Enfin seule à Los Angeles - récit

Enfin seule à Los Angeles Laurence Saquer Mars 2017

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Bonjour, je suis l’anesthésiste, c’est moi qui vais vous endormir.

Mon voisin, sur son brancard, pousse un râle qui plonge la salle de préparation au bloc opératoire dans le silence. Je le regarde, tout le monde le regarde. Il fait un malaise, il a mal et son visage dit tout. C’est gênant d’avoir mal devant les autres.

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Je vous sens stressée.

L’anesthésiste. Il m’a reparlée.

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Oui, un peu.

Je me vois dans le reflet d’un plafonnier de la salle de préparation au bloc opératoire.

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Je vais piquer, c’est juste pour le cathéter. Ça fait mal.

Je sais.

Et des cris. Des pleurs. « Je veux maman » et encore « Je veux maman ». Je lève à nouveau les yeux vers le plafonnier et c’est ailleurs que je veux être. « Je veux maman ». Et cette petite fille crie, et elle crie. Un infirmier la prend dans ses bras, lui fait faire le tour de la salle. Elle est minuscule pourtant elle fait beaucoup du bruit.

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Moi, je n’ai pas eu de cachet, vous savez, ce cachet qui vous envoie en l’air pour que vous soyez détendu avant l’intervention.

On vient me chercher : c’est amusant de se faire balader allongée sur un brancard. On ne voit que le plafond des lieux où l’on nous promène et que le menton de nos promeneurs.

Dans le bloc opératoire, je glisse du brancard à la table d’opération. On m’installe. J’avais redouté ce moment pendant des semaines.

Lors de la consultation avec l’anesthésiste avant l’opération, ce dernier m’avait dit que tout allait bien se passer, qu’il fallait se détendre et penser à quelque chose d’agréable. Alors pendant les jours qui ont précédé l’intervention, j’ai pensé à des choses agréables auxquelles je pourrais penser au moment où l’anesthésie ferait son effet. L’une de mes sœurs m’avait expliqué pourquoi cette chose agréable était si importante : « La façon dont tu t’endors conditionne la façon dont tu vas te réveiller, c’est important, médicalement parlant ». J’avais cherché la chose agréable, je l’avais trouvée et l’avais préparée.

Dans le bloc opératoire, l’équipe se réunit, petit à petit.

L’anesthésiste se tient debout à côté de moi, prêt. Le chirurgien arrive, me parle, rassurant. Il va m’opérer pour la deuxième fois. Il pose sa main sur mon front (« Tout va bien se passer, vous verrez »). Puis il donne son top départ en quelques mots, ce top départ tacite que tout le monde comprend.

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Je vous vois tout à l’heure, me dit-il.

C’était le top départ. Et le silence tombe dans la pièce.

Parce que comme ma sœur me l’avait aussi expliqué, le silence doit être total au moment où l’on endort le patient.

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J’ai un goût dans la gorge, je dis à l’anesthésiste.

C’est normal. Pensez à quelque chose d’agréable.

Le silence est total. C’est puissant. Les yeux fermés, je sens comme de la colle au fond de ma gorge tout en mettant en place la chose agréable à laquelle penser.

Vite, la chose agréable.

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Vite.

Vite, le truc agréable, merde, vite.

Alors que mon corps se ramollissait et ne ressentait plus le froid, moi, je me revoyais à l’arrière d’un taxi angelino qui me ramenait à Downtown LA, quelques semaines avant cette matinée glaciale de novembre.

Cette chose agréable, c’était ça : il y a quelques semaines, j’étais enfin seule à Los Angeles. …

Et il y faisait chaud. C’était agréable ces huit jours à Los Angeles, plongée dans une profonde nonchalance, enveloppée par l’air doux et rappelée à l’ordre parfois par le soleil brûlant. J’avais laissé à l’aéroport ma compagne de voyage qui repartait 48h plus tôt que moi. J’avais aussi laissé la voiture devant un parcmètre de l’aéroport. J’avais sauté dans un taxi, légère comme un rien, sans bagage, déposés plus tôt dans un hôtel français de Selma Avenue, derrière le Walk of Fame.

