Lino'Mad n°5 - mars 2018 - Nord

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N°5 mars 2018

Prix libre

nord

Mensuel nomade

12 Pages


2 Sommaire Extreme cruising at Dunkirk

Pourquoi Gino le Pieux n'a jamais gagne

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Paris-Roubaix ? 8-9

Verminoise Vol .1 4-5

Le joueur de

Dehors Je sus !

de

Godewaersvel 6-7

10-11

Se remplir de pintes jusqu'en haut

ont participé All' kids in my heaà ce numéro : d, Verminoise, Charle Rodrigue Florac, Marc Brunier-Mest s Pennequin, as, L'Antik Arbone , Georges Sable, Gra s-Double le logo et la Une sont de : Ludion Depojo maquette : DodZ Lino'Mad est un mag tif créé en octobr azine à but non lucrae participation volont2017. Il repose sur la aire de ses auteur s nous n'avons mal temps de vérifier heureusement pas eu le toutes les inform ations édité par l'associa tion Lino'Mad contact@linomad.fr retrouvez-nous sur notre page issuu.com/linomad Facebook et

All' kids in my head

directeur de la pub lication : Léo Devillers


mémoire

Extreme cruising at Dunkirk

La réalisation du film « Dunkerque » par Christopher Nolan a sorti de l’ombre de nombreux oubliés de l’opération Dynamo. C’est le cas notamment de Ferdinand, soldat français âgé de 20 ans au moment où il défend la poche de Dunkerque. Ferdinand a aujourd’hui 98 ans. Il se souvient encore de chaque détail, des lieux, des visages, des prénoms… Sa mémoire infaillible a largement été exploitée par le réalisateur pas encore oscarisé et a été un support d’inspiration majeur pour le film. Ferdinand livre un témoignage singulier de Dunkerque dans ses mémoires « Voyage au bout de la plage » et « D’une dune à l’autre ». Extrait choisi : « La plage, cette étendue immense, plate, allongée devant nous, elle attendait de nous engloutir. De nous étreindre jusqu’à l’étouffement. Et on voyait depuis la promenade, les soldats alignés en queues tremblantes, interminables, dressées face à la mer. Attendant le foutu bateau ou le repos. Il a fallu que j’y aille, moiaussi, faire la queue. Insoutenable. Une blitzkrieg de beaux mecs. Envie de tous les sauver. Je me range derrière un blondin dont j’apprends le nom par ses voisins, James. J’essaie de baragouiner deux mots « Ha ouare you », il tourne sa tête blonde et plonge ses yeux bleus dans les miens. « What do you think ?! » qu’il répond. Je souris bêtement car je ne comprends rien et lui tends ma flasque d’eau de vie. On boit, un pas après l’autre la digue se rapproche et nous aussi. Mon casque Adrian se reflète dans les yeux de James. Puis soudain un grondement dans le ciel et toutes les têtes se le, sab le tions s a n da sens e, lag des a perche l Sur rech je

lèvent, suppliantes. Un avion de la Luftwaffe. L’ordre de la queue éclate et les soldats se dispersent en pagaille. Je prends James par la main et nous courrons vers les dunes les plus proches. J’ entends des explosions, du coin de l’ œil je vois le sable jaillir et la chair rouge qui gargouille. J’ ai perdu le contrôle de mon corps, c’ est une autre force qui court et qui tire la main de James. Un bruit sourd éclate derrière moi et je suis poussé brutalement à terre. Nous sommes au pied de la dune avec James et un autre beau mec qui nous a suivis. On est allongés, épuisés, essoufflés et on se regarde. Je ne sais pas si je suis au paradis ou si je suis mort. James est magnifique, il a du rouge dans les cheveux et du sable sur la joue. » L’ expérience de Ferdinand a été capitale pour orienter le casting, il est notamment à l’ origine du choix d’ Harry Styles et de Tom Hardy dont les jeux d’ acteurs étaient, selon lui, « les mieux à même de retranscrire la tension présente sur cette plage ».

Rodrigue Florac

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4 musique

Verminoise Vol.1

e de promesses – en Avril 2014, qu'une C’est au retour d’une tournée – pleindéfi diabolique : traquer les groupes, un lance se x bande de Lillois véreu séquestrer, sucer leur musique, les ours, alent les meilleurs du tout Lille et faire plein d’oseille.

