NOVO 40

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Quel est le chemin qui vous a menée de la gare du Nord au bois de Vincennes ? C’est l’enfer et le paradis. Je n’en pouvais plus de la porte de l’enfer, de ce monde. D’une certaine façon la gare du Nord c’est la ville au maximum. Un million de personnes transitent quotidiennement là, uniquement dans le minéral. C’est magnifique mais c’est épuisant, c’est une folie de rester dans cette foule qui bouge. Après, on a toujours le sentiment que les lieux vous échappent, même s’ils ne bougent pas et cela demande un acharnement de mon désir, qui ne doit jamais fléchir. Vous dites que le propre du documentaire est d’avoir une idée et d’improviser. Est-ce pour cela que vous allez plus souvent vers le documentaire ? Sans doute, mais c’est aussi une question économique. Faire un film demande beaucoup d’efforts, et le fait d’attendre de pouvoir le réaliser est très déstabilisant. La fiction est plus industrielle, il y a des méthodes, on collabore avec un plus grand nombre de personnes, ce qui induit toute une façon de travailler. Faire évoluer ces habitudes demande énormément d’énergie. S’il est très difficile également de réunir de l’argent dans le documentaire, on est souvent plus libre. Pour Gare du Nord, parfois nous étions trente et nous avons tourné avec autant de facilité que si nous étions quatre. Mais j’ai pu le faire parce que j’avais beaucoup préparé. Je connaissais parfaitement la gare et cela ne me faisait pas peur. Après, ça dépend… Je m’interroge

énormément sur ce qu’est une histoire et parfois la réponse est documentaire, parfois cela passe par la fiction. Lors d’un échange avec l’autrice Annie Ernaux, vous dites que la honte était le moteur de Récréation et de 800 km de différence/Romance. Quels seraient les moteurs de vos autres films ? C’est difficile… Ce sont des choses intimes, un mélange de questionnement formel et de réalité émotionnelle. Je ne pourrais pas dire que Le Bois dont les rêves sont faits a pour moteur la honte. Je sais que si j’ai fait ce film, c’est parce que j’ai grandi à la campagne. D’une certaine façon, le bois de la ville est un peu un récit du temps qui a passé entre mon enfance à la campagne et la fiction qu’il en reste quand je vais au bois. Mais je suis loin d’être la seule dans ce cas. Pour Les Bureaux de Dieu, ce sont de façon extrêmement masquée des choses de ma vie, que je partage avec d’autres. Au planning familial, on assiste à différentes étapes de la vie d’une femme. Récréation, c’est particulier, car la honte est une chose très forte quand on est enfant, dans la cour d’école. Si la cour de récréation est un endroit pour être libre, se confronter entre égaux, entre semblables, il n’est pas dit – comme pour le bois – que ce qu’on va y faire est bien. Pour Gare du Nord, j’avais la vision d’une sphère : comme si le monde était une sphère tournant lentement et à laquelle plein de personnes s’accrochent en tentant de ne pas tomber. Concernant Ça brûle, qui est aussi un film forestier, il y avait l’idée d’un monde. Enfant,

dans le Var, le monde m’apparaissait comme quelque chose de rond, avec la campagne, la forêt, le village et le reste du grand monde loin. C’est une espèce de cercle, une cosmogonie, et Ça brûle raconte quelque chose de cet espace-là. Annie Ernaux dit chercher dans ses récits à atteindre le réel. Pourriez-vous reprendre cette idée à votre compte ? Oui, mais dans le sens où le réel est quelque chose qui est construit. C’est pour cela qu’elle parle de « chercher à atteindre », ce n’est pas donné. Rien ne l’est. C’est comme lorsque les gens disent « vous avez planté votre caméra » : on ne plante rien… Toujours à Annie Ernaux, vous déclariez : « Pour moi, le côté politique, c’est le côté “ici et maintenant”, (…) je parle de ce dont je peux avoir la prétention de rendre compte. » J’ai toujours filmé ce qui est proche de moi en essayant de regarder cela de façon plus lointaine. C’est peut-être un principe très fictionnel finalement, dans le sens où les journalistes se déplacent, les romanciers moins. Je pars d’où je suis, j’ouvre la porte en bas de chez moi et regarde tout ce que je peux filmer à partir de ce point. Des femmes anthropologues ont mené il y a plusieurs années une enquête sur un village près de Lyon, s’intéressant aux relations au sein de ce lieu. Je me suis identifiée à ce mouvement qui considère qu’observer ce qui se trouve autour de nous peut permettre de dessiner un bout du monde. J’ai aussi une position plus picturale, que j’ai essayé de défendre lorsque j’ai fait 800 km de différence/Romance. Cela consiste à considérer que le sujet n’est pas ma fille mais une jeune fille. Nombre de peintres ont fait cela, s’intéressant à ce qui est proche, domestique, etc., et disant que c’était un tableau de la vie européenne. Il y a dans le cinéma documentaire quelque chose de proche de la peinture, qui est devenue à un moment documentaire. Cela consiste à partir de ce qu’on connaît du particulier et à le rendre universel. On peut considérer que c’est politiquement peut-être un peu douteux, mais ça a le mérite d’être plus sincère. LE BOIS DONT LES REVES SONT FAITS www.clairesimon.fr

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