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Escapade en Alsace
from Racines #03
L’Alsace réinventée
Cette région aux multiples cultures a toujours lié son histoire à celle d’un art de vivre empreint d’hospitalité. Riche d’un terroir qui produit des vins d’une grande complexité, l’Alsace sait faire rimer «tradition» et «évolution».
LES PREMIÈRES TRACES de la viticulture en Alsace remontent au Ier siècle avant J.-C. et les premiers écrits sur le sujet sont apparus au Moyen- Âge. Ce savoir-faire va gagner ses lettres de noblesse dès la Renaissance en ralliant des amateurs à travers toute l’Europe, dont certains n’hésiteront pas à faire le déplacement. Les prémices de ce que l’on appelle aujourd’hui l’œnotourisme étaient alors posées, avec des auberges dans chaque village du vignoble où se régaler de plats gourmands –flammekueche, baeckeoffe, spätzle…– tout en dégustant le fruit de la production viticole.
En 1953, le vignoble alsacien va devenir le premier en France à se doter d’une route des vins. Le parcours s’étend sur 150 kilomètres, sillonnant les contreforts des Vosges et traversant 67 villages producteurs ainsi que 48 des 51 grands crus. Autant dire un voyage initiatique à travers un terroir très marqué par les blancs (riesling, pinots blanc et gris, sylvaner, gewurztraminer…), mais où les rouges (pinot noir) sont loin d’être en reste.
Le périple est rythmé d’adresses–hôtels, restaurants, auberges, winstubs– qui participent de cette découverte. Et contrairement à l’imagerie de carte postale (souvent erronée) que l’on s’en fait, nombreux sont les établissements à avoir su capter l’air du temps pour entraîner la gastronomie alsacienne au cœur des enjeux de la modernité.
Une approche vertueuse
Avant de prendre la route, il faut faire une première halte chez Thierry Schwartz, à Obernai, pour saisir ce paradoxe. Si le cadre est celui d’une maison historique, avec poutres apparentes et feu de cheminée, l’assiette guide les convives à travers une Alsace attentive aux enjeux écologiques qui ne s’embarrasse pas de fioritures : « Œuf dans l’œuf de monsieur Humbert », « Agneau d’herbes de Bassemberg », « Morilles des pins d’ici »… Autant d’intitulés qui désignent des produits sourcés aux alentours et travaillés sans artifices. « Dans cet esprit de soutien aux producteurs locaux, je revisite

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chaque hiver la recette du pâté de foie gras d’oie Maréchal de Contades (1778) avec des oies élevées en Alsace par les deux derniers producteurs en activité, les fermes Schmitt et Mang» explique le cuisinier étoilé, convaincu qu’il faut rendre vivante cette tradition culinaire, afin de ne pas la perdre. Le relief s’est accentué et le tracé routier sillonne un bandeau de vignes relativement étroit – trois kilomètres tout au plus – qui traverse des villages emblématiques comme Epfig, où l’on trouve le Domaine Ostertag, emmené par Arthur Ostertag, Barr, Mittelbergheim ou encore Dambach-la-Ville, où les frères Frey poursuivent eux aussi l’œuvre de leurs parents, au Domaine Charles Frey. «Ici, nous sommes désormais une vingtaine de vignerons de moins de 30 ans à avoir repris les affaires familiales en les faisant bien évidemment évoluer», précise Thibault Frey. Sur les 15 000 hectares du vignoble, un tiers est cultivé en agriculture biologique ou en conversion, avec notamment une hausse impressionnante, en 2020, de 33 %. Avec 585 viticulteurs certifiés bio ou en voie de l’être, l’Alsace peut se targuer d’être sur le podium de cette agriculture vertueuse.
Il faut s’écarter légèrement de la route des vins pour découvrir un projet parmi les plus engagés actuellement en Alsace. L’hôtel 48° Nord s’est ancré à Breitenbach, au creux du val de Villé, en plein cœur d’une nature cette fois plus montagnarde. Séduit par l’approche écoresponsable de la commune, le paysagiste franco-danois Emil Leroy Jönsson a développé ici un nouveau modèle d’hospitalité avec l’aide de l’architecte norvégien Reiulf Ramstad. « Les 14 hytte –chalets, en danois– ont été construites avec le bois des châtaigniers qui se trouvaient sur la parcelle. Et tout, à l’intérieur, mise sur l’expérience d’un art de vivre au plus près de la nature » souligne l’instigateur du projet. La cuisine du chef Frédéric Meztger s’inspire quant à elle des récoltes (de saison) du potager quand elle ne s’appuie pas sur des fermentations permettant de prolonger la fraîcheur d’un légume. Prochaine étape : la construction d’une cave de dégustation rassemblant tous les vignerons versés dans la biodynamie dans un rayon de… 48 kilomètres.