C’est absurde ou pas d’ailleurs, mais toute la semaine j’avais attendu ce moment, celui où je serai seule. Être seule au monde au milieu du monde, à l’autre bout du monde.

Il faisait chaud, je portais depuis une semaine des shorts et une mini-jupe noire que je n’oserais jamais porter à Paris, tu te fais toujours emmerder à Paris. Pas à LA. Et c’est fou comme on se sent mieux quand il fait chaud et qu’on peut ne porter qu’une mini-jupe, un débardeur, des sandales minimales. Un sac avec presque rien sur l’épaule, j’étais libre de tout.

J’ai posé mes fesses et ma mini-jupe sur la banquette en cuir noir du taxi, j’ai dit, « Pershing Square, Downtown LA » et collé « Desire lines » de Deerhunter dans mes oreilles.

J’ai regardé Downtown LA se rapprocher tandis que le taxi roulait vite sur la voie express. Nous n’avons mis que 30 minutes pour revenir de LAX, un exploit. C’est beau de voir se rapprocher un paysage vers soi, droit devant soi.

C’est encore mieux de le voir s’écraser sous le soleil tandis que l’on revient de l’aéroport, même pas pour prendre un avion et quitter la ville. Revenir de l’aéroport, sans bagage, 3

rester. Faire le chemin retour, rester encore un peu. Se faire des frayeurs. Finalement, rester encore un peu.

De LAX à Downtown LA, août 2016

Elle était là ma chose agréable, celle avec laquelle je me suis endormie.

Sur la route, je me rappelle m’être dit : « Quoi qu’il arrive, je ne changerais rien à ce moment ». Plus tôt, dans la vie, j’avais compris que le bonheur n’est pas un état durable ou stable, mais une constellation de petites fulgurances qu’il faut reconnaitre, ce moment que l’on n’attend pas mais qui nous tombe dessus, auquel on ne changerait rien. Et le bonheur, même fugace, est un état que l’on peut vivre seul.

J’ai lâché un pourboire d’américaine au chauffeur, j’étais tellement heureuse qu’il m’ait aidé à ne pas perdre une seule minute de mon bonheur d’être seule à LA. Je l’ai remercié sans cesse durant les cinq dernières minutes de notre trajet ensemble, « Merci, merci, le temps que vous faites gagner, vous n’imaginez pas ». Ça m’a coûté 80 dollars, j’en aurais laissé 200.

A Pershing Square, j’ai longuement observé une installation aérienne, des milliers de petites flammes en papier argenté caressaient l’air langoureux et nonchalant.

Ou alors, c’était l’inverse. Je me suis mise dans un état 4

hypnotique qui n’en finissait pas. Personne ne m’attendait, j’étais au bout du monde, je m’en fichais, j’étais bien.

J’ai ensuite traversé le hall du Biltmore Hotel, ce lieu magique où se sont déroulées quelques cérémonies des Oscars dans les années 1930, son plafond en marqueterie, son salon qui donne sur Pershing Square, celui dans lequel Peter Falk a tourné quelques scènes de Columbo, cet hôtel dans lequel j’ai dormi quelques années plus tôt, pas seule mais triste.

Je suis retournée à la boutique de la Los Angeles Public Library racheter un autocollant qui revendique que « reading is sexy », cet autocollant que j’ai abandonné sur un meuble en métal sur lequel je l’avais collé, meuble devenu temple d’une platine de disques et d’une montagne d’enceintes, lesquelles ne m’ont jamais appartenues.

J’ai déjeuné tard, assise au comptoir d'un restaurant de Financial District, en retenant les noms de l’armée de bouteilles de whisky exposées derrière le bar. J’ai pris une carte du restaurant en partant, puis je l’ai reposée, me disant que cela n’avait aucune d’importance de savoir où j’étais passée. Je m’en fichais. On n’est pas obligé de se rappeler de tout, tout le temps.

Légère comme un rien dans les rues de Donwtown LA, j’ai regardé le ciel, visible, bleu et immense avant de prendre le métro, expérience dénaturée de Los Angeles, après avoir passé une semaine à conduire sur les voies rapides de la ville comme si j’avais fait ça toute ma vie.

