originaux, avec des contraintes d’écriture, des sortes de jeux. Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans votre métier d’éditeur ? E. P. : Tout me plaît dans ce métier : découvrir, créer, défendre des valeurs et des textes. Mais je crois qu’il y a quelque chose de très jouissif dans le fait d’être transportée par un texte et de faire en sorte qu’il existe. De participer activement à son élaboration, à la création de l’objet dans lequel il rencontrera le public, à sa diffusion. D’avoir ces petits picotements quand on lit le manuscrit, et puis quelque temps après, d’avoir le livre entre les mains. De voir qu’il rencontre des gens, et que des gens sont touchés. C’est le cœur du métier. Qui se renouvelle à chaque fois, pour chaque livre. On est tout excités, comme des enfants. Par exemple le texte de Simon Allonneau : je suis plus qu’impatiente d’être au mois de mars 2024, quand il sortira. B. R. : Pour moi, il y a trois choses. D’abord, les textes. Entre bord et quai, de Miriam Van hee, par exemple. Je suis content de l’avoir porté, d’avoir parlé avec le traducteur, d’avoir appris des choses. Ensuite, et je l’ai découvert en travaillant à Cheyne, c’est le travail des libraires que je trouve passionnant. Parler avec eux, savoir comment ils font leurs choix. Enfin, il y a une chose qui me plaît beaucoup, ce sont les rencontres que l’on peut faire avec des scolaires. Quand on va parler de poésie à des enfants ou à des ados. Ils ont une certaine image de la poésie. Puis on leur lit un texte. Je vois que dans la classe il y en a 27 qui dorment, qui se grattent le nez. Mais il y en a deux qui ont l’air captivés et qui viennent me dire après : « C’est bien, Jean D’Amérique, fais voir… » Là on se dit qu’on a réussi quelque chose. Quand j’étais à l’école, personne n’est jamais venu me dire que la poésie n’était pas un truc figé que l’on devait juste apprendre par cœur. Heureusement, il y a des professeurs qui font venir des poètes. Qui font venir des éditeurs. Je trouve ça important, et je suis content et fier de le faire. www.cheyne-editeur.com

Les huit premiers entretiens de la série (Tristram, Zoé, Allia, L’Olivier, Zulma, Finitude, Corti, La Contre Allée) ont été rassemblés dans Éditeurs de notre temps (Médiapop, 2023).

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BACKLAND ÉDITIONS Par Nathanaelle Viaux

Mi-novembre, il est près de midi, dans un petit village de Haute-Saône. Je me gare dans une ruelle tout près d’un pont qui surplombe une rivière déchainée. Il pleut sans cesse depuis quelques jours. J’ai rendez-vous avec Manuel Daull, écrivain, poète et aujourd’hui éditeur de Backland Éditions. Tout a commencé par un appel de mon rédacteur en chef qui me propose d’écrire sur une maison d’édition qui vient de naître. Elle est atypique, me dit-il, elle mêle la poésie, les sciences, la photographie, le paysage et un million d’autres choses. J’aime la singularité, je suis curieuse, je dis oui tout de suite. S’en sont suivis quelques échanges épistolaires avec Manuel Daull, afin de concrétiser notre rencontre pour qu’il me raconte la genèse de Backland Éditions. J’ai croisé Manuel Daull il y a longtemps, sans le connaitre, au détour d’un rayon ou derrière la caisse aux Sandales d’Empédocle, librairie incontournable à Besançon. Je me souviens aussi de sa librairie de poésie, Le Marulaz. J’habitais à quelques pas de la place Marulaz à l’époque et je passais souvent devant la vitrine. J’observais ce lieu unique, intemporel, presque magique où se côtoyaient des mots, des pensées de poètes, et cet homme assis sur son bureau qui lisait. Les années passent jusqu’à cet appel, cet article à faire, cette rencontre. Je passe une petite porte en bois, je traverse un jardin bucolique sublimé par les couleurs chaudes de l’automne. Manuel Daull ouvre la porte d’une maison datant du dix-septième siècle, elle a de l’allure, il a de l’allure. Dans le salon, couché sur le canapé, un bouledogue ronfle, une princesse des temps anciens est assise sur un fauteuil Voltaire et me jauge, c’est Mira, un lévrier. Il ressort de ce lieu une atmosphère où l’art et la vie ne font qu’un. « Je ne pourrais rien vous dire d’intéressant, je crois, sans passer un vrai moment de vie avec vous, me dit Manuel Daull. Je fais partie de ces gens comme Robert Filliou qui ont du mal à séparer l’art de la vie ou la vie de l’art. D’ailleurs, ma collaboration avec l’agence Base, qui est à l’origine de ce projet d’édition, remonte à 25 ans et se formalise seulement maintenant, c’est vous dire. » Nous faisons connaissance. Léa, sa femme, va bientôt partir, et nous nous mettons alors à table. Ils ont invité Loïc et son fils, les voisins. Je me sens chez moi, la parole est libre, nous ouvrons une bouteille de vin, ça sent bon dans la cuisine. Cette chaleur humaine, je suis persuadée de la retrouver dans l’histoire de Backland Éditions, j’ai hâte d’en savoir

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LA NAISSANCE D’UNE NOUVELLE MAISON D’ÉDITION ATYPIQUE EN LIEN AVEC LE PAYSAGE.

plus. Nous parlons de tout, de rien, de Duras, de l’enfance… Puis, il est temps de rentrer dans le vif du sujet. Nous avons rendez-vous dans quelques minutes, en visio avec Franck Poirier, un des deux fondateurs de Base. Cette agence de paysage existe depuis 2001 et tend à intégrer le vivant dans la ville, dans le collectif. Le paysage est un bien commun, un espace partagé. Selon Franck Poirier, il conditionne les habitants. Il nous parle aussi de l’enfance, des parcs de jeux alternatifs qu’ils créent « pour ouvrir l’imaginaire des gosses », et des terres fertiles : « Aujourd’hui, il faut qu’on fabrique notre propre terre, faire de la chimie, transformer l’existant. » Base a ainsi vu le jour parce que Franck Poirier et Bertrand Vignal (l’autre fondateur) avaient à cœur de partager leur travail. Franck nous explique l’importance d’une traçabilité, d’une transmission de leurs réflexions sur le monde qui change. « Nous, on voulait faire un bel ouvrage, mais pas pour notre ego. Ma vie, mon œuvre, on s’en fout ! Non, ce qu’on souhaitait, c’était mettre en récit. » Un mot qui fait immédiatement réagir Manuel Daull : « C’est exactement ça ! Le récit c’est ce qui lie l’humain, le récit est nécessaire au monde. » Ce à quoi Franck répond : « On voulait rencontrer celles et ceux qui savent raconter des histoires, et pourtant qu’on n’entend pas. Le récit nous permet d’échapper à l’actualité, il nous distancie du monde, il se partage. Il fait front aux discours dont les réseaux sociaux nous abreuvent. Le discours fait monter en épingle, alors que le récit s’accorde, s’écoute, donne de la nuance. Base et les éditions Backland veulent rendre du partageable et du commun. Outre les rencontres, nous, on aime le papier. Ras-le-bol des réseaux sociaux ! On veut faire des bouquins pour partager ! »


Manuel Daull, bureau. Photo : Léa Du Cos De Saint Barthelemy

Au départ, il n’y avait qu’une seule collection : Expérimentation, et qu’un seul livre : Terres Fertiles, une sorte d’ovni littéraire, un cabinet de curiosités sur papier où s’entrecroisent sciences, dessins, botanique, photographie, où se partagent des regards croisés, des expériences… La maison d’édition est née malgré elle, par les circonstances. Les distributeurs leur ayant expliqué qu’il leur fallait un peu plus qu’un livre pour lancer la distribution. Alors, qu’à cela ne tienne, ils l’ont rêvé, ils l’ont fait : devenir leur propre maison d’édition, en totale indépendance, pour partager une culture commune. Mais pour cela, il faut un certain nombre d’ouvrages à paraître, au moins cinq ou six. Et c’est ainsi qu’ils ont fait appel à Manuel Daull qu’ils connaissent depuis plus de vingt ans : « Pour accompagner la première collection, ils ont inventé une seconde collection, Immersion, avec un premier livre autour des plages de Calais, qu’ils avaient remodelé après le démantèlement de la « jungle ». Ils souhaitaient, après livraison, revenir sur les usages nés de leurs interventions. » Manuel Daull, qui est aussi auteur, a écrit le texte de ce livre qui accompagne une commande de photographies faites au photographe Myr Muratet. Et enfin, Manuel Daull a créé une collection de poésie qui s’intitule Montrer c’est dire, avec trois premiers livres des poètes Yannick Torlini, Albane

Gellé et Franck Poirier. Des auteurs choisis parce qu’ils possèdent une écriture d’aujourd’hui et une sincérité, une écriture comme nécessité, qui a une forme d’engagement et de lyrisme. « Le langage, raconte Manuel Daull, tous les langages, dans ce qu’ils tendent, des mains vers d’autres mains, me préoccupent, me questionnent, me portent vers des horizons inconnus […] Montrer c’est dire est une sorte de ritournelle entre le dire, l’écrire, le montrer, le partager. » « Avec ses tapis De fleurs et de chants d’oiseaux L’imaginaire vogue » Le Sacre des contre-jours, Franck Poirier « Toutes les portes claquent, quelques chevaux dérivent si tu parles doucement, j’écouterais tes mosaïques et nous aurons de quoi vivre sous les orages » Derrière l’Horizon, Albane Gellé —BACKLAND ÉDITIONS, Neuf ouvrages sont à paraître au printemps, un livre sur l’eau, un autre sur le parc Blandan à Lyon, six titres en poésie dont Sabine Huynh et Marie Huot, et la revue Public-Satori créée spécialement pour Backland. www.backlandeditions.fr

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MAYLIS DE KERANGAL

BONNE NOUVELLE Par Aurélie Vautrin ~ Photo : Arno Paul

ELLE EST L’UNE DES VOIX FÉMININES LES PLUS FORTES DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE ACTUELLE. L’UNE DES PLUS ÉLÉGANTES, DES PLUS PRÉCISES ET DES PLUS PROFONDES AUSSI. Réparer les vivants, Naissance d’un pont, Corniche Kennedy, Un monde à portée de main… Chacune de ses phrases semble ciselée avec une précision chirurgicale, chacun de ses mots est une invitation à explorer l’essence même de l’existence humaine. À l’occasion du festival 12 000 signes, dont elle fut cette année la marraine, nous avons rencontré Maylis de Kerangal au cœur des collections du muséum-aquarium de Nancy, pour parler d’écriture, de poésie, de mots et de représentation du monde. Une rencontre à l’image de l’autrice : passionnante. Tout simplement. Pourquoi avoir accepté d’être la marraine de 12 000 signes, un festival entièrement consacré à la nouvelle en tant que genre littéraire ? Avant tout pour saluer le travail de ceux qui œuvrent pour la littérature, pour la faire connaître, la diffuser. J’ai toujours pensé que nous étions comme des partenaires, comme des co-acteurs d’un même acte de partage. Leur présence est capitale ; il n’y a pas d’un côté l’écrivain, et en bout de chaîne d’autres personnes… J’ai de la gratitude envers eux, pour le fait qu’ils s’intéressent à mon travail ; je trouve important de prendre le temps, moi aussi, de faire le chemin inverse. Vous avez publié récemment un recueil de nouvelles intitulé Canoës aux éditions Verticales. Pourquoi ce format est-il trop souvent qualifié de « sous-genre » selon vous ? Je pense surtout que c’est un genre qui souffre d’un déficit d’attention en France, et même en Europe. Aux États-Unis, par exemple, les nouvellistes


fonctionnent très bien – je pense notamment à Raymond Carver, à ses textes extrêmement brefs, comme des éclats. Ce que le festival 12 000 signes défend, c’est justement l’existence d’un vrai genre que le marché éditorial minore beaucoup trop. Parce qu’en France, le veau d’or, c’est le roman, qui, parce qu’il est estampillé « roman », est d’emblée considéré comme une « œuvre littéraire ». Mais c’est une sorte de cliché que les gens ont dans la tête – un roman n’est pas toujours une œuvre littéraire, et la nouvelle peut parfaitement être d’une puissance incroyable. Mais elle n’est malheureusement pas considérée comme telle, commercialement parlant. Pourtant, c’est un exercice relativement difficile à appréhender, non ? Complètement. La question du format ne se pose pas dans l’œuvre romanesque, 200 ou 300 pages, au final, quand on écrit on n’est vraiment pas à cent pages près. En revanche, la nouvelle, c’est le bref, c’est l’idée du fragment, de la puissance – c’est considérer le gland d’un chêne et se dire que cette petite chose contient tout l’arbre. J’aime assez les nouvelles qui ont cette apparence modeste, mais qui envoient une onde qui vibre longtemps, c’est très difficile à écrire et c’est vraiment de l’art pour moi. Il y a également un cisaillement dans la nouvelle, une attention au trivial, aux situations, aux détails… C’est une façon de saisir le présent, d’attraper l’instantané. Car pour installer cette fameuse vibration sur la longueur, il faut que l’écriture soit ancrée, ça ne peut pas être des textes disruptifs qui tiennent des grands discours d’en haut, ça ne marcherait pas. C’est un objet de précision, la nouvelle, avec une mécanique assez complexe. Avant d’écrire une histoire, savez-vous tout de suite qu’elle forme elle prendra – nouvelle, roman ? Je pense que l’on n’appréhende pas l’histoire de la même façon. Avec le roman, on sent qu’on a de la réserve, des tiroirs à ouvrir, il y a du multiple, du foisonnant, on n’est pas obligé d’être concis, on fait des digressions… Il y a quelque chose de plus flâneur. Dans la nouvelle, en revanche, on est dans un exercice d’intensité. Le processus est différent. Mais ça m’est arrivé d’avoir une idée pour une nouvelle, puis de me dire que ça aurait pu être un roman – c’est le cas par exemple de « Mustang », dans Canoës, qui fait 100 pages, mais je sais que j’aurais pu en écrire plus. Et parfois, l’histoire est plus forte dans un geste précis, intense, concis, et donc à l’inverse ça m’est arrivé de partir sur une idée de roman, et d’en faire finalement une nouvelle. Concernant Canoës, vous parlez de « roman en pièces détachées »… [Sourire] Oui, j’aime la formule… Mais plus qu’une coquetterie, ce volume fonctionne vraiment pour moi un peu comme un moteur, parce que ce n’est

—L e langage transforme la réalité de la vie en fiction, et c’est, je pense, l’opération littéraire ultime. Comme une métamorphose. — Le 14.11 au muséum-aquarium, dans le cadre du festival 12 000 signes, à Nancy pas un livre issu d’une collecte de textes écrits sur une dizaine d’années ou autres. Au contraire, je l’ai vraiment écrit avec l’ambition d’en faire un organisme, un ouvrage total : les textes se parlent tous entre eux, il y a des figures qui circulent, je voulais créer des échos et du semblable, elles ont toutes à voir avec une histoire de voix, des voix qui changent, qu’on essaie de capter, des voix enregistrées qui portent de vieilles blessures… J’ai écrit toutes les nouvelles par rapport aux autres, je voulais qu’elles aient un lien entre elles. En réalité, j’ai eu l’impression de faire un livre composé de huit parties, la grande constellation « Mustang » et les sept petites planètes autour. Comme un même moteur dont on a détaché les pièces. Vous avez dit dans une précédente interview : « Écrire de la fiction déclenche pour moi un parcours initiatique. » Que voulez-vous dire par là ? Que même si j’ai écrit des textes de reportage à partir d’entretiens comme Un chemin de tables, ou des récits plus documentaires comme À ce stade de la nuit, je me vois comme une autrice de fiction. Et la fiction, c’est cette capacité à imaginer l’histoire. Écrire en établissant tous ces liens entre une couleur, un enfant, un lieu, un objet, une époque… Ce n’est pas simplement « j’invente un truc » : c’est travailler les rapports qui existent entre les choses, qui sont parfois des rapports secrets que seule la fiction peut lever. Et quand j’ai écrit Un monde à portée de main, sur cette fille qui apprend à peindre - dans le sens qu’est-ce que peindre et non pas être artiste - ou Réparer les vivants, ou encore Naissance d’un pont, j’étais très loin de mon sujet au départ : je n’avais jamais tenu de pinceau, je n’avais jamais été frappée par un deuil qui ait engendré une transplantation ou été receveuse moi-même, je n’ai jamais construit de pont ou fait des études d’ingénieur… Ces thèmes, ces motifs me sont à l’origine assez lointains, et les écrire est une forme d’initiation à des mondes inconnus, il y a des langues, des langages, du lexique à apprendre, du vocabulaire à aller chercher, des gens à rencontrer, des endroits à visiter… Les livres sont des formes initiatiques avec lesquelles je passe à un autre monde, et je vis une initiation à la littérature à chaque fois. Cela tient aussi au fait que j’ai longtemps essayé de rester invisible dans mes livres, de ne pas être l’autrice qui est devant ou au-dessus de son histoire, mais celle qui se tient un peu derrière. Même s’il y a toujours une part d’intime, pas toujours évidente. Mais avec Mustang, on est sur quelque chose de très personnel, c’est une vraie séquence autobiographique, c’est-à-dire que je suis vraiment allée vivre aux États-Unis avec mon mari et mon petit garçon, j’y ai vraiment passé mon permis de conduire, j’ai vraiment eu cet accident en Mustang, les personnages sont là, les sentiments sont là, mais ce qui est juste, c’est surtout l’idée que malgré tout, tout est de la fiction. C’est le langage qui transforme la réalité de la vie en fiction, et c’est, je pense, l’opération littéraire ultime. Comme une métamorphose.

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— Je ne veux pas que la fiction soit le prétexte à tenir un discours politique, mais j’aime l’idée que la fiction soit politique. — Est-ce que l’écriture est forcément empreinte de son époque ? Pas forcément, mais personnellement, j’essaie toujours de m’y ajuster. Je ne parle pas de situer tous mes livres en 2023 ni d’écrire des histoires qui soient bêtement dans l’air du temps. Non, ce qui est beau dans le roman, je pense, c’est que l’on peut parler du présent, du contemporain, sans pour autant parler de l’actualité. C’est marrant que vous me posiez cette question, parce qu’en ce moment je travaille sur Le Havre, la ville où j’ai grandi, une ville qui a été rasée pendant la Seconde Guerre mondiale, et j’écris justement sur les bombardements de septembre 1944. Et en les écrivant, je me suis rendu compte que c’est une histoire qui résonne totalement avec ce qui se passe actuellement en Israël, l’enclave, la population qui n’a pas pu partir, les tunnels… Par la littérature, les mots ont une espèce de vibration du présent, qui réactualise des faits, même s’ils ont eu lieu il y a 80 ans. Je ne me sens pas obligée de parler de l’actualité, mais c’est vrai que j’aime être une autrice de mon temps, c’est important pour moi, ça me ferait quelque chose de négatif d’être considérée comme une autrice complètement désajustée de l’époque. Alors justement, c’est quoi selon vous être « une autrice ajustée de l’époque » ? Déjà, rien que ce mot, « autrice »… L’utiliser, c’est prendre en compte tout ce mouvement de remise en question qui existe depuis une dizaine d’années. On voit bien que des livres admirables et très intenses posent aujourd’hui des questions qui n’avaient jamais été posées… Donc, aujourd’hui, être une femme qui écrit, ça implique aussi une forme d’attention démultipliée à ce qu’a été la condition féminine, les violences, l’émancipation, c’est prendre en compte une sorte de révolution culturelle, qui touche la place des femmes dans une société où jusqu’alors elles ont été mal regardées et violentées. Et puis il y a bien sûr les questions liées à la menace qui pèse sur les écosystèmes, à la fin de la biodiversité – d’ailleurs, depuis que je suis arrivée ici, dans le muséum-aquarium, je pense vraiment à ça, la question du climat. Je ne dis pas qu’il faut écrire là-dessus directement, je ne le fais pas moimême, pour Canoës, je ne voulais pas que ce soit un

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livre-manifeste, mais les femmes sont là, elles sont toutes différentes, et on entend leur voix. Et montrer des femmes, je trouve que c’est déjà un geste très intense. Pas les montrer toutes comme des filles super-free – simplement des femmes. Choisir d’écrire un livre de nouvelles qui donnent la parole aux femmes, pour moi, c’est déjà une prise de position. Je ne veux pas que la fiction soit le prétexte à tenir un discours politique, mais en revanche, j’aime bien l’idée que la fiction soit politique. Et puis encore une fois, toutes ces questions liées au vivant, à la manière dont on consomme… Le monde vit quand même une grande révolution et la littérature doit le faire entendre – enfin, la littérature fait ce qu’elle veut, les gens font ce qu’ils veulent, mais j’aime l’idée que ce soit là, pas forcément comme un discours, mais que ce soit là. Cela me peinerait d’être perçue comme quelqu’un qui n’en a rien à faire de tout ce qui se passe. Ça a toujours été le cas ? Je pense, oui. J’avais d’autres prises de conscience, par exemple j’ai écrit À ce stade de la nuit sur Lampedusa avant les grandes crises migratoires de 2015, avant qu’il n’y ait des tas de discours dessus. Pour autant, il y avait déjà des naufrages en Méditerranée depuis dix ans. Bon, là ça relève d’une forme de littérature engagée, j’avais envie de dire des choses. En général, d’un point de vue esthétique, c’est plus compliqué d’écrire des romans qui portent des engagements très visibles – et qui peuvent donc paraitre un peu artificiels –, mais ça reste hyper intéressant, il faut trouver le juste équilibre. Je pense que j’ai plutôt une écriture inactuelle, avec le désir non pas d’être dans une forme d’actualité politique, mais d’être politique dans mon travail.