Il fallait créer une asso, déjà, pour para ître réglo : Verminoise (ça donne le ton), puis ratisser large.

s îne alors dan f naissant tra ti lec col e par le cca le, s’a Lil et sur En se basants et bars branchés de la grande ville, n. pla ss ine bus son ail n kt bie coc à les n de mener le fleuron musical local afi Pour preuve de sa crédibilité, il sort à la mi-2017 l’album Hyperpoutre de leur première victime, les Dunkerquois Sandpipers, une pépite Sludge aux assonances Post-Hardcore, et co-produit l’album de Big Bernie, Yersey, sorti un an plus tôt sur le label Uproar For Veneration, une odyssée sous-marine monumentale, tantôt jazzy, tantôt dissonante et complexe.

1h30 de pur bonheur, somme toute, qui fera mordre à l’hameçon des groupes tels que Shaours, concentré Death/Black Metal énergique; Jurassic Leaf, et son Doom de l’ère Paléolithique Monsieur Thibault à la musique Pop expé délirante (paraît même qu’on voit des gens; danser à ses concerts) ; Manic Maya et ses ballades oniriques au chant réconfortant l’impérissable Valentin Carette, qui, cette fois, nous assène à visage découver ; t des morceaux savamment composés, revanche sur son double maléfique d’Idiot Saint Crazy… Rien que ça ; et j’en passe !

n, Le collectif enfin réuni, il était temps de passer àunl’actio album, istrer d’enreg lement naturel et l’idée lui vient recueil de morceaux inédits de l’ensemble des Vermines.

yle imparable. st un et , me ca e nn Bo ès tr la Cet album, le voici. C'est de


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de mieux Sobrement nommé Verminoise « Volume 1 », il dresse un panel de ce qui se fait Lille, grand le dans mi-Avril prévue est parution Sa . en musique indépendante lilloise chacun que urgent donc est il , concerts de salles et es disquair s chez les meilleur d’entre vous vous procuriez cette galette.

S'offrir une compile Verminois e, c’est soutenir les groupe de votre région, financer l’e s les plus audacieux nregistrement des futurs alb objecter face au saccage de ums du collectif, et faire plaisir aux oreillesla belle musique, de vos enfants.

Comines soon :

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6 chronique

Dehors Jésus !

le printemps ! se dit ça y est ! c’est ’il y a ce beau us Jés . eil sol u bea sent qu Il fait un ! st le printemps ; on Ç a se sent quand c’e ps qui s’étale pleinement dans les rues tem

Jésus aime se promener dans les rues quand il fait beau. Même quand il pleut il aime aller dans les rues, Jésus. Mais là, c’ est le beau temps. Un temps magnifique, comme il y en a parfois en mars. Seulement cette fois il s’ y promène pas Jésus. Il est malade. Il est pas dans la rue. C’ est rare les gens qui vont dans la rue, même quand il fait beau, se dit Jésus. C’ est dommage de pas fréquenter les rues, car moi je fréquente les rues, se dit Jésus. Mais les gens, en général, ils aiment pas les rues, même par beau temps ! Ils disent qu’ il fait beau, mais c’ est pas pour autant qu’ ils sortent dehors ! Peut-être à la veille de leur mort ils sortiront, se dit Jésus. Quand ils seront quasi rétamés ; c’ est là qu’ ils voudront descendre dans la rue. Quand ils seront à l’ article de la mort, c’ est là qu’ ils aimeront aller prendre le soleil ! Eh ben il sera bien trop tard ! s’ exclame Jésus. C’ est vrai quoi ! Lui aussi, il s’ est déjà vu à l’ article de la mort ; il s’ est déjà dit Si je suis malade, bien malade, malade à en crever, malade à plus bouger du lit, c’ est là que je regretterais la vie dans les rues ! La vie quand il fait beau et qu’ on se promène au bras d’ une femme ! Car c’ est encore mieux au bras d’ une femme se dit Jésus ! c’ est encore mieux quand c’ est pour aller se pelotonner contre une femme en marchant dans les rues. Mais parfois les gens n’ aiment pas ça ! Ils aiment