Le soir, dans mon hôtel derrière le Walk Of Fame, on m’a trouvé une table pour diner seule sur le rooftop, en face du Hollywood Sign, une faveur du manager français de l’hôtel qui a reconnu ma nationalité à cause de mon accent.

J’ai alors pensé à envoyer la photo de mon bourbon à la framboise et de ma vue unique à Louis puis je me suis ravisée. Je m'en fichais aussi, j’étais bien. …

Le réveil après une longue anesthésie générale est difficile.

Il y a d’abord les voix, qu’on ne connait pas, puis la prise de conscience progressive de la raison pour laquelle on est 5

là, en état de vulnérabilité extrême, entouré par les râles de douleur des voisins de la salle de réanimation.

Cette gamine crie encore. Elle veut toujours sa maman.

Elle est à côté de moi. Je suis surprise : je ne la déteste pas.

Elle est toute petite et a des amygdales en moins. Elle a mal, oui, mais moi je suis capable de gérer ma douleur et de ne pas lui en vouloir. J’ai donc réussi mon endormissement. Mais chaque geste tenté reste démesurément lourd.

Puis on commence à discerner les paroles.

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C’est une catastrophe.

Non mais il va faire la guerre partout !

Mon Dieu, c’est une catastrophe.

L’infirmière passe de lit en lit et répète que c’est une catastrophe. Elle s’active, règle le flux des perfusions des uns et des autres, calme la petite qui veut sa maman, observe mon réveil, alors que je demande de l’eau, j’ouvre un oeil après l’autre avec l’envie de retourner dans mon taxi angelino, et elle répète que c’est une catastrophe. L’un de ses collègues l'encourage dans son catastrophisme.

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Non, je ne peux pas encore vous donner de l’eau, pas tout de suite.

Sa voix se radoucit tandis qu’elle s’adresse à moi.

Encore l’anesthésiste.

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Bon, tout s’est bien passé, le chirurgien passera dans votre chambre plus tard dans la journée.

La petite pleure fort. Je gère ma douleur de façon très intérieure, en reprenant la maîtrise de mon souffle, ne cédant aucune place à la vulnérabilité de la douleur. La petite pleure vraiment fort.

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Mais il ne faut pas pleurer comme ça, plus tu pleures et plus tu te fais mal ma puce.

Mon voisin de la salle de préparation au bloc opératoire est installé à côté de moi et il ne gère pas sa douleur de façon très intérieure, lui.

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Les râles d’une personne qui souffre, c’est très insupportable.

Une infirmière qui s’écrie que le monde est foutu, c’est très insupportable.

Avoir soif et ne pas pouvoir boire, c’est vraiment très insupportable aussi.

M'endormir dans un silence total et me réveiller dans un bordel pas possible.

Forcer son réveil, être attentif au moindre progrès de réveil de chaque partie de son corps est une façon de faire abstraction d’une gamine qui gueule, d’une infirmière qui peste et d’un vieux qui crie de douleur.

Au milieu du bruit, je force mon réveil, ce que je crois du moins, essaie de me redresser, on me recouche aussi sec, assoiffée, je veux gueuler à mon tour. Je tourne la tête pour réanimer mon cou et observe les autres patients. Ce que c’est difficile et comme ça rend laid d’avoir mal. Je suis sûre que je suis laide à ce même instant. Mais je crois surtout que je m’en fous pas mal.

Parce que je n’ai pas encore mal. Parce que je prends conscience que c’est en effet une catastrophe, que les EtatsUnis ont ce matin un nouveau président, qu'ils allaient changer ou se révéler et que je suis attachée à des images qui sont plus celles du soleil jaune qui se couche entre les feuillages de Glendale Avenue que celles d’une Amérique en colère. Je ne comprends pas ce que je n’ai pas vu.

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C’est une catastrophe.

Oui, c’est une catastrophe. 9 novembre 2016. Cette année devait bien finir sur une déception supplémentaire. Mais pour moi, pas celle de n'avoir pas cédé toute sa place au monde extérieur.

----Enfin seule à Los Angeles Laurence Saquer Mars 2017

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