12 000 SIGNES : UN FESTIVAL ENGAGÉ À travers toute une série de lectures, de rencontres, de banquets, d’ateliers, de balades littéraires, le festival 12 000 signes met à l’honneur depuis 2019 un genre mésestimé dans l’hexagone : la nouvelle. « 12 000 signes, c’est le nombre de caractères que compte une nouvelle de longueur moyenne », explique Benoit Fourchard, de la compagnie de théâtre Les Fruits du hasard, co-organisatrice de l’événement avec l’association 3 Patttes à 1 Canard. « L’idée de ce festival est de faire découvrir au plus grand nombre le plaisir d’entendre des textes lus à haute voix et mis en musique. » Sans oublier que la nouvelle constitue un moyen idéal pour (re)donner le goût de la littérature au plus grand nombre. D’où les interventions dans les collèges, lycées, médiathèques, ludothèques, mais également maison d’arrêt, restaurants et musées de Nancy et ses alentours. Rendez-vous en novembre prochain !


Légendaires

L’œil de Camille Llobet s’aiguise au sommet des montagnes, dans les neiges sculpturales, celui de Yann Dedet s’est façonné dans le noir du montage, aux côtés de Grands.


LE SON DU MONDE Par Emmanuel Abela

CAMILLE LLOBET EST UNE ARTISTE PLASTICIENNE SAVOYARDE. AVEC SON DOCUMENTAIRE PACHEÛ, DÉCOUVERT AU FESTIVAL ENTREVUES, ELLE NOUS LIVRE SA VISION D’UNE MONTAGNE VIVANTE QU’IL NOUS FAUT ÉCOUTER AUTANT QUE REGARDER. Il est des objets, qu’ils soient filmiques ou autres, qui ont le don de nous rassurer. C’est le cas de Pacheû, une réalisation de la plasticienne Camille Llobet présentée cette année au FID à Marseille et à Entrevues à Belfort. Cette œuvre nous rassure parce qu’elle apporte la preuve que radicalité formelle et discours restent aujourd’hui possibles. Dès les premières images, on se retrouve subjugué par le parti pris d’un plan fixe sur deux personnages – appelons-les ainsi ! –, un guide de montagne et un géomorphologue qui, faisant face au massif dans les

Alpes, dissertent sur les voies d’accès qui s’offrent à eux. Dans Pacheû, la question du cheminement est essentielle. Il est multiple, reste incertain, mais des voies de passages naissent et sont empruntées par d’autres à la suite. Nous ne pouvons pas nous empêcher d’y voir une métaphore du discours ou des méandres de la pensée comme autant de possibilités d’avancer.


Le film a été primé au festival Entrevues, où il a obtenu le prix One+One – présidé cette année par Lionel des Limiñanas – qui récompense une œuvre dont l’univers musical et sonore est remarquable. Camille nous relate : « Je suis partie d’une citation de John M. Hull qui dit dans ses Notes on Blindness que la seule chose qui lui permettait de conserver une perception de l’espace, alors qu’il devenait aveugle, c’étaient les gouttes d’eau qu’il entendait à distance sur différents matériaux. » Elle s’est rendue en montagne en s’interrogeant sur comment percevoir le paysage par le son. Et étonnamment, même en l’absence de musique, les sons de la montagne ou des glaciers créent un univers musical en soi, très contemporain… Camille, cherchait-elle cette musicalité au plus profond de la roche ? « Contrairement à certains de mes amis artistes sonores, je n’ai pas une grande connaissance musicale. Sur la bande sonore, j’ai évité toute musique additionnelle, mais il est vrai qu’une musicalité naît de mes expérimentations. En face de vous, le glacier semble immuable et pourtant il avance. Avec une écoute amplifiée, on peut entendre chaque craquement, chaque grondement, chaque pierre tombant dans une cavité. On a le sentiment d’une cité en mouvement sous le glacier. Ce qui se révèle également par le son, c’est combien la montagne est fragile. » Oui, l’écoute est éloquente : la montagne nous parle, elle gémit. Elle émet de sourdes et troublantes lamentations… Dans le film, Camille resitue l’homme à sa juste place et à sa juste échelle : non pas au centre du monde – ni surtout au-dessus – mais comme faisant partie de ce monde, un élément constituant parmi tant d’autres. Elle nous donne le sentiment de sortir de l’anthropocentrisme pour explorer d’autres pensées plus humbles dans la relation que nous entretenons à la nature. « Oui, je vois dans les images des guides évoluant dans la montagne un lien à la culture animiste avec ce rapport sensoriel très fort : un peu comme un gamin qui apprend à marcher, ils tâtonnent, touchent la neige, évoluent à l’instinct, mais tout en restant à l’écoute. Il faut dire, en montagne, ça n’est pas nous qui décidons… » Elle insiste sur une citation d’un des guides italiens qui dit : « La montagne souffre, mais ça nous rallume un peu l’attention. » Dans chacun de ses mouvements, nulle prouesse, une agilité peut-être et une grande humilité. « Cette humilité sera au cœur de mon nouveau projet, nous annonce-t-elle sans s’attarder, mais effectivement nous devrions davantage écouter le monde et le sentir. Il m’arrivait de me rendre sur site entre 5 h et 10 h du matin pour écouter et enregistrer le silence. Une écoute à la limite d’une forme de transe… »

Elle semble réticente à l’idée de toute forme d’esthétisation et pourtant une poésie se fait jour à l’écran. Quand on lui parle de la part de sublime contenu dans son œuvre, elle en sourit : « De toute façon, on n’y échappe pas ! Que ce soit la moindre crevasse ou le sommet du Mont Blanc au lever du soleil, il y a du sublime forcément. Je me souviens quand j’étais petite, je skiais à Chamonix et je descendais le glacier d’Argentière. Je laissais passer ma famille devant et je m’arrêtais devant ces blocs de glace bleus, je me retrouvais dans une situation de contemplation absolue de la beauté. Au départ du tournage, je ne pensais pas filmer de paysage, mais au final j’ai ressenti ce besoin. Ça s’est fait de manière intuitive et spontanée. » Elle s’est cependant refusée à porter son regard sur les sommets. « Notre regard est attiré par le sommet. C’est pourquoi j’ai passé mon temps à baisser ma caméra et à en extraire le ciel ou le sommet. » On la sent en pleine maîtrise de son cadrage pour s’attacher à de vrais motifs plastiques, presque sculpturaux. « Quand j’étais aux BeauxArts, bon nombre de mes amis étaient sculpteurs, confie-t-elle, j’ai beaucoup pensé à eux… » Elle renoue ainsi avec une forme paysagère première, frontale et courageuse, qui exprime une douce mélancolie. « Je ne savais pas que j’allais aborder la question du réchauffement climatique. C’est d’une telle brutalité et d’une telle rapidité qu’on ne peut pas ne pas en parler, même indirectement. Ça façonne notre quotidien et une mélancolie, forcément, se ressent. » Au-delà, et c’est sans doute le sentiment le plus étrange, un espoir apparaît au fil des images. Comme si on entrevoyait le temps d’après la catastrophe en train de se vivre. C’est sans doute lié à l’expression de cette grande vitalité qu’on perçoit chez ces personnes totalement investies, notamment de jeunes guides, qui pensent une relation nouvelle de l’homme à la montagne, pour demain. « Ce qui est assez beau, nous avouet-elle, c’est leur manière de regarder la montagne. » Le moins qu’on puisse dire c’est qu’avec Pacheû nous prenons un grand plaisir à la regarder avec eux, et avec elle. — PACHEÛ, documentaire de Camille Llobet, France, 2023

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YANN DEDET, MAÎTRE MONTEUR Par Nicolas Bézard ~ Photo : Ritchie Rabaraona

LE CINÉMA FRANÇAIS NE SERAIT PAS CE QU’IL EST SANS YANN DEDET, MONTEUR COMPLICE DE TRUFFAUT, PIALAT, GARREL, STÉVENIN, MAIS AUSSI DE CÉDRIC KAHN, DONT IL PRÉSENTAIT AU BEL AIR À MULHOUSE LE PROCÈS GOLDMAN. DIALOGUE AVEC UNE LÉGENDE VIVANTE DU MONTAGE. Converser avec Yann Dedet tient presque de l’expérience mystique. Élégant dans son expression, l’homme a le don de refaire vivre quelquesunes des plus grandes figures du cinéma hexagonal. Une anecdote, et voici que le sourire solaire de Maurice Pialat s’invite à la table. Un souvenir, et c’est François Truffaut qui nous rejoint, prenant soin de déboutonner les pans de sa veste grise avant de s’asseoir. Arc-bouté dans un coin, Jean-François Stévenin trublionne et manque à plusieurs reprises de tomber de sa chaise. Mais Dedet ne se contente pas d’invoquer des fantômes. Il accueille le vivant comme la pellicule de cinéma s’égaie au contact de la lumière, mettant son expérience hors du commun au service d’inconnus lorsque ceux-ci réalisent leurs premiers films. Au fil de la discussion, c’est le portrait d’un monteur-remetteur en scène qui se dessine, puis en analyste, en ami, en idiot utile, en tortionnaire, et même en leader de l’opposition – au sens quasi politique du terme. Yann Dedet endosse tous ces costumes, en plus de celui de l’écrivain – il faut lire ses trois textes publiés chez P.O.L – et de l’amoureux qui a voué toute sa vie à un art : celui de désirer les gens.

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On vous sent particulièrement heureux d’accompagner la sortie du Procès Goldman. Ça faisait longtemps que je n’avais pas monté une telle bombe. Dès les premiers jours de montage avec Cédric, ça sentait très bon. Je savais que j’avais un film puissant entre les mains. Cédric est toujours positionné derrière moi lorsque nous travaillons. Rien qu’à la façon dont il me voyait m’asseoir devant la table de montage, il me savait heureux. A contrario, sur un autre film, il lui suffisait de regarder ma nuque pour comprendre que je n’aimais pas tel ou tel plan. Cela dénote une collaboration très intime. C’est un rapport de couple. Dans le cas de Goldman, je suis particulièrement heureux du résultat parce que l’expérience que l’on propose au public du film a l’intensité de celle qu’a vécue l’audience du procès. Cédric a tourné dans l’ordre chronologique du procès, en gardant les mêmes figurants. Le tournage s’est étalé sur trois semaines, avec trois caméras qui filmaient en simultané. Les figurants n’ont pas eu le droit de lire le scénario. Ils étaient donc dans le flou du déroulement de l’histoire qu’ils revivaient scène après scène. Lorsqu’on les voit réagir dans les différentes séquences, ce sont quasiment toujours des réactions à chaud, parfaitement spontanées. C’est cette vérité qui m’a fait adhérer au projet du film. Les deux procès Goldman ont passionné la France des années 70. Était-ce votre cas ? Disons que je les ai suivis avec attention. La trajectoire de Goldman – ce guérillero devenu petit holdupper – est fascinante. Je connaissais Simone Signoret, une figure médiatique de son comité de soutien, car j’avais été à l’école avec sa fille Catherine Allégret. Et puis, étant très largement de gauche dans un pays qui ne l’était pas du tout, je me sentais concerné par cette affaire.


Vous aviez lu Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, son livre écrit en prison ? J’ai attendu la fin du montage pour cela. Je voulais éviter la comparaison avec le film. Donc j’ai ouvert le livre après le mixage. C’est un texte très dur, beaucoup plus que je ne l’imaginais. Il va presque jusqu’à dire qu’il aurait pu tuer. C’est d’une grande franchise, et cependant sa dialectique est pour le moins torturée. C’est cette dialectique qui a fasciné Kahn. C’est la raison d’être du film. Cédric s’est appuyé sur le travail de Nathalie Hertzberg qui a collationné les nombreux articles de journaux ainsi que les minutes du procès. À cela se sont ajoutés les passages du livre de Goldman, dont Cédric a extrait des phrases entières pour écrire les dialogues du film. Un travail de montage avant le montage. Exactement. Pierre Goldman est un être lyrique. Sa langue l’est aussi. Mais Cédric Kahn ne tombe pas dans le piège du lyrisme cinématographique. Vous avez raison. Il s’impose une rigueur : absence de musique, cadre 1,33, image hyper sobre, pas d’effet. Vous avez remarqué qu’il a supprimé les robes rouges de la justice ? Il n’y en a pas. Aucune

distraction visuelle ou sonore, et ce, jusqu’au générique de fin, exempt de musique. Le procès, ses phrases repassent alors dans votre tête, silencieusement… Cela a dû vous plaire. Ah oui ! Je ne suis pas très partisan de la musique de film. Bien souvent, quand il y a une musique dans un film, elle souligne les choses. Si elle souligne les choses, c’est que ces dernières ont besoin d’être soulignées, et donc que le film a été mal cadré, mal dialogué ou mal monté. Cette discussion sur la musique me fait penser à Loulou, de Maurice Pialat, que j’ai présenté hier soir. La Gaumont exigeait une musique, donc Philippe Sarde a enregistré avec Larry Coryell et un saxo qui a superbement improvisé. Maurice a presque tout jeté, ne gardant qu’un petit extrait. Et c’est d’ailleurs très beau lorsque cette partition surgit à la fin du film, parce que toutes les musiques entendues avant sont celles des endroits qui ont été filmés : les bars, la boite de nuit… Cédric Kahn, c’est le cinéaste monteur par excellence ? Bien sûr. À l’origine, Cédric voulait en faire son métier. Un jour, je lui demande : « Tu ne vas tout de même pas faire 35 ans dans le montage ? » Vexé, il me répond : « Quoi ? Je ne suis pas assez bon ? » « Mais il ne s’agit pas du tout de ça, lui dis-je. Tu as écrit deux scénarios magnifiques. Vas-y, roule ! » Cédric était stagiaire sur Sous le soleil de Satan. Il numérotait la pellicule. On a travaillé ensemble sur le montage d’Outremer de Brigitte Roüan avec qui je vivais à l’époque. J’avais alors de vagues velléités d’acteur, et j’ai joué dans une série sur laquelle il travaillait comme assistant – elle n’a jamais été diffusée tant elle était remarquable. C’était Michel Andrieu qui tournait ça. Il connaissait la famille de Cédric et c’est lui qui l’a fait venir sur Paris.


Vous aviez une carrière d’acteur de télévision toute tracée dans les années 80. On vous a vu dans Médecin de nuit, L’Amour en héritage ou encore Châteauvallon. Vous aimiez ça ? J’ai toujours détesté faire l’acteur, sauf avec Pialat qui dirigerait un tronc d’arbre [rires]. Dans Sous le soleil de Satan, je joue Gallet, un des amants de Mouchette, interprétée par Sandrine Bonnaire. Nous devons jouer cette fameuse scène du monologue de Mouchette face à Gallet. Première prise, interruption de Maurice : « Qu’est-ce que tu as à rester là, raide comme un piquet ? » Deuxième prise : « Pourquoi tu gigotes autant ? Tu as attrapé la danse de Saint-Guy ? » Vient la troisième prise où je ne sais plus vraiment quoi faire. Là, Maurice arrête tout et me demande ce que je suis en train de fabriquer. Je lui explique que j’essaie d’écouter Sandrine. Il s’emporte : « Mais imbécile, n’essaie pas de l’écouter : écoutelà ! » Quand j’y repense, quelle formidable leçon de direction d’acteur. La parole est la matière du Procès Goldman, qui sait aussi faire la part belle aux silences. On se posait la question pour chaque scène : doit-on finir « brut » et commencer « mou » ? C’était tentant de finir par un petit silence à la fin d’une scène puis par un gros silence à la fin de la suivante – un petit calcul symphonique très agréable. Une autre chose passionnante était de déterminer les endroits où placer les « écouteurs », les différents témoins du procès qui ne parlent pas, mais reçoivent la parole, car à mon sens il s’agit autant d’un film sur la parole que sur l’écoute. Au début du film, il y a ce plan sur le père de Goldman qui écoute son fils. À ce moment-là, nous ne savons pas encore qui il est. Il est simplement une écoute. Le plan est étrange. Ce n’est pas vraiment un contrechamp. C’est même tout à fait autre chose. Avez-vous repéré quelque chose de singulier dans ce plan ? Oui, on a l’impression que la silhouette de Pierre Goldman se reflète derrière le visage de son père qui l’écoute. Et voilà, vous avez compris. C’est un miroir. Les répétitions ont eu lieu dans une salle de danse, un espace entouré de miroirs. L’effet a retenu l’attention de Cédric qui a tourné dix plans miroirs. Nous en avons retenu quatre. Leur rôle est d’insinuer une étrangeté dans la manière dont les personnages sont visibles dans le cadre, une sorte de position géographique trichée. À ce titre, l’image du juge qui a tout le public dans son dos est particulièrement saisissante. C’est votre premier film de procès ? Oui. Celui-là est particulier, avec ce principe de tournage qui a amplifié le collage entre le public de cinéma et celui de procès. C’est un genre que j’adore, intemporel, on l’a encore vu cette année avec les films de Cédric, de Justine Triet – Anatomie d’une chute – ou d’Alice Diop – Saint Omer. J’ai trouvé la mise en scène de Triet moins tenue que celle de Kahn. La vraie rigueur, c’est Cédric. Triet a fait l’erreur de prendre un clown pour jouer l’avocat général. Et puis le film n’est pas exempt d’effets. Chez Diop aussi, il y a beaucoup d’effets, mais la mise en scène est si radicale. Le style est assumé. C’est une œuvre puissante. Peut-on rattraper les fioritures ou les excès d’un jeu d’acteur au montage ? Bien sûr. En fonction du moment que l’on va exploiter, on peut calmer un jeu, ou bien l’intensifier. Cela me rappelle ce que vous avez fait sur Police avec la prestation jugée hésitante de Richard Anconina.

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Nous nous sommes servis de sa peur. Quand on voyait les rushes, on le trouvait mauvais comme un cochon. Nous avons retenu les prises qui nous livraient en quelque sorte la clé de ce piètre jeu : Anconina était mort de trouille parce qu’il donnait la réplique à de vrais et dangereux bandits dans la vie, il avait donc raison d’avoir peur ! Le Procès Goldman n’est pas un film partisan. Il n’oriente pas notre jugement par rapport aux faits. Il se contente de les exposer, nous renvoyant à notre intime conviction. Le film est comme vous le dites. Il ne veut pas prendre parti. Pour le spectateur, j’imagine que c’est la même chose. Par moment, il peut penser que Goldman est coupable, mais le doute reste permis. C’est précisément ce que dit Kiejman en le défendant : on ne donne pas un homme sur des preuves non convaincantes. Quand on pense que lors du premier procès, Goldman a tenu à féliciter l’avocat général pour la qualité dialectique de sa plaidoirie – celle que nous avons utilisée dans le film –, cela montre toute l’ambiguïté du personnage. Ce mélange de masochisme et d’honnêteté est presque aussi touchant qu’effrayant, quand on y pense. C’est la raison pour laquelle il a fasciné Cédric Kahn ? Cédric est attiré par ce genre de personnages troubles, pulsionnels. Avant Goldman, il y a eu Succo, mais c’était autre chose, une sorte de monstre froid, là où Goldman est au contraire quelqu’un de bouillant. Vous avez travaillé avec des auteurs essentiels du cinéma français : Truffaut, Stévenin, Pialat, Garrel. Est-ce que Kahn boxe dans la même catégorie ? Cédric a un immense mérite : chacun de ses films est très différent du précédent. Il ne radote jamais. Du reste, il aime s’atteler à des projets difficiles. Lorsque je montais Polisse, Maïwenn et lui parlaient des films qu’ils allaient faire. Ils étaient arrivés à la conclusion que ceux qu’ils pourraient réaliser facilement n’auraient aucun intérêt, qu’il fallait se cantonner aux films qui les mettraient en danger. Je trouve ça bien. On retrouve ce goût de la mise en danger chez Roberto Succo et Pierre Goldman. Cédric Kahn semble attiré par ces personnages qui poursuivent une obsession, qu’il s’agisse de sexe, de religion ou de vérité. Est-il lui-même un obsessionnel ? Je ne sais pas, mais il est fasciné par ce que vous dites. Ces hommes à idées fixes, ces questionnements qui ne trouveront jamais de réponse. Qu’est-ce que c’est que le cul ? Qu’est-ce que ça veut dire, aimer ? Qui peut répondre à ces questions bizarres ?


Sur Roberto Succo, Kahn a poussé l’obsession jusqu’à remonter le film après sa sortie en salle, comme Bonnard allait dans les musées pour retoucher ses propres toiles accrochées aux murs. Dans votre livre Le Spectateur zéro. Conversation sur le montage, vous parlez de ces films que vous tentez de sauver en les remontant différemment. Des entreprises souvent vouées à l’échec, faute de matière suffisante. C’est même arrivé sur Loulou, que l’on a essayé de reconstruire suite à des problèmes de production. Dans ce montage alternatif, le film se terminait par le coup de couteau, ce qui insinuait que Gérard pouvait mourir. C’était une période trouble. Les producteurs ne trouvaient pas l’argent pour finir et comme Maurice dévorait toujours une fois et demie le budget, la production s’est arrêtée brutalement. Donc on s’est mis à déconner un peu au montage en attendant que le fric revienne. Des contrariétés de production fréquentes chez Pialat. En effet. Sur Van Gogh, Maurice a littéralement arraché la dernière semaine de tournage à Toscan du Plantier qui produisait. Toscan prétextait que le film était déjà suffisamment long comme ça, mais Maurice a bien fait d’insister, car cette séquence de 16 minutes dans le bordel est inoubliable. Vous avez monté huit films avec Cédric Kahn – Making of, le huitième, sortira en 2024. Mais ce compagnonnage ne s’est pas fait sans quelques tensions ou interruptions, à l’image de presque dix années de fâcherie, conséquence d’une collaboration, semble-t-il, glaciale sur Les regrets. Disons plutôt qu’elle était tiédasse. Je crois que Cédric n’aimait pas le film. Il y avait cette bonne actrice, Valeria Bruni-Tedeschi, elle avait tendance à en faire trop, et cela l’énervait beaucoup, lui qui ne supporte pas quand les acteurs soulignent leurs intentions. Là où ça s’est mal passé, mais pour d’autres raisons, c’est sur Succo. Mon père est mort pendant la production, et j’en avais fait trop au montage. En voyant le résultat, Cédric a pris peur, il a cru qu’il n’y avait pas de film. Donc il a tout repris à zéro. Dans l’histoire, il y a cette fille, une collaboratrice du flic principal. Je l’ai beaucoup montée parce que je trouvais l’actrice fraîche, vraiment bien. Mais c’est l’entreprise Pialat, ça, de faire vivre les rôles secondaires, pas du tout celle de Cédric qui voulait un film raide comme la justice. On a souvent parlé de filiation artistique entre Pialat et Kahn. Les films de Cédric étaient les seuls qui trouvaient grâce aux yeux de Maurice dans cette période du cinéma français. À propos de filiation et de famille de cinéma, Jean-François Stévenin est en quelque sorte votre

frère jumeau. Pialat ferait office de père, et Kahn, de fils. C’est une belle trinité. Il y a de ça, oui, bien sûr. Il faudrait y ajouter Truffaut, une sorte de grand frère. Un type adorable qui, contrairement à ce que les gens pensent, n’était pas froid pour un sou. Un soir, pendant un pot de fin de tournage, je raconte une blague d’une bêtise confondante, et je vois Truffaut à l’autre bout de la table qui éclate de rire et dans ses yeux je lis : « Il est quand même gonflé, ce gros timide à la gomme, d’oser raconter une histoire aussi bête. » Je vois tout ça dans son regard et je comprends que cet homme est d’une générosité absolue. Il ne touchait quasiment pas à son champagne, mais il venait malgré tout aux pots parce qu’il aimait les gens, il aimait les voir s’amuser, et s’entourer d’une famille de cinéma. Maurice, c’est assez différent. Un père, je ne sais pas. Un maître, sans doute. À mon grand âge, j’ai du mal à me sentir le fils spirituel de qui que ce soit. Parlez-nous du Roman de Momo, cette ode à Maurice Pialat qui vous trotte dans la tête. J’ai envie d’écrire ce livre parce que Maurice était un homme doué d’un humour à casser des briques. On dit qu’il était méchant, mais cette méchanceté était celle du sale gosse à qui on pardonne facilement, pas du tout celle du pervers. Maurice était joueur. Pour chaque film je tiens un cahier de montage, donc j’en commence un pendant Van Gogh, que je planque quelque part. Un jour, Maurice vient avant moi en salle de montage, alors que je suis très matinal. J’entre et je le vois avec mon petit carnet en main. Il me regarde et il me fait : « Haha, rapport de police ! » Quel sourire, quel génie du moment. Un homme hyper vivant, d’une gentillesse infinie. Même au montage ? Maurice était quelqu’un d’exigeant. Il pouvait vous envoyer aux pelotes et exiger le remontage de la scène. Mais il pouvait aussi vous dire : « On y touche plus jamais. » C’était très variable. Je n’ai jamais été seul au montage avec lui, car tout le monde pouvait monter des scènes : son épouse, son ancienne monteuse, le monteur son, etc. Il était preneur de ce que les autres pouvaient apporter au film. Parfois, on organisait des projections, non pas pour écouter ce que les gens avaient à dire, parce qu’ils disent souvent les mêmes bêtises, mais pour sentir comment la salle respirait avec le film. À l’époque, on pouvait encore fumer dans les salles. Maurice comptait les cigarettes. Un jour, inquiet, il me dit : « Aujourd’hui, il y a eu six cigarettes d’allumées. » Je lui fais : « Et après ? Ça ne t’est jamais arrivé d’en griller une après avoir reçu un grand coup au cœur ? » Vous dites que la vocation du montage est de révéler la toute première idée du film. Est-ce à dire que le montage est à la fois le futur du film, et sa réminiscence ? Le futur évidemment parce que le film passe par un nombre de transformations faramineuses pour arriver à quelque chose qui s’approche du rêve. C’est ce qu’on s’est dit avec Stévenin en terminant le montage de Passe montagne : on s’arrête là, parce qu’on est arrivés à des images possibles du rêve. Quand on se met à trop peaufiner un montage, à trop couper, le risque est de décharner l’œuvre. On pense qu’on peut encore « gagner » – expression ridicule – ici ou là, alors on enlève, on charcute, ce qui est une erreur, car on ne touche plus à un montage qui a trouvé son équilibre, même s’il subsiste quelques défauts. Loulou, par exemple, me paraît au-delà du bon grâce à ses défauts techniques que Pialat et vous-même avez su transfigurer, pour injecter de la vie dans le film.

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C’est extraordinaire. L’image est assez noire, pauvre en lumière, le son est parfois catastrophique. Mais le film est droit, il tient. Hier, un spectateur m’a dit que Pialat regardait le personnage du beaufrère de Nelly avec mépris. C’est faux. Peut-être que Maurice le plaignait, mais il ne le méprisait absolument pas. Maurice regardait tous ses personnages avec respect, jusqu’au plus petit figurant. Son cinéma est une ode à l’humanité. Il revenait souvent à la toute première version du montage. Pour certaines scènes, oui, assez souvent. Il aimait le frais, avec ses défauts. Les monteurs font-ils peur aux cinéastes ? Oui, parce que c’est violent pour eux. On leur coupe une jambe. En ce moment, je suis sur un premier film. Le montage initial fait deux heures et demie, que j’ai réduit à une heure quarante-cinq. Le réalisateur me dit : « Oui, mais dans ce plan-là, on voyait que… » Je lui fais comprendre qu’on ne peut pas monter tous les plans où « on voyait que… », sinon ça deviendrait chiant comme la pluie. Donc c’est une lutte sévère. Combien de fois ai-je entendu des « non, tu ne peux pas couper un plan-séquence aussi beau », ou bien « j’ai obtenu 160 figurants pour ce plan, alors tu ne l’enlèves pas ». Dans ces cas-là, toutes les raisons sont bonnes pour dire des âneries. Vous montez souvent des premiers films. Est-ce par goût ? Oh oui. J’adore la première fois que quelqu’un met son cerveau dans du cinéma. C’est passionnant. Ce qui sort d’un cerveau et se transforme en écriture, en pellicule, c’est quelque chose de très pur. Le miracle du premier film, c’est Passe montagne, une histoire rugueuse d’hommes perdus au fond d’un Jura qui se met à ressembler aux Appalaches. Vous qui êtes si sensible à la beauté des actrices – Adjani, Huppert, Bonnaire –, cette fois cela a dû être difficile de tomber amoureux. Ah non, parce qu’il y a Villeret ! Ce type tout rond, mais qui se déplace comme un oiseau. Avec Jean-François, on arrêtait pas de le monter en déport, comme ça. On le prenait quand il était en balancement, ça produisait un effet aérien. Il était sacrément balèze. Dans la scène où il court avec Jean-François, à un moment, il le dépasse pour de bon. Pourtant, Stévenin galopait très vite ! Villeret pouvait donner l’image d’un pierrot lunaire, mais c’était aussi une énergie, une agressivité. Sur ce film, vous êtes l’observateur privilégié d’un auteur qui invente génialement, jour après jour, son langage de cinéma. Jean-François n’écoutait personne. Il était sans cesse à l’affût et inventait tout lui-même. Certes, il avait ses références – Two-Lane Blacktop, Délivrance,

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les films de Cassavetes – mais il a proposé quelque chose de neuf, d’unique et de subversif comme jamais je n’en avais vu avant, et comme je n’en ai plus vu depuis. Vous avez écrit : « Le cinéma, c’est la vie, rien que la vie, mais toute la vie. » Et le cinéma, lieu de désir, se nourrit en effet des contradictions, des ambiguïtés, de passions inhérentes à l’être humain. Des personnalités fortes avec qui vous avez travaillé – Garrel, Depardieu – sont aujourd’hui visées par des plaintes de violences sexuelles. Comment vivez-vous cela ? C’est haro sur le baudet. Philippe Garrel m’a dit en riant jaune : « C’est la merde, le film ne marche pas du tout. » Vous l’avez vu ? C’est aussi beau que J’entends plus la guitare, ou Les Baisers de secours. Du côté de Gérard, ça n’a pas l’air de s’arranger non plus. Mais chose étonnante, lorsque j’ai présenté Loulou, il n’a jamais été question des accusations visant Depardieu en une heure et quart de discussion avec le public. Les spectateurs ont tellement adhéré à ce qu’il est dans le film qu’ils n’ont pas fait le rapport avec l’actualité. C’est la merveille de l’acteur. À la fin du Spectateur zéro, vous confessez : « Je suis ravi d’être un artisan, mais j’aimerais bien être un artiste. » Savez-vous que vous êtes un écrivain ? Je suis si heureux d’avoir écrit mon premier bouquin à 73 ans que ça me donne l’envie de continuer. En ce moment, je suis un peu en panne. J’ai un autre projet en plus du Roman de Momo, un livre sur mes familles, celles de mon père et de ma mère. Pour Momo, j’ai déjà écrit sept débuts, mais je ne sais pas par où prendre le personnage. Je ne veux surtout pas parler du cinéaste, c’est l’homme qui m’intéresse. Cet été, je voulais m’y mettre, mais j’ai fui le stylo et j’ai fait du jardinage. En attendant de trouver un jour la clé, je prends des notes, je fais des rushes, je m’amuse à coller des choses qui a priori n’ont aucun rapport. Le montage me rattrape. Chassez le naturel, il revient au galop.


Tout en couleurs Rouge, jaune et bleu, du Far West à Bâle, Blutch se dérobe ; Jérôme Zonder se déploie au Casino Luxembourg, entre le noir du charbon et le blanc de la feuille ; au CRAC Alsace, Ana Vaz, Mathilde Rosier et June Crespo se font gardiennes d’un monde vert ; à l’Alliance française est célébrée la culture multicolore reliant la France et l’Algérie ; au Consortium, les gravures naviguent entre le sépia du passé et celui du présent ; Chloé Burt révèle dans son atelier le pourpre de la chair et, à la Regionale, les frontières explosent en mille couleurs.


Blutch, La Mer à boire, 2022, Éditions 2024, autorisation Galerie Barbier


BLUTCH S’ÉCHAPPE ! Par Aude Ziegelmeyer et Emmanuel Abela

UNE BELLE COÏNCIDENCE : ALORS QU’IL PUBLIE UN LUCKY LUKE, LES INDOMPTÉS, BLUTCH FAIT L’OBJET D’UNE SUPERBE EXPOSITION AU CARTOONMUSEUM À BÂLE, CENTRÉE SUR LA BANDE DESSINÉE : DEMAIN ! Au moment de vous attaquer à votre Lucky Luke, ressentiez-vous une quelconque appréhension ? Non, j’étais préparé à le faire. J’avais fait Variations, ce livre de réinterprétation de planches qui m’avaient marqué. Et puis, entretemps, j’ai publié un Tif et Tondu, des héros classiques de la bande dessinée franco-belge, cousins de Lucky Luke puisqu’ils paraissaient dans le même hebdomadaire : Spirou.

C’est drôle, nous le rapprochions de Tintin, dont on ne sait pas grand-chose non plus. Oui, mais Tintin évolue au sein d’une famille, dans un environnement affectif. Il a un foyer, alors que Lucky Luke est un personnage presque abstrait. Ce qui ne le rend pas plus facile à investir. C’est quelqu’un qui se dérobe. Il est difficile à comprendre et il ne se laisse pas faire. Et d’ailleurs, on ne s’attarde guère sur lui. Même Goscinny quand il écrivait les Lucky Luke, il dressait des portraits, créait des situations et portait un regard sur une société sous la forme de constats ou de parodies, mais ne s’attardait pas sur lui. Lucky Luke lui servait de transport. Il n’est pas transparent pour autant, il est clairement identifié. Oui, avec ses couleurs, le rouge, le jaune et le bleu, il est fétichisé. Graphiquement, plastiquement, il est très fort. C’est un personnage marquant. Je me suis dressé un portrait personnel et intime du personnage, parce que je le fréquente depuis plus de 50 ans.

Lucky Luke semble une évidence pour vous tant il apparaît dans vos interviews. Oui, avec Lucky Luke, j’ai une réelle proximité, une telle intimité. Par contre, je ne sais plus qui a eu l’idée, entre l’éditeur ou moi-même, et qui l’a proposé à l’autre.

Là, effectivement, sans que vous ayez besoin de forcer le trait, on sent notre Lucky Luke de manière très familière, quasi sans rupture par rapport à ce que l’on savait de lui. Les versions proposées depuis la disparition de Morris [en 2001], je les trouvais très intéressantes, mais ce n’était pas mon Lucky Luke. Pour les spécialistes, ce Lucky Luke se situe un peu dans la tonalité des derniers albums de Goscinny [décédé en 1977]. J’ai essayé de la placer entre La Guérison des Dalton, L’Empereur Smith ou Le Fil qui chante.

Parmi les classiques, Lucky Luke est un peu à part. Pour vous, qui est-il ? Je l’aime beaucoup. On ne sait rien de lui, il est très énigmatique. Il n’a pas d’histoire, pas de passé. Son identité se résume à son costume, quelques couleurs, son cheval et à cette dernière case, quand il s’éloigne au soleil couchant pour se diriger vers sa prochaine histoire. C’est un personnage sans affect, qui ne s’attache pas. Il est plus mystérieux que Astérix ou Tintin, dont on connaît la famille.

On trouve une citation, quasiment case pour case, extraite du Cavalier Blanc. Oh, mais oui, il y a le Cavalier Blanc évidemment. C’est un petit clin d’œil. J’avais dessiné une première version de cet album [une trentaine de pages au format manga] qui n’a pas été retenue, parce que je m’étais inspiré de manière trop littérale du Cavalier Blanc. Les ayants droit de Goscinny ont posé leur veto ; ils refusaient l’idée qu’il soit repris d’une manière ou d’une autre. Mais

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je tenais à faire ce clin d’œil. Par contre, je pensais que personne ne s’en rendrait compte… [rires] Concernant le scénario, comment procédezvous ? Le dessin engendre-t-il le récit ou est-ce le récit qui conditionne le scénario ? Ni l’un ni l’autre. On me pose parfois cette question, mais chez moi, rien de l’image ou du mot ne prend le pas sur l’autre. Les deux naissent simultanément. C’est un travail intimement mêlé, sans hiérarchie. L’écrit et le dessiné se lancent dans un même mouvement, de manière inextricable. Dans un projet comme Lucky Luke, j’apporte une narration. Un déroulement, et j’interroge comment celui-ci se matérialise. Mais la part d’instinctif demeure. Je travaille dans des carnets et j’essaie de construire un semblant de déroulé dramatique à partir de cases très sommaires et de bouts de textes. Comment cela se précise par la suite ? Entre ces carnets quasi illisibles, intraduisibles, faits d’une sorte de hiéroglyphes indéchiffrables – y compris pour moi-même au bout d’un certain temps ! – et la planche finale, il n’y a pas d’autres étapes. Pour cette planche finale, vous la dessinez directement à l’encre ? Non, je dessine au crayon, puis je repasse à l’encre. Je gomme, et en gommant, j’altère le trait, ce qui m’oblige à repasser dessus. Par contre, je tente de ne pas esquisser de crayonné au préalable. J’aime dessiner directement, sans filet ; ça peut réussir ou rater, mais je trouve que ça fait le sel de l’aventure. Visualisez-vous le trait à l’avance ? Oui, j’imagine le dessin, mais ça ne veut pas dire que j’arrive à l’endroit où je voulais me rendre. Je suis comme un parachutiste, je tombe… Vous arrive-t-il de vous laisser surprendre par le dessin ? Oui, surprendre en bien ou en mal. Dans ce Lucky Luke, vous placez des personnages qui vous sont très familiers : vos propres enfants. Ce sont les Indomptés ! Dans la première version, vous vouliez centrer le récit sur le seul personnage de Casper… Oui, cette première version portait un titre à la Godard : Le Cavalier Blanc numéro 4. Je reprenais l’intrigue de l’album original, mais je la parasitais avec la présence de ce petit garçon, Casper qui surgissait parmi la troupe… Et quand je me suis retrouvé un peu en rade, j’ai mis les choses à plat

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et me suis résolu à faire le portrait, non pas de mon fils, mais de mes trois enfants auxquels Lucky Luke se retrouve confronté. J’ai longtemps tourné autour du titre, et je me suis souvenu de ce film avec Kirk Douglas, Seuls sont les indomptés, avec un cowboy moderne, totalement décalé. Dans l’histoire, les parents ont disparu, les trois enfants sont livrés à eux-mêmes, vivent dans une cabane dans les bois et poussent un peu de travers. Ce sont un peu les cousins de Huckleberry Finn dans le roman de Mark Twain – que je n’ai pas lu depuis bien longtemps. À la lecture des premières planches, on pensait que vous alliez encore davantage centrer sur les enfants. Oui, mais il me fallait créer un récit et je ne pouvais pas me focaliser sur les enfants. Ce livre ne constitue pas un portrait, mais une aventure. Et comme je tenais à ne pas dépasser le format traditionnel de 44 planches, des albums de Lucky Luke de l’époque de Morris/Goscinny, le déplacement des protagonistes a pris le pas sur leur portrait. Et j’ai dû couper pas mal de scènes, y compris amusantes. Et puis, je ne voulais pas me montrer complaisant à l’égard des enfants. Ni donner le sentiment de m’attendrir. Loin de tout attendrissement, on ressent quand même une émotion à suivre le parcours de Casper. Casper, il est super ! À sa manière, il commente ce qui se passe. Il apporte une autre couleur. Dans la première version, Lucky Luke s’interrogeait : « C’est un drôle de gosse ! » Il le jugeait présent et absent à la fois. Et effectivement, j’ai essayé de placer ce personnage comme ça : ses remarques semblent à côté, mais il a son propre regard, sa propre réalité. Il s’inspire de notre fils qui est autiste. Les répliques de Casper sont puisées dans la vie. Sous la forme de répétitions ou d’interrogations. Oui, la scène au cours de laquelle il interroge les bandits est réelle. « T’as pas dit oui ? Pourquoi t’as pas dit oui ? » Les bandits sont démunis, terrifiés même ! J’ai coupé au plus court, la bande dessinée étant l’art elliptique par excellence, mais la situation est vécue et j’aurais pu la faire durer indéfiniment. « Comment tu t’appelles ? Et pourquoi tu t’appelles comme ça ? Et pourquoi tes parents t’ont appelé comme ça ? » C’est une question sans fin. Contrairement au brigand, Lucky Luke ne le questionne pas en retour, il admet ce qu’il est. Moi, j’aime beaucoup les héros ! J’aime vraiment cela. Par exemple, j’aime beaucoup Tintin, je le préfère aux autres. J’ai toujours entendu dire : il est fade, il ne représente rien. Lucky Luke, c’est


Blutch, John Wayne après Giraud, 2021, autorisation of Galerie Vallois

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pareil. Il n’a pas de préjugés. Alors qu’autour de Tintin, ils sont tous cintrés, de vrais désaxés. Même Haddock, c’est un personnage ingérable. Autour de Lucky Luke, c’est pareil, la société qui l’entoure est constituée de lâches, d’opportunistes et d’incapables. Tintin et Lucky Luke, ce sont des personnages qui me rassurent, des blocs de bonté. J’ai besoin d’eux. Et effectivement, un garçon comme Casper, il le prend tel qu’il est – ça ne fait pas l’ombre d’un doute. Et puis Casper, on croit qu’il parle à tort et à travers, mais il est pertinent, il annonce même les choses. Il demande s’« il a tiré » avant que celui-ci n’ait tiré. Notre propre fils est en parallèle de la vie, mais il a des intuitions : une force au-dessus de la réflexion. C’est très paradoxal et dur à cerner. Oui, il est bien, Casper, et puis il est drôle ; il favorise les situations comiques vis-à-vis de sa sœur. À la fin, Lucky Luke reçoit un message avec un dessin de Rose, la petite sœur. Oui, c’est un dessin de la véritable « Rose ». Et le mot fin a été écrit par « Casper ». Comme il n’écrit pas, il a recopié et s’est appliqué à le faire. Casper a le mot de la fin ? Il a le dernier mot. Nous avons pu découvrir quelques dessins originaux dans l’exposition qui vous est consacrée au Cartoonmuseum à Bâle, dont l’ébauche de couverture. C’est une pure coïncidence, et c’est bien ! Vous publiez votre Lucky Luke, et en même temps on parcourt ce qui s’appelle une œuvre dans le domaine de la bande dessinée. Ah oui ? Moi, j’ai le sentiment d’un profond désordre et j’ai du mal à dégager un sens. Sur une longue distance – 35 ans ! –, je n’arrive pas à tenir les comptes. Il y a quelques lignes que j’arrive à peu près à cerner. Mais là les supports sont multiples chez beaucoup d’éditeurs, avec des demandes particulières. Pour chaque maison d’édition que j’ai traversée, j’ai dû m’adapter au climat. Ce qui m’a intéressé en revanche, c’est la mise en situation des dessins plus récents, dans la salle du bas notamment : des grands dessins, des nus, que je n’avais pas vus en dehors de mon bureau. Par ailleurs, il y a des dessins que je n’ai pas vus depuis plus de 20 ans. La directrice du Cartoonmuseum, Anette Gehrig, a fait une sélection de dessins d’illustration extraits du livre Contes d’Amérique par exemple. Ce sont des pastels et je n’avais pas le souvenir qu’ils étaient aussi grands. Elle a réuni une trentaine de dessins figurant dans La Beauté,