pas que les couples se serrent ! Ils aiment pas voir l’ homme se pelotonner contre la femme ! Ils aiment pas les gens, ils aiment pas non plus quand les couples ça s’ embrasse, en plein dans la rue ! Ça non ils aiment décidément pas ça les gens ! Et encore moins quand ça rentre dans les bars. A la rigueur aux terrasse de café. Jésus se verrait bien à une terrasse de café à l’ instant même ; il se verrait bien commander un bon demie, un demie de bière s’ il vous plaît ! il serait à une terrasse de café et il commanderait sa petite bière et il serait heureux comme un pape le Jésus ! Il attendrait une femme. Ça serait une toute nouvelle femme, qui viendrait comme ça, comme le beau temps ; il l’ a connaîtrait depuis peu et ils se verraient pour les premières fois aux terrasses de cafés et ils s’ embrasseraient. Jésus vivrait bien ça aujourd’ hui ; aujourd’ hui qu’ il fait beau comme un sou neuf. Aujourd’ hui il se verrait bien comme un beau jeune homme à une terrasse de café. Il serait plus si jeune mais ce jour-là il aurait l’ air jeune. Et puis la femme qu’ il rencontrerait elle lui dirait qu’ il fait encore jeune. En tout cas il fait pas son âge le Jésus ! il a pas l’ air d’ avoir cinquante ans. Pas tout à fait cinquante, d’ ailleurs. Il en a peut-être quarante-cinq à tout casser ? Et la femme lui dirait qu’ il peut pas vieillir, avec les yeux qu’ il a. Il a des yeux tout bleus le Jésus. Un peu de vert quand même. Mais quand on regarde vite fait, on se dit qu’ ils sont bleus clairs. Et la femme qu’ il aurait rencontré lui avait dit que ça conservait d’ avoir des yeux pareils ! Les yeux bleus ça conserve, lui aurait dit la femme ! En effet, ça doit être dû à mes yeux que je vieillis pas trop mal, se dit Jésus. Mais là, pas moyen de décamper de cette turne. J’ irai bien dehors voir cette femme, aller dans ce café, m’ asseoir à une terrasse, mais j’ ai trop mal, suis trop fatigué ; il fait tout sombre ici


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Lino'Mad n°5 - mars 2018

alors que dehors il fait si beau ! Dehors on serait là à s’ embrasser avec la femme, on irait dans les bars et on se ferait même virer parfois. Il y a des patrons de bars qui n’ aiment pas qu’ on s’ embrasse. En France surtout. En Belgique moins ; ils aiment bien les amoureux chez les Belges. En France, y a que là que ça peut lui arriver à Jésus, avec une femme. Ils seraient fous amoureux, alors ils se seraient retrouvés dans une rue. Ça aurait pu être n’ importe quelle rue en France, la femme serait arrivée en covoiturage. Ils se seraient retrouvés dans une rue, une rue un peu crade et très animée, il ferait un peu beau mais sans plus. Peu importe qu’ il fasse beau se dit Jésus ! Peu importe qu’ il y ait du monde ou pas, quand on est amoureux ! On se fout de la rue où on est, de la ville où on se trouve, le pays même ! On se fout pas mal de savoir s’ il pleut ou s’ il fait beau ! On pourrait être dans n’ importe quel endroit et du coup on serait allés dans un bar, n’ importe lequel ! Celui-ci s’ appellerait La France. Tout un programme ! se dit Jésus. On rentrerait là-dedans, on s’ accouderait au comptoir du bar et on s’ embrasserait goulûment ! Une vraie soupe de langue ! On n’ a que ça à faire quand on s’ aime comme des fous, se dit Jésus. Peu importe l’ endroit où qu’ on se trouve ! Peu importe les gens, on pourrait même se trouver dans un endroit très moche, on le verrait même pas ! ils pourraient nous balancer toute la musique nulle qu’ ils savent mettre, on y entendrait rien ! On serait totalement

