9 minute read

Un verre avec

UN VERRE AVEC… Stéphanie Le Quellec

Dans son restaurant La Scène, à Paris, elle met en lumière une gastronomie de haute volée, où le vin occupe une place de cœur. La cheffe aime l’émotion qui naît de la dégustation d’une bouteille.

Qu’est ce qu’on boit aujourd’hui ? Un Château Rayas 2006. Les vins d’Emmanuel Reynaud sont mes préférés. J’aime sa patte, son travail, et Rayas en est la quintessence. Et puis c’est une bouteille qu’on m’a offerte juste avant ma deuxième étoile au Princede-Galles. C’est avec elle que je suis venue au monde des vins de manière plus pointue et plus passionnée. J’ai eu une véritable émotion au moment de la déguster. Je ne l’ai pas ouverte tout de suite. J’aime l’appellation Châteauneuf-du-pape, mais je n’en n’avais jamais goûté un comme celui-là, car il ne rentre pas dans les codes de l’appellation. J’ai apprécié le côté surprenant de la patte d’un vigneron sur un terroir d’exception, qui en fait quelque chose de très personnel, l’aspect particulièrement atypique de cette parcelle, en plein milieu de Châteauneufdu-Pape, qui donne des vins très expressifs et d’une finesse rare. C’est l’expression du grenache comme tu ne la connais pas. Il y a quelque chose de poétique dans ce vin. J’aime sa magie.

Racontez-nous l’émotion de cette ouverture et de sa dégustation. Nous étions avec David, mon mari, dans notre maison de campagne. On venait de l’aménager, c’était notre premier hiver là-bas, les premiers feux de cheminée. À l’époque, je n’avais pas la cave que j’ai aujourd’hui, donc cette bouteille exceptionnelle, elle célébrait un moment heureux, une sorte de plénitude. Notre dernier fils qui venait de naître… Un alignement des planètes, mais dans un moment très simple.

Quelle est votre définition d’un grand vin : est-ce la bouteille ou le moment qui va avec ? C’est la conjonction des deux. Comme pour la table, ils sont intimement liés. Tu peux être dans un pique-nique avec des gens que tu aimes et prendre une claque avec un vin. Ou être dans un grand restaurant où il ne se passe pas grand-chose… Ce qui compte, c’est l’émotion qu’il te procure. Ce n’est pas qu’une étiquette ou un prix stratosphérique. Des grands vins, il y en a à 10 euros. Dans lesquels tu sens le cœur du vigneron.

Quelle est votre couleur préférée ? J’adore les vins rouges. Les vins de Champagne également, tout comme le blanc. Mais s’il faut choisir un seul verre ou une seule bouteille, il ou elle sera forcément rouge.

Vos parents vous ont initiée aux plaisirs des grandes tablées et à la nourriture comme bonheur du vivre ensemble. Quelle place occupait le vin dans ces moments-là ? Nous avions la culture de la table, du produit et de la cuisine, mais pas forcément celle du vin. Dans ma famille, c’était assez classique : un riesling avec des fruits de mer, du bordeaux sur la viande et un champagne en dessert. Ma culture du vin est venue plus tard, quand j’ai démarré au George-V, où j’avais les oreilles et les yeux qui traînaient. Je voyais passer un fond de Romanée-Conti ou de Petrus qui me permettait de m’approcher de ces grandes bouteilles. Puis, dans le sud de la France où j’ai travaillé, à Terre Blanche [à Tourrettes, dans le Var, ndlr], je partageais beaucoup avec le sommelier. Mais l’accélération a eu lieu il y a 10 ans, au Prince-de-Galles, avec mon premier chef sommelier Philippe Marques, qui avait des partis pris atypiques et assez forts. Il m’a fait découvrir Château Rayas et c’est lui et son associé qui m’ont offert cette bouteille. Là, je me suis mise à m’y intéresser, à aimer et à comprendre. Et au cours des cinq dernières années, ma curiosité s’est encore développée. À quoi ressemble votre cave à Paris, mais aussi dans votre maison de campagne, en Haute-Normandie ? Il y a d’abord les bouteilles achetées à la naissance de mes deux premiers fils, qui ont 16 et 18 ans. Une époque où je n’y connaissais pas grand-chose et où je n’avais pas un budget incroyable… Mais où la symbolique – ouvrir une bouteille pour leurs 18 ou leurs 20 ans – avait déjà une place. Donc j’ai quelques bouteilles de 2004 et 2005… un plus joli millésime.