— J e suis comme un parachutiste, je tombe… — j’étais heureux de les voir ensemble sur un grand mur – ils sont dispersés pour la plupart. Vous vous interrogez sur la cohérence, mais un fil se dégage avec une gradation dans ce mouvement d’émancipation narrative et visuelle. Quelqu’un l’a dit : vous vous échappez. À quoi échappe-t-on ? La première dérobade que je pourrai faire ici est la suivante : autant on peut essayer de parler d’un livre, mais est-ce possible pour une exposition ? La parole de l’artiste n’est pas nécessaire. Tout ce qu’il pourra dire relève de l’anecdote ; et pire encore, elle réduit ce qu’il tente de faire. Un travail comme le mien peut perdre de sa portée poétique – ça enferme. Après cette dérobade, je pourrais dire que l’une de mes « missions » est de ne jamais me répéter. Je n’ai jamais eu l’intention, par exemple, de créer de séries. Dans mon métier, on m’incite à créer un personnage et à taper sur le même clou, avec la perspective que ça prenne au bout d’un temps. Je n’ai jamais abordé la bande dessinée de cette manière. Si je n’ai pas de série à succès que je suis censé alimenter pour satisfaire le public et les éditeurs, ça me rend plus libre. Et j’ai toujours pris soin de changer de technique, de thème, d’interlocuteur, parce qu’il n’y a rien de plus nocif que des habitudes dans le dessin. L’habitude, c’est le confort. C’est le fait de reproduire et quand on reproduit, on s’ankylose très vite ; on se dessèche. Le dessin de BD est en soi déjà tellement contraint, cerné et soumis à une grammaire stricte et étouffante qu’il nous faut garder, à l’intérieur de cette contrainte-là, un maximum de vie et de mouvement. Il est vrai que j’aimerais me lever chaque matin et ne pas me reconnaître dans la glace : une personne nouvelle à chaque fois ! Ce qui paraît étonnant, c’est que justement vous apparaissez souvent comme le personnage principal de vos propres albums. Oui, ça c’est parce que j’aime bien jouer. Après, je brouille les pistes, parfois : dans Lune L’envers, le personnage que j’interprète ne porte pas mon nom, alors qu’un autre personnage dans l’histoire, avec d’autres traits, le porte, lui, mon nom. J’avais bien tenté de donner d’autres traits au personnage principal, mais ça ne fonctionnait pas. Je me suis presque résolu à le « jouer » moi-même. Dans le Lucky Luke, quel personnage seriez-vous ? Lucky Luke luimême, les enfants ? Les enfants correspondent à ce qu’ils sont, nos enfants. Après, il est vrai que Casper ressemble au Petit Christian, c’est assez troublant. L’enfant qui est le plus proche de moi c’est effectivement Casper ! Mais je crois que je suis aussi le shérif, un peu. [rires] — LES INDOMPTÉS, Blutch, Dargaud — BLUTCH DEMAIN !, exposition jusqu’au 11 février au Cartoonmuseum, à Bâle cartoonmuseum.ch

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JÉRÔME ZONDER

DESSINE-MOI L’ARMAGEDDON Par Mylène Mistre-Schaal

AU CASINO LUXEMBOURG, JÉRÔME ZONDER NOUS INVITE À DÉRIVER DANS UN KALÉIDOSCOPE D’IMAGES, PENSÉ À L’ÉCHELLE DU LIEU.

Jérôme Zonder, Joyeuse Apocalypse ! Vue de l’exposition au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain Photo : Marc Domage. Autorisation de l’artiste et la Galerie Nathalie Obadia Paris/Bruxelles. 84


Il est l’un des plus grands représentants du dessin contemporain. Du bout de sa mine de plomb, il transfigure le papier en nuances de gris sans jamais perdre le grain qui fait la chair de son dessin. Avec son flow en nuances de gris, Jérôme Zonder sample les images à l’envie. « Une vraie boulimie », confesse-t-il. Sur les murs du Casino Luxembourg, ses dessins se superposent en couches successives et palpitent comme un patchwork halluciné où styles et univers s’entrechoquent volontiers. Ici, Zidane fraye avec Stanley Kubrick, tandis qu’une vanité du xvie siècle se pique de fréquenter les Beastie Boys. Plus loin, un hamster très kawai fricote avec un nouveau-né

fripé. « Pour cette exposition, j’ai travaillé par éclats, par associations entre les formes, les références et les rythmes. Je voulais vraiment quelque chose de cacophonique. » Le parcours de « Joyeuse Apocalypse », imaginé in situ et fruit de trois années de réflexion, ne manque pour autant pas de rythme. « J’ai choisi une muséographie en cinq temps, comme la boucle infinie d’une valse. L’histoire du bâtiment [un ancien Casino] est une invitation à la danse, à la villégiature et au jeu qui m’a donné envie de mettre en scène une grande fête. » À chaque étape de cette vaste chorégraphie, on entre un peu plus dans la spirale d’un moodboard un peu trash. D’un trait délicieusement versatile, « Joyeuse Apocalypse » dessine les contours d’une Gen Z abreuvée de vidéos, addict au zapping et avide de divertissement. Qu’elles soient issues de l’histoire de l’art ou de la pop culture, toutes les références convoquées brossent, en creux, le portrait de celui que Jérôme Zonder appelle PierreFrançois. Un personnage fictif qu’il considère comme « une sorte d’allégorie générationnelle ». Un enfant du siècle, dont il imagine la vie et explore le répertoire visuel. Recombinées à l’infini, morcelées, zoomées ou décortiquées, les mêmes images se répètent comme une entêtante ritournelle. Elles s’autorisent même à quitter les murs pour gagner le sol ou la 3e dimension. « Je voulais montrer le dessin comme un espace ouvert, que l’on peut traverser, dans lequel on peut entrer. » Plusieurs installations sculpturales, entre lesquelles le visiteur est invité à cheminer, permettent effectivement de toucher à l’essence du dessin. Immergé dans des bribes d’images devenues abstraites, il pose un œil nouveau sur la finesse de la technique graphique, la touche floconneuse du fusain ou le velouté d’un crayonné. Un effet pleinement voulu par l’artiste qui parle volontiers de « décortiquer les différentes étapes de la construction d’un dessin, jusqu’à entrer dans la matière pure ». Pourquoi rester en surface quand on peut creuser dans la chair du dessin ? À coup de punchlines visuelles et d’inventions graphiques, « Joyeuse Apocalypse » imprime nos rétines. Elle nous embarque dans le bordel graphique d’un dessinateur frénétique, aussi envoûtant que dérangeant. — JÉRÔME ZONDER, JOYEUSE APOCALYPSE, exposition jusqu’au 7 janvier 2024 au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, à Luxembourg ville www.casino-luxembourg.lu

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ÉCORCE VIVANTE Par Coralie Donas ~ Photos : Aurélien Mole

Acts of Pulse (1), 2022. Bronze, acier inoxydable, traces de céramique, cuir, textile. 266 x 43 x 73 cm. Autorisation de l’artiste et de la galerie P420, Bologne. Acts of Pulse (2), 2022. Bronze, acier inoxydable, traces de céramique, textile. 260 x 30 x 60 cm. Autorisation de l’artiste et de de la galerie P420, Bologne.

AU CRAC ALSACE, LES ARTISTES ANA VAZ, MATHILDE ROSIER ET JUNE CRESPO RÉINTERROGENT LE LIEN DÉSÉQUILIBRÉ DES HOMMES À LA NATURE. La peinture de Le Gardien de lʼesprit de l’écorce rouge, qui a guidé la conception de la dernière exposition du CRAC Alsace (Centre rhénan d’art contemporain) à Altkirch, ne figure pas parmi les œuvres accrochées. Cette représentation hautement colorée de l’esprit d’une plante médicinale, signée Lastenia Canayo García, artiste et guérisseuse shipiboconibo, un peuple d’Amazonie péruvienne, est pourtant présente à la fois sur l’affiche de la manifestation, dans son titre, « L’ÉCORCE », et dans le lien entre la nature et l’homme dont se saisissent les artistes exposées. Au sujet de ce tableau, la commissaire de l’exposition et directrice du CRAC Alsace, Elfi Turpin, écrit dans son propos introductif : « Les esprits gardiens des plantes, animaux et autres qu’humains leur accordent leurs avantages en échange d’un comportement social basé sur la réciprocité, qui évite la déprédation. » L’exposition vise à rétablir cet équilibre des échanges entre humains et nature.

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EXPLOSIONS Les déflagrations imposées par l’homme à son environnement se situent au cœur des œuvres d’Ana Vaz exposées à Altkirch. L’artiste et cinéaste, née au Brésil, s’est rendue plusieurs fois au Japon depuis 2016, et l’installation vidéo Atomic Garden raconte sa rencontre avec l’artiste Aoki Sadako. Contrainte d’évacuer sa maison à Nahara suite à la catastrophe nucléaire de Fukushima en 2011, Aoki Sadako y revient chaque semaine pour entretenir son jardin et y apporter de la terre non contaminée. Ana Vaz filme en 16 mm ce jardin au ras des fleurs, où butinent abeilles et papillons. Ces images bucoliques sont constamment entrecoupées d’images de feux d’artifice, incrustées par des effets stroboscopiques. « Elles peuvent être vues comme une explosion de graines, l’éclosion des fleurs, mais aussi comme une explosion nucléaire », souligne Maria Gamboa, chargée de médiation au CRAC Alsace. Le montage sonore qui accompagne les images, issu des enregistrements de terrain de l’artiste, souligne aussi la menace qui sourd. « L’effet stroboscopique et l’ambiance sonore provoquent un sentiment angoissant, qui annonce un danger. Mais l’artiste veut aussi parler de résilience », reprend Maria Gamboa. Aoki Sadako a pu retourner chez elle définitivement en 2018.


NATURE EN VITRINE

Mathilde Rosier, Paysage avec vecteurs 2, 2022-2023. Huile sur toile. 213 x 385 cm. Protagonistes, 2019. Huile sur carton découpé. 160 x 160 x 2 cm. Autorisation de l’artiste.

L’exposition présente un autre film d’Ana Vaz, Regardez bien les montagnes, un documentaire de 30 minutes tourné dans deux régions durablement marquées par l’exploitation minière, le Nord-Pasde-Calais et le Minas Gerais au Brésil. Les peuples autochtones d’Amazonie y racontent leur départ de leur village, ravagé par des boues toxiques qui s’y sont déversées. Dans les Hauts-de-France, les terrils, qui ont créé un substrat qui n’existe pas à l’état naturel, sont devenus des réservoirs de biodiversité, où viennent se réfugier la faune et la flore, constate un des témoins interrogés dans le film. Les interactions homme-nature, les transformations imposées par l’un à l’autre, fascinent également Mathilde Rosier. L’artiste qui vit dans un village en Bourgogne est entourée de paysages façonnés par l’agriculture intensive. Ses toiles abritent des êtres hybrides, mi-humains, mi-épis de blé, les sillons de la terre cultivée apparaissent sous forme de flèches qui elles-mêmes se transforment en écriture binaire. Des rapaces, peints sur des silhouettes de carton et enfermés dans des vitrines, nous contemplent. « L’artiste explique que nous regardons la nature comme si nous étions au musée ou au théâtre, comme si elle ne faisait pas partie de nous », explique Maria Gamboa. Mathilde Rosier a aussi dessiné, à la sanguine et à la craie, une fresque in situ dans une des salles du Crac. Une Danse agraire, inspirée de la danse macabre, incarnée par ses hommes et femmes plantes. ÉQUILIBRE Dans les salles et les couloirs du CRAC Alsace, la sculptrice espagnole June Crespo a accroché une quinzaine de ses sculptures issues d’une série qui utilise le même médium, la selle de cheval. Coulée dans le bronze, intégrée à des compositions mêlant le textile, la céramique, l’acier, la selle se transforme en langues immenses ou en corps étranges, qui jaillissent des murs. Cette peau qui s’intercale entre le cavalier et l’animal renvoie au thème de l’exposition, l’écorce, un organisme vivant qui en recouvre un autre. La selle est vue comme un objet de médiation entre l’homme et l’animal, plutôt qu’un symbole de domination. Une « réciprocité » à laquelle fait référence Le Gardien de lʼesprit de l’écorce rouge, un souhait de rééquilibrer quelque peu les relations entre humains et nature.

Entrée du CRAC Alsace. Conception graphique des drapeaux par Charles Mazé & Coline Sunier.

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— L’ÉCORCE, exposition jusqu’au 14 janvier au CRAC Alsace, à Altkirch www.cracalsace.com


ALGÉRIE, JE T’AIME, MOI NON PLUS Par Robert Lenoir

SOUS L’IMPULSION DE SON PRÉSIDENT, JEAN HANSMAENNEL, L’ALLIANCE FRANÇAISE STRASBOURG-EUROPE INAUGURE UN NOUVEL ESPACE DÉDIÉ AUX CULTURES DU MONDE ET AUX IDÉES QUI LE METTENT EN MOUVEMENT, LA GRANDE SALLE. C’EST L’ALGÉRIE QUI OUVRIRA LE BAL EN CE DÉBUT D’ANNÉE 2024. 88


Thilleli Rahmoun, Pachydermes majestueux à la piqure persistante #2, 2012

La langue française ne nous appartient pas. Il faut la partager. Elle s’est enrichie de la multitude d’accents qui la font résonner avec force dans tous les pays qui se la sont appropriée. Et si le français continue de se transmettre inlassablement, c’est parce qu’il demeure, par essence, une langue d’émancipation, de création. Or pour mieux accepter la part venue d’ailleurs dans la redéfinition contemporaine de cette ambition, il est temps, en effet, de proposer une vision différente de l’échange interculturel, un « universel latéral » pour reprendre les mots du philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, et de donner la parole aux « autres » créateurs francophones. Forte de ce constat, c’est à Strasbourg, dans cette ville qui sait bien le risque de voir les civilisations s’entrechoquer, que l’Alliance française a décidé d’apporter sa contribution à ce projet de refondation qui est aussi un projet de réconciliation. À la programmation, sa directrice, Dénia Bahadir Ben El Habbes, nous propose de reconnaître la part de l’autre, cet étranger si loin, si proche. Histoire de permettre aux publics de la région de découvrir, le temps d’une programmation éclectique, d’autres regards sur le monde. Et c’est, pour initier ce voyage, vers l’Algérie que se tourneront les regards pour une exploration placée à la croisée du récit intime et de la mémoire collective, une mosaïque où s’entremêleront les trames biographiques et les chroniques de l’histoire tourmentée de ce pays familier entre tous. En évitant de céder à l’affrontement qui met en concurrence des mémoires parfois trop exclusives, mais sans occulter pour autant la présence, parmi nous, des revenants. L’Algérie comme une évidence, mais aussi comme une blessure vivante. L’Algérie, le troisième pays francophone au monde, avec ses 15 millions de locuteurs, malgré les réformes successives de son système scolaire qui ont progressivement réduit la place du français dans l’enseignement. Sa diaspora, la première communauté étrangère en France, mais aussi la première origine de ceux qu’il serait trop facile de limiter à une nationalité de papier. Leurs réussites et leurs doutes. Entre rejet et accomplissement. Entre désir et malentendu. Sa jeunesse en proie à l’histoire et ses artistes qui explorent ses non-dits. Des histoires à partager. Un destin commun. Notre reflet dans un miroir. L’inquiétante familiarité qui se dégage des mises en scène paradoxales de Thilleli Rahmoun surgit de cet écho lointain. L’écho, ou plutôt le reflet de ses « miroirs vagabonds », pour reprendre les mots de Eve de Medeiros, la directrice artistique du salon de dessin contemporain DDESSINPARIS qui l’accompagne dans son travail et assure le commissariat de son exposition. Dans ses images ou ses installations saturées de mémoire et travaillées avec un sens aigu de la dérision, on suggère plutôt qu’on ne décrit la perturbation générée par le vacillement des perspectives et des espaces-temps. Il flotte là un rêve d’ailleurs auquel les douceurs des paysages méditerranéens peinent à donner un contour. Un principe d’irréalité que les techniques mises en œuvre, un travail sur la strate et le collage notamment, viennent délicatement poser. Vernissage le 17 janvier. Chez Cahina Bari, on passe du rire aux larmes en une seule phrase. On traverse l’espace aussi facilement que les générations grâce au véhicule universel de la tendresse. Sur scène se rejouent le petit théâtre familial aussi bien que le fracas de la grande Histoire. Représentations les 24 janvier (El oued ! El oued ! Poussières de vie… Poussières d’amour…) et 21 février (Fatema bien au-delà de l’horizon ou La vie rêvée d’une femme algérienne). Dans son roman, Tous les mots qu’on ne s’est pas dits, paru en 2022 chez Grasset, Mabrouck Rachedi travaille lui aussi la trame familiale et la porte, le temps d’une escapade sur la Seine, aux dimensions d’une saga.

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La transmission de la parole et l’immigration sont les ressorts de l’aventure. La figure de l’étranger, du migrant si décrié est ici le créateur et la création, le conteur de sa propre épopée, une fiction de soi. Rencontre avec l’auteur le 31 janvier. Dorothée Myriam Kellou a choisi quant à elle de se confronter au matériau documentaire et aux rigueurs de l’enquête pour faire remonter à la surface les refoulés familiaux. Un film, À Mansourah, tu nous as séparés, l’entraîne avec son père sur les lieux mêmes de son déplacement forcé alors qu’il n’était qu’un enfant. Durant la guerre d’Algérie, il sera contraint d’abandonner son village natal et placé dans un camp de regroupement, avec sa famille. La réparation de la mémoire familiale prend aussi les formes d’un livre-témoignage, NancyKabylie, qu’elle viendra nous présenter. Projection du film dans le cadre du festival européen des droits de l’Homme organisé par l’EUNIC (European Union National Institutes for Culture) le 7 février puis rencontre avec l’auteure autour de son livre. Assia Djebar s’est choisi un nom de plume écartelé entre la consolation et l’intransigeance, et en passant d’une enfance colonisée à la guerre d’Algérie puis à l’Académie française, elle incarne les tiraillements que les engagements personnels suscitent lorsque sa propre trajectoire doit se frayer un chemin au milieu des accidents de l’Histoire. C’est elle aussi qui a donné corps aux Nuits de Strasbourg, le roman sensuel qu’elle consacre à la ville et à cet « étranger » qui est aussi « l’amant de ses nuits ». Son texte sera mis en parole et en musique par Salah Oudahar. Lecture-concert le 14 février en partenariat avec le Festival Strasbourg-Méditerranée. Mais c’est Marseille qui sera fêtée dans Regarde plutôt la mer, le conte de Kamel Zouaoui, comédien venu au théâtre à l’issue d’une rencontre avec Ariane Mnouchkine. Il y célèbre cette improbable faculté du fameux quartier du Panier de rapprocher les deux rives de la Méditerranée comme si sa rive Sud se trouvait au coin de la rue. Représentation le 6 mars. Ce festival qui ne dit pas son nom se devait de terminer en musique. Ce sera chose faite à l’issue de la conférence de Marie Virolle sur la musique Raï, De l’Algérie profonde à la scène internationale, puisque La Louuve, la DJ Faïza Lellou, fera danser une bonne partie de la nuit le public strasbourgeois au son des youyous et des rythmes électros. Conférence suivie d’une performance musicale live le 13 mars. — SEMAINES ALGÉRIENNES, programmation éclectique du 17 janvier au 13 mars à l’Alliance française Strasbourg-Europe, 12, rue des Pontonniers à Strasbourg www.afstrasbourg.eu/espace-dart-et-de-culture


CRÉATIONS ÉPINGLÉES Par Martial Ratel ~ Photo : Vincent Arbelet

AU CONSORTIUM MUSÉUM, PRÈS DE SOIXANTE-DIX GRAVURES PROPOSENT DE NAVIGUER ENTRE PATRIMOINE HISTORIQUE (BOTTICELLI, DÜRER, RAPHAËL...) ET CRÉATION CONTEMPORAINE (YAN PEI-MING, LOUISE BOURGEOIS, JEAN-MARIE APPRIOU…). RENCONTRE AVEC SON CO-DIRECTEUR, FRANCK GAUTHEROT. 90