concentrés à s’ embrasser, comme dans ce bar La France. Dans ce bistrot, le patron le couple l’ entend grommeler et tout à coup ils le verraient disparaître dans l’ arrière fond, à la cuisine, pour parler à un type. Un type avec une sale gueule pas possible apparaîtrait, se dit Jésus, il arriverait dans le comptoir et regarderait les amoureux : On s’ embrasse pas ici ! Vous payez vos consommations et vous déguerpissez, qu’ il dirait le type à la sale gueule ! Vous aimez pas l’ amour ? lui dirait Jésus. Non ! On n’ aime pas l’ amour ici ! auraient rétorqué en chœur le type à la sale gueule et le patron du bar. On n’ aime pas ça l’ amour, c’ est dégueulasse ! Allez voir ailleurs ! Cassez vous ! Et alors l’ amoureuse voudrait partir de La France sans payer. Mais lui Jésus il raque, même si on l’ engueule. Jamais de café ou de restaurant basket avec son amoureuse le Jésus ! Il préfère toujours payer l’ addition ! On en vivrait de ces trucs si je me décidais à sortir, se dit Jésus. Mais même si j’ avais envie de prendre le frais, ça me serait bien impossible. Je ne peux pas bouger de mon lit, je vois par le vasistas que dehors il fait beau à crever. Pourquoi on prend pas l’ air plus que ça quand on est bien portant ? se demande Jésus. Pourquoi faut-il que les gens s’ enferment, qu’ ils aillent au bureau, qu’ ils s’ enferment chez eux, dans leur bagnole ou dans leur bureau. Il faut tout le temps que ça reste enfermé, se dit Jésus.

texte : Charles Pennequin illustrations : Marc Brunier-Mestas


8 religion Pourquoi Gino le Pieux n'a jamais gagné Paris­Roubaix ?

C'est l'une de ces injustices comme l'histoire aime tant en produire : la mythique course aux pavés, L'Enfer du Nord - la trop bien nommée –, a toujours souri aux crevards, aux escrocs et aux impies en tout genre : un frère Dalton (Pélissier), un coco notoire (Coppi), un gitan édenté (De Vlaeminck), un VRP de province (Moser), un blaireau (Hinault), un vague sosie sexiste de Mélenchon (Madiot), un cocaïnomane (Boonen) et même un motard du dimanche (Cancellara) y ont tous pactisé avec le Malin contre un shoot de gloriole sur le vélodrome André-Pétrieux. A contrario, le plus juste et le plus méritant d'entre tous, Gino Bartali, dit Gino le Pieux, ne s'est jamais illustré sur la Reine des classiques… Paris-Roubaix, d'où te vient ce cynisme ? Avant toute chose, mettons-nous au clair : à l'évidence les routes du Nord, véritables chemins de croix tantôt pour l'organisme, tantôt pour l'esprit, ne sont pas taillées pour les hommes de peu de foi ; bien au contraire, quiconque s'y est déjà aventuré par une température proche des négatives ou sous un déluge impromptu, pour peu raisonnable qu'il soit, bravant les longs faux plats sinueux et leurs cortèges de limaces ratatinées, avec pour seule compagnie les terrils, les blockhaus et autres cimetières anglais, les chemins communaux embourbés et non balisés, l'infecte purée de poix qui coagule dans les bronches, les giclées de bouillasse réfrigérée entre autres éléments gluants, sait qu'elles vous transformeraient le plus chevronné des athées en mystique absolu. J'en tiens pour preuve mon exemple personnel, pas plus tard que la semaine dernière. J'étais parti voir les phoques et les bikinis sur la plage d'Ostende, et je m'en retournais tranquillement en longeant la côte, franchissant sans encombre Nieuwpoort puis De Panne – où je pus remplir ma musette, du moins croyais-je – avant de tourner le dos à la mer et de repiquer vers le sud, en direction de la métropole lilloise, où l'on m'attendait le soir ; même, il y avait ce jour-là l'une de ces lumières cristallines d'hiver qui vous donnent du baume au cœur. Je faisais alors mes O T h, my his Gino Dex man y's wa , ms m y hy b igh omb

