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La planète de Simon

C ourtoisie : Martine Corrivault

LA PLANÈTE DE SIMON

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Simon, le petit voisin de l’autre côté de la clôture, lance en m’observant jouer de la pelle contre une plaque de glace qui s’entête à ne pas fondre: «Fais attention: tu vas faire mal aux racines, en dessous!». Et il repart en courant vers sa maison. Le temps que je lève la tête, il a disparu. Du haut de ses cinq ans, le jeune observateur de mes travaux jardiniers m’a déjà déclaré, très sérieusement: «À l’école, Madame Jeanne dit que la terre, l’herbe, les mouches, les oiseaux, l’air que je respire, l’eau et les poissons, ça s’appelle en-vi-ron-ne-ment et que moi aussi je suis un morceau de... de ça. Le savais-tu?» Pour être à la hauteur de la révélation, j’avais répondu: «Comme ton papa et ta maman et tout ce qui nous entoure». Il était parti en disant: «Faut faire attention, quand on joue dehors comme toi!», ce qui m’avait laissée perplexe. Maintenant que le printemps s’installe, tout le monde oublie l’hiver et le mélodrame pandémique qui nous empoisonne la vie depuis deux ans. Les pieds et les mains dans la terre, on rêve d’équilibrer nos besoins et les ressources disponibles. Paraîtrait que les grandes crises influencent l’évolution des sociétés… On a bien le droit de rêver! Avant la pandémie, l’Institut québécois de la statistique observait l’augmentation du nombre de citadins désireux de s’éloigner des villes pour améliorer leur qualité de vie. La tendance se confirme, même quand la réalité confronte ceux qui cultivaient une vision romantique du projet de transplantation. Ce que racontent, avec la comédie télévisée Le bonheur, François Avard et Daniel Gagnon qui s’amusent des déboires d’un professeur écœuré qui abandonne tout pour chercher paix et tranquillité à la campagne. Rêver d’une vie meilleure: quoi de plus légitime! Ainsi commencent les grandes migrations. Dans une jolie chanson écrite il y a plus de 50 ans, Georges Moustaki cherchait «le jardin, la maison et ses arbres, le petit ruisseau et les fleurs d’un coin de pays habité jadis par nos grands-pères qui le tenaient eux-mêmes de leurs grands-parents». Et la dédiait aux enfants «qui naissent et qui vivent entre le béton et l’asphalte et ne sauront jamais que la terre était un jardin.» Ça ne semble pas le cas de mon Simon. L’anthropologue Serge Bouchard s’inquiétait de voir les enfants d’hier, devenus parents, faire plus confiance au clavier de leur ordinateur qu’à leur cerveau, dans un environnement où tout passe par l’intelligence artificielle des appareils et où l’on «s’abandonne à la sécurité de la mémoire programmée». Valentine dirait que l’observation ressemble à ce commentaire qui commençait par: «Dans mon temps…» Bouchard rétorquerait que la nostalgie reste dans la courbe du temps qui passe en évoquant l’Homme Outarde, survivant des pensionnats pour autochtones. Lui cultivait l’espoir: «Nos enfants sauront mieux, feront mieux, iront plus loin.» Sa foi en l’avenir lui venait d’une vision poétique du quotidien qui «anime l’ordinaire et le répétitif, donne une âme au désamour du monde en honorant le décor de sa propre vie.» Coupée de sa source poétique, l’humanité devient «un monde désenchanté qui a perdu le sens de sa beauté, liquidé son héritage de merveilleux et neutralisé l’efficacité symbolique de ses rapports aux objets, à la vie, à la mémoire.» Selon l’écrivain, l’environnement social de l’ère des «dieux uniques, des marchés internationaux et de l’accumulation des biens érode la conscience humaine, même si, en principe, créer la richesse économique ne devrait pas s’opposer à la création de la beauté.» Mais le changement n’a pas d’états d’âme! Immensément énergivore, la vie moderne ignore les appels à la modération et démultiplie l’urgence de consommer. Désormais conscients et informés des catastrophes qui jalonnent notre passage, pouvons-nous encore prétendre qu’au nom du progrès et du développement, la fin justifie tous les moyens? On discute écologie, environnement, pollution, mais en souscrivant aux courants et aux modes. Devant une catastrophe, on évoque les dangers: épuisement des ressources, changements climatiques et leurs conséquences, sécheresses, inondations, pénuries, disettes et autres fléaux. Mais vite, on retourne à ses excès! Nous avons rêvé sortir de la pandémie. Maintenant, de notre comportement dépend l’avenir de tous les Simon qui grandissent, les pieds bien ancrés dans une terre à respecter.

MARTINE CORRIVAULT

Serge Bouchard, Le Facebook de Montaigne dans Le temps des mammouths laineux, 2012, et Épilogue de ses récits de voyages dans Les yeux tristes de mon camion, paru en 2016

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