En partenariat avec le musée du Louvre et la Réunion des musées nationaux-Grand Palais, Franck Gautherot et la commissaire d’exposition Seungduk Kim ont conçu « Printed Matters – la Chalcographie du Louvre au Consortium ». Une exposition dans son plus simple appareil où les papiers sont suspendus aux murs, sans cadre ni décorum. Quel était le projet initial de cette exposition ? C’est un projet qui vient du Louvre. Donatien Grau, conseiller spécial de la directrice en charge des programmes contemporains, m’a dit un jour : « Est-ce que ça t’amuserait de parler avec nous des gravures du Louvre ? » Dans un musée comme le Louvre, quand on vient de regarder plein de tableaux magnifiques, d’habitude, les gravures, on


ne les regarde pas. Là, il n’y a que ça sur les murs. Donc, on les regarde. On s’approche, on voit les lignes, les détails. Et cette proposition s’inscrivait bien dans la continuité d’une expo précédente, « The Drawing Center Show » (en 2022), où on invitait 62 artistes à nous envoyer un fichier numérique (pdf, tiff, jpeg) en bonne définition, publiable à la taille choisie par les artistes, de A1 à A4. Les dessins étaient punaisés à même le mur, dans l’ordre d’arrivée. Là, c’est la même chose, en fait. Les gravures ont été imprimées et « épinglées ». Quand je parlais avec le Louvre, on me disait « épinglées et pas punaisées » parce que les trous sont plus fins, ça dégrade moins [rires]. C’est Louis XIV qui a instauré la chalcographie. Il a demandé à des graveurs d’illustrer les grands événements de son temps pour les distribuer aux princes ou aux rois qui lui rendaient visite, pour épater la galerie et faire connaître les chefs-d’œuvre de peinture qu’il collectionnait. Après la Révolution, cette idée a perduré. On a convoqué des graveurs et plus tard des artistes pour interpréter ces chefs-d’œuvre, c’était de la gravure d’imitation. On a un Napoléon, un Louis XIV, un Ingres… des icônes de la peinture occidentale. Ensuite, le Louvre a fait appel à des artistes pour produire des œuvres originales. Le dernier en date est Jean-Marie Appriou dont la gravure est sortie des Ateliers d’Art des Musées nationaux quinze jours avant le début de cette exposition. Le patrimoine au Consortium, ce n’est pas très habituel. Non, mais on a déjà montré des peintures anciennes. Comme j’aime le dire : l’individu du Magdalénien supérieur, devant la paroi de sa grotte, est dans la même situation qu’un artiste d’aujourd’hui devant son chevalet. Il est confronté à un plan sur lequel il doit représenter, dire quelque chose. Cette filiation n’est pas extravagante… Mais d’habitude, vous exposez de l’art contemporain. Oui, mais je pense que c’est la même chose. Les gravures ne sont pas épinglées de manière chronologique. Non, ça aurait été ridicule. On n’est pas là pour démontrer. L’idée n’était pas de faire un cours d’histoire, ça aurait été chiant et sans intérêt. Au contraire, on voulait passer de la croupe du cheval de Bonaparte peint par David à une croupe sur un bas-relief assyrien avec un personnage barbu qui serait à côté de la gravure d’un sultan barbu. Voilà, c’était des conneries de curateurs qui s’amusent à faire des raccourcis et des proximités visuelles [rires]. Que pouvez-vous nous dire de la notion d’œuvre d’imitation inhérente à la gravure ? Je dirais même que c’est une œuvre d’interprétation puisqu’il s’agit de restituer le plus fidèlement, en monochrome, une peinture sur une feuille de papier d’une autre dimension que l’originale. C’est une imitation au sens où la gravure vient d’une œuvre existante. Et c’est aussi une interprétation, car il faut transposer la peinture dans le dessin. Êtes-vous sensible à l’idée de diffusion pédagogique qui va avec les gravures ? Oui, oui ! Le travail d’Albrecht Dürer m’a fasciné pour ça. Il y a la gravure d’un autoportrait de cet immense graveur qui était engagé dans les luttes paysannes à partir de 1525 contre le système féodal. Ses gravures étaient dupliquées et faites pour circuler. Ses images avaient un point de

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vue de combattant. Les gravures servaient à faire passer des messages, des mots d’ordre. La diffusion, c’est de l’information. Le statut du graveur a changé. Il est passé d’artisan à artiste. Oui et on le remarque dans les gravures qui ont été commandées du xxe siècle à aujourd’hui. Foujita faisait ses gravures lui-même. Il allait dans les ateliers, prenait une plaque et faisait son dessin. Appriou s’est fait aider parce qu’il ne maîtrisait pas la technique. Mais d’autres artistes ont donné un dessin, une aquarelle, qui ont été interprétés par les Ateliers. Après, le statut d’artiste ou d’artisan au xvie ou xviie siècle, c’était la même chose. Avez-vous pensé à exposer les plaques de cuivres qui servent à graver ? Non, parce que les plaques sont conservées aux Ateliers d’Art des Musées nationaux. D’ailleurs, la commande des Ateliers est la commande d’une plaque. Ensuite, ils sont en charge de les imprimer. Elles peuvent peut-être parfois être montrées, mais on serait rentré dans des questions d’assurances… Vous qui exposez la production artistique actuelle, que trouvez-vous dans les galeries et les ateliers d’artistes, en ce moment ? Ce que je trouve ? Du grain à moudre. Il y a encore vaguement une émotion quand on ouvre une caisse même si là, pour la gravure, c’était un portfolio. Mais, on les avait vues en photo. Et en photo, ce ne sont pas les œuvres. Mais ouvrir le carton, c’était toujours rigolo… Donc l’émotion… Oui, on va dire ça comme ça, même si c’est un grand mot. Oui, l’émotion existe encore, c’est quelque chose qui continue. — PRINTED MATTERS : LA CHALCOGRAPHIE DU LOUVRE AU CONSORTIUM, exposition jusqu’au 31 mars au Consortium, à Dijon www.leconsortium.fr


MENACES ANATOMIQUES Par Benjamin Bottemer ~ Illustration : Chloé Burt

EXPOSÉS AU SEIN D’UN UNIVERS SURRÉALISTE, LES CORPS DE L’ARTISTE MESSINE CHLOÉ BURT FONT EXPLOSER LES NORMES, ENTRE MONSTRUOSITÉ ET VITALITÉ. Tête coupée grimaçante ressemblant à celle de la déesse Kali, morphologie crispée et marquée, organes et symboles disposés dans un décor ésotérique... la dernière toile de Chloé Burt, appuyée contre un mur de son appartement-atelier de la place SaintLouis, est saisissante. L’artiste de 29 ans y creuse le sillon d’une peinture où féminité et monstruosité se mêlent allégrement, où l’intériorité est littéralement disséquée. Avant d’arriver à ce résultat, elle est passée par un long parcours intime, une réflexion autour de sa propre image et de celle que la société offre en miroir à toutes les jeunes filles. Depuis toute petite, Chloé dessine. Son « obsession » se portera d’abord sur les nymphettes des mangas japonais et les guerrières musculeuses des jeux vidéo. « Je dessinais mon corps idéalisé, à une période où on ne maîtrise pas ses transformations, explique-t-elle. Ces dessins reflétaient l’angoisse de grossir ou de ne pas être assez forte, le désir d’être aimée. Lorsque j’en ai pris conscience, ça m’a presque fait arrêter de dessiner... alors j’ai décidé de prendre le truc à rebours. Je me suis dit : maintenant, dessine du sale, des défauts, des boursouflures ! » REPRENDRE LE CONTRÔLE Pour trouver de nouveaux modèles, Chloé traque les monstres partout : sorcières, Méduses, sirènes et harpies de la mythologie grecque, pop culture... pour nourrir ses propres représentations détournées, les Vénus anatomiques (des statues aux organes exposés, créées au xviii e siècle) et les photos d’« hystériques » du Docteur Charcot lui serviront notamment d’inspirations. « Deux symboles de la scientifisation du contrôle du corps féminin,

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indique Chloé. Quand on voit ces jeunes filles nues aux postures et aux expressions alanguies que sont les Vénus anatomiques, on sent bien que derrière l’argument scientifique, il y a quelque chose de malsain, une forme de désir mortifère. » Même si depuis récemment, le masculin s’invite lui aussi dans le travail de Chloé, c’est toute une histoire des représentations négatives et hyper-sexualisées des corps féminins que celle-ci semble s’être réappropriée ; en admettant aussi une fascination pour ces représentations. « Pour moi, mon travail se situe dans une sorte de continuité de cette histoire : je m’inscris dans des références esthétiques et historiques qui nous parlent à tous tout en représentant aussi certaines angoisses personnelles », glisse la jeune femme. Organes séparés de leur enveloppe d’origine, araignées, objets, yeux ou encore l’astre solaire apparaissent également, autant de figures récurrentes au sein de décors surréalistes. « Leur sens est parfois assez évident, comme les coquillages liés au sexe féminin, note l’artiste. Mais je pense que même sans les comprendre, les gens ressentent leur signification, au moins inconsciemment. » Sa dernière découverte : les Vénus paléolithiques, statuettes aux formes exagérément développées, interprétées par les observateurs occidentaux comme synonymes de fécondité. CLOUER AUX MURS En 2017, une fois son master des Beaux-Arts en poche, Chloé a gravité autour du Château 404, hautlieu de l’underground messin disparu trois ans plus tard. On a pu retrouver ses dessins dans des bars, chez le disquaire La Face Cachée à Metz, à Nancy à la MJC Lillebonne, mais surtout hors des frontières lorraines, à l’Offenbach galerie et à la Halle Saint-Pierre à Paris, au Séchoir à Mulhouse, à la Tufa de Trèves ou à la galerie Sterput à Bruxelles. Elle a aussi publié dans des revues et éditions d’art brut comme La Tranchée Racine, Vert Envie ou Polysème Magazine. « Je me suis vite rendu compte qu’il y avait un cap à franchir entre les bars et les lieux associatifs et le monde des galeries et des institutions, note Chloé. Pour y accéder, il faut monter des dossiers, démontrer une démarche de recherche, comprendre les logiques de marché... Lorsque l’un de mes dessins a été exposé à la Halle Saint-Pierre, j’ai halluciné : le monde de l’art brut m’a tout de suite ouvert la porte. » À l’aube de ses trente ans, Chloé entretient un rapport au temps particulier :


chaque toile nécessitant un travail de longue haleine, chaque corps émergeant d’un processus « laborieux » qui témoigne de l’amour qu’elle leur porte, la Messine tente de saisir tous les moments possibles pour travailler. « Je ne sais pas si dans le futur les artistes auront le temps et le soutien nécessaire pour créer : il faut produire maintenant ! » dit-elle, s’essayant aussi à la sculpture et au détournement d’objets de design. Face aux plastiques parfaites figées pour l’éternité,

des tableaux de la Renaissance jusqu’aux publicités sur papier glacé, elle aussi veut inscrire dans le temps ses propres visions. « Remettons ces corps en mouvement, créons du vivant en leur insufflant de la vitalité ; ou de la décrépitude, peu importe, mais fixons cela nous aussi : une fois que c’est fait, ce sera là pour toujours. » Instagram : @chloe_burt_artiste

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Jean-Louis Schoellkopf, Nourritures - barracudas, Mulhouse, 2020-2023 (La Filature, Mulhouse)

UNE REGIONALE TRINATIONALE Par Aurélie Vautrin

CETTE ANNÉE ENCORE, LA REGIONALE FAIT SAUTER LES FRONTIÈRES EN ORGANISANT UNE MÉGA-EXPOSITION COLLECTIVE D’ART CONTEMPORAIN À CHEVAL SUR TROIS PAYS : LA SUISSE, L’ALLEMAGNE ET LA FRANCE. 94


Vingt lieux d’expos hétéroclites, deux cents artistes locaux toutes générations confondues, et l’idée de promouvoir le talent de la région tri-rhénane en matière d’art contemporain, tel est le programme de la Regionale chaque année depuis plus de vingt ans. Avec pour cette édition, la nécessité de marquer, un peu à contre-courant de notre époque, ce qui rassemble les cultures et les identités. Sculptures, peintures, dessins, installations, performances, photographies, vidéos, art numérique… Les médiums sont variés, et s’il n’y a pas de thèmes imposés, ces travaux artistiques sont souvent liés à des sujets d’actualité brûlants. Cette année, attendez-vous donc à croiser des compositions liées à l’utilisation de l’intelligence artificielle, au rapport tendu entre projets de vie personnels et prévisions sociétales, à la nécessité de questionner ce que l’on prend pour acquis ou à célébrer une époque révolue. On y parlera également de frontière entre ordre et chaos, de la productivité chez les artistes chevronnés, ou encore des manières envisageables pour (mieux) réhabiter ce monde. En France, plusieurs lieux à visiter : trois à Strasbourg – La Cryogénie, La Chaufferie et Garage COOP, deux à Mulhouse – La Filature et la Kunsthalle, sans oublier le FRAC Alsace à Sélestat et la FABRIKculture à Hégenheim. Des navettes sont proposées pour profiter d’un bus tour entre les trois pays, profitez-en !

Lisière © Jérôme Grivel (La Cryogénie, Strasbourg)

— REGIONALE 24, festival jusqu’au 7 janvier en France, Suisse et Allemagne regionale.org

Martin Raub, iPhone 5 with Sodium Hexacyanoferrate (II), Detail, © Martin Raub (Kunsthalle Basel).

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Boule de Noël Stella, design Jean-Simon Roch © Communauté de Communes du Pays de Bitche

Stella – Boule de Noël 2023 Ceux qui savent, savent : les boules de Noël de Meisenthal font partie intégrante de nos frénésies de fin d’année. Pour l’édition de 2023, le designer Jean-Simon Roch propose une version contemporaine dansante et ultra-bien chaloupée. À mi-chemin entre le volume d’un col fraise et l’ondulation d’un tutu festonné, Stella s’invite du côté du rêve et de la féérie. Inspirée par l’éternel ballet des souffleurs de verre et par la rotation constante de leur canne, elle évoque le doux mouvement d’une robe. En voilà une qui risque de faire danser votre sapin ! (M.M.S.) Boule Stella – à partir de 24 euros ciav-meisenthal.fr

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Latifa Echkach, La dépossession, 2014. Photo : Archives Mennour. Autorisation de l’artiste et Mennour, Paris.

Lacan, l’exposition – Quand l’art rencontre la psychanalyse L’art vogue bien souvent sur les méandres de l’inconscient, questionne les biais du regard et réveille les mystères de l’imagination. Avec « Lacan, l’exposition », le Centre Pompidou Metz se penche sur les accointances multiples entre art et psychanalyse. Une très belle sélection d’œuvres de Louise Bourgeois, Gustave Courbet, ou encore Diego Vélasquez passent ainsi au filtre de la pensée lacanienne. Une exposition pour envisager le stade du miroir avec le Narcisse du Caravage, pour se réjouir des lapsus en compagnie de Marcel Broodthaers et des surréalistes ou, tout simplement, pour se laisser regarder par les œuvres… (M.M.S.) Du 31 décembre au 27 mai Au Centre Pompidou Metz, à Metz www.centrepompidou-metz.fr

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Aux temps du sida. Œuvres, récits, entrelacs Avec le VIH en ligne de mire, « Aux temps du sida » présente un panorama multidisciplinaire aussi nécessaire qu’engagé. Entre peur, deuil, solidarité et espoir, le parcours remonte le fil de quatre décennies de création artistique. D’une œuvre à l’autre, la maladie et ses récits se manifestent dans une grande variété de formes allant de la danse au cinéma. Ce sont les paumes ouvertes, vigoureuses mais tristement impuissantes du masseur d’Hervé Guibert, les étreintes sans filtre des amants de Nan Goldin ou cette poudre rouge, dangereusement insidieuse, qui contamine les performeurs de Robyn Orlin. (M.M.S.) Jusqu’au 4 février Au MAMCS, à Strasbourg www.musees.strasbourg.eu

Luc Chery, Drifting – Suites nocturnes, 1983–1986. Autorisation de l’artiste

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M’hammed Kilito, Hooked to Paradise, 2021 © ADAGP Paris, 2023

Talents Contemporains 11e édition – Illusions et La mécanique de l’eau Mirages rêvés, oasis asséchées et autres vagues artificielles donnent tout leur sens aux illusions aquatiques poursuivies par la Fondation François Schneider. Au fil de l’eau, toujours, quatre jeunes artistes posent un regard contrasté sur les métamorphoses des flots. À leurs côtés, des œuvres issues des collections de la Fondation nous invitent à dériver du côté du mouvement et de son flux continu. Entre fontaines contemporaines, ondes sonores et machines à pluie, elles tentent de dompter la complexe mécanique des eaux. (M.M.S.) Jusqu’au 10 mars À la Fondation François Schneider, à Wattwiller www.fondationfrancoisschneider.org

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Miriam Wieser, Sans titre. Photo : Miriam Wieser

Julia Armutt – Regionale 24 Imaginez une exposition portrait. Un projet collectif qui dessine, par petites touches, les différentes facettes d’une personnalité complexe. Jusqu’au 7 janvier, La Kunsthalle, accompagnée par la metteuse en scène Juliette Steiner, tire le portrait de Julia Armutt. Une artiste fictive à la postérité malmenée, éclipsée par la célébrité de son compagnon. Pour faire vivre cette figure imaginaire, Juliette Steiner s’entoure de 18 artistes contemporains qui dissèquent la vie de couple, envisagent les rapports de domination qu’elle engendre et plus largement la place des femmes artistes dans nos sociétés. (M.M.S) Jusqu’au 7 janvier À La Kunsthalle Mulhouse, à Mulhouse www.kunsthallemulhouse.com

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LIPologie, une histoire horlogère Lisez-vous l’heure en Lip ? Le musée du temps de Besançon revient sur les grandes heures de cette marque iconique qui s’est affichée au poignet de toute une génération de Français. De la construction du mythe Lip, au conflit social de 1973 en passant par la construction d’une image de marque et la mise en place d’une technologie de pointe, « LIPologie, une histoire horlogère » raconte les succès et les déboires d’une époque sur fond de lutte ouvrière. Une exposition qui tourne sacrément rond ! (M.M.S.) Jusqu’au 30 juin Au Musée du temps, à Besançon www.mdt.besancon.fr

Marc Paygnard, Marche du 29 septembre 1973, © Marc Paygnard, collection privée

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Lawrence Abu Hamdan, aux frontières de l’audible Le bruit du monde et la rumeur des jours font partie des sujets de prédilection de l’artiste jordanien Lawrence Abu Hamdan. Une quête qui le place à l’intersection du politique et du sonore. Qu’elles analysent le bruit d’un coup de feu pour mieux en dénoncer l’injustice, qu’elles pointent du doigt la guerre sonore entre le Liban et l’Israël ou qu’elles travaillent avec la tonalité des traumatismes, ses œuvres s’ancrent dans une actualité parfois glaçante. « Aux frontières de l’audible » révèle un artiste engagé dont la pratique artistique sait se rendre indispensable. (M.M.S.) Jusqu’au 14 avril Au Frac Franche-Comté, à Besançon www.frac-franche-comte.fr

Lawrence Abu Hamdan, A Diary of the Sky. Autorisation de l’artiste et de la galerie mor charpentier.

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Neuf cercles D’un côté, Nicolas Comment marche sur les traces d’Arthur Rimbaud, Stéphanie-Lucie Mathern accompagne Judith sur les siennes, et Myriam Mechita arpente l’enfer, la main tendue. De l’autre, Dominique Falkner poursuit sa conquête de l’Amérique avec, cette fois-ci, Sam et Johnny, Nathalie Bach combat le froid au feu de joie, Bruno Lagabbe retourne dans le passé, en quête de drogues dans un tapis serré, et Claude de Barros consomme, consulte, compulse, compare.


FEUILLE DE ROUTES Par Nicolas Comment

Charleville-Mézières, passerelle du Mont-Olympe, 2015.