ers

,

derniers tours de roue en Belgique, avant de regagner les Flandres françaises, et déjà le pédalage me parut soudain plus laborieux, ma perception du paysage altérée : sous mes pneus usés chaque hectomètre devenait une lieue, chaque élévation un mur infranchissable. Je passai tant bien que mal la frontière à Hondschoote, et m'avachis quelques instants sur le banc devant l'église à moitié tétanisé par les crampes, le froid et la fatigue. Là je sors en hâte l'espèce de salami acheté plus tôt, sans même prendre le temps de l'assortir à un morceau de pain, que je recrache aussitôt ; trop dégueulasse – plus jamais je fais confiance à l'UE pour la charcutaille ! C'est donc résigné et non rassasié que je repars à l'assaut de la campagne. À Killem tombent les premières gouttes et je pense au titre bien inspiré de Metallica « Kill 'Em All », à Rexpoëde je suis déjà bien trop trempé pour me soucier de comment diable ça se prononce, la nuit me surprend juste après sur la D55 du crépuscule quand j'approche de Wylder, à Wormhout je suis au bord du burn out. La tempête redouble alors d'intensité, j'ai l'impression de me débattre à l'aveugle dans une soufflerie géante et d'essuyer une lame de fond à chaque semi-remorque croisé. Les lumières m'abandonnent – connerie de connectiques USB ! –, je suis là comme un pénitent au milieu de l'obscurité sur une ancienne voie romaine à déchiffrer péniblement le marquage au sol ; il n'y a pas un arbre pour s'abriter, plus un hameau où se réfugier. C'est alors que, surgi de nul part, un éclair vient strier le ciel et je suis, l'espace d'une fraction de seconde, témoin d'une apparition : c'est la vierge spectrale, bienveillante, tout là-haut qui m'ouvre ses bras, me montre le chemin comme un phare dans la nuit. Dans ma situation actuelle – perdu, transi de froid - rien ne devrait m'inciter à croire au salut à la seule vision furtive d'un monument perché sur une butte, et pourtant je sais que je suis sauvé. Je livre mes dernières


forces dans la bataille, avale ce qui reste de voie romaine et entame l'ultime ascension en danseuse sur le gros braquet - mon dérailleur s'est grippé ; il y a des passages à 7 % je dirais à la louche, qu'importe, je ne sens plus la douleur. Sans crier gare, me voilà au sommet. Je m'arrête net, hagard, titubant, dans un mélange de délivrance et d'égarement, et que vois-je...

C un eci e n vi 'e er st ge p as

Ce n'est pas Marie qui s'élève sur un clocher, c'est… c'est un moulin à vent et ses putains d'ailes que j'ai pris pour la vierge ! Tout piteux, je commence déjà à redescendre la pente, mon vélo Rossinante à la main, et je cherche la première lueur dans la rue déserte pour demander l'hospitalité. Là une lumière derrière les carreaux ! Ce n'est pas une habitation normale, c'est bien mieux, c'est un estaminet. Non sans une pointe d'excitation, je vois que la lourde porte

Un jumelage qui fait sens

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affiche encore « ouvert », j'attache mon vélo à double cadenas – un jour je demanderai à mon psy d'où vient cette paranoïa –, et je pénètre d'un pas fébrile. L'ambiance chaleureuse et conviviale, le feu, les énormes choppes, la déco désuète très soignée, les tables en bois massif, contrastent avec l'absence totale de clients. « Asseyezvous, vous devez avoir soif ». La voix douce de la tavernière me désarma, moins parce que je remarquai seulement sa présence que parce qu'elle me donna la vive impression de m'avoir attendu tout ce temps. Je m'exécute et elle me tend l'instant d'après, le bras nu, une pinte de bière du Reuze. Bien qu'elle soit fraîche, très fraîche, je sens mon corps se réchauffer à chaque longue gorgée. « Tu dois être fatigué ». D'où lui venait cet accent latino si charmant ? Un vestige des Flandres sous domination espagnole peut-être, ou un prolongement de cette farce donquichottesque ? J'appris qu'elle était originaire de Corumbá, tout à l'ouest du Brésil à la frontière bolivienne. Quand on l'informa que sa ville se jumelait avec Dunkerque en 2006, elle voulut croire en son destin et partit tenter sa chance sur le port de la mer

du Nord. Elle enchaîna alors les petits boulots dans la région, d'abord docker, jusqu'à celui-ci au Mont Cassel. Jamais très longtemps ; car dès qu'elle veut en changer, elle fait une offrande à l'Ekeko le dieu inca de l'abondance, très vénéré encore aujourd'hui en Bolivie – elle me montre une statuette recouverte de grigris entre deux bouquets de houblon –, et, généralement, un meilleur plan s'offre à elle peu après. « Tu devrais aussi essayer ». Le lendemain matin, j'achetai donc un paquet de Gitanes – la même marque que mon vélo –, j'en lâchai une à l'Ekeko, je fis des adieux émus à la tavernière, et je finis par rejoindre Lille avec près de vingt-quatre heures de retard. t

oe kek o L'E gar ma

Mais revenons-en à nos moutons : il est en réalité fort probable que Gino Bartali n'ait jamais participé à Paris-Roubaix. L'Antik Arbone