L’anguille du Rhin revisitée
Après une nuit régénératrice, retour sur la route des vins afin de profiter d’une halte à Steige, à la distillerie Jos Nusbaumer, réputée pour ses eaux-de-vie de fruits, avant d’arriver à Bergheim, où se trouve le Domaine Marcel Deiss. Il s’agit de l’un des plus réputés d’Alsace, pourtant, il va à contre-courant de la norme en vigueur. Dans les années 1980, Jean-Michel Deiss va remettre au goût du jour une méthode ancestrale : la « complantation », qui consiste à préserver le mélange des cépages d’une même parcelle. Le terroir, par ses caractéristiques minérales, n’en devient que plus identitaire de l’expression d’un vin qui trouve là sa vraie personnalité.
Être moderne et respectueux de la tradition, Olivier Nasti, chef du Chambard, à Kaysersberg depuis une vingtaine d’années, semble en avoir fait son credo. Il n’hésite pas à s’emparer de recettes ancrées dans le territoire pour en faire des plats d’une grande épure, gustative comme visuelle. L’anguille du Rhin au vert, d’ordinaire en sauce épaisse, se mue ici en composition graphique, le gibier se déguste cru-cuit dans un bouillon clair au raifort, l’omble-chevalier se cuit en cire d’abeille et même le kouglof devient pain au levain. «Franc-comtois d’origine, j’ai totalement épousé le terroir alsacien, mais j’essaie de le magnifier en poussant la réflexion autant sur les textures, les cuissons que le dressage », explique le chef doublement étoilé.
Pour rejoindre Colmar, pourquoi ne pas faire un léger détour par Niedermorschwihr, le point d’attache du Domaine Albert Boxler, dont l’élégance des vins riva-
De haut en bas : le chef étoilé Thierry Schwartz (Le Restaurant, à Obernai), un de ses plats signatures, et la brasserie de La Maison des Têtes, à Colmar.
lise avec la précision de Jean Boxler. On fera aussi un arrêt chez la star des confiturières, Christine Ferber, puis à Wintzenheim, chez les sœurs Meyer, qui œuvrent à la destinée du Domaine Josmeyer, certes reconnu pour ses vins, mais surtout identifiable par ses étiquettes signées par des artistes.
Le terroir sans les clichés
Une fois à Colmar, La Maison des Têtes est une étape incontournable. Marilyn et Jean Girardin, remarqués à La Casserole, à Strasbourg, ont placé la barre très haut en transformant, il y a sept ans, cette belle endormie à la façade sculptée en un établissement cinq étoiles doté d’un restaurant gastronomique et d’une brasserie. Le midi, c’est précisément à cette table que l’activité est de mise depuis… 1901. «Nous avons conservé les boiseries d’époque mais allégé certains éléments de décor et installé des luminaires contemporains pour inscrire l’adresse dans un esprit plus actuel, tout comme la carte revisite en mode bistronomique les fondements de la cuisine alsacienne», explique Marilyn Girardin. L’occasion de savourer des produits qui caractérisent le terroir sans tomber dans les clichés: truite saumonée fumée, escargots de la Weiss, quenelle de brochet sauce au riesling, carré
En haut : le village de Kaysersberg. À droite : une chambre de La Maison des Têtes, à Colmar. Ci-dessous : au Chambard, le chef Olivier Nasti vise l’épure. de cochon fermier. Du côté des 21 chambres, le design joue avec les volumes de cette ancienne bourse du vin pour souligner les traits d’un Relais & Châteaux dans l’air du temps.
La route pourrait se poursuivre vers le sud et Mulhouse, mais ce sera l’objet d’un prochain voyage. De retour vers Strasbourg, cette fois en longeant le Rhin à travers le Ried, on s’autorisera une ultime étape à la chaudronnerie Rudinger Gillain, à Rhinau. Cet artisan est le dernier, en Alsace, à fabriquer des alambics servant à la distillation des eaux-de-vie de fruits dont le petit monde de la mixologie ne tardera sans doute pas à découvrir le potentiel. Une preuve supplémentaire que cette région n’a pas fini de revisiter ses traditions. OLIVIER RENEAU /



Pratique
SÉJOURNER / SE RESTAURER Hôtel 48° Nord
1048, route du Mont Sainte-Odile, 67220 Breitenbach Tél.: 03 67 50 00 05 – hotel48nord.com Menus à 36€, 48€ et 60€ Hytte pour 2 personnes à partir de 190€
La Maison des Têtes
19, rue des Têtes, 68000 Colmar Tél.: 03 89 24 43 43 maisondestetes.com Brasserie : menus déjeuner à 21€ et 25€; carte 25-45€ ; restaurant: menus à 155€ Chambre double à partir de 300€
Le Restaurant/Thierry Schwartz
35, rue de Sélestat, 67210 Obernai Tél.: 03 88 49 90 41 thierry-schwartz.fr Menus à 59€ (déjeuner), 118€ et 155€
La Table d’Olivier Nasti Le Chambard
9-13, rue du Général-de-Gaulle, 68240 Kaysersberg Tél. : 03 89 47 10 17, lechambard.fr Menus à 165€ et 240€; carte: 150€ Chambre double à partir de 280€
LES À-CÔTÉS Distillerie Jos Nusbaumer
23, Grand-Rue, 67220 Steige Tél. : 03 88 57 16 53 jos-nusbaumer.com
La Ferme Schmitt
23 rue du Ried, 67870 Bischoffsheim Tél. : 03 88 50 26 67 lafermeschmitt.com
La Ferme Mang
37, rue Principale, 67170 Bilwisheim Tél. : 03 88 51 26 89 – ferme-mang.fr
Maison Ferber
18, rue des Trois-Épis, 68230 Niedermorschwihr. Tél. : 03 89 27 05 69 christineferber.com
Chaudronnerie Rudinger
11, rue des Bécasses, 67860 Rhinau Tél.: 03 88 58 76 10 chaudronnerie-rudinger.com