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ÉTAPE 3 : UNE SAISON EN ENFER À L’OCCASION DU CENT-CINQUANTIÈME ANNIVERSAIRE DE LA PARUTION D’UNE SAISON EN ENFER, NICOLAS COMMENT S’EST RENDU À ROCHE (CANTON D’ATTIGNY), POUR RELIRE IN SITU ARTHUR RIMBAUD. « Parais ! Parais ! te dis-je. L’Esprit paraît. » Goethe, Faust

J’ai mentalement commencé à écrire cette chronique la semaine passée en nettoyant la lunette des toilettes. Sur un petit vide-poche traîne en effet depuis des lustres l’édition originale de l’unique « roman » de Serge Gainsbourg : Evguénie Sokolov. Il se trouve que mon exemplaire de ce « conte parabolique » (dédié à un pétomane et paru chez Gallimard en 1980) est truffé d’une photocopie pliée en quatre du Poème pour les lieux que le poète Germain Nouveau trimballait dans son portefeuille, vide : « De ce siège si mal tourné / Qu’il fait s’embrouiller nos entrailles / Le trou dut être maçonné / Par de véritables canailles. » Signé : Arthur Rimbaud. En effet, c’est « aux lieux », dans une édition des œuvres complètes à la couverture de skaï marronnasse que je découvris vers 14/15 ans – j’allais presque écrire contemporainement – les extraordinaires vers qu’Arthur Rimbaud avait écrit à peu près au même âge. À peine concurrencé par les pages lingerie du catalogue La Redoute, je lus donc quotidiennement sur le trône ce petit prince des poètes durant mes années de puberté. En pressant le nettoyant à tête de canard « Cillit Bang » – dont la forme m’évoqua tout à coup une lampe d’Aladdin, je revécus ce moment où, durant un voyage effectué fin 1980 à l’occasion d’un jumelage entre mon petit village et son équivalent belge, ma mère demanda promptement à mon père d’arrêter la R11 GTL lancée sur les routes des Ardennes, à Charleville-Mézières. Il obtempéra et

gara la voiture sur le quai Arthur-Rimbaud, non loin de la future Maison des Ailleurs et du musée Rimbaud. Tout près, l’humidité sur la passerelle du Mont-Olympe s’élevait comme fumigènes au-dessus des linéaments de la Meuse. De ce jour, j’entrai en Rimbaldie dans un rond de fumée, et n’en sortis jamais. Le génie de Rimbaud m’était apparu à travers ces effluves, en feu follet. Le Parnassien François Coppée – starlette oubliée de la poésie de son temps – ne croyait pas si bien dire en écrivant, méchamment « Rimbaud, fumiste réussi » : les cendres du poète et les braises d’Une saison en enfer fument encore, un siècle et demi après. En ces heures de panthéonisation et d’anniversaire prétexte – 1873/2023, un seul chiffre pour justifier ce désir insensé d’encenser Rimbaud ? –, elle m’amuse cette phrase de Coppée dont Rimbaud écopa. Tout d’abord, parce que les Fumistes ont existé. Et qu’au même titre que les Hydropathes ou les Incohérents, l’enfant que resta toute sa vie Rimbaud en est bel et bien un des phrères, spirituels. Sacré par les manuels scolaires comme le saint patron du Symbolisme, notre poète, comme s’échine à l’expliciter son meilleur ami carolomacérien Ernest Delahaye, est plutôt un « sensationniste », pour ne pas dire « décadentiste » (Verlaine), ou simplement un « décadent ». À Remy de Gourmont – réagissant à la parution de Reliquaire (première réunion des œuvres incomplètes de Rimbaud, paru en 1891, l’année de sa disparition) – le « symbolisme » rimbaldien échappa tout à fait : « Il y a dans ce volume plusieurs pièces qui donnent un peu l’impression de beauté que l’on pourrait ressentir devant un crapaud congrument pustuleux, une belle syphilis ou le Château rouge à onze heures du soir. » Le Château rouge ? Pour ce que j’en comprends : la Goutte d’Or crapuleuse du XVIIIe arrondissement de Paris. C’est néanmoins depuis les beaux quartiers que les éditions Gallimard fêtent cet automne le 150e anniversaire d’Une saison en enfer avec plusieurs rééditions et une exposition de Patti Smith à la clef. Stimulé par ce petit tapage, j’ai donc voulu relire la Saison en commandant celle que

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propose Alain Oriol, distribuée par Ombres blanches : un fac-similé de l’édition originale, pareillement tirée à 500 exemplaires et reproduisant scrupuleusement les nombreuses pages blanches et coquilles présentes dans l’œuvre originale. Prix : 16 euros ; arrivée en 24 h. Je l’ouvre avec vous et plonge « à la recherche de l’anneau » pour y trouver « une goutte de feu » : Je suis à Roche, sur ladite Terre-des-Loups : un petit hameau des environs de Charleville-Mézières constitué de « treize maisons de quelque importance » et surnommé par Rimbaud « Laïtou ». Un « triste trou » : sans église, sans cimetière, sans mairie, sans café, « ni une colline, ni une rivière, ni une forêt » (Julien Gracq). Je suis devant « La grande maison de pierre corrodée avec sa haute toiture paysanne et la date : 1791, au-dessus de la porte » (Paul Claudel). Je sais déjà que les Allemands la dynamiteront le 12 octobre 1918 et qu’elle sera remplacée par une « Hideuse demeure d’un étage, quasi abandonnée » (Jean-Luc Steinmetz). Nous sommes en 1873, c’est l’été. Derrière moi, c’est « la Beauce en petit. Un peintre n’y trouverait à s’inspirer que de ciels fort mobiles et variés » (Paterne Berrichon). À ma droite : 70 ares de jardins, vergers et chènevières, à ma gauche : un lavoir aux piliers gravés de quelques mots parfaitement illisibles qui trempent dans « l’affreuse crème » d’une mare, verdâtre.

Route de Chuffilly-Roche, Ardennes, 2015. J’entre dans la bâtisse par le corridor central qui sépare deux vastes pièces munies d’une « haute cheminée sur quoi un crucifix étend ses bras » (Marguerite-Yerta Méléra). En montant au premier étage, j’aperçois à travers une lucarne les cimes de hauts peupliers argentés qui balaient quelques nuages égarés. Au loin, les ailes des moulins à vent de VauxChampagnes tournent, tournent. Rimbaud sort de sa chambre et fait claquer ses sabots sur un petit escalier de bois qui mène au grenier : « Portes et volets hermétiquement clos, toutes lumières, lampes et cierges, allumés, au son doux et entretenu d’un tout petit orgue de barbarie » (Isabelle Rimbaud), Arthur se passe un peu de musique, comme lorsqu’il repassera sa vie, en 1891. Pour l’heure, Rimbaud a chargé l’instrument des mendiants avec un rouleau des Romances sans paroles de Mendelssohn. Il arrive de Bruxelles où il vient de justesse d’éviter « le dernier couac ». Son bras gauche est en écharpe : une profonde blessure au poignet lui

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offre l’alibi de ne pas participer aux travaux de la ferme pour « incapacité de travail personnel ». Rimbaud s’installe dans le vaste grenier pour se tenir à l’écart des vieux « paysans matois » qui fouraillent dans la cour, en bas. Il ouvre une malle d’osier qui contient de vieux papiers et un dictionnaire, arabe. Je l’observe redescendre dans sa chambre du premier qui donne sur la rue pour remiser « son complet bleu à collet de velours » (offert par Henri Mercier au Carreau du Temple, en 1871) et enfiler un gilet, jaune. Au verso d’une feuille déjà noircie d’une de ses propres « proses évangéliques », Rimbaud note : « Voici la punition. – En marche ! » Il avale une tisane de pavots (telle celle que sa sœur Isabelle lui préparera en pleine nuit lorsqu’il rentrera amputé de Marseille) et griffonne une « dernière illumination transcrite sous des brûlures volontaires d’alcool et dans les souffrances de la blessure au poignet aggravée de tétanos » (Paterne Berrichon). Depuis l’endroit où je me trouve, entre les planches, « on perçoit les sanglots qui se réitèrent, convulsifs, coupés, tour à tour, de gémissements, de ricanements, de cris de colère, de malédiction » (Paterne Berrichon). Dans ces ricanements, ces raclures de gorge, c’est la France des sans-culottes, la France de la Commune, c’est la France Libre qui parle. La France de l’Esprit pour Verlaine : « de la verve terrible du poète dont il nous reste à considérer les dons plus élevés, dons suprêmes, magnifique témoignage de l’intelligence, preuve fière et française, bien française, insistons-y par ces jours de lâche internationalisme, d’une supériorité naturelle et mystique de race et de caste, affirmation sans conteste possible de cette immortelle royauté de l’Esprit, de l’Âme et du Cœur humain » (Les poètes maudits). La vache, c’est dit ! Le camelot hirsute qui vendait des anneaux de porte-clefs et des lacets près de l’église SaintÉtienne-du-Mont, lors de son dernier séjour parisien, se pose La question. Comment vivre sans avoir à travailler ? Comment refuser « l’infini servage » ? Et survivre quand on n’est pas issu des classes dirigeantes ? Que faire ? « J’ai horreur de tous les métiers. » Qu’être ? « Mendiant ? L’honnêteté de la mendicité me navre. » Se marier ? « Je n’aurai jamais ma main. Après, la domesticité mène trop loin. » Voleur, assassin ? « Les criminels dégoûtent comme des châtrés. » Dans son panier de crabe, il grave avec ses pinces sa « prose de diamants » (Verlaine) directement sur le plafond de verre, qui l’écrase. Rimbaud se décrit en « chétive pécore » qui « s’enfla si bien qu’elle creva » (La Fontaine). « Plus oisif que le crapaud, j’ai vécu partout. » Il se répand, il se répond. Il s’écrit : c’est « l’Impossible ». Ou bien : « La vie est la farce à mener par tous. » Et ce soir, c’est lui le dindon


de la cour. Alors Rimbaud s’enfuit de lui-même (« Je me suis enfui. »). Il entre dans son « Paradis de tristesse ». Et assiste à « l’affadissement de son style » (Ernest Delahaye) ; son chant du Cygne. Dans un dernier accès de lucidité, il note : « Mais ! qui a fait ma langue perfide tellement, qu’elle ait guidé et sauvegardé jusqu’ici ma paresse ? » Sa langue était son seul bien, son être. Son seul avoir est son avoine. Il lui faut désormais achever le cheval blessé de son Style.

Nous ne connaîtrions pas Rimbaud sans ceux qui furent ses compagnons d’infortune. Sans l’extrême qualité de ses amitiés ; sans Verlaine, sans Ernest Delahaye, sans Germain Nouveau, qui collectèrent et conservèrent ses manuscrits comme des coléoptères, point de Rimbaud. Sans Isabelle, sa petite sœur ou même Paterne Berrichon, son futur beau-frère, pas de doux mensonges pour épaissir la légende d’Arthur. La qualité de plume des uns, la qualité du style des autres firent Rimbaud. Fire : voici Rimbaudle-feu ! Et Cattule-Mendès a parfaitement raison de pointer du doigt le fait qu’Arthur Rimbaud « dut une gloire peu répandue à un généreux complot d’amicales louanges ».

Il s’enfonce. Il étouffe. Il ne sait « même plus parler ». Il mange ses vers. Il en a plein les cheveux de ses vers. On entend les pelletées de terre résonner sur le chêne de son cercueil. Il s’enferre. Il s’enterre. En enfer. « Et lui, les bras croisés d’une sorte de fièvre, / Les yeux au ciel où le feu monte en léchant / Il dit tout bas une espèce de prière […] / Et c’est la fin de l’allégresse et du chant. » (Crimen amoris, Paul Verlaine)

Est-ce pour toucher du bout du doigt cette Gloire – tirée des mares, arrachée aux marasmes – que la marque « Figaret » ose aujourd’hui se saisir du nom du poète et le salir en mettant à l’encan une blanche chemise de sa « Collection Arthur Rimbaud » ? Comble du bon goût, pour la modique somme de 135 à 165 euros un exemplaire de l’édition de poche d’Une saison en enfer est offerte avec la chemise par les éditions Gallimard. À grand renfort de posts sponsorisés sur les réseaux sociaux, Figaret et Gallimard déclarent ainsi vouloir rendre « hommage à la poésie et à la liberté » à travers, je cite, « une capsule aussi lyrique qu’inédite » ! Les images publicitaires, si brillamment conçues par les DA, exhibent un beau jeune homme à la peau noire vêtu de ladite liquette – en hommage à Djami ? Le serviteur Harari de Rimbaud ? Une autre nous montre un homme âgé, au regard bizarrement hors cadre – en tribut à Paul Verlaine, la Vierge folle d’Arthur ?! La citation extraite d’Une saison en enfer et choisie comme punch line par ces Messieurs Dames de la Mode est : « L’amour est à réinventer. » Rappelons simplement que cette phrase – joliment brodée à l’intérieur des pattes de boutonnage – appert dans un des passages les plus misogynes de la Saison. Il s’agit du fragment précisément intitulé Vierge folle, et dans lequel Rimbaud se donne la parole sous les traits de l’époux infernal : « Je n’aime pas les femmes. L’amour est à réinventer, on le sait. Elles ne peuvent plus que vouloir une position assurée. La position gagnée, cœur et beauté sont mis de côté : il ne reste que froid dédain, l’aliment du mariage, aujourd’hui. » À moins qu’il ne s’agisse pour Figaret d’une tentative de récupération exclusivement pédérastique (non pas seulement homosexuelle) de la poésie de Rimbaud – avouons qu’on fait mieux en matière de féminisme. La chemise n’était-elle pas dite « mixte » dans la brochure numérique ?

C’est fait. Rimbaud s’est « opéré vivant de la poésie » (Mallarmé). Telle la balle logée dans son poignet, il a extrait le chancre de son chant. « Nul orietur » : aucun matin ne surgira plus, ni aube d’été pointant son bec doré dans la cavité de la grotte de Romery, du temps où il vivait « en somnambule », qu’il avait faim, mangeait la poussière des chemins, et soif ! Soif surtout. C’est « le naufrage dans le port » (Isabelle Rimbaud). La Longue Nuit. À 19 ans, sa « vie est usée ». L’Albatros est « rendu au sol ». Le « sang séché fume sur sa face ». Les hyènes aux yeux phosphorescents du Harar ; déjà le fixent dans le noir. La suite est connue : le marcheur devient marchand. Le devin devint commerçant. Et le Mal s’empara de lui. L’ascèse dans laquelle Rimbaud vécut « onze années sans boire autre chose que de l’eau » (Isabelle Rimbaud), le mènera à la maladie : sarcome du fémur et carcinose « du grand corps osseux » dont hérita aussi sa sœur : Mauvais sang. Ironie ultime : il était enfin riche. Si riche que sa ceinture chargée d’or de 7 kg lui flanquait la dysenterie. « De ce siège si mal tourné / Qu’il fait s’embrouiller nos entrailles »… Mais quelle guigne, quelle goule, quelle lose ! Et puis, dans cette glue : la Gloire. En même temps que les vers rongent ses chairs putrides, les louanges sortent de terre : lombrics, larves de mouches bleues qui prennent leur envol, lucioles… L’œuvre au noir attire la lumière. Sa « recherche morbide des verts de plaie » (Louis Desprès, Revue indépendante, juin 1884), enfin plait. Sur les panneaux de la respectabilité, l’éloge de Stéphane Mallarmé clignote : « Éclat, lui, d’un météore, allumé sans motif autre que sa présence, issu seul et s’éteignant. »

La chanteuse rock Patti Smith (autrice d’une réédition illustrée et luxueuse de la Saison, encore chez Gallimard) qui déclare s’être toujours sentie comme « la compagne invisible » de Rimbaud, appréciera ! À ce propos, le critique Arnaud Viviant s’est courageusement risqué la semaine dernière sur France Inter à nuancer ses propos : « Rien ne dit que Rimbaud eut voulu une compagne… » Le poète qui se vantait en effet de n’avoir « pas aimé de femmes – quoique plein de sang ! » finit pourtant par se chercher une épouse, si l’on en croit Isabelle Rimbaud, la sœur du poète dans Son dernier voyage : « Il n’avait pas abandonné ses desseins matrimoniaux ; au contraire. Le malheur récent avait plutôt irrité en lui le désir de se créer une famille. Mais à présent, il ne « s’exposerait pas au dédain d’une fille de bourgeois » ; il irait chercher dans un orphelinat une fille d’antécédents et d’éducation irréprochables, ou bien il épouserait une femme catholique, de race noble abyssine. » La plus parfaite expression du couple libre, n’est-ce pas ?! On aura beau citer la merveilleuse Lettre du voyant adressée par Rimbaud le 15 mai 1871 à son professeur Georges Izambard – « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable –, lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! », il n’empêche que la Femme est bel et bien désignée par Rimbaud, deux ans plus tard, comme principale responsable de l’affadissement de

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la Poésie. Est-ce une pique vengeresse lancée à Mathilde Mauté, la jeune femme bafouée par Rimbaud et battue par Verlaine, qui les retint tous deux – un temps – de vivre leur « drôle de ménage » ? « Laisse-nous tranquille avec ta femme. Viens je te dis, on s’en va », avait déclaré Rimbaud à Verlaine, juste avant leur fuite. Ou bien est-ce un rejet définitif de sa propre mère, la « Mother » ? On le sait : Rimbaud fut le rejeton d’un père militaire, absent, et d’une mère autoritaire. Pour tout un pan de la critique, Arthur Rimbaud aurait donc été victime de l’autorité « caporale » de sa mère, Vitalie – « la Daromphe » ainsi qu’il la nommait ; qui finança pourtant tous ses caprices (voyages d’études, piano, appareil de photo et à-valoir pour le compte d’auteur de l’édition d’Une saison en enfer, etc.). Le Docteur Jean-Luc Delattre, auteur du médiocre mémoire Le déséquilibre mental d’Arthur Rimbaud, révèle dans sa thèse, à charge : « À en croire les récits que firent, en 1896, à Pierre Mille, certains commerçants français de Djibouti, il était parvenu à parler un assez grand nombre de dialectes indigènes, en se formant une sorte de harem composé de femmes appartenant toutes à des races différentes. » Et le vicelard docteur d’ajouter : « Il s’était ainsi procuré, disaient-ils en leur savoureux jargon colonial, une série de dictionnaires reliés en peau. » Tel était donc le projet de la Réinvention de l’amour ? Merci aux chemises Figaret de nous montrer la Voie ! Pourtant… j’aime Rimbaud. Cet être « aigri et irascible » (Jules Borelli) qui blessa le photographe Carjat avec une canne-épée, cette « nature véritablement et profondément méchante » (Rodolphe Darzens) qui soufflait la fumée de sa pipe dans les naseaux des chevaux stationnés durant les représentations du Théâtre de l’Odéon (Henri Mercier), ce sale gosse qui vendit les meubles de la chambre que lui prêta Théodore de Banville lors de son arrivée à Paris et qui in fine humilia le plus grand des poètes de sa génération, Verlaine. Pourquoi ? Il y a ceci qu’Arthur Rimbaud – dont la colère bondissait sur lui « à l’improviste, comme une bête… » (J.M. Carré) – avait « la mécanique des vers, comme personne », ainsi que le notifièrent les renseignements généraux belges lors du procès de Bruxelles ; « première critique littéraire » pour le biographe Jean-Luc Steinmetz. Contrairement à son capitaine de père, je ne me résous pas à l’abandonner. Il ne me tombe jamais des mains. Ses mots claquent comme le fouet des dompteurs du Cirque Loisset dans lequel le poète s’engagea un temps comme « bonimenteur ». J’aime Rimbaud, car Rimbaud, c’est l’enfance et sa sauvagerie. Il aime les « livres érotiques sans orthographe », les « opéra vieux, refrains niais, rythmes naïfs. » Arthur Rimbaud qui ne fut que jeune était drôle et gai (non pas seulement gay) : « Gais de cette gaîté qui rit pour elle-même / De ce rire absolu, colossal et suprême » (Verlaine à Ernest Delahaye). J’aime Rimbaud pour son humour noir. Alors qu’il se sait et se sent littérairement cramé, n’écrit-il pas sarcastiquement dans sa Saison en enfer : « Je sens le roussi, c’est certain » : « Immense dérision » (Yoshihazu Nakaji). J’aime Rimbaud parce qu’il est pitoyable avec « ses grosses mains rouges », « ses mains de lessiveuses » (Mallarmé) et son accent ardennais « patoisant ». Je l’aime parce qu’il n’est fils de personne, sinon de Baudelaire : « Je suis de race inférieure de toute éternité » (Mauvais sang). Parce qu’il vient du fin fond de la province. Et parce qu’il erra sa vie durant en mettant en pratique les principes d’Helvétius et sa « doctrine du hasard ». J’aime Rimbaud parce qu’il fut pauvre et riche ; prince sans couronne, roitelet sans royaume. Parce qu’il eut faim et soif. Soif surtout ! Une chose étonne : dans son culte du Mal – « ce qui fait ma supériorité, c’est que je n’ai pas de cœur », aurait-t-il déclaré enfant –, dans sa propension à faire le mal, Rimbaud partout déclencha l’amour. Ce génie précoce, eut-il la clairvoyance de ne pas devenir comme ses vertueuses sœurs, une Justine ? Rimbaud qui cultivera sciemment les Fleurs du Mal, prît-

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il également connaissance des écrits du Marquis de Sade ? Appliquant leurs préceptes, inversa-t-il sciemment le vrai… du Faust ? Un Méphistophélès, Rimbaud ? Dans son recueil Cellulairement, composé en sa prison de Mons, Verlaine dédie à Mallarmé un poème nommé Amoureuse du diable tandis que dans Crimen amoris, il cite les paroles d’un de ces « beaux démons », « satans adolescents » qui nous fait bien sûr ici ardemment penser à Arthur Rimbaud : « Par moi l’enfer dont c’est ici le repaire / Se sacrifie à l’amour universel ! » Je crois sur parole le professeur Izambard dans sa vaine tentative de réhabilitation de « Mlle Rimbaut » ([sic] Edmond Lepelletier) lorsqu’il déclare au vicieux docteur Delattre : « J’ai pénétré les mobiles plutôt nobles auxquels il a obéi… Pour se mortifier, oui, vraiment ! » Rimbaud voulut très certainement le Bien mais il s’y prit si Mal que son génie fut aussi néfaste pour lui que pour les autres : « Parents vous avez fait mon malheur, et vous avez fait le vôtre. » Malencontreusement. « Ceux que j’ai croisé – ne m’ont peut-être pas vu », écrit Rimbaud dans la Saison. Noli me Tangere. Je crois même aux sornettes d’Isabelle Rimbaud, qui jamais n’aura « dansé devant son miroir » (Nicolette Hennique, préface de Reliques) quand elle décrit son frère au Harar : « Ta bienfaisance est connue, au loin même. Cent yeux guettent tes sorties quotidiennes. À chaque détour de chemin, derrière chaque buisson, au versant de chaque colline, tu rencontres des pauvres. Dieu, quelle légion de malheureux ! Donne à celui-ci ton paletot, à celui-là ton gilet. Tes chaussettes, tes souliers sont pour ce boiteux aux pieds ensanglantés. En voici d’autres ! Distribue-leur toute la monnaie que tu as sur toi, thalaris, piastres, roupies. Pour ce vieux grelotteux, n’as-tu plus rien ? Si. Donne ta propre chemise » […] N’est-ce pas Figaret ? Écoutons-la encore : « Pour toi-même, sois strictement économe ! Point de dépenses inutiles, pas de luxe surtout. Qui a construit, fabriqué les meubles de ton logis ? C’est toi. » Jules Borelli raconte que Rimbaud ira jusqu’à concevoir lui-même ses tenues au Harar, découpées dans de simples toiles de coton blanc et fixées par « de savants pliages » : une idée, Figaret ? Enfin, je tombe d’accord avec Yannick Haenel qui, dans sa récente préface à Une saison en enfer en version poche (toujours chez Gallimard), débusque la « petite phrase cachée » car nichée au tout début de la Saison et qui donne d’emblée la Réponse à tous les questionnements qui suivront : « La Charité est cette Clef. » Phrase chrétienne ou bien… crétine ? Rimbaud semble en douter lui-même, qui ajoute, toujours aussi ironique : « – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! » mais plus loin dans la Saison, et cette fois prophétiquement : « Suis-je trompé ? La charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ? » (Adieu)


Chaque jour les biographies pleuvent, sur le frère, la sœur, la mère, le fils ou le Saint-Esprit de Rimbaud. Dans ce petit jeu des sept familles, moi, je demande le père… Toujours aussi étonnamment absent… et suicidé, en 1878. Le voyeurisme des commentateurs et des exégètes de Rimbaud est parfois presque aussi outré que celui des flics bruxellois qui écartèrent les lobes des fesses de Verlaine pour juger de l’état de son trou du cul, lors de l’affaire de 73… C’est que le poète qui ne vendit rien de son vivant – sinon des perles et des fusils – rapporte de nos jours : on s’arrache aujourd’hui un exemplaire original d’Une saison en enfer pour la douce somme de 20 000 euros… Pourtant, si très peu d’exemplaires circulèrent – Rimbaud n’ayant pu solder l’acompte de l’imprimeur, il n’en récupéra qu’une poignée (offerts à quelques rares amis ou bien utilisés pour ranimer le feu dans l’âtre de la cheminée de Roche) – on sait pertinemment que dorment encore quelque part à Mons, dans un coffre ou sous un plancher, environ 400 exemplaires originaux en parfait état, qu’un avocat belge découvrit au début du siècle dernier en rachetant le fond de l’imprimerie Poot, située rue aux Choux, à Bruxelles… D’aucuns rêvent encore de retrouver à Roche « le trésor de Rimbaud » : les 7 kilos d’or de la fameuse ceinture rapportée du Harar auront fait rêver plus d’un rimbaldien !