9


10 sports

Le joueur de Godewaersvelde

Sur la rue de Béthune ce Samedi après midi, régnait le va-et-vient habituel des passants, soucieux d'associer leurs claquettes dernier cri avec l'une de leurs chaussettes préférées. Je pressais le pas, impatient de rejoindre mes amis hebdomadaires et d’échapper par la même occasion à la pluie fine et pénétrante qui tombait en continu depuis deux jours déjà. Ils étaient tous là, à m’attendre sur le parvis de la vieille bourse. Autour du bourloire improvisé ils débattaient du montant des impôts que la descente en Ligue 2 du LOSC allait nous imputer. Parmi eux, je reconnaissais le petit Maes, jeune prodige du Godewaersvelde (boule flamande) qui nous faisait subir défaites sur défaites depuis le début du mois.

« Maes et les siens remportaient la partie, ivres de joie »

J’ étais alors désigné par mes camarades pour découvrir l’ identité de notre sauveur et le convaincre de revenir le dimanche suivant. Je décidais donc de le suivre à travers les ruelles pavées du vieux Lille. Il était dixhuit heures et il ne pleuvait plus. Il s’ engouffra dans l’ un des nombreux estaminets de la rue de Gand. Le lieu était authentique, des tables en bois massif accueillaient de nombreuses boissons aux céréales et le houblon qui recouvrait le plafond de briques rouges tamisait agréablement la salle. La musique urbaine qui passait à la radio contrastait singulièrement avec le lieu. Et alors que le tube du célèbre rappeur flamand Joole « Welsh alors » m’ accompagnait, je pris place aux côtés de notre mystérieux acolyte. Il m’ avait vu le suivre et n’ était pas surpris de ma curiosité à peine dissimulée. Il venait de Marseille, son accent l’ avait trahi depuis longtemps mais il était fier de le souligner, comme si son origine était son premier trait de caractère. Élevé par une famille de buralistes, il passait ses matinées à jouer au tiercé et ses après-midis sur les terrains de boules. Mais notre inconnu avait un secret. C’ était le seul Marseillais sur qui le pastis n’ avait aucun effet. Au début, par peur d’ être mis sur la touche, il feignait de préférer le 51 au Ricard, il prenait soin d’ augmenter le www.museedelaboule.com

J’ étais arrivé, la partie pouvait commencer. Comme à son habitude, Maes survolait les matchs. La nonchalance précédait ses coups et l’ indifférence ses victoires. Nous essayions de maintenir un semblant d’ opposition en élaborant des stratégies aussi complexes que largement au-delà de nos capacités techniques, en vain. Au cours d’ une partie, M. Leroy fuit le bourloire de dépit, prétextant avoir une carbonnade sur le feu. Il ne supportait plus d’ être tourné en ridicule par un jeune impétueux qui ignorait tout de l’ histoire de la boule flamande et dont l’ orgueil n’ avait d’ égal que son nombre de cousins. Heureusement, un curieux qui observait les parties depuis le début se proposa de remplacer le vétéran à l’ égo égratigné. Ce fut comme une révélation. Il était aussi bon pointeur que frappeur, ses boules louvoyaient entre les écueils déposés par Maes et finissaient toujours par atteindre l’étaque. Malgré une partie très mal engagée, nous finissions sur un score de treize à dix après avoir marqué sept points consécutifs. Maes décréta qu’il était tard et prit congé sans daigner saluer ses adversaires. Lui qui prenait habituellement le temps d’accorder un conseil condescendant à chacun d’entre nous, s’éclipsait, ébranlé par les premières secousses d’une révolution qui ne tarderait pas à le renverser.