Il ne faut pas le dire à votre fils aîné… Mais il le sait ! [Rires, ndlr].

Et hormis ces bouteilles symboliques ? Nous nous sommes mis à acheter les vins que l’on aime – la moitié de rouge, un tiers de champagne et le reste de blanc. D’abord le Rhône, puis, plus récemment, la Bourgogne. Le palais évolue et j’ai envie d’aller vers plus de finesse, d’élégance. Ce qui m’impressionne en Bourgogne aujourd’hui, c’est ce qu’on peut faire à partir d’un seul cépage, le pinot. Il y a une palette de terroirs et de vignerons qui t’emmènent dans des univers parfois diamétralement opposés. Souvent intimement liés à la personnalité du vigneron. Ça me fascine.

Et le Sud, où vous avez passé huit ans ? On a quelques jolis Château de Pibarnon sur des vieux millésimes. Et depuis 2010, on en achète tous les ans. Parmi les bandols qu’on aime bien également, comme le

Domaine de Terrebrune ou le Domaine Tempier. On rentre dans l’hiver, on va avoir les premiers gibiers, c’est magnifique avec un vin un peu charpenté.

Pas de rosé ? Je n’en bois jamais. Ce n’est pas du snobisme, je n’aime pas ça. Alors que je suis une bonne vivante et que j’aime avoir un verre à la main, je passe mon tour s’il n’y a que du rosé.

Vous aimez offrir de belles bouteilles à vos amis. Quelle était la dernière en date ? Et qui en était l’heureux bénéficiaire ? J’ai offert à ma sœur un champagne Charles Heidsieck de 1987, son année de naissance. On ne l’a pas encore ouverte. Ça me fait plaisir de l’amener à la culture du vin avec cette bouteille.

Comment voyez-vous, dans le cadre de votre formation professionnelle, l’écart qui sépare parfois le monde de la cuisine et celui de la sommellerie ? Ces deux mondes peuvent ne jamais se croiser. Certains chefs ne s’y intéressent pas, ne goûtent pas. Pourtant, c’est intimement lié. Boire bon, quand tu manges bien et manger bien quand tu bois bon, ça décuple les plaisirs.

Dans votre restaurant La Scène, où situez-vous la place du vin dans un repas ? Ça commence par avoir, à la tête de la sommellerie, quelqu’un qui a la même vision que moi de mon travail, et réciproquement. Matthias Meynard est là depuis un peu plus d’un an, c’est une vraie belle rencontre, nous travaillons main dans la main. Nous avons démarré modestement il y a deux ans, à l’ouverture, avec les bouteilles de ma cave personnelle. J’avais quelques hermitages de chez Chave que j’avais chinés pour moi. Et j’ai tout vendu, malheureusement ! Le vin, c’est un investissement dans un restaurant. J’ai décidé de lui allouer un budget, avec une dynamique de construction. C’est très important de pouvoir proposer une représentation fidèle de ce qu’est la France, que toutes les régions soient représentées. Nous avons de très belles choses qui viennent de Savoie, par exemple, qui n’est pas forcément un territoire viticole prestigieux, mais où il se passe des choses incroyables. Matthias m’a fait découvrir des vignerons comme Thomas Blard [Domaine Blard & Fils, ndlr], qui fait un boulot incroyable sur les pinots noirs. C’est important de mettre en lumière des petits domaines et de jeunes vignerons, comme les têtes d’affiche du vignoble. Nous commençons

avec une première bouteille autour de 50 euros.