La bourse de Rimbaud, musée Arthur-Rimbaud, Charleville-Mézières, 2015

L’éhontée mercantilisation actuelle de son œuvre le prouve : du Bonheur dont Arthur Rimbaud avait fait « la magique étude / que nul n’élude », la Dent s’est bel et bien cariée. L’implant de plomb qu’on y a effectué s’est-il pour autant transformé en or ? Car le voici le véritable trésor de Rimbaud : « UN LOT : UNE DENT SEULE. / UN LOT : DEUX DENTS. / UN LOT : TROIS DENTS. / UN LOT : QUATRE DENTS. / UN LOT : DEUX DENTS. » Pathétique délire de l’agonisant dicté à sa petite sœur et adressé aux bons soins de « Monsieur Le Directeur », à destination d’Aphinar, la Ville Imaginaire… Ultime leg, dernier du dernier des poèmes ?

Les citations non suivies de parenthèses sont d’Arthur Rimbaud. Ouvrages consultés : Arthur Rimbaud, Une saison en enfer : Fac-similé, édition de Alain Oriol, 2023. Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, Édition anniversaire, préface de Yannick Haenel, postface de Gregoire Beurier. Collection Poésie/ Gallimard (n° 580), Gallimard, 2023. Paterne Berrichon, La vie de Jean-Arthur Rimbaud, Mercure de France, 1897. Jules Borelli, Éthiopie Méridionale, Ancienne maison Quantin, 1890. Jean-Luc Delattre (Docteur), Le déséquilibre mental d’Arthur Rimbaud (1854-1891), Libraire Le françois, 1928. Ernest Delahaye, Rimbaud, Revue littéraire, 1905. Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, Fayard, 2001. Isabelle Rimbaud, Mon frère Arthur, Camille Bloch, 1920. Jean-Luc Steinmetz, Arthur Rimbaud, Tallandier, 2004. Alain Vaillant, Une saison en enfer de Rimbaud ou le livre à « la prose de diamant », Champion, 2023. Paul Verlaine, Les poètes maudits, Léon Vanier, 1888.

Une saison en enfer, édition originale

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GIUDITTA CAREDIO Par Stéphanie-Lucie Mathern ~ Photos : Benoit Linder


Malgré le nom qui donne envie de boire un Campari devant la lagune, nous sommes à Lingolsheim. Il est 17 h, je flanche. Je tape « meilleur kebab de la ville » dans Google, puis oublie. Rien n’est sérieux le ventre vide. Judith reçoit en Converse noires, propose du thé et des biscuits au comté. Ringo, le chat, met des poils sur ma veste et nous cherchons des peintres des années 30 montrant des travestis. Ah oui, Christian Schad. Rapidement, l’enfant sauvage de Toscane, d’une campagne près de Sienne, me dit qu’il faut éliminer ses parents quand on est petit. L’enfance semble dispersée, « J’ai bu de la neige décongelée dans mon biberon », rit-elle. Peu d’électricité, mais des fruits. Grand-mère hippie pro-URSS, un œil offert par son père est dans sa bibliothèque pour qu’elle n’oublie pas qu’il « faut toujours regarder loin », ce qui crée une passion pour les voyages. L’Italie la fatigue vite. Son objectif sera Strasbourg, après avoir trouvé une image de la cathédrale dans un marché aux puces. Un mariage avec des enfants suivra, se cacher derrière une construction artificielle. Elle finira par divorcer en arrivant en France. « Mon mari m’offrait des Pléiade. Il ne me connaissait pas. Personne n’a envie de lire ces livres. Ils sont vieillots et le papier trop friable. » Les livres semblent être une évidence et montrent le décalage, avec les parents, l’époque, le monde. La lecture reste une communication au sein de la solitude. Elle dit avoir appris à lire à quatre ans à la lueur des bougies. Elle lit actuellement Un Taxi mauve de Michel Déon. Faulkner, Gary, Aymé. « En Italie, il se serait fait fusiller [...] J’aime les aventuriers mythomanes. » Le nom de son ancienne librairie, rue de la Brigade-Alsace-Lorraine à Strasbourg, est un hommage à Cendrars : Feuilles de routes. L’écrit est sacré. Lire et manger, il n’y a que ça à faire. Se remplir. « J’adore manger, mais je mange très mal. Je ne mange que si quelqu’un me fait à manger. D’ailleurs, j’ai jeté mes casseroles. Je ne me nourris que de pâtes alphabet ou de soupe. » Nous parlons des Français qui mettent de la crème et des pâtes partout. Un vélo trône en majesté dans le salon. Le vélo est une thérapie pour les cowboys modernes. Ça commence par Décathlon et ça fuit à Sarajevo, où le pont est décevant. Toute la musique du monde roule à vélo, disait Kraftwerk. Le vélo renforce le contact avec les gens, au-delà de tout test de limite et de la recherche de point d’eau dans les cimetières. Judith aime les périodes de guerre, les intervalles, le futurisme, Margaret Thatcher. Au-delà de trouver une nouvelle forme, il faut révolutionner la manière d’être au monde, avec une ambition messianique. Nous évoquons la montée de Mussolini en 1929, la politesse des chemises noires, sa cousine tondue pendant la république de Salò.

— Nos livres sont un peu le déchet des phrases silencieuses. — Bernard Frank Elle utilise régulièrement le mot incongru, avec des intonations charmantes qui donnent « incongrou ». Tout cela rappelle les plus belles chansons de Lucio Battisti – « oh non, c’est un plouc », dit-elle, ou Franco Battiato – « il a révolutionné la musique italienne ». Elle n’aime pas beaucoup les photos, sait que tout ce qui est figé est mort. Elle rit, s’excuse. « Je suis incapable de fermer la bouche, j’ai trop de dents. » À la fin, nous parlons de la beauté du prénom Judith. L’Ancien Testament, la peinture. « Ah oui. Gentileschi. C’est un traumatisme. Regardez plutôt la Giuditta de Bellini. »

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UNE HISTOIRE

DE RIDEAUX À FLEURS ET DE NUIT Par Myriam Mechita

Depuis début octobre je retiens ma respiration, pensant que je remonterais à la surface bien plus vite que ce que je pensais. Finalement, non. Au moins, cet état nous rassemble, c’est déjà ça. Nous traverserons les enfers ensemble et nous mourrons main dans la main. Quelle belle image de solidarité quand le bateau coule, au moins on se sent moins seule durant les quelques minutes qui nous séparent de la nuit profonde. Et mes recherches sur les sites de rencontre ont enfin un sens… trouver la main que je tiendrai lors de la chute. Pas la peine que je vous détaille les choses, nous avons suffisamment d’informations venant de partout pour savoir de quoi je parle. Nous devons désormais choisir entre l’horreur et l’infamie, alors que l’Humanité tout entière n’est pas menacée, elle est déjà presque morte. Le Caravage en aurait fait une peinture sublime en n’oubliant pas les ongles sales de cette Humanité hurlante sous la lame du couteau qui lui trancherait la gorge, le tout dans un clair-obscur divin.

les pires caillasses, 56 × 76 cm, crayon sur papier

Des jours et des semaines sont passées depuis ce dernier texte où je vous disais que le monde sombrait sans aucune retenue. Je suis tombée malade deux fois, je suis partie, revenue, Berlin, Paris, New York, la routine quoi… Je suis allée chez le coiffeur, vu Rothko m’envahir, j’ai appris à des étudiants et étudiantes à faire des dégradés de gris et le monde a continué à mourir à petit feu. Je vous assure que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour l’oublier, je ne suis pas arrivée à mettre cette agonie sous le tapis… J’ai beau faire tout ce que je peux, vraiment, eh bien ça me revient tous les jours en pleine face. « T’as qu’à te dire que c’est comme avant, je crois pas que notre monde à nous est plus violent… non, non, je ne crois pas. » Ah ouf… ça me rassure.

Je ne choisirai pas entre deux clans, un combat plutôt qu’un autre, je choisis d’être contre l’inhumain, l’impensable. C’est possible ça ? Il y a une rupture, et les mots ne sont plus suffisants. Alors on invente quoi pour dire ce qui est à dire ? Si les mots ne suffisent plus, alors on fait comment ? On se tapit dans le noir, on attend que la vague de l’extrême droite nous renverse et on ferme les yeux en attendant que ça passe ? On tend une joue, puis une autre et on tend la dague pour se la faire enfoncer au plus profond du cœur… on fait ça ? On sait ce qui va arriver, et on attend, comme sidéré. Je me suis retirée petit à petit des réseaux pour respirer, cet endroit qui me servait à échanger, rire, partager est devenu un endroit fétide de haine où chacun y va de sa petite humeur et petite pensée pour juger les autres… Est-ce que le silence est en train de tout napper pour nous dissoudre et nous envahir ? De nouveaux langages barbares donnent corps à des ravages, auparavant ces images en noir et blanc semblaient lointaines, désormais elles sont en nous, dans un déroulé vivant de l’horreur au quotidien… au gré des murs qui défilent. Vous me direz il commence bien ce texte, punaise… Normalement, elle est plus drôle que ça, qu’est-ce qui lui arrive… Je crois que j’ai, pour l’instant, le cœur en berne, cette année aura été une année de tempêtes, de dégringolades, et de peurs. De peurs inédites en ce qui me concerne. À force d’inclusion à l’extrême, à force de vouloir en permanence veiller à toutes les entités, les micro-détails dans les micro-cases, nous avons oublié l’essentiel. Et l’inclusion s’est renversée en exclusion. On a occupé les espaces vides avec des fantômes inutiles, on s’est occupé à essayer de

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sauver la dignité des rideaux à fleurs d’une maison en feu. Et nous sommes entrés dans la nuit. Plus précisément, je suis entrée dans la nuit. Je pourrais vous raconter une énième rencontre faite sur les réseaux si vous voulez, histoire de nous détendre… Ça frôle l’excellence de l’enfer humain, cette solitude qui vous caresse d’espoirs au gré des profils qui se superposent. Des fois, je ne sais même plus qui m’écrit, un bonjour de l’un le matin, le « cc sa va » de l’autre, je ne sais plus qui fait quoi, et ce que j’ai déjà raconté et à qui. Et les questions arrivent toujours heureusement suffisamment tôt pour que ça ne déploie plus rien. — Ouais, mais attention, moi, je suis polyamoureux. — Ah ok, ça veut dire quoi pour toi ? — Ça veut dire que je ne m’attache pas, je passe du bon temps avec une femme puis une autre et je ne promets jamais rien, et il n’y a pas de promesse ni de durée ni d’engagement dans quoique ce soit. — Un e f a ç o n d e c o n s o m m e r e n t o u t e transparence en quelque sorte, pas besoin d’un mot pour ça… tu peux dire que tu es juste un consommateur. — Non, c’est une façon d’aimer plein de gens et de ne pas m’attacher, tu vois, et puis j’aime la beauté… — Ce que je vois, c’est que c’est surtout une façon de penser à toi uniquement, de l’hyperconsommation décomplexée, pour un type qui énonce sur sa bio qu’il lutte contre le monde capitaliste, c’est un peu le comble. — Ouais, si tu veux, on se voit ? — Non, je vais m’abstenir, je suis une fille des engagements réels et t’es pas suffisamment beau. — Ok salut. Et je passe au suivant. — Hello — Hello, tu fais quoi dans la vie ? (J’en peux plus de cette question, comme si elle déterminait tout, je suis quand même bien aguerrie à ces putains de sites, alors, je joue le jeu.) — Artiste plasticienne. — Ah cool, tu dois galérer, j’imagine, les artistes ça galère, non ? — Plus que toi, tu veux dire ? Parce que là en l’occurrence on est sur le même site, ce qui veut dire qu’on flirte quand même bien avec le fond, non ? — J’aime bien ton humour noir, je suis chirurgien-dentiste dans le xvie. — Ah oui je dois galérer un peu plus que toi dans ce cas. — Et tu cherches quoi, ici ? (Voilà la deuxième question que je déteste sur ces pseudo-entretiens d’embauche à l’amour.)

— Je n’ai rien perdu par ici, à part mes espoirs, alors on va dire que je cherche peut-être juste à en retrouver un ou deux… — Bon je préfère te dire de suite, que même si j’ai noté que je cherche l’amour et une personne avec qui partager des choses, je cherche surtout pour l’instant des partenaires de jeux à plusieurs. — Je vois… effectivement, ce n’est pas tout à fait pareil. — Je recrute souvent dans mon cabinet, j’essaie d’être un peu explicite avec mes patientes, d’ailleurs, c’est super érotique de s’occuper de la bouche d’une femme… Je dois être le cabinet dentaire parisien avec aucun homme comme patient (smiley) une façon de mettre les femmes à ma merci. — Hum ok… je vois le genre. — Ah oui quel genre ? — Le genre de type infect que je déteste. — Next. Je retente ma chance à la roue du désespoir. — Bonsoir. — Bonsoir, j’aime tes photos, j’adore les femmes avec du caractère. — Merci (pour les banalités), tes photos sont belles aussi. — Bon tu as vu je suis quelqu’un de plutôt connu, au début je savais pas si je devais mettre vraiment ma tête et mon nom et puis finalement je n’ai rien à cacher. — C’est une bonne façon d’être dans la sincérité, et en même temps, je te connaissais pas… — Oui surtout que j’aime certaines ambiances. — C’est-à-dire ? (Et voilà, ça commence.) — J’aime bien aller avec ma compagne dans les clubs échangistes. — Je vois. — Ça te dit ? — Je ne suis pas ta compagne à ce que je sache. — Non, mais si on décide de fabriquer quelque chose, je préfère te le dire. — Tu fabriques quoi d’abord ? — J’aime bien que ma compagne soit soumise, et aime se soumettre devant moi. — Je vois… c’est pour ça que tu aimes les femmes avec du caractère… La soumission n’en est que plus belle, c’est ça ? — Ah j’y avais pas pensé. — Je dois reprendre ma route, je te laisse à tes ambiances nocturnes. Je traverse la place de la République pour longer le quai de Jemmapes et rentrer chez moi. La nuit se déroule comme un tapis qui ne trouve plus jamais de fin. Dans mon casque une chanson démarre et j’entends : « The self-soilers, the harmony-hushers. Even if you are not ready for the day, it cannot always be night. » Cette phrase de Gwendoline Brooks ouvre un monde de lumière, même si nous ne sommes pas prêts pour le jour, nous ne pourrons pas rester définitivement dans la nuit. J’en suis certaine. Une femme assise à même le sol dans le froid me hèle. — Hey Madame, t’as pas du feu ? Je pose ma main sur le cœur et lui réponds. — J’en ai que là malheureusement… Elle sourit. — T’as raison, Madame, c’est le seul endroit où il faut en avoir… La maison brûle sans que nous puissions arrêter cet incendie, nous ne pourrons pas rester face à ce spectacle très longtemps, le jour heureusement va bientôt se lever. Je vous le dis.

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L’AMÉRIQUE DANS LE RÉTRO Par Dominique Falkner

SAM & JOHNNY

Johnny et Sam, Los Angeles, Californie, 1982

Il pleuvait partout hier au Colorado et j’ai passé la journée à ouvrir des livres que j’avais déjà lus pour les refermer prestement après en avoir parcouru quelques phrases au hasard : Le poids du monde de Peter Handke, En déroute de Thomas McGuane, La Tentation des armes à feu de Patrick Deville, Un chien mort après lui de Jean Rolin, Tais-toi, je t’en prie de Raymond Carver et puis Sam Shepard & Johnny Dark, Correspondance 1972-2011, lisant un paragraphe, une page, trois lignes sur le pouce pour me remettre en tête le style et l’essence de chacun tel cet extrait de lettre de Shepard à son pote Johnny : « J’ai terminé les heures de travail d’intérêt général pour cette galère de conduite en état d’ivresse d’il y a un an. Pas une mince affaire… Groupe de six toxicomanes enragés accros à

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l’héroïne, la méthadone, le crack, les cachetons, la weed, la bibine, que sais-je, supervisés par un pauvre clinicien hagard qui semble à un pas d’être lui-même toxico… Une grosse junkie blonde prénommée Jennifer avec des miettes de cookies plein la poitrine se verse un café dans un gobelet en papier, ajoute de la crème synthétique et environ cinq cents grammes de sucre, trouve une chaise assez large pour y contenir sa masse corpulente, s’y assoit, renverse le café sur ses tennis couleur argent, puis passe les quinze minutes suivantes à les nettoyer avec des serviettes en papier. Alors que cette soi-disant « réunion » se poursuit, un Noir, petit et corpulent, aux yeux paranoïaques exorbités, entame un monologue sur son passé sordide de drogué à Harlem et comment il est passé


par la fenêtre d’un immeuble de quatre étages en dansant à poil après avoir baisé une pute pendant des heures juste après avoir fumé une pipe bourrée de crack… Et comment il s’est réveillé à l’hosto en camisole de force. Alors que son monologue gagne en énergie et confiance jusqu’à atteindre une sorte de mégalomanie fanatique, il commence à hurler : « Je veux dire, j’étais complètement déjanté ! J’en étais au point de becqueter dans des bennes à ordures ! Je dormais dans les allées sous des pans de plastique et des cartons ! Et maintenant, regardez ça, hein ! » Il se lève brusquement, commence à extraire de ses poches des liasses de billets, des biffetons de vingt dollars enroulés dans des élastiques et les jette en l’air à travers la pièce. « Regardez ! Ça, c’est moi maintenant ! J’ai du blé ! Du pognon ! Plein aux as ! » Personne ne bouge, sidéré. Le clinicien tressaute et fait claquer son porte-bloc sur son genou, essayant de paraître calme et d’avoir la situation bien en main. Le toxico continue de s’extasier, tandis que Jennifer tripote son écharpe argentée assortie à ses tennis et qu’un camé de la République dominicaine s’endort, la tête en arrière, la bouche grande ouverte, ronflant bruyamment… » J’ai refermé la correspondance et ouvert dans la foulée Written in the West de Wim Wenders, un bouquin de photos aussi triste qu’un cimetière mexicain. Une centaine de clichés pris en 1983 dans le sud-ouest des États-Unis à travers le Texas, le Nouveau-Mexique, la Californie, l’Arizona, à l’époque où le cinéaste est en repérage pour son prochain film Paris, Texas justement inspiré du recueil Motel Chronicles de Sam Shepard. De vieux cowboys solitaires, des panneaux incongrus au milieu de nulle part, des néons clinquants dans la nuit déserte, vaste panorama de l’Ouest capturé à coups de Fuji 6 X 4.5, ciel Kodachrome, horizons John Ford, close-up manufacturé Hollywood, et d’un coup, passant d’une image à une autre, m’est revenu le moment exact où l’annonce de sa mort était tombée au journal de treize heures : « L’acteur et écrivain américain Sam Shepard est décédé avant-hier de la maladie de Charcot. » Ça m’avait fait comme un coup de poing à l’estomac. J’avais regardé par la fenêtre, noté que je tremblais, puis j’étais sorti dans la cour avec le tome américain de la correspondance que je trimballais partout avec moi depuis sa parution et l’avais rouvert pour la énième fois au hasard sur un passage d’une lettre où Sam disait à Johnny : « Je ne pense plus trop à l’alcool ces jours, mais quand j’étais à Vancouver pour le tournage de mon dernier film et sortais tous les soirs manger avec les acteurs et les mecs du plateau – Sean Penn,

Jack Nicholson et les autres – et que tout le monde picolait, racontait des salades et s’éclatait, j’ai pensé, enfin la « pensée » m’a traversé l’esprit qu’il serait si facile de commander un petit verre de bourbon, de le descendre et de ressentir de nouveau cette chaude lueur de confiance et de vertige et de passer un bon moment à reluquer les filles, raconter des bobards et balancer des foutaises… » Je me souviens qu’il y avait des étourneaux dans la grande glycine et je m’étais assis sur la margelle du puits avec le bouquin ouvert sur les genoux pour les regarder voleter de branche en branche avant de monter à l’étage lui annoncer la nouvelle. Elle était en pleine séance de yoga. La posture du cobra. — Ce n’est pas comme si c’était un membre de la famille ni même une connaissance proche, avait-elle dit devant ma mine abattue. — D’accord, mais… — Enfin, reprends-toi. J’avais soudain repensé à cette photo de la photographe Laura Wilson, prise chez lui au Nouveau-Mexique, où on le voyait démontrer les qualités de sa nouvelle canne à mouche en plein désert à cent kilomètres du premier point d’eau, le scion de la gaule fouettant l’air dans son dos, le regard ancré au loin sur le mont Black Mesa, la mèche de cheveux au vent. « La vie, c’est ce qui t’arrive pendant que tu rêvasses à autre chose », m’étais-je répété en silence dans un coin de ma tête pendant qu’elle me regardait et s’impatientait, pensant bizarrement que Bashung aussi était mort. — La nuit je mens, je prends des trains à travers la plaine… — Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? — Rien. — Écoute, t’es gentil, tu me laisses, j’aimerais bien m’y remettre, je commence à avoir froid. Je me souviens avoir soudain eu une furieuse envie de tranche de foie. Est-ce que Sam aimait les abats ? Johnny ? — Tu veux du foie ? lui avais-je demandé, j’en ai vu de belles tranches hier à la boucherie du super. Ça te dirait ? — Du foie ? — Oui. — Honnêtement, laisse-moi. J’avais repensé à John Cage dans la voiture que je conduisais trop vite le long de la départementale déserte pour arriver au village avant la fermeture du supermarché : « Je n’ai rien à dire et je le dis. » J’avais bêtement répété plusieurs fois en anglais : « I have nothing to say and I am saying it », puis j’avais pensé qu’écrire, ça pouvait aussi être ça, n’avoir rien à dire et le dire, ouais, jour après jour, et le soir même, après le foie, le nez de nouveau dans les lettres de mes deux compères américains, je m’étais aussi dit qu’il faudrait les traduire en français ces lettres, enfin que ça serait bien que quelqu’un s’y mette, et que ce quelqu’un c’était peut-être moi, et puis je venais tout juste d’avoir cinquante-huit ans et comme un clin d’œil s’il en fallait, Johnny écrivait à Sam : « C’est une journée typique pour moi. Un homme de cinquante-huit ans marche sur un sentier en bordure de colline, une laisse à la main, et se parle tout seul à voix haute tandis que le soleil se couche. Son grand chien noir marche à ses côtés. Ils se promènent après le dîner. Et tous ceux qui le voient pensent qu’il ne fait que sortir son chien. Alors qu’il vit simplement sa vie. »

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REGARD N° 21 Par Nathalie Bach ~ Photo : Kenneyrha Manuel

Il aurait fallu ne plus se fier À cet orage indéfiniment déplié Toujours rompu par le même froid Celui dont on ne revient pas Il aurait mieux valu au hasard Le cœur serré par un café trop fort Dans une ville où tout dort Ranger sa peine au creux d’un regard Vers le nord d’une Amérique Marcher sans tomber À deux genoux et pleurer Le passé et toute sa clique Entrevoir l’azur enfantin Chez ceux qui ont pu Guetter entre leurs mains Une paix inconnue Il ne faudrait peut-être que ça Un feu de joie où se fondre, Un bout de ciel à comprendre Encore, pourquoi Chaque seconde Ressemble à un combat Alors il reste ce brûlant sursis Silencieux d’avant Priant les silencieux de maintenant De vaincre avec nous le temps et l’espace Les monstres qui y passent Et même le blanc des nuits

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LE PALÉOPHONE DU COLONEL

DROGUE Par Bruno Lagabbe

COMMANDO JOIE 1 chante pour les jeunes et les drogués. On t’a dit que la drogue/Procure le bonheur Et tout un catalogue/D’évasion en douceur… Habillage psychédélique pour une piètre chanson scout qui voudrait ramener par capillarité esthétique le drogué sur le parchemin de l’église avec l’argument que contrairement à l’héroïne, Jésus ne coûte pas un centime… Association drogue et pédales d’effet. Dérèglement des sens et distorsion électronique… qui me ramène 40 années en arrière : Une nuit au buffet de la gare de Metz, un gitan, probablement influencé par mon vieux manteau qui me descendait aux chevilles et mes cheveux qui me tombaient sur les épaules, me confia, les deux mains ventousées sur ma table : « J’ai tout de suite vu que t’étais le genre de mec à pas cracher sur un bon Floyd… » avant d’ajouter : « On va casser la gueule au bamboula qui vend des ceintures et des singes en caoutchouc 2, tu viens avec nous ? » J’ai décliné l’invitation. À l’époque, je détestais Pink Floyd, gamin, ils m’avaient gonflé à la radio avec leur « Money » et affligé avec tout ce qui avait suivi… et pour finir « The Wall », ça casse pas des briques ! Un soir, je m’étais quand même farci sans le vouloir les deux faces d’un disque des Anglais, dans une chambre où une bonne amie nous avait enfermés pour quelques réjouissances, histoire de couvrir le son de notre tête-à-tête… On n’est pas regardant des fois. Et puis, j’étais pas chez moi. Un peu plus tard, Guy Pop (je ne peux ici révéler sa véritable identité sans remuer de vieilles affaires qui impliqueraient des personnages opiacé) avait essayé de nous initier aux stupéfiants à travers différents « ateliers »… Je me souviens particulièrement du soir où déjà bien bourrés, nous avons roulé très serré un tapis de deux mètres pour inhaler de l’herbe qui se consumait à l’autre bout. C’était pas très concluant, quelques poils hérissés sur les avant-bras pour ma part. On en avait déduit avec les amis que pour que ça nous fasse de l’effet il eût fallu en fumer des litres et des litres… (Notre reconversion était mal barrée.) Voilà, je vous raconterai une autre fois l’histoire de mon assassinat. Plus long sera le texte, moins grande sera la reproduction de la pochette du 45 tours ! La bise.

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1 - Toute ressemblance avec l’orchestre Joy Division est involontaire et ne pourrait être que le fruit d’une pure coïncidence. 2 – Porte-clé avec un singe en caoutchouc vendu à la sauvette par des Africains au son de « ngolo-golo » dans les 80s. Quand on lui appuie sur la tête il lui pousse un troisième membre entre les jambes. — DROGUE, COMMANDO JOIE DU POSTE CENTRAL DE L’ARMÉE DU SALUT, 45 tours produit par « JEUNESSE ET FOI », 1969. Le Colonel et ses amis réalisent « OPÉRATION KANGOUROU » un programme radiophonique de microsillons hors d’âge. Le samedi à 15 h sur p-node.org (DAB+ Mulhouse & Paris) lepaleophone.blogspot.com


Pour finir cette soirée en beauté Docteur Boost après Superfleisch… La soirée thérapeutique d’Alsace du Sud ! “Buvez éliminez” après les fêtes ! Tarifs à partir de 15 euros jusqu’au 24 décembre. Ensuite 21 euros. Sauf 5 euros pour ceux qui nous chouchoutent toute l’année : le personnel soignants, les représentant des force de l’ordre et les pompiers et sapeurs, les éboueurs, gardes rivière, traiteurs d’eau, gardes forestier, agents de propreté, bénévoles dans les associations, le tout pour un billet acheté avant le 24 décembre. Une boisons offerte à ceux qui sont magnifiquement mis en valeur par un costume d’expression. Petite restauration équilibrée et diététique sur place (saucisse et tarte Flambée light sur place).


MAUVAIS ESPRIT Par Claude De Barros ~ Photo : Aglaé Bory

LA VIE EN ROSE (DE SARDOU À PIAF)

C’est le retour du temps béni de l’inflation. La bouteille de gin a pris plus de 5 %, j’économise le tonic et le citron vert. Un peu plus d’eau dans le pastis, c’est bon pour la santé : je me remercie déjà pour les années à venir quand, à l’heure de la soupe, j’avalerai à petits bruits gênants mes cinq légumes bienfaisants. De saison, les légumes. C’est moins cher. Fini le gaspillage, la pauvreté donne de la valeur aux biens. Moins de tennis, moins de réceptions : faut pas jouer au riche, car je n’ai pas le sou.

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Retour au temps béni de l’inflation. Bien concentré sur mon unité de consommation, je donne du sens à ma vie. C’était mieux avant. C’était plus sain. C’était plus simple. Fini le gaspillage, je consomme éthique. En contact direct avec la réalité, la simplicité, l’authenticité. Je me contenterai d’une cabane au Canada, sauvé du maelstrom administratif des taxes et des services fiscaux. J’attendrai le jour et la nuit – on voit bien la Voie lactée –, l’équipe de tournage de TF1 ou M6 pour prouver, à la terre entière, mon bonheur. Retour au temps béni de l’inflation. Je vais pouvoir débattre du prix de l’huile, de l’augmentation des courses au supermarché, de la réduction des volumes, bref, du coût de la vie. Et de ce qui me reste pour vivre. Moi qui manque considérablement de sujets de discussion avec mes semblables, je trouve maintenant de quoi débattre longuement sur la déraison de notre monde. Tu verras, on se retrouvera sur les barricades pour se battre pour de meilleurs salaires, défendre mon plan épargne et mes investissements SICAV. Ah, le temps béni de l’inflation qui justifie et renforce mon agacement, mes critiques et mes anathèmes. Des maux de tous les jours. Déjà octobre et je n’ai pas vérifié le prix des chrysanthèmes. Au bord des prospectus, mon regard se porte sur NOVO 70, rose-bonbon, petite sucrerie culturelle que je m’autorise. Dès que je l’aperçois, alors je sens en moi mon cœur qui bat : est-ce que la rédaction a réduit le nombre de pages, de photos, de signes espace-non-compris ? Débusquer la tromperie, rendre gorge à la futilité, dénoncer la forfanterie sur le grand réseau mondial. C’est une cause dont je connais la part de bonheur. Mes mains tremblent, il faut de la méthode. Je consulte, je compulse, je compare. Rien. Rien à dire. NOVO ne connaît pas l’inflation. NOVO semble passer par-dessus la crise. C’est sûrement du boulot. Le lundi, le mardi, le mercredi, le jeudi, le vendredi, de l’aube à l’aube.


24.11.23 — 07.01.24 Entrée libre kunsthallemulhouse.com

Hannah Cooke, Red Flag: Den Stier bei den Hörnern packen, 2023 © Hannah Cooke & VG Bild-Kunst, Bonn 2023

Julia Armutt, Ruth Baettig, Paula Beck, Elie Bouisson, Hannah Cooke, Valentine Cotte, Hannah Gahlert, Pascale Grau, Nicole Hassler, Paul F. Millet, Eva Rosenstiel, andreasschneider, Kathrin Siegrist & Iva Wili, Virginie Sistek, JJ von Panure, Miriam Wieser, Katharina Anna Wieser, Valie Winter, Lisa Wintermantel


lectures

AVEC JOHN CASSAVETES De Quentin Victory Leydier — Lettmotif

CENT VINGT De Léo Henry — La Volte Il y a des auteurs qui carburent aux psychotropes, d’autres qui tournent aux défis littéraires et aux contraintes d’écriture. Pendant dix ans, Léo Henry s’est astreint à envoyer par mail une nouvelle d’au moins 1 000 mots par mois. Les 120 textes qui en résultent sont rassemblés dans ce paquebot de 900 pages et ouvrent sur autant d’espaces de liberté et d’expérimentation. On y trouve une inépuisable diversité de genres, de styles, de formes, de thèmes et d’univers. Des fictions apparentées aux littératures de l’imaginaire, tout comme des textes documentaires ou autobiographiques, mais aussi des tentatives de mise en forme numérique, des collaborations avec d’autres artistes, des recettes de cocktails et même des blagues ! « La plus grande prison dans laquelle chacun de nous se débat est celle de sa propre imagination », écrit l’auteur, que ce recueil consacre comme l’un des grands inventeurs de la forme courte. « À votre bonne santé. » (N.Q.) FOI, ESPÉRANCE ET CARNAGE De Nick Cave et Sean O’Hagan — Éditions de la table ronde Au fil des ans, Nick Cave est devenu la figure visionnaire de notre temps, annonciatrice de ce qui advient. À longueur de chansons ou de textes, il prédit le chaos du monde dans lequel nous évoluons, pantins désarticulés que nous sommes. Cette détresse, il a eu le malheur de la vivre récemment dans sa propre chair. Or, dans la série d’entretiens qu’il a accepté de mener avec Sean O’Hagan, journaliste et critique au Guardian, il entrouvre la porte pour laisser passer la lumière. La lecture de ce dialogue délicieux en dit beaucoup sur notre condition et notre destinée. Une lecture souvent émouvante, plus que salutaire, absolument nécessaire. (E.A.)

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L’œuvre de John Cassavetes est un flux dans lequel on aime se replonger régulièrement pour vérifier que l’on n’a pas trop baissé les bras et que l’on est toujours à peu près vivant (« Ce n’est pas mieux de se battre pour réaliser ses rêves, se battre et perdre, plutôt que souffrir et rêver dans son coin ? »). L’auteur de ce livre garni de photos et citations n’a pas d’autre ambition que de donner envie de se plonger ou replonger dans cette énergie folle que sont les films de Cassavetes « ni moraux ni immoraux, simplement amoraux ». Il le fait très librement en se coulant dans l’œuvre du réalisateur de Faces, Husbands ou Love Streams. Comme Quentin Victory Leydier l’écrit lui-même à la fin de son ouvrage, « le cinéma de Cassavetes n’est pas fait pour les spécialistes, il ne peut s’appréhender que par le biais de nos propres sentiments ». (P.S.) ROCK LA FRANCE. 60 ANS DE GUITARE ET D’ÉLECTRICITÉ. Collectif — Marabout Écrit sous la direction de Patrice Bardot, Alexis Bernier et Didier Varrod, ce gros pavé richement illustré est une anthologie qui tombe à pic pour les Pères Noël en mal d’inspiration. Si certains choix sont discutables à l’infini (Johnny Halliday à la rigueur, mais pourquoi Jeanne Added ?), on apprécie plus particulièrement les pages consacrées aux villes françaises (Rennes, Nantes, Lyon… mais pas Mulhouse ni Besançon). Avec une mention spéciale à Thierry Danet (crédité Daney, on ne prête qu’aux riches) qui profite de l’occasion pour nous gratifier, en quelques pages incandescentes, d’une histoire du rock à Strasbourg en forme de récit à la strasbourgeoise, zigzaguant de Lenz à Kat Onoma en passant par M et les Maudits et toutes les personnes, lieux et aventures qui ont marqué le toujours chic directeur de la Laiterie. (P.S.)



sons

ANGIE MCMAHON Light, Dark, Light Again / Gracie Music Le dernier album de la jeune Australienne pourrait bien être le remède à la morosité ambiante. Tout au long des treize morceaux, Angie nous embarque dans un voyage qui, s’il n’est pas toujours de tout repos, conduit à la plus belle des destinations : la paix intérieure et l’amour de soi. Une voix qui n’a pas son pareil, des compositions solaires et une écriture poignante de sincérité, ce nouvel opus invite autant à la contemplation qu’à l’introspection, chaque titre offrant une piste de réflexion à s’approprier. Dans une société où le développement personnel est une activité prisée, Angie McMahon délivre une leçon de vie salutaire. (C.J.) TSXGS Thibaut Sibella and The Graveyard Shift / autoproduit Notre scène à l’est était déjà acquise à Thibaut qu’on entend depuis une dizaine d’années dans des formations aussi différentes que prolifiques : The Yokel et Tess. Désormais, le jeune Messin répond à l’appel de l’indépendance et officie sous son propre nom, une mise à nu dans laquelle il nous chante ses émotions, ses ressentis, ses souvenirs… Seul ? Pas tout à fait. Pour livrer ce premier disque folk endiablé, teinté de bluegrass, la voix puissante de Thibaut est accompagnée du banjo et de la contrebasse des copains. Résultat, Thibaut Sibella & The Graveyard Shift est un condensé de bonnes vibes qui se déploient et se vivent pleinement sur scène. (C.J.)

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JULIE BYRNE The Greater Wings / Ghostly International Ça faisait bien longtemps qu’elle ne nous avait guère donné de nouvelles – six ans déjà ! – et Julie Byrne avait fini par nous manquer. La sortie du disque nous renseigne sur la durée d’un tel intervalle : la disparition de son compagnon et principal collaborateur explique bien des choses, et notamment la tonalité de ce disque de deuil commencé avec son ami, et malheureusement terminé… sans lui. Cette artiste délaisse le folk pour s’adonner à quelque chose de plus aérien, plus évanescent, avec une émotion demeurée intacte. Nous l’aimions déjà, nous avons le sentiment de l’aimer plus encore. (E.A.) BLONDE REDHEAD Sit Down for Dinner / Section 1 Une si longue attente : pas moins de neuf années séparent cette nouvelle tentative de la précédente. Et ce ne sont pas les belles compilations ni l’album solo de Kazu Makino qui nous auront comblés de patience. Au point que nous désespérions de les voir revenir. À l’écoute de ce nouvel opus, force est de constater que notre trio préféré n’a rien perdu de sa superbe : une fois de plus, il a su se renouveler avec une pop tout en suspension, délicate dans ses intentions et dont le chatoiement se fait un peu plus jour à chaque instant. L’électricité est contenue, mais la dissonance est là, comme à leurs plus belles heures, avec ce brin de maturité et d’étrangeté qui rend la chose encore plus intrigante pour ce groupe d’une vie. (E.A.)



JC POLIEN 1964-2023 Par Marion Guilbaud

J’aime beaucoup cette photo de JC sous la neige, dans la rue des Granges à Besançon, la rue où il résidait depuis quelques années, une photo très loin de ses critères esthétiques. Une photo prise au débotté, je trouve qu’elle dit beaucoup de lui… Il a le regard doux, à peine ailleurs, comme en train de voir la prochaine image, avec ses yeux bleus comme lui. Avec aussi ce léger sourire, comme si la situation l’amusait et les situations l’amusaient souvent. JC était sensible aux décalages, aux objets insolites, aux silhouettes originales, aux visages cassés, marqués, aux looks improbables… À propos de look, il est d’ailleurs pas mal le sien sur cette photo, avec cette association veste à carreaux seventies et grosse écharpe de laine rayée. JC le roi des petits foulards autour du cou, des chemises aux cols pelle à tarte, des gilets sans manche, avec son élégance surannée, son goût pour la fripe, pour les fringues usées, jugées obsolètes, sa passion de la chine. Celui ou celle qui n’a jamais déménagé JC, ne peut imaginer le nombre d’objets récupérés ici et là, son intérieur décoré comme une scène de théâtre. Je ne compte plus les cartons portés ensemble… Un sourire comme s’il n’était pas dupe, et il ne l’était pas. Ni de son statut de photographe. JC ne se mettait jamais au-dessus ou à côté des sujets ou des objets qu’il photographiait. Avec lui, tout le monde était au même niveau : le guitariste d’AC/DC comme le cordonnier de la rue de la Madeleine, le couple des White Stripes comme la couturière du Covid. À sa dernière exposition à la Galerie de la Poste à Besançon, les tirages étaient tous alignés sur le même plan, presque tous au même format. Et ça en dit long sur le regard que JC posait sur le monde : un monde qui pouvait le rendre fou de désir comme de colère, mais dans lequel il défendait le droit à chacun et chacune d’exister. Pas dupe non plus de ce qu’il avait devant les yeux, JC ne copinait pas avec les sujets qu’il photographiait ni avec leur entourage quand il s’agissait de personnages publics, ça, j’ai pu le constater et l’apprécier lors de nos nombreuses collaborations parisiennes. Non, il cherchait juste

la sincérité de ce qu’il regardait, ce n’était pas un photographe de l’éphémère, de l’instant saisi dans la rue, c’était un obsédé du cadre, de la mise en scène afin que tout ce qu’il capturait avec son appareil soit comme magnifié. Avec JC, le monde, les hommes, les femmes, les objets étaient regardés intensément, avec de la saturation, avec du contraste, tout irradiait. Et je ne peux m’empêcher de sourire, moi aussi, en regardant l’arrière-plan de cette photo, prise par Emmanuelle, sa sœur chérie, avec la vitrine Optic 2000, un opticien derrière un photographe, JC aurait adoré ce décalage… Le regard toujours.

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