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volume de sa voix après quatre verres environs et aimait à lancer des « Putaaaaaing » sans raison apparente. Mais lors des nombreux aprèsmidis de pétanque, sa différence le conduisait à la solitude. Ses camarades de jeu ne pouvant plus assurer correctement leur rôle après quinze heures, il passait donc le reste de la journée à assumer tous les postes en même temps. Il pointait, tirait et jouait dans les deux équipes à la fois. Déçu par le manque d’implication de ses coéquipiers il finit par jouer contre lui même, il compartimentait son raisonnement et anticipait ses réactions sans se les dévoiler au préalable. Enfin stimulé, son niveau augmenta considérablement et il devint très vite le plus jeune champion du monde de la pétanque. Je n’ai cependant jamais vérifié cette information... Malheureusement, à force de segmenter son esprit, il fut atteint d’épisodes de schizophrénies fulgurants qui forcèrent sa famille à l’interner. Les médecins conclurent à un cas rare de folie pétancopastissianus et décidèrent qu’il était plus sage de l’éloigner de son Sud natal. Cela faisait donc vingt-cinq ans que notre inconnu vivait exilé dans le Nord, sans jamais avoir retouché de boules d’aucune sorte jusqu’à cet après midi. Il a cependant découvert une autre chaleur, une autre passion, une autre boisson. La bière avait réussi à calmer son addiction à la pétanque et remplacé des années d’indifférence au pastis. Il avait atteint la tranquillité maltée. Il avala une dernière gorgée d’Anoesteke saison, avant d’affirmer que malgré les événements de l’après-midi, il ne jouerait plus jamais au Godewaersvelde. « Mes boules sont derrière moi », trancha-t-il enfin. Incrédule à l’idée qu’un homme préfère sa santé mentale à une victoire sur Maes, je rentrais chez moi sur le champ après deux pintes de Paix Dieu. Le dimanche suivant, alors que nous perdions déjà les deux premières parties, le prodigue de Marseille revint se placer parmi les curieux. Ce fut comme un nouvel espoir. Il avait rechuté la semaine dernière et je sentis dès lors qu’il ne pensait plus qu’à rejouer. Je cédai ma place immédiatement et sous l’injonction de mes camarades, notre sauveur se décida à rentrer en scène. Maes lui serra la main d’un air mal assuré. « On est les bleus, on commence », lançat-il. L’équipe des bleus était étonnement bien représentée. Les meilleurs joueurs de notre association s’y trouvaient ce jour-là. Les pointeurs commencèrent par placer leurs boules au plus près de l’étaque avant de laisser place aux autres joueurs dont les boules construisaient une sorte de rempart qui rendait l’étaque inaccessible. Une fois que les bleus eurent tous joué, les rouges pouvaient rentrer

en scène. Malgré quelques frappes manquées, notre inconnu commençait à trouver ses marques. Les rouges menèrent rapidement au score et après une heure de jeu celui-ci affichait sept à quatre. Il suffisait de marquer trois points à notre inconnu pour qu’ il fît enfin chuter ce diable de Maes. « Les pointeurs commencèrent par placer leurs boules au plus près de l’étaque »

Le Marseillais était extatique. Il ressentait pour la première fois depuis vingt-cinq ans la forme ronde des boules dans ses mains et éprouvait une jouissance extrême à l’idée de remporter sa première victoire sur les bourloires flamands. Maes voyait la fin de son règne approcher inexorablement et chercha un prétexte à sa future défaite. Il commanda généreusement trois tournées de Rochefort 10 et les offrit à tous les membres de son équipe. Ainsi, l’origine de la chute sera l’ivresse et pas la bouillabaisse. L’équipe bleue devint rapidement très dissipée et bientôt la partie de boules devenait secondaire, sans enjeu. Je regardais l’inconnu. Son équipe n’était plus qu’à un point de la victoire désormais et pourtant son visage avait changé. L’intelligence avait laissé place à l’impatience et j’entrevoyais les prémisses de la démence. Alors que c’était à son tour de placer les obstacles pour barrer la route à Maes et sa joyeuse bande, le marseillais se mit à frapper les boules de ses propres pointeurs. Les bleus riaient, les rouges déchantaient et le match reprenait de sa saveur. En un temps dix fois plus rapide qu’il ne faut pour épeler « Potjevleesch », Maes et les siens remportaient la partie, ivres de joie. Le Marseillais lâcha la boule qu’il tenait encore entre ses mains et se laissa tomber sur les marches de la vieille bourse. Il me regardait, conscient de ce qui venait de se passer. Pendant ce match il avait commis une erreur, une seule. Il avait laissé son ancienne passion prendre le dessus sur la pression. Dimanche prochain, ce sera boisson pour tout le monde et le roi du bourloire renaîtra de ses cendres. Georges Sable

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Gras-Double


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