Combien de références proposez-vous à la carte ? Quand Matthias est arrivé, nous avions 3 500 bouteilles environ, pour à peu près 300 références. Aujourd’hui, nous comptons environ 8 000 bouteilles, pour 750 références. Je veux que ça continue. Nous avons beaucoup rendu visite aux vignerons. Ils ont envie d’en savoir plus sur nous avant de nous vendre leur vin. Et c’est passionnant de comprendre leur travail et leur univers. Quand je vois une bouteille de vosne-romanée du Domaine du Comte Liger-Belair sur la table, ça me fait plaisir de discuter avec ceux qui la dégustent, de leur raconter l’histoire que nous avons découverte sur place. C’est une porte d’entrée vers la table, pour

Certains commandent d’abord le vin et vous demandent ensuite le menu qui s’accorde le mieux ? Oui, ça arrive. En juillet, un client avait quelque chose à fêter. Il a commencé par dire : «D’abord, on va boire une Romanée-Conti. Qu’est-ce qu’on mange avec?».

Comment construisez-vous le menu en accord mets et vins ? Les clients sont nombreux à le choisir, c’est donc important d’être pertinent, d’avoir aussi bien des belles appellations que des décou-

J’ai beaucoup d’humilité par rapport au vin, j’essaie de me cultiver, de goûter, de comprendre.

vertes et des impromptus. On peut glisser par exemple un saké – je suis une fan – ou un gin… J’écoute aussi la salle et Matthias, qui peuvent me communiquer des détails qui feront la différence.

Comment jugez-vous vos connaissances œnologiques ? J’ai beaucoup d’humilité par rapport au vin, j’essaie de me cultiver, de goûter, de comprendre. On s’amuse beaucoup, dans l’équipe, à déguster à l’aveugle. Je me plante très souvent. Mais j’apprends. Je n’ai pas de prétention, mais je suis passionnée. J’ai un respect infini pour les vignerons bien sûr, mais pour les sommeliers aussi. Ça demande une telle connaissance, une telle mémoire. Ça fait appel à tous les sens. Je dis souvent que je n’en serais pas capable.

Vous avez participé à l’élaboration de trois millésimes du second vin du Château Dauzac, à Margaux (2013, 2014 et 2015) aux côtés de l’équipe du château. Qu’avez-vous découvert à cette occasion ? Ça a été un déclic. C’était passionnant de rencontrer les équipes de Dauzac. Nous nous sommes retrouvés au mois de février autour d’une table, avec une vingtaine de parcelles à goûter et quatre vins de presse, dans un silence religieux, à se dire : «Bon, qu’est ce qu’on fait?». C’était intimidant, car j’étais complètement novice. Mais c’est de la cuisine liquide. On goûte, on avance, on fait des essais. L’exercice dure trois heures et demie et c’est un pur bonheur. Une forme de révélation.

Rêvez-vous de créer votre vin, qui serait à l’image de votre cuisine ? De quelle région serait originaire ce cru Le Quellec ? Un de mes rêves serait d’acheter un carré de vignes… Sans avoir la prétention de le vinifier, mais en m’adossant à un vigneron que j’aime pour qu’on le fasse ensemble. Gustativement, on serait sur la moitié sud, probablement, avec des vins solaires, mais en gardant de la finesse, de l’élégance. Peut-être des vins un peu égrappés, mais qui ne soient pas trop tanniques. Où il y aurait un plaisir immédiat. Un vin simple, lisible, pas trop intellectualisé. Peut-être un vin en dehors de toute appellation, un vin de pays. Un vin de copains.

Et vous le serviriez avec quoi ? Je couperais quelques ceps de vignes, que je jetterais sur des braises pour y faire cuire une jolie pièce de bœuf un peu maturée et bien persillée pour accompagner ce vin rouge. Les classiques, ça a du bon finale-

ment… BORIS CORIDIAN /

—Restaurant La Scène (Stéphanie Le Quellec), 32, avenue Matignon, 75008 Paris. Tél. : 01 42 65 05 61 (la-scene.paris).

